COPYRIGHT by ÉDITIONS BÉATRICE 1951

28

Transcript of COPYRIGHT by ÉDITIONS BÉATRICE 1951

Regards en amontCOPYRIGHT by ÉDITIONS BÉATRICE 1951 Droits de reproduction réservés pour tous pays
Regards en amont
Texte de Georges DE LAGARDE Crayons de Philippe DE LAGARDE Cartes de Paul MONTFORT
EDITIONS BÉATRICE, S
LE HEURTOIR
Sur la porte de chêne aux vantaux dévernis, Sortant nonchalamment d'un poignet de dentelle Finement travaillé, où cette fleur de lys Au cœur d'un entrelacs de feuilles se cisèle, Souple, replète, distinguée, un petit doigt En l'air mignardement levé, la main de cuivre Au hasard des saisons indifférente livre Son dos brûlant d'été ou glacé par le froid.
La maison au passant offre sa politesse, Pour l'intime gardant l'intime de la main, La paume, fraternelle et virile caresse, Que les deux doigts fermés sur la boule d'airain Protègent, soucieux comme un prêtre à la messe De garder le secret du mystère divin.
Au heurtoir ancestral le coup que l'on applique Sonnant froid du dehors, libère aux profondeurs De la voûte complice une rauque harmonique Eveillant du passé les lointaines rumeurs.
G. L.
ABRÉVIATIONS
Toutes les références aux Archives familiales de la famille LAGARDE sont faites sous les initiales A.L.
OUVERTURE
e livre n'aurait pas comporté de préface si l'on avait pu lui donner une conclusion. Mais il se termine par une invitation à poursuivre le chemin, dont il a posé les
premières bornes. Peut-être ne sera-t-il donc pas inutile de noter ici quelques réflexions dont il peut être l'occasion. Les pages qui suivent seront, si l'on veut, comme l'ouverture que le musicien écrit après avoir terminé sa partition pour en évoquer les thèmes fondamentaux.
HISTOIRE D'UNE FAMILLE ? Le genre est périlleux. Le public qui s'y intéresse est restreint et plein de préventions. Que deman- de-t-il? Une image aussi sincère que possible ou un tableau conforme à ses obscurs désirs ? Nul ne songe à se poser la question, mais chacun accueille la réponse qu'on lui propose, avec les sentiments qui l'auraient dictée, si on leur avait donné loisir de s'exprimer. De ce fait, l'histoire des familles, lorsqu'elle s'efforce de répondre à l'attente des lecteurs probables, est plus révé-
latrice des sentiments de la génération présente que de ceux des hommes qu'elle essaie de faire revivre.
Et c'est grand dommage, car cette exploration des arrière- plans de l'histoire pourrait, si elle était conduite sans pré- vention, éclairer d'un jour nouveau maints phénomènes dont l'histoire générale ne nous présente que l'aspect extérieur.
A l'inverse, ceux qui s'intéressent à la vie d'un petit groupe familial en comprendraient mieux les réactions, si, au lieu de demander à des chroniques incertaines quelques témoignages flatteurs, ils tentaient de reconstituer honnêtement l'évolution de ce groupe au milieu des circonstances historiques auxquelles il a dû se plier.
C'est sous ce double aspect que cette infime monographie nous a intéressé : étudier les répercussions des grands mouve- ments historiques sur le comportement d'une modeste commu- nauté familiale, deviner les réactions de cette communauté au contact du milieu dans lequel elle s'est développée. Ceux qui chercheraient ici autre chose en seraient pour leurs frais, et nous tenons d'abord à les décourager. Qu'ils ne passent pas outre ! Ils peuvent fermer ce livre sur la première page, il n'est pas fait pour eux. Aux autres nous devons quelques expli- cations.
Un mot d'abord de la méthode. Nous l'avons voulue aussi rigoureuse que possible. Nous donnons toutes nos sources pour que l'on puisse vérifier, corriger et compléter. Pour le passé lointain, le dernier mot n'est pas dit. Partant des faits acquis, un autre pourra pousser des investigations plus complètes dans les archives officielles ou dans celles des familles alliées, rectifier
une généalogie, compléter une indication trop sommaire. Il pourra ainsi confirmer ou infirmer les hypothèses que nous avons suggérées. L'important pour nous était de fixer le connu pour donner des points de départ solides à la recherche ultérieure et rectifier les approximations faciles, génératrices de traditions erronées qui ont la vie longue et tenace.
Sur la base des documents que nous possédions, nous aurions pu nous borner à écrire une sèche notice chronologique. Cela ne nous aurait pas permis d'évoquer le principal de ce que la communauté familiale apporte aux individus qui naissent à son ombre : un climat et un milieu.
MILIEU GÉOGRAPHIQUE d'abord. Nous définirons plus loin le sens géographique, voire géologique du Vivarais. Pour nous situer dans ce cadre, épinglons sur la carte les lieux de résidence ou d'origine des principales branches de la famille dont nous suivons l'histoire : PRIVAS (1), et la Plaine du Lac (2), avec son prolongement soit vers SAINT-PRIEST (3), soit vers COUX (4) PRANLES et LYAS (5), LE POUZIN (6), CHOMERAC (7), SAINT- VINCENT-DE-BARRES (8), BAIX (9), LA VOULTE (10), VILLE-
(1) LAGARDE à partir du XVII siècle, SERRET, FRAYSSE, DARNAUD, DANAS- TASY, de BARRÈS. (2) Du SOLIER à Tortouans, de MEREUIL à Cheynet. (3) FRAYSSE à Saint-Priest, LAGARDE et SERRET au Gouvernat, Charles de LAGARDE, prêtre, prieur de Saint-Priest. (4) Scipion LAGARDE, propriétaire à la Charrière, famille de FRANCE, famille TEYSSIER. (5) La SELVE DU FAYN, LAGARDE. (6) Pierre DE LAGARDE (XVIII siècle) Famille LABRO. (7) GREL, DE BARRÈS. (8) DU SOLIER. (9) CHAMBAUD, VINCENT, (XVIII siècle) Saint-Loup VINCENT. (10) BOUIX.
NEUVE-DE-BERG (II), VERNOUX (12), avec quelques rejets vers la Drôme : MONTÉLIMAR (13), CREST (14), VALENCE (15), et ROMANS (16). La tache que font ces points est assez étroite (17). Elle évoque un paysage heurté, bien caractéristique. Une vigne s'accrochant aux échamps soutenus par des murs en pierre sèche inondés de soleil. Le milieu natif c'est le caillou des vallées de la Payre, de l'Ouvèze, du Charalon et du Boy on. Lorsque l'on a poussé dans le caillou, on n'a pas les mêmes réactions qu'un tourangeau habitué aux molles douceurs des pays de Loire, ou un flamand dont les manières évoquent les bons gras pays du Nord.
MILIEU HUMAIN ensuite. Nous avons rappelé les traits que l'on se plaît à reconnaître à ces cévenols vivarois dont nous suivons la descendance : sérieux, concentration, ténacité. Tous ceux que nous faisons revivre semblent avoir eu du menton. Il y en a dans tous les portraits que nous avons pu conserver.
MILIEU SOCIAL enfin. Il s'en faut que le Vivarais nous présente à ce point de vue un visage uniforme. Pays d'horizons divers et heurtés, il connaît aussi des climats humains assez distincts. L'histoire sociale corrobore sur ce point les impressions du géographe ou du touriste.
(11) JEUNE DE CHAMBEZON. (12) BADOU, DE GOMPERTZ. (13) Au XVII siècle Claude LAGARDE, frère de Joachim Scipion. (14) PRUDHOMME. (15) VEL. (16) Henry DE LAGARDE, Chanoine PRUDHOMME. (17) A partir de 1850, avec le déracinement dont nous parlons plus
bas, la tache s'élargit. Les BOISSIEU nous font remonter jusqu'à Lyon. les PERROY jusqu'à Roanne, les LIGER-BELAIR jusqu'à Nuits et la Sologne, les LAUTIER nous font descendre jusqu'à Carpentras et Avignon.
Voici le plateau vernouzain et annonéen avec ses molles ondulations, dans les plis desquelles s'attablent de petits châ- teaux ventrus et cossus. Il a connu autrefois une abondante petite noblesse terrienne bien arrentée. Elle s'est prolongée en une société d'industriels aisés et de bonne compagnie qui fait du centre industriel annonéen un des plus « vieille France » qui soit en pays français.
Voilà, au contraire, les vallées crayeuses et ensoleillées du sud. Elles ont connu de grands domaines seigneuriaux, ceux des Evêques, comtes de Viviers, ou des Comtes et Marquis de Rochecolombe et de Vogué. La grande féodalité y a été prospère. Et le sort a voulu que l'industrie fît surgir de la craie les puissantes usines de Lafarge, avec leur individualisme et leur morgue qui les apparentent sans dérogeance à la vieille féodalité domaniale.
Le petit cercle du Privadois est bien différent. On n'y a jamais vu d'opposition de classes. Pays moins aride que le sud, moins fertile que le nord, il a toujours été le lieu d'élection des petites propriétés, succédant aux petites seigneuries. Les nombreux petits châteaux, dont on trouve les vestiges sont de rudes maisons fortifiées aux murs massifs de basalte et de grès, noirs et blancs, sans aucun souci d'élégance, mais opposant un front bas au soleil vertical et fleurant une âcre odeur d'ail, de sueur et de poudre. Comme dans le nord du pays, beaucoup de petite noblesse, mais moins terrienne en raison de la densité des villes et bourgs. Une abondante classe moyenne où voisinent hobereaux, petits officiers d'épée ou de robe, gros bourgeois des villes et bourgades. Tel il était du XVI au XVIII siècle. La passe difficile qu'il a dû traverser au XVII siècle a encore durci ses traits et accentué leur sévérité. Mais il a gardé au XX siècle le même aspect. PRIVAS et les vallées qui y convergent restent des pays de petite propriété et de petite industrie.
Etonnante permanence d'un milieu à travers les boule- versements politiques et sociaux. Dans un premier chapitre nous essaierons de résumer les conclusions des plus récents historiens sur l'évolution de ce milieu.
La famille dont nous suivons l'histoire se situe très exac- tement, dès les origines connues, dans ce milieu modeste et rude de notables du Privadois, dont le statut ne semble pas avoir beaucoup changé au cours des âges. On y chercherait en vain les confortables et molles demeures bourguignonnes ou les riantes gentilhommières des pays de la Loire, voire les prétentieux petits châteaux de la haute Ardèche. Dans la région d'Annonay, l'usinier se construit, en dehors de l'usine, un château dans un parc. A Privas il occupe le premier étage de l'usine accro- chée au flanc d'une vallée abrupte. Une terrasse ombragée est tout son parc. Il en fut de même dans le passé. Visitons les vieilles demeures qui restent un vestige de la vie des notables du Pri- vadois aux siècles écoulés : Cheynet construit par les Barruel de Bavas (18), Tortoans et Le Chevallier, où ont vécu des du Solier, Granoux aux Joviac, La Charrière, Liviers, Entrevaux même (19), le plus seigneurial de tous, nous y trouvons un ton modeste avec une pointe d'austérité rude.
Le style de vie n'a guère changé et l'ordre social non plus. On verra au cours de cette histoire que la révolution de 1789
(18) Ci-après, p. 16. (19) Ci-après, p. 70.
n'y marque pas une coupure comme en tant d'autres pays. C'est qu'entre le statut des petits nobliaux du Privadois et celui des bourgeois de nos jours il n'y a pas grande différence. Le privadois n'a jamais su ce qu'étaient les véritables droits
féodaux. Le pigeonnier abhorré, la chasse dévastatrice et les divers bans féodaux y ont toujours été ignorés. Les minuscules seigneurs du XVI et du XVII siècle vivaient avec leurs « censiers» comme nous vivons avec nos grangers, plus proches même, car ils partageaient souvent leur vie et leurs travaux.
Ce qui distingue ces petits notables, ce qui les fait notables, c'est qu'à la différence des représentants des autres catégories sociales, ils s'évadent du pays natal et y rentrent riches d'une expérience qui les « distinguent ». Les apprentis robins vont faire leur droit à Valence ou à Toulouse, avant d'acheter un office dans la région. Les cadets vont servir dans les armées royales où ils achètent une commission de capitaine, rarement de colonel. Ils reviennent au pays pour y jouir de leur pension, et de l'estime qui s'attache toujours au retraité d'une fonction publique. N'en est-il pas un peu de même de nos jours ? Cette histoire nous permet pourtant de constater sur le vif le moment où se produit le déracinement généralisé qui a vidé les provinces françaises de la « société » qui s'y perpétuait depuis des siècles. La famille qui nous occupe, a cessé, elle aussi, de vivre dans le cercle étroit où elle se développait depuis trois cents ans. Est-ce, comme on le dit trop souvent, parce que les fils et les filles de cette Société n'ont rien voulu faire de leurs dix doigts qu'ils ont disparu de la scène locale? Non pas, mais ils sont allés travailler ailleurs, parce que le milieu provincial ne leur offrait plus de débouchés suffi- sants. Ils ont cherché sur le plan national des situations équi- valentes à celles que leurs pères occupaient sur le plan local.
Le déracinement n'est d'ailleurs vraiment décisif qu'à partir du moment où l'on rompt toute attache avec le milieu originaire et où l'on cesse de maintenir dans sa « réserve » la propriété qui vous appelle chaque année et vous force à retrouver le climat traditionnel. Lorsque la propriété familiale a été maintenue, l'ingénieur, l'officier ou le fonctionnaire du XX siècle habitant Lyon ou Paris ne se trouve pas dans une situation très différente de celle du magistrat, de l'avocat ou de l'officier du XVIIIe siècle habitant Privas, la Voulte, ou Villeneuve de Berg. Pour les uns et les autres, la propriété n'est pas un centre de vie ou un gagne-pain, elle est une réserve, un refuge et une retraite.
De cette constatation nous tirons deux conclusions. La première est que l'histoire d'une famille ne peut être
séparée de celle des biens fonds avec lesquels ses membres ont vécu. L'histoire d'une famille est aussi celle des propriétés familiales. Nous avons tenu à ne pas l'oublier au cours de ce livre.
La seconde est que, dans le milieu qui nous occupe, la pro- priété n'a jamais été qu'un accessoire. Le principal gagne-pain a toujours été le métier.
Le « métier ». Dernier élément de l'histoire d'une famille. Et non le moins intéressant pour celui qui y cherche des rensei- gnements sur les atouts que sa naissance lui met en mains. Est-il indifférent de connaître l'activité qu'ont eue, pendant trois siècles, les hommes qui nous ont donné nos réflexes, nos intuitions, notre sensibilité? Il est certaines professions qui demandent un sens aiguisé par plusieurs générations : telles celles d'agriculteur ou de commerçant. Ceux qui sont tentés par elles feraient bien de vérifier leurs ascendances.
La famille qui nous occupe nous offre une curieuse persis- tance d'orientation : des robins, beaucoup de robins, et des officiers. Le milieu type de la classe moyenne où, sous la monar- chie, se recrutaient les titulaires des innombrables offices de guerre, d'administration et de judicature qui constituaient l'armature infiniment diverse et libre du pays, celui où Napoléon
Cheynet. et ses successeurs recruteront leurs officiers et leurs fonctionnaires, celui où l'Industrie trouve main- tenant ses ingénieurs et son per- sonnel de cadres.
A toutes les époques, les membres de cette communauté familiale ont vécu uniquement de leur métier et ce métier n'a, pour ainsi dire, pas changé, socialement parlant.
C'est ce qui explique la curieuse stabilité sociale d'une famille que nous trouvons, au XVI siècle, au niveau qu'elle a
Chateau de Liviers
maintenu de nos jours, ni plus haut ni plus bas. Sans doute, l'historien note-t-il des oscillations mais de peu d'amplitude, elles coïncident avec le moment où, par suite d'un décès préma- turé, le métier a manqué pendant quelques années. Un peu d'énergie et le rétablissement est fait à la génération suivante. Bonne leçon que celle de ces rétablissements.
Ils ont permis à la famille de surnager avec son bout de bien intact, et de donner à la communauté familiale son unité de destin. De 1680 à 1880 (y pense-t-on? ) six ménages succes- sifs ont enfermé leur vie dans les mêmes murs. De 1680 à 1943 neuf générations successives ont recueilli les fruits de la même terre. Cela fait des fondations assez dures sur lesquelles on peut construire solide.
Ecrivant ces lignes en 1943, nous ajoutons tout naturel- lement : sur laquelle on peut construire français.
Le milieu natal, « le Vivarais » est soumis directement aux rois de Paris depuis la fin du XIII siècle. Il est beaucoup de provinces, plus chauvines, qui n'ont pas cette ancienneté d'allé- geance. Au vrai, le vivarois est plus fidèle que chauvin. Malgré le soleil, ce n'est pas un emballé. Il marche à pas pesants. Mais sa chaussure ferrée colle bien aux cailloux des traverses.
La modeste histoire que nous retraçons, colle aussi à l'his- toire nationale tant extérieure qu'intérieure.
On y retrouve d'abord le contre-coup de toutes les grandes guerres nationales : guerre de trente ans, guerre de Succession d'Espagne (avec trois officiers), guerres de la Révolution et de l'Empire, campagne de Crimée, la guerre de 1870, conquête coloniale, guerre de 1914. Et la page n'est pas achevée.
Depuis trois siècles aussi il n'y a pas de crise de conscience nationale à laquelle la famille n'ait pas été mêlée très parti- culièrement, en y laissant un morceau de son cœur, et de sa chair : crise de 1685 de la révocation de l'Edit de Nantes, crise de 1789, crise de 1830, affaire Dreyfus de 1894-1900, en attendant d'autres.
Ainsi certaines familles peuvent-elles être mêlées plus que beaucoup d'autres plus huppées, (et économiquement plus indépendantes de l'Etat), aux soubresauts de la politique natio- nale. C'est peut-être ce qui explique le goût invétéré de leurs membres pour la discussion ou les idées politiques.
Un retour sur le passé leur évitera de céder à la tentation sectaire.
Voici les Huguenots du XVII siècle et voilà les prêtres et religieuses du XVIII et du XIX Voici un premier consul, maire de Privas en 1788, qui continue à exercer des fonctions municipales ou départementales sous toutes les constitutions révolutionnaires, sous l'Empire et la Restauration et voilà un Procureur du Roi de 1830 qui brise sa carrière plutôt que de servir Louis-Philippe.
Voici un bas officier qui a traîné sa giberne de Vendée en Allemagne, et d'Italie en Espagne et voilà un garde du corps de Louis XVIII à Gand et de Charles X en exil. Voici un officier ingénieur de la Grande armée, et voilà un émigré qui se fait massacrer à Quiberon. Voici un député aux États Généraux de 1789, et voilà un député au Conseil des Cinq cents, sous le Directoire. Lorsqu'une famille tire ainsi la vie nationale à toutes ses sources, sa tradition ne la durcit dans aucun sectarisme. On y trouve seulement la persistante fidélité à l'ordre français.
Ces réflexions paraitront abstraites et sévères au seuil d'une histoire, qui s'intéresse à ce qu'il y a de plus intime et de plus profond pour des cœurs d'homme.
Aussi, puisque nous avons parlé d'ouverture musicale, il lui manquerait une note essentielle si nous n'évoquions pas ici les motifs en mineur dans lesquels tremble le douloureux rappel d'une perte particulièrement cruelle ou d'une souffrance qui a fait crier la chair. Quel dommage que les papiers de famille ne nous permettent pas, pour les siècles éloignés comme pour les plus proches, de reconstituer des physionomies et des caractères, de ressusciter les hommes qui ont vécu cette histoire, les femmes qui l'ont portée dans leurs flancs, l'ont enfantée dans l'angoisse et
l'ont accompagnée de leur anxieux souci. Comme ces portraits moraux seraient plus instructifs qu'une fastidieuse énumé- ration de filiations ou une froide exposition de « croûtes » au long d'un mur?
Mais les « croûtes » ont au moins un mérite : celui de garder à la tapisserie qu'elles recouvrent sa fraîcheur et sa jeunesse. C'est derrière le cadre qu'il faut chercher la vérité humaine qui ne demande qu'à revivre. C'est ce que nous avons essayé de faire en soulevant ces vieux cadres endormis et empoussiérés, pour retrouver « dans son neuf » la vieille tapisserie du passé.
Achevé le 2 septembre 1943. Aux Echarmeaux, à deux pas
du Napoléon du Sabotier.
ET PRIVAS
L ARDECHE, a dit Alphonse Daudet, pays des pierres, plus proche de l'Espagne que de l'Italie. » Voire ! La physionomie de cette contrée est trop diverse pour se
laisser deviner derrière une pareille définition, qui est pour- tant partiellement juste. Mais il faudrait plutôt dire : « Pays du perpétuel conflit des pierres et de la mousse. »
Une récente étude d'André Siegfried a heureusement mis en lumière les composantes de cette physionomie (1). L'accord qu'il découvre entre les constituantes géologiques, climatiques et géographiques des pays d'une part, et le comportement psychologique et politique des Ardéchois d'autre part, éclaire remarquablement l'arrière-plan de l'histoire que nous essayons de reconstituer.
Retenons d'abord que les pays disparates, et pourtant traditionnellement habitués à une vie commune, qui forment le département de l'Ardèche, constituent au double point de vue géologique et géographique une marche frontière :
Frontière géologique entre le bloc massif des roches anciennes du plateau central et les jeunes terrains soulevés, refoulés, bouleversés par le plissement alpin ;
Frontière géographique, entre les plateaux verts du Nord et de l'Ouest, engraissés par la molle caresse des pluies océaniques, et les plaines et collines crayeuses du Sud, brûlées par le soleil, dévastées en foucade par les brusques colères des trombes méditerranéennes.
Privas se situe exactement à la limite de ces deux mou- vements contrastés, dont le heurt a donné au pays son caractère.
La chaîne de sommets qui domine Privas au Nord, et qui court de l'Escrinet, au col de l'Araignée, au Moulin à Vent et à Saint-Quentin, constitue, en effet, la bordure sud de l'ancien massif hercynien. Au pied de cette chaîne, Privas
(1) ANDRÉ SIEGFRIED : Géographie électorale de l'Ardèche sous la troisième Répu- blique, Paris, 1949.
est au seuil de la rupture entre les vieux terrains du Nord et les terrains crayeux du Sud. Mais l'histoire géologique a compliqué curieusement sa physionomie.
De la route du Moulin à Vent, au cabaret de la mère Salet, d'où l'on embrasse d'un coup d'œil tout l'horizon, on peut reconstituer sommairement cette histoire.
A l'ère tertiaire, on devait, de ce point de vue, dominer la grande mer méridionale au fond de laquelle s'entassaient les calcaires. ( I Mais voici l'ère quaternaire ! Bouleversés par le plissement alpin, tous les terrains du Sud se soulèvent chassant les mers vers la dépression méditerranéenne et venant buter à l'Ouest et au Nord sur les dures roches du massif cévenol.
Celles-ci résistent au choc. Elles lui opposent une muraille têtue, massive. Elles se dressent maintenant, paroi abrupte et noire, au-dessus d'une grande « Afrique » blanche que borde à l'Est le couloir rhodanien.
La situation de Privas au pied de la falaise Sud du Plateau central est analogue à celle des Vans plus au Sud, au pied de la falaise Est du même plateau. Deux petites villes méridionales au bord de la craie blanche, au pied d'une citadelle d'un vert sombre. Si Privas a perdu ce carac- tère, c'est aux éruptions volcaniques qu'il le doit.
En effet, sur le bord de la citadelle, au Sud-Est, une éruption puissante a fait jaillir les basaltes du Mézenc et du Gerbier des Joncs, et la coulée s'est déversée dans la plaine entre les Vans et Privas, la coupant en deux de la
( 1 Dans son roman "Le Crime de l'Estournel" (Paris 1937), BENOIT D'ENTREVAUX a bien noté ce trait : « La solitude de la vallée, qui sépare la chaîne du Coiron des plateaux du Mezenc a la tristesse d'un fonds marin subitement mis à nu par le brusque retrait des eaux. C'est pourquoi il semble après les millénaires écoulés, que la mer, la lointaine mer pliocène vienne à peine de délaisser des terres où s'inscrivent encore ses derniers remous, dans la désolation figée des alentours. »
grosse goutte massive du Coiron, qui est venue s'arrêter au abord du Rhône, en face du robinet de Donzère.
Privas, isolé du Midi par le Coiron, comme un mas pro- vençal protégé par un rideau d'ifs, est ainsi resté isolé au seuil d'une petite cuvette crayeuse, prolongement de la mer de craie qui se dessèche de Villeneuve-de-Berg au Pont- d'Arc et aux Vans. Mais cet isolement artificiel ne lui a pas enlevé sa position frontière. Il reste accroché au bas du massif hercynien sur la mince bande jurassique que le plissement alpin a fait reparaître. Immédiatement au Nord, la ligne de faîte jusqu'à l'Escrinet marque la limite des terrains anciens, la limite du Nord. Au Sud c'est le Midi ensoleillé à qui la ronde bosse du Coiron a seulement opposé un demi écran.
Privas est à la position butoir. Ce n'est pas un hasard si le seul chemin de fer dont il ait été doté est venu se terminer en cul-de-sac contre la montagne. Nous sommes exactement au pied de la muraille primaire.
Le drame géographique va se poursuivre, préfiguration des mouvements historiques.
Les vents méditerranéens chauds et humides remontent vers le Nord. Ils rencontrent le rempart de la muraille hercynienne. Ils y crèvent leurs poches d'eau. Chaque année, à l'automne, ils ont fait provision nouvelle. Ils chargent en masse, ils s'écroulent en trombes. La montagne résiste, mais saigne de toutes ses pierres, qu'entraînent des torrents coléreux. Elle se déchire de coupures brusques, elle s'éboule par places comme les échamps des vignes qui s'accro- chent à ses pentes. La vieille forteresse tient bon, mais elle n'a plus le gros et plat visage niais des ballons du Massif- Central, c'est un masque rude et raviné de paysan ardéchois,
bruni par le soleil, ravagé de rides profondes, c'est l'angoisse d'un sol en perpétuelle attente d'un nouvel assaut, qui se dessèche pendant onze mois sous la brûlure du soleil, et, tous les ans pendant quinze jours, est souffleté, labouré de coups de pluie, sous les cuivres wagnériens d'orages toni- truants.
Ainsi l'Ardèche est-elle placée au point de transition entre le régime des vents méditerranéens et le régime des pluies océaniques. Naturellement, la coupure n'est pas bru- tale. Les vents du midi mordent sur la muraille. Au sud- Ouest, ils frappent de plein fouet les terrains anciens qui s'écroulent en grandioses éboulis de Saint-Etienne de Lugdarès à Largentière, ils pénètrent jusqu'à Burzet. Au nord, ils passent au-dessus de la ligne frontière qui domine Privas, pénètrent dans le pays d'élection des châtaigniers jusqu'au fond de la vallée de l'Eyrieux, viennent mourir sur le plateau de Vernoux. Au nord, vers Saint-Agrève, La Louvesc, Satilleu, Saint-Félicien, Annonay, le midi s'estompe; nous sommes déjà dans le vestibule du Lyonnais ou de l'Auvergne et les pluies d'ouest balancent régulièrement leur diligent arrosoir de jardinier sur des sapins humides et sur des prés verts où paissent des vaches tranquilles.
Au Sud de la ligne Privas-Aubenas, au contraire, com- mencent les côteaux crayeux et les pentes abruptes brûlées de soleil qu'occupent les échamps de vignes, les bouquets de chênes-verts, et, dans les zones les plus arides, les trou-
peaux de moutons. A Vallon, aux Vans, à Ruoms, nous sommes déjà en Provence et l'olivier ajoute sa tristesse cen- drée au paysage ensoleillé.
Couverture