Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances ...
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Construire un regard sur la réception de CinquanteNuances de Grey : une ethnographie en ligne
Delphine Chedaleux
To cite this version:Delphine Chedaleux. Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances de Grey : uneethnographie en ligne. Poli - Politique de l’Image, Poli éditions, 2018, p. 82-91. �hal-02982723�
POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE
DELPHINE CHEDALEUX
CONSTRUIRE UN
REGARD SUR LA
nÉcrpTloN DE
CINQUANTE NUANCES
DE GREY
POLI 14
IBEGARDS DE CLASSE
tl
l
Fifty Shades of Grey/Cinquante Nuances de Grey(CNG) est au départ une fanfiction de Twilight(S. Meyer, 2005-2008) écrite par une produc_trice de télévision britannique, Erika LeonardJames. Après avoir connu plusieurs versions enligne, ia trilogie érotique est publiée en ZOIZet devient un best-se/1er. Le cinéma s'emparedu phénomène et les deux premières adapta_tions sur grand écran rencontrent un gros suc_cès public - 3 873 75b entrées en France pourla première adaptation (S. Tayior_Wood, 20i5)et 2801 128 pour Ia seconde (J. Foler; ZOlT)r.Souvent ironiquement qualiflée de mummyporn en raison de son contenu sexuel expliciteet de son cæur de cible initial, les femmes de40 à 65 ans?, CNG reprend en fait les élémentscaractéristiques des romances gothiques plé_biscitées par les femmes depuis le I 9èmê siècle.;une jeune vierge (Anastasia Steele) réus_sit, à force de persévérance, à apprivoiser unhomme puissant et brutal (Christian Grey unrnilliardaire adepte du BDSMa) qui finit par sedévouer à eile corps et âme.Les réflexions liminaires exposées dans cetarticle sont relatives à une enquête qualitativeen qours portant sur ies publics et la réception9u CttiC, dans sa dimension plurimédiaiique.La recherche se base sur une ethnographieen lignes menée depuis 2Olb au sein de deuxEroupes de discussion consacrés à CNG sur
DELPHINE cHEDALEUx
Facebook6. Ces groupes sont <fermés>, c,est_à-dire que leur contenu nest accessible qu,auxmembres, dont l'inscription doit être préala_blement validée par les administratrices. Lesdonnées sont recueillies par archivage régulierde conversations sur des périodes mensueileschoisies de manière aléatoire et par immersionquotidienne dans I'un des groupes que j'appel_lerai <La famille Cinquante NuancesT>. Ellessont pour l'instant complétées par trois entre_tiens exploratoires avec les administratricesde ce groupe. Grâce à divers sondages infor_mels lancés par les membres pour mieux < seconnaître>, je sais que ces groupes sont majo_ritairement fréquentés par des femmess piutôtjeunes, blanches, vivant en province, mariéesou en couple hétérosexuel avec des enfantset occupant des emplois peu ou pas qualifiése.Cette caractéristique socioprofessionnelle cor_respond aux données recueijlies par MagaliBigey et Stéphane Laurent dans une enquêteen ligne portant sur le profll et les motivationsdu lectorat de CNG. Alors que les lecteurs etlectrices de littérature érotique sont plutôtdipiômé.e.s (de premier et surtout de troisièmecycle), les 665 personnes ayant répondu à I'en_quête dont Bigey rend compte sont majoritai-rement des employé.e.s et 18 % d'entre ellesn'ont pas Ie niveau baclo. Cela s'explique enpartie selon la chercheuse par le style littéraire
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L'obiectif est, de produite un regatd féministe non
réifiant sur les e.np étiences cultutelles des femmes
occupant des positions de classe subalternes'
POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE
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d'E.L. James, souvent moqué pour sa pauweté
mais dont la simpticité a visiblement permis de
capter un public peu habitué à lire (31'12 %
des réPondant'e's)rr'
Mon ànquête vise toutefois moins à établir
une typoiogie du public de CNG qu'à analyser
sa réception en tant quexpérience sociaie' en
outrepassant la norme distinguée qui consiste
à u*prim", son dégoût pour I'objet' sur Ia base
d'arjuments idéoiogiques (c'est notamT:"""
"", àu beaucoup de féministes) ou esthétiques'
Plus spécifiquement, I'objectif de cet articie
est de proporu, quelques pistes de réflexion
théoriques-et méthodologiques pour Ia produc-
tion d'un regard féministe non réiflant sur les
expériences cuiturelles de ces femmes occu-
p"* a", positions de classe subalternes' Pour
ce faire, je retracerai dans un premier temps la
genèse de Ia recherche à travers les questions
iersonnelies qui ont contribué à en poser ies
jaions. Je proposerai ensuite quelques outils
â'unulyr" issus des Feminist Cultural Studjes'
avant d'exposer une première analyse des don-
nées collectées'
que je pensais en tant qte féministe de cette
tirtoir" de jeune vierge se soumettant v311n
tairement à un mitiiardaire adepte du BDSM
- jq navais alors pas Iu une seule iigne des
tiwes et tirais I'essentiei de mes informations
de quelques critiques féministes lues sur inter-
neti'. J'étais doublement stupéfaite: comment
pouvaient-elles aimer cela alors que nous par-
,uguors habituellement un certain nombre de
,ri"rrrc féministes? En même temps' nétais-ie
pas en train de reproduire depuis ma position
de <transfuge> ayant intériorisé i'illégitimité
de la culture héritée de ma socialisation popu-
laire, une forme de mépris de ciasse consistant
à me distinguer de mes sceurs sur la base de
mon féminisme?
LA GENÈSE INTIME ET POLITIQUE
D'UNE RECHERCHE
Cette recherche a commencé par une réflexion
à brûie-pourpoint au cours d'une conversation
urru" ,n"a sceurs' Alors qu'elles me disaient
avoir aimé les liwes et s'apprêtaient avec
enthousiasme à voir le (premier) frIm' je me
suis entendue leur rétorquer spontanément'
sans trop écouter leurs arguments' tout le mal
À bien y re$arder, aucune des critiques accu-
sant CNG de consotider ia < culture du viol> ne
prend en compte Ie fait que les liwes (comme
i" pr"*i.t film) sont des ceuwes de femmes qui
suscitent une adhésion massive des femmes'
L'aporie nest pas nouvelle: le concept de
*u1" gur",forgé dans les années l97O par la
théori-cienne britannique Laura Muivey pour
dénoncer Ia réification des femmes par et pour
les hommes au sein de I'industrie cinémato-
graptique - et aujourd'hui (re)découvert par
ia "ritiqlt"
féministe qui prend son essor,sur
Ie webr3 -, a depuis eie iargement discuté et
nuancé au sein du féminisme anglo-américain
compte tenu du fait qu il reléguait Paradoxa-
lement les spectatricàs dans les marges de
I'analyse Ia. Les universitaires féministes anglo-
phones ont d'ailleur; *t " phénomène CNG
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POLI 14
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REGARDS DE CLASSE
au sérieux et lui ont déjà consacré plusieurspublicationsrs. Comparativement, la pauwetédu débat suscité par CNG au sein du fémi-nisme universitaire français peut sans doutese comprendre comme un effet de I'amalgameentretenu ici depuis I'invention du modernismeIittéraire entre culture de masse et aliénationfémininel6. Dans notre pays sans doute plusqu'ailleurs, manifester un intérêt dénué d'iro-nie pour les <genres> populaires destinés auxfemmes peut en effet se révéler coûteux - ce
qui explique plus largement Ia rareté des tra-vaux universitaires consacrés à ces objets.Le mépris ou le dégoût pour CNG s'apparentedonc à une violence symbolique exercée à
l'égard d'un groupe de femmes subalternes quisont systématiquement envisagées à traversIe prisme de I'aliénation. Cette évidence m'estapparue de façon particulièrement brutaleen raison du caractère personnel de mes pre-
mières réflexions sur CNG. Dès lors, il ne faitaucun doute que les émotions de classe ressen-ties dans ce contexte ont exercé une influenceconsidérable, tant sur le choix de cet objet de
recherche que sur i'adoption d'une démarcheréflexive qui ne me permette pas d'ignorer les
rapports de pouvoir s'exerçant entre moi et(mes)r enquêtées.
enquêtesr8. Dans un texte paru en I 982, AngelaMcRobbie dénonce par exemple Ia posturemissionnaire (recruitist) de certaines cher-cheuses qui envisagent <le> féminisme (c'est-à-dire le leur) comme une solution adaptée ar:xproblèmes de I'ensemble des femmes, quandbien même elles en sont exclues en raison de
Ieur classe, de leur race ou de leur âgete. C'estautour de la dénonciation de cette posture queIen Ang articule sa critique de Beadr'4g theRomance,le célèbre ouvrage de Janice Radwayconsacré aux lectrices de romans Harlequinzo.
Bien qu'elle adopte une démarche compréhen-sive, Radway nen trace pas moins, selon Ang,une ligne de démarcation problématique entrela lecture de romance et I'action féministe,envisagée comme seul lieu possible du change-ment social2r.
Dans son étude sur les spectatrices de Dallaspubliée peu après celle de Radwar; Ang inter-roge de son côté I'antagonisme généralementpostulé par les féministes entre Ie sentimentd'impuissance diffusé par les récits populairesdestinés aux femmes et les vertus émancipa-trices de I'imaginaire féministe. Pour Ang, onpeut non seulement retirer du plaisir d'unesituation fictionnelle sans la transposer dans sa
propre vie, mais le contenu de Ia flction comptefinalement moins que l'acte de consommer etde produire de I'imaginaire, qui autorise en soiun jeu avec Ia réalité pouvant avoir un effetlibérateur. Cette hypothèse est stimulante carelle déplace les termes du débat: l'enjeu nestplus tant de comprendre pourquoi ce type de
production médiatique plaît aux femmes, mais
comment le plaisir qu'eiles en retirent influe sur
Ieur manière de se percevoir et d'évaluer leurposition au sein de la sociétéz2. Si heuristiquesoit-elle, cette proposition nécessite toutefoisd'avoir recours à un matériau plus diversifléque les lettres de spectatrices à partir des-
quelles elle est élaborée.
Bien qu'il ne porte pas spéciflquement sur
leur rapport à la culture de masse, le travail
PENSER LES RAPPORTS ENTRE CLASSEET FÉMINISME AVEC LES FEMINISTCULTUBAL STI/DIESPrincipalement connues pour leur contribu-tion à I'étude des mécanismes de décodage
des contenus médiatiques par les publicsfémininstT, les enquêtes ethnographiques s'ins-crivant dans Ie champ des Femrnist CulturalStudies fournissent également de précieuxoutils pour penser les enjeux théoriques etpolitiques inhérents aux processus de produc-tion des savoirs féministes. Certains travauxse focalisent tout particulièrement sur les rap-ports de pouvoir se jouant entre chercheusesféministes et femmes subalternes au sein des
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ethnographiqueextrêmementdensemenéparconduisantnotammentàobserverquotidien.BeverleySkeggsauprèsde83jeunesfemmesnementleséChangesmédiatisésparledispo-desclassespopuiaires,pendantplusdedixsitifsocionumériqueetàtisserdesliensavecans, permet en l,occurrence de saisir finement certaines de ces femmes - c'est notamment
tantlepoidsdesreprésentationsdominanteslecasdesadministratricesde<Lafamiliede genre et de classe dans la formation de cinquanteNuances>aveclesquellesilm'arrive
Ieur subjectivité, que leurs actions micropoli- d'échanger par messagerie privée - me permet
tiques de résistanc" a iu -'iot"""e symboliquez3 qu p.tu"d:.t U l]*
le corps leurs expériences
L,efflciencedesanalysesdeSkeggsprovtentderéceptioneniesreiiantàd'autresaspectsnonseu]ementdel,originalitédeSonassem-deleursvies.Ils'agiteneffetnonseulementblage théorique (elle a.ficrrlu en particulier les de donner une légitimité aux investissements
propositionsdeMichelFoucaultsurlaproduc-culturelsdecesfemmes,maisaussidesaisirtion du sujet au sein des rapports de pouvoir Ia manière dont ils participent à la construc-
avec la métaphore nourdieuslenne du capital tion de leur subjectivité' entendue au sens de
qu,elleseréappropriepourpartie2a)maisaussiFoucaultCommelieud'exercicedupouvoiretde l,omniprésence d; son questionnement de Ia capacité d'agir26' C'est dans cette pers-
réflexif. Elle-même issue d,un milieu populaire, pective que s'inscrivent les premières ana-
Skeggs possède une première expérience sco- iy'"' de' données de 1'enquête' qui s'articulent
Iaire et professionnelle proche de celie de ses autour des couples sexualité/respectabilité et
enquêtées' Cette proximité relative engendre souci des autres/souci de soi'
une conscience accrue du pouvoir que lui
confèresonstatutdechercheuseayantlapos.sExUALlTÉETRESPECTABILITE'sibilité de raconter la vie de ces femmes qui SoUcI DES AUTRES ET soucl DE SoI
ontlesentimentd,êtreconstammentlugeesLesfemmes.rencontréesenentretienontpar les classes supérieures. sans renonclr à toutes le sentiment de faire i'objet' en tant que
uneposturecritiqueconsistantàpointeriesfansdeCNG(c'estainsiqu'ellessequalifient)'effets structurels des mécanismes de domina- d'un regard stigmatisant prenant la plupart
tion de genre et de ciasse sur leurs conditions du temps un caractère sexuel: <obsédées> et
d,existence, elle crée ainsi un espace discursif <frustrées> sont les principaux qualiflcatifs
qui rend visible et légitime leurs expériences rapportés27' Cela conduit certaines d'entre elies
subjectives, dans l,objectif de construire un à nL plus vouloir en parler en dehors de leur
féminisme capable d'inclure <des formes frag- groupe Facebook: <<Les gens ont été beaucoup
mentaires d,action féministe au lieu de viser îa 1"gi "t critiqtés dans leur entourage proche ["']'
Et sur le forum c'est un lieu où i) n'y a aucun
Ëï"::fitiffJ o*" res outirs d,analyse iugement.surrjen,rjen du rour.> (varentine,ze
fournis par les pemiÀist cultural studies per- ans, mariée, deux enfants, assistante mater-
mettent de rendre compte de la réception d'un neile sans emploi2s)' L'interdiction d'émettre
objet comme CNG en àvitant (dans 1a mesure des jugements négatifs et la confldentialité des
du possible) les écueils d'un féminisme impé- échanges comptent en effet parmi les princi-
rialiste. Ainsi, je choisis comme Ien Ang de paies normes Ln vigue,,r dans ces groupes et
me désintéresser du contenu idéologique du conditionnent la possibilité de <lâcher prise>'
texte pour me focaliser sur les significations selon la devise apparaissant sur les afflches du
que lui donnent les lectrices,/spectatrices. Au premier film et reprise comme un mot d'ordre'
reste,lerecoursàuneméthodeimmersivemeLesgroupesconstituentdecefaitunespace
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POLI 14
protégé - et à protéger - du regard des autres(notamment celui des hommes). L'intimitéainsi créée autorise les <conneries>, le rire,
la grivoiserie ou l'érotisme sans engendrer
d'effets négatifs. Outre les commentaires
accompagnant les photographies suggestives
de Jamie Dornan/Christian Grey, on trouve ainsides photos et des vidéos de soirées réunissantles membres les plus actives de < La familleCinquante Nuances >, au cours desquelles elles
se mettent en scène dans des jeux érotiquesreproduisant certaines scènes du film. Or, àI'instar des enquêtées de Beverley Skeggs, la
respectabilité est un enjeu central pour les
femmes avec lesquelles je me suis entretenueze.
Elles ont ainsi des stratégies de distinction à
l'égard d'un ensemble d'attitudes qu'elles consi-
dèrent comme déplacées (repérées notam-ment parmi d'autres groupes de fans) ou <vul-gaires >: <<J'aime pas tout ce qui est vulgaire [...]tout ce gui est monde SM tout ça c'est pas mon
tnp.> (Valentine). Elles mettent par ailleurs unpoint d'honneur à différencier <J'érotjsme> de
CNG de la pornographie qu'elles rejettent una-
nimement. Leur investissement culturel et leurparticipation aux groupes de discussion sontdonc des espaces où elles peuvent faire rimersexualité avec respectabilité.Dans ces conditions, les groupes peuventconstituer une ressource leur permettant de
résister à la stigmatisation sexuelle. Ancienne<<introvertie>>, Karine dit ainsi < /s'/assumerbeaucoup plus> et mieux affronter <le regard
des autres> depuis qu'elle fréquente le groupe:
Les gens autour quand ils me voient avec mon
porte-cJé Cinquante Nuances de Grey, mon tee-
shirt <Grey> [...], c'est... La dernière fois il y en a
une, je |'ai envoyée bouler devant l'école. Elle me
dit: <Grey? Vous avez pas honte?> Je l'ai regar-
dée, je lui ai dit: <Honte de quoi? D'aimer Ie sexe
et d'aimer les àrstories d'amour? Bah non, j'ai pas
honte. Moije suis pas née bonne scnur!> [...] Au
bout d'un moment il faut arrêter ce monde de
REGARDS DE CLASSE
stéréotypes. (Karine,40 ans, mariée, deux enfants,
assistante maternelle sans emploi)
La réprobation dont Karine fait I'objet se cris-tailise sur les marqueurs vestimentaires d'adhé-
sion à CNG et leur signiflcation sexuelle. Or sa
réaction l'éloigne sensiblement des observations
de Skeggs qui note que la sexualisation des
femmes de classe populaire (à travers leurs atti-tudes, leurs coiffures, leurs tenues considérées
comme <vulgaires>) engendre < une résrstance
â .1a sexuafité, une diffrculté à ]a vivre et, assez
fréquemment, de la honte3o>>. Ici, la manifestationde Ia <passion> de Karine devient au contrairele lieu d'une lutte pour son autodéflnitioncomme sujet sexuel et comme personne respec-
table. Cette coexistence renvoie au mélange de
< lâcher prise > et de contrôle de soi qui marque
son mode d'appartenance au groupe:
Honnêtement, depuis )a soirée [durant laquelJe plu-
sjeurs membres se sont rencontrées pour la pre-
mière foisl, depurs que nous avons tout Jâché prise,
(lâcher prise - c'est ça, C'est vraiment Je mot!) 1à
je me suis compJètement, pas dévergondée ce n'est
pas le terme, Ça ne me plaît pas, mais ouverta Je
me libère.
Les groupes constituent par ailleurs des
espaces au sein desquels la bienveillance etIe soin des autres sont omniprésents. Cetteéconomie affective semble faire écho à I'im-portante proportion de femmes ayant une
profession liée au care3r qui on le sait, tend àrapprocher les compétences professionnelles
des compétences' <féminines> développées
dans Ia sphère privée et familiale3z. Les administratrices rencontrées envisagent ainsi leur
rôle comme un véritable <<travail>> consistant à
collecter un maximum d'informations sur CNG
tout en créant du lien social: <<95 % des gens
sur le forum ont été ou sont en soufirance' ['..]
On construit autour de Fiffi [...] c'est le noyau,
et autour ça tricote.> (Valentine).
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i
Les groupes de discuss ion autour de Cinquante
NuancesdeGreyconstituentdesesPacesausejndesgue Is Ia bienveillance et Ie soin des auttes
sont omniPtésents'
POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE
Mais se soucier d'es autres nempêche pas de.se
,"""t", de soi33, et les trois femmes interrogées
tà*"tg"*, du rôie de CNG dans leur prise de
conscience plus ou moins brutale d'une dilu-
tion d'elles-mêmes' notamment dans la vie
familiale:
La lectute des bouquins m'a montré qle ie n'étais
pas heureuse dans mavje du tout' ["'] Je ne vivais
pas pout moimais pour les autres' Salentine)
Quand j'étais jeune' ie lisais beaucoup beaucoup
beaucoup' Mais apres' on en revient toujours
au même, tu vois on s'oublie' on pense pas qu'on
peut prendre du temps pour soi à bouqtinet' à se
Lr*" (Sandra, mariée' 2 enfants' employée dans
Ia grande distribution)
Ces ruptures, parfois violentes comme dans Ie
""t O" lOrine, entraînent des renégociations
à" ""rtuir,,
aspects de leur vie' tant au nlveau
,.*,ta (désinhibition)' conjugai (développe-
ment d'une meilleure communication au sein
âl, "orrpru
ou, au contraire' séparation) que sub-
;;*Ë"* de conflance en soi' développement
â'une meitteure image de soi35)' Karine raconte
O"t "**O* avoir désormais recours à diverses
ir"rto""t de soi (psychothérapie' pratique d'un
lri *"r,t"t visant à <remodeler [sonl corps à
îr""ii*"g",) quelle envisa$e comme des ins-
irrr*"ntrlisant à reprendre le contrôle sur
u1t"-*O-" et quelle relie pleinement à sa pas-
sion Pour CNG'
Le récit de ces <ruptures3a> p""t- 9:*filoii*r,"u"*"nt très intense' a fortiori
forrqtil implique le dévoilement d'espaces
t*t*"t rnarqués par des expériences
àolrtorrr"lrr"s' Ainsi' pour Karine ia lecture de
CNG interuient comme t'élément déclencheur
Jtn Oro""rsus d'introspection relatif à des
vioiences sexuelles subies pendant I'enfance :
Je pense [que] la souffrance de ce personna$e
[Christian Grey], de tout ce qtlil a vécu' pat tapport"à
ce qte moi j'ai vécu dans mon enfance ["'] je ne
sais pas, ça a dû faire un déclic chez moi"' Voilà' j'ai
sombte' Pendant un an"' (Karine)
CONCLUSIONJe ne prétends pas produire un savoir objec-
t'rt t"t'" réception de CNG' mais une analyse
ràsuttant d'un point de vue particulier' En ce
sens, Ie dévoilement de Ia genèse intime de
mes questions de recherche participe d'une
ià*"*rt" située qui impiique non seulement
à"--Ot"Oté-*iser les rapports de pouvotr a
l'ceuvre dans Ie pto""'* de production du
t"""tt mais aussi de communiquer ies émo-
tions générées dans Ie cadre de I'enquête' Ma
trajectoire sociale en$endre en.effet :ii"",-unti*"r,t de proximité àl'égard de ces femmes'
non seuiement parce qu'il ni'arrive très souvent
de me dire qu'elles pourraient être mes sceurs
ou certaines de mes amies' mais aussi parce
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POLI 14REGARDS DE CLASSE
lilt
tl ii
1
lilj'ai moi-même expérimenté dans ma chair Iejugement des classes dominantes' Cette expé-
rience minvite à rester attentive au pouvoir
que recèle mon regard d'universitaire sur ces
femmes, car je sais comme Beverley Skeggs
que <les classiflcations négatives supplémen-
taires sont bien la dernière chose dont les
femmes des classes populaires ont besoin36>'
Dès lors - et c'est la raison pour laquelle je les
dévoile - ies émotions de classe soulevées par
cette enquête jouent un rôle déterminant dans
la manière dont je conduis mes analyses: elles
minvitent à rendre compte des expériences de
ces femmes d'une manière aussi juste et déli-
cate que possible, ce qui ne revient pas à aban-
donner toute posture critique. Si cette enquête
appelle de multiples approfondissements et
prolongements (qui consisteront notamment
à étendre I'observation ethnographique aux
moments où elles investissent I'espace <réel>
lors de soirées ou d'événements spéciaux),
ces premières observations me conduisent en
I'occurrence à regarder leurs investissements
culturels comme des espaces oir leur capacité
d'agir s'actualise tant dans Ia production d'un
regard valorisant sur elles-mêmes que dans la
mise en ceuvre de dispositifs de surveillance et
de contrôle d'elles-mêmes37.
6. Facebook a joué un rôle central dans
Ie succès des liwes et du film en France
comme dans les pays anglophones. Voir
R. A. Deller et C. Smith, <Reading the
BDSM Romance: Reader ResPonses to
Fifty Shades>, Sexualities, vol 16, n" 8,
2013, p. 932-950.
7. Ce groupe très actif, dont le nom a été
modifié, réunit plus de 1400 membres On
compte en moyenne une dizaine de statuts
par jour, ainsi que des rencontres régulières
entre les membres les plus actives.
8. Seuls quelques hommes identifiés
comme des alliés sont admis.
9. C'est Ie cas pour l'écrasante majori-
té des 154 femmes déclarant occuper
ou avoir occuPé un emploi Parmi les
221 répondantes aux sondages.
1O. Voir M. BigeY, oP. èit
I 1. rbid.
12. Voir par exemple: C. Bouet, <Je rêve
d'un film qui ne fasse pas l'éloge du viol>,
Leplus.nowelobs.com [en ligne], 20 I 5; J
G., < 50 shades of s*: Ia violence conjugale
monochtome >, I ecinemaestpolitique.fr fen
Iignel,2Ot5; Sarah, <Fifty shades of Grey
ou la culture du viol>, Barbjetunxcom [en
lignel,2015.
13. Voir H. Bréda, < La critique féministe
profane en ligne de films et de séries
télévisées>,Réseaux,vol. l, n' 201' 2017'
p. 87-114.
14. L. MulveY <Visual Pleasure and
Narrative Cinema>, Screen, vol. I 6, n" 3'
1975, p. 6-I8;L. Mulvey Vr'suaI and other
pJeasures, Londres, Palgrave Macmillan'
r989.
I5. S. Taylor-Harman et E. Pearson (dir')'
<Special Issue: Fifty Shades of Grey>'
Intensjtieg The Joutnal of Cult Media'
n" 8, 20l6; R. A. Dellàr, S. Harman et
B. Jones (dir.), <Special Issue: Reading
the FiftY Shades Phenomenon>'
Sexualities,vol l6, n' 8,2013'
Notes
l. source : www,allocine.fr
2. M. Bigey < 50 nuances de Grey: du phé-
nomène à sa réception>, llermès, vol. 2,
n" 69,2014,P.88-90.
3. E. illouz, tlard Iomance. Cinquante
Nuances de GreY et nous, Paris, Seuil,
20r4.
4. Bondage, Discipline, Sadomasochisme.
5. Voir J Jouèt et C. Le Caroff,
< L'observation ethnogmphique en ligne >'
in C. Barats (dir.), Manuel d'analyse
du web, Paris, Armand Colin,2013,
p. 147-165.
DELPHINE cHEDALEUX89
DELPHINE CHEDALEUX
It t
POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE
16. A. Huyssen, < Féminité de la culture
de masse: I'autre de la modernité>'
trad. N. Burch, in G. Sellier et E Viennot
(dir,), Cu.lture d'élite, culture de masse et
différence des sexes, Paris, L'Harmattan'
2OO4,p.47-75.
I 7. Voir Par exemPle J. StaceY, Star
Gazing: HoilYwood Cinema and Female
Spectatorship, Londres, Routled ge' 199 4 ;
M. E. Brown, SoaP OPera andWomen's
Taik, Londres, Sage, I994 Sur Ia notion
de décodage, voir S. Hall, ( Codage/
décodage), trad. M. Albaret et M -C'
Gamberini,.Réseaux' vol. 12,n" 68' 1994'
p. 27-39.
18. Voir par exemple B. Ske$$s (dir')'
Femjnjst Cultural Theory Process and
Production, Manchester, Manchester
UniversitY Press, 1995.
19. A. McRobbie, <The Politics of
Feminist Research: Between Talk' Text
and Actionl, Feminist review'n' 12' 1982'
p.46-57.
20. J. RadwaY, -R eading the Romance:
Women, Patriarchy and Popular Litemture'
Chapel Hill et Londres, University of
North Carolina Press, 1984'
2 1 I. Ang, < Feminist Desire and Female
Pleasure: On Janice Radway's Reading
the Romance: Women, PatriarchY and
Popular Litetature (Chapel Hill and
London: University of North Carolina
Press, 1984) >, Camera Obscura,vol' 6'
n" I, I988,P 179-l9O'
22.7. Ang,Watching Dallas, Soap Opera
and The Melodnmatic Imagination'
Londres, Routledge, 1985, p l31-136
23. B. Skeggs, Des Femmes respectabies'
Classe et genrc en milieu popuiaire' trad'
M.-P Pouly, Marseille, Agone, 2OI5 ll997l'
24. Pour une synthèse en français de
la démarche d'appropriation féministe
des concePts bourdieusiens dans
Iaquelle s'inscrit Ie travail de Skeggs' voir
V Albenga, < Le féminisme entre genre'
classe et capital culturel À propos de
Des Femmes respectables de Berverley
Skeggs), Pofitix, n' 109, 2015, p 159-165'
25. B. Skeggs, Des Femmes respectables'
op. cit., P. 310.
26. M. Foucault, Dits et écrits (J954'
J 988), Paris, Gallimard, 200I []9941'
27. Sur le concePt de stigmate'
voir B. G. Link et J. C. Phelan'
< Conceptualizing stigma ), Annu al Review
of Sociotogy, vol 27, 2OOI, p 363-385
28. Les Prénoms ont été modifiés'
29. Voir B. Skeggs, Des Femmes respec-
tab)es,op cit, Chapitre 6: <En quête de
respectabilité. Devenir hétérosexuelles >'
p. 233-270.
30.Ibid,P.246
3 l. Dans un peu plus d'un tiers des cas'
les répondantes aux sondages internes
occupant ou ayant occupé un emploi
mentionnent les secteurs de Ia santé'
des services à la personne et de la petite
enfance
POLI 14
32, G. Cresson et N. Gadrey <Entre
famille et métier: le travail du care>,
Nouve.lJes Quesfions êminrstes, vol. 23,
n' 3,2004, p. 26-4)..
33. M. Foucault, Histoire de la sexualité,
tome III, le souci de so.i, Paris, Gallimard,
1997 lr994l.34. Sur cette notion, voir M. Bessin,
C. Bidart et M. Grossetti (dir.), Ies
Scjences socjales face aux ruptures et aux
événements, Paris, La Découverte, 2009.
35. Ces éléments proviennent de I'analyse
des entretiens.
36. B. Skeggs, Des Femmes respectables,
op. cii., p. 310.
37. Il est intéressant de constater que
ces résultats présentent de nombreux
points communs avec les observations
de Viviane Albenga à propos de lectrices
fréquentant des cercles de Iectures
fondés sur I'entre-soi distingué. Voir
V Albenga, S'émanciper par Ia lecture.
Genre, classe et usages sociaux des
fivres, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes,2017.
REGARDS DE CLASSE
DELPHINE CHEDALEUX
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