Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances ...

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HAL Id: hal-02982723 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02982723 Submitted on 30 Oct 2020 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances de Grey : une ethnographie en ligne Delphine Chedaleux To cite this version: Delphine Chedaleux. Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances de Grey : une ethnographie en ligne. Poli - Politique de l’Image, Poli éditions, 2018, p. 82-91. hal-02982723

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HAL Id: hal-02982723https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02982723

Submitted on 30 Oct 2020

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Construire un regard sur la réception de CinquanteNuances de Grey : une ethnographie en ligne

Delphine Chedaleux

To cite this version:Delphine Chedaleux. Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances de Grey : uneethnographie en ligne. Poli - Politique de l’Image, Poli éditions, 2018, p. 82-91. �hal-02982723�

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POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE

DELPHINE CHEDALEUX

CONSTRUIRE UN

REGARD SUR LA

nÉcrpTloN DE

CINQUANTE NUANCES

DE GREY

POLI 14

IBEGARDS DE CLASSE

tl

l

Fifty Shades of Grey/Cinquante Nuances de Grey(CNG) est au départ une fanfiction de Twilight(S. Meyer, 2005-2008) écrite par une produc_trice de télévision britannique, Erika LeonardJames. Après avoir connu plusieurs versions enligne, ia trilogie érotique est publiée en ZOIZet devient un best-se/1er. Le cinéma s'emparedu phénomène et les deux premières adapta_tions sur grand écran rencontrent un gros suc_cès public - 3 873 75b entrées en France pourla première adaptation (S. Tayior_Wood, 20i5)et 2801 128 pour Ia seconde (J. Foler; ZOlT)r.Souvent ironiquement qualiflée de mummyporn en raison de son contenu sexuel expliciteet de son cæur de cible initial, les femmes de40 à 65 ans?, CNG reprend en fait les élémentscaractéristiques des romances gothiques plé_biscitées par les femmes depuis le I 9èmê siècle.;une jeune vierge (Anastasia Steele) réus_sit, à force de persévérance, à apprivoiser unhomme puissant et brutal (Christian Grey unrnilliardaire adepte du BDSMa) qui finit par sedévouer à eile corps et âme.Les réflexions liminaires exposées dans cetarticle sont relatives à une enquête qualitativeen qours portant sur ies publics et la réception9u CttiC, dans sa dimension plurimédiaiique.La recherche se base sur une ethnographieen lignes menée depuis 2Olb au sein de deuxEroupes de discussion consacrés à CNG sur

DELPHINE cHEDALEUx

Facebook6. Ces groupes sont <fermés>, c,est_à-dire que leur contenu nest accessible qu,auxmembres, dont l'inscription doit être préala_blement validée par les administratrices. Lesdonnées sont recueillies par archivage régulierde conversations sur des périodes mensueileschoisies de manière aléatoire et par immersionquotidienne dans I'un des groupes que j'appel_lerai <La famille Cinquante NuancesT>. Ellessont pour l'instant complétées par trois entre_tiens exploratoires avec les administratricesde ce groupe. Grâce à divers sondages infor_mels lancés par les membres pour mieux < seconnaître>, je sais que ces groupes sont majo_ritairement fréquentés par des femmess piutôtjeunes, blanches, vivant en province, mariéesou en couple hétérosexuel avec des enfantset occupant des emplois peu ou pas qualifiése.Cette caractéristique socioprofessionnelle cor_respond aux données recueijlies par MagaliBigey et Stéphane Laurent dans une enquêteen ligne portant sur le profll et les motivationsdu lectorat de CNG. Alors que les lecteurs etlectrices de littérature érotique sont plutôtdipiômé.e.s (de premier et surtout de troisièmecycle), les 665 personnes ayant répondu à I'en_quête dont Bigey rend compte sont majoritai-rement des employé.e.s et 18 % d'entre ellesn'ont pas Ie niveau baclo. Cela s'explique enpartie selon la chercheuse par le style littéraire

83DELPHINE CHEDALEUX

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I

L'obiectif est, de produite un regatd féministe non

réifiant sur les e.np étiences cultutelles des femmes

occupant des positions de classe subalternes'

POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE

I

I

I

d'E.L. James, souvent moqué pour sa pauweté

mais dont la simpticité a visiblement permis de

capter un public peu habitué à lire (31'12 %

des réPondant'e's)rr'

Mon ànquête vise toutefois moins à établir

une typoiogie du public de CNG qu'à analyser

sa réception en tant quexpérience sociaie' en

outrepassant la norme distinguée qui consiste

à u*prim", son dégoût pour I'objet' sur Ia base

d'arjuments idéoiogiques (c'est notamT:"""

"", àu beaucoup de féministes) ou esthétiques'

Plus spécifiquement, I'objectif de cet articie

est de proporu, quelques pistes de réflexion

théoriques-et méthodologiques pour Ia produc-

tion d'un regard féministe non réiflant sur les

expériences cuiturelles de ces femmes occu-

p"* a", positions de classe subalternes' Pour

ce faire, je retracerai dans un premier temps la

genèse de Ia recherche à travers les questions

iersonnelies qui ont contribué à en poser ies

jaions. Je proposerai ensuite quelques outils

â'unulyr" issus des Feminist Cultural Studjes'

avant d'exposer une première analyse des don-

nées collectées'

que je pensais en tant qte féministe de cette

tirtoir" de jeune vierge se soumettant v311n

tairement à un mitiiardaire adepte du BDSM

- jq navais alors pas Iu une seule iigne des

tiwes et tirais I'essentiei de mes informations

de quelques critiques féministes lues sur inter-

neti'. J'étais doublement stupéfaite: comment

pouvaient-elles aimer cela alors que nous par-

,uguors habituellement un certain nombre de

,ri"rrrc féministes? En même temps' nétais-ie

pas en train de reproduire depuis ma position

de <transfuge> ayant intériorisé i'illégitimité

de la culture héritée de ma socialisation popu-

laire, une forme de mépris de ciasse consistant

à me distinguer de mes sceurs sur la base de

mon féminisme?

LA GENÈSE INTIME ET POLITIQUE

D'UNE RECHERCHE

Cette recherche a commencé par une réflexion

à brûie-pourpoint au cours d'une conversation

urru" ,n"a sceurs' Alors qu'elles me disaient

avoir aimé les liwes et s'apprêtaient avec

enthousiasme à voir le (premier) frIm' je me

suis entendue leur rétorquer spontanément'

sans trop écouter leurs arguments' tout le mal

À bien y re$arder, aucune des critiques accu-

sant CNG de consotider ia < culture du viol> ne

prend en compte Ie fait que les liwes (comme

i" pr"*i.t film) sont des ceuwes de femmes qui

suscitent une adhésion massive des femmes'

L'aporie nest pas nouvelle: le concept de

*u1" gur",forgé dans les années l97O par la

théori-cienne britannique Laura Muivey pour

dénoncer Ia réification des femmes par et pour

les hommes au sein de I'industrie cinémato-

graptique - et aujourd'hui (re)découvert par

ia "ritiqlt"

féministe qui prend son essor,sur

Ie webr3 -, a depuis eie iargement discuté et

nuancé au sein du féminisme anglo-américain

compte tenu du fait qu il reléguait Paradoxa-

lement les spectatricàs dans les marges de

I'analyse Ia. Les universitaires féministes anglo-

phones ont d'ailleur; *t " phénomène CNG

84

POLI 14

i

REGARDS DE CLASSE

au sérieux et lui ont déjà consacré plusieurspublicationsrs. Comparativement, la pauwetédu débat suscité par CNG au sein du fémi-nisme universitaire français peut sans doutese comprendre comme un effet de I'amalgameentretenu ici depuis I'invention du modernismeIittéraire entre culture de masse et aliénationfémininel6. Dans notre pays sans doute plusqu'ailleurs, manifester un intérêt dénué d'iro-nie pour les <genres> populaires destinés auxfemmes peut en effet se révéler coûteux - ce

qui explique plus largement Ia rareté des tra-vaux universitaires consacrés à ces objets.Le mépris ou le dégoût pour CNG s'apparentedonc à une violence symbolique exercée à

l'égard d'un groupe de femmes subalternes quisont systématiquement envisagées à traversIe prisme de I'aliénation. Cette évidence m'estapparue de façon particulièrement brutaleen raison du caractère personnel de mes pre-

mières réflexions sur CNG. Dès lors, il ne faitaucun doute que les émotions de classe ressen-ties dans ce contexte ont exercé une influenceconsidérable, tant sur le choix de cet objet de

recherche que sur i'adoption d'une démarcheréflexive qui ne me permette pas d'ignorer les

rapports de pouvoir s'exerçant entre moi et(mes)r enquêtées.

enquêtesr8. Dans un texte paru en I 982, AngelaMcRobbie dénonce par exemple Ia posturemissionnaire (recruitist) de certaines cher-cheuses qui envisagent <le> féminisme (c'est-à-dire le leur) comme une solution adaptée ar:xproblèmes de I'ensemble des femmes, quandbien même elles en sont exclues en raison de

Ieur classe, de leur race ou de leur âgete. C'estautour de la dénonciation de cette posture queIen Ang articule sa critique de Beadr'4g theRomance,le célèbre ouvrage de Janice Radwayconsacré aux lectrices de romans Harlequinzo.

Bien qu'elle adopte une démarche compréhen-sive, Radway nen trace pas moins, selon Ang,une ligne de démarcation problématique entrela lecture de romance et I'action féministe,envisagée comme seul lieu possible du change-ment social2r.

Dans son étude sur les spectatrices de Dallaspubliée peu après celle de Radwar; Ang inter-roge de son côté I'antagonisme généralementpostulé par les féministes entre Ie sentimentd'impuissance diffusé par les récits populairesdestinés aux femmes et les vertus émancipa-trices de I'imaginaire féministe. Pour Ang, onpeut non seulement retirer du plaisir d'unesituation fictionnelle sans la transposer dans sa

propre vie, mais le contenu de Ia flction comptefinalement moins que l'acte de consommer etde produire de I'imaginaire, qui autorise en soiun jeu avec Ia réalité pouvant avoir un effetlibérateur. Cette hypothèse est stimulante carelle déplace les termes du débat: l'enjeu nestplus tant de comprendre pourquoi ce type de

production médiatique plaît aux femmes, mais

comment le plaisir qu'eiles en retirent influe sur

Ieur manière de se percevoir et d'évaluer leurposition au sein de la sociétéz2. Si heuristiquesoit-elle, cette proposition nécessite toutefoisd'avoir recours à un matériau plus diversifléque les lettres de spectatrices à partir des-

quelles elle est élaborée.

Bien qu'il ne porte pas spéciflquement sur

leur rapport à la culture de masse, le travail

PENSER LES RAPPORTS ENTRE CLASSEET FÉMINISME AVEC LES FEMINISTCULTUBAL STI/DIESPrincipalement connues pour leur contribu-tion à I'étude des mécanismes de décodage

des contenus médiatiques par les publicsfémininstT, les enquêtes ethnographiques s'ins-crivant dans Ie champ des Femrnist CulturalStudies fournissent également de précieuxoutils pour penser les enjeux théoriques etpolitiques inhérents aux processus de produc-tion des savoirs féministes. Certains travauxse focalisent tout particulièrement sur les rap-ports de pouvoir se jouant entre chercheusesféministes et femmes subalternes au sein des

DELPHINE cHEDALEUX 85

DELPHINE CHEDALEUX

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POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE

ethnographiqueextrêmementdensemenéparconduisantnotammentàobserverquotidien.BeverleySkeggsauprèsde83jeunesfemmesnementleséChangesmédiatisésparledispo-desclassespopuiaires,pendantplusdedixsitifsocionumériqueetàtisserdesliensavecans, permet en l,occurrence de saisir finement certaines de ces femmes - c'est notamment

tantlepoidsdesreprésentationsdominanteslecasdesadministratricesde<Lafamiliede genre et de classe dans la formation de cinquanteNuances>aveclesquellesilm'arrive

Ieur subjectivité, que leurs actions micropoli- d'échanger par messagerie privée - me permet

tiques de résistanc" a iu -'iot"""e symboliquez3 qu p.tu"d:.t U l]*

le corps leurs expériences

L,efflciencedesanalysesdeSkeggsprovtentderéceptioneniesreiiantàd'autresaspectsnonseu]ementdel,originalitédeSonassem-deleursvies.Ils'agiteneffetnonseulementblage théorique (elle a.ficrrlu en particulier les de donner une légitimité aux investissements

propositionsdeMichelFoucaultsurlaproduc-culturelsdecesfemmes,maisaussidesaisirtion du sujet au sein des rapports de pouvoir Ia manière dont ils participent à la construc-

avec la métaphore nourdieuslenne du capital tion de leur subjectivité' entendue au sens de

qu,elleseréappropriepourpartie2a)maisaussiFoucaultCommelieud'exercicedupouvoiretde l,omniprésence d; son questionnement de Ia capacité d'agir26' C'est dans cette pers-

réflexif. Elle-même issue d,un milieu populaire, pective que s'inscrivent les premières ana-

Skeggs possède une première expérience sco- iy'"' de' données de 1'enquête' qui s'articulent

Iaire et professionnelle proche de celie de ses autour des couples sexualité/respectabilité et

enquêtées' Cette proximité relative engendre souci des autres/souci de soi'

une conscience accrue du pouvoir que lui

confèresonstatutdechercheuseayantlapos.sExUALlTÉETRESPECTABILITE'sibilité de raconter la vie de ces femmes qui SoUcI DES AUTRES ET soucl DE SoI

ontlesentimentd,êtreconstammentlugeesLesfemmes.rencontréesenentretienontpar les classes supérieures. sans renonclr à toutes le sentiment de faire i'objet' en tant que

uneposturecritiqueconsistantàpointeriesfansdeCNG(c'estainsiqu'ellessequalifient)'effets structurels des mécanismes de domina- d'un regard stigmatisant prenant la plupart

tion de genre et de ciasse sur leurs conditions du temps un caractère sexuel: <obsédées> et

d,existence, elle crée ainsi un espace discursif <frustrées> sont les principaux qualiflcatifs

qui rend visible et légitime leurs expériences rapportés27' Cela conduit certaines d'entre elies

subjectives, dans l,objectif de construire un à nL plus vouloir en parler en dehors de leur

féminisme capable d'inclure <des formes frag- groupe Facebook: <<Les gens ont été beaucoup

mentaires d,action féministe au lieu de viser îa 1"gi "t critiqtés dans leur entourage proche ["']'

Et sur le forum c'est un lieu où i) n'y a aucun

Ëï"::fitiffJ o*" res outirs d,analyse iugement.surrjen,rjen du rour.> (varentine,ze

fournis par les pemiÀist cultural studies per- ans, mariée, deux enfants, assistante mater-

mettent de rendre compte de la réception d'un neile sans emploi2s)' L'interdiction d'émettre

objet comme CNG en àvitant (dans 1a mesure des jugements négatifs et la confldentialité des

du possible) les écueils d'un féminisme impé- échanges comptent en effet parmi les princi-

rialiste. Ainsi, je choisis comme Ien Ang de paies normes Ln vigue,,r dans ces groupes et

me désintéresser du contenu idéologique du conditionnent la possibilité de <lâcher prise>'

texte pour me focaliser sur les significations selon la devise apparaissant sur les afflches du

que lui donnent les lectrices,/spectatrices. Au premier film et reprise comme un mot d'ordre'

reste,lerecoursàuneméthodeimmersivemeLesgroupesconstituentdecefaitunespace

DELPHINE CHEDALEUx 86

POLI 14

protégé - et à protéger - du regard des autres(notamment celui des hommes). L'intimitéainsi créée autorise les <conneries>, le rire,

la grivoiserie ou l'érotisme sans engendrer

d'effets négatifs. Outre les commentaires

accompagnant les photographies suggestives

de Jamie Dornan/Christian Grey, on trouve ainsides photos et des vidéos de soirées réunissantles membres les plus actives de < La familleCinquante Nuances >, au cours desquelles elles

se mettent en scène dans des jeux érotiquesreproduisant certaines scènes du film. Or, àI'instar des enquêtées de Beverley Skeggs, la

respectabilité est un enjeu central pour les

femmes avec lesquelles je me suis entretenueze.

Elles ont ainsi des stratégies de distinction à

l'égard d'un ensemble d'attitudes qu'elles consi-

dèrent comme déplacées (repérées notam-ment parmi d'autres groupes de fans) ou <vul-gaires >: <<J'aime pas tout ce qui est vulgaire [...]tout ce gui est monde SM tout ça c'est pas mon

tnp.> (Valentine). Elles mettent par ailleurs unpoint d'honneur à différencier <J'érotjsme> de

CNG de la pornographie qu'elles rejettent una-

nimement. Leur investissement culturel et leurparticipation aux groupes de discussion sontdonc des espaces où elles peuvent faire rimersexualité avec respectabilité.Dans ces conditions, les groupes peuventconstituer une ressource leur permettant de

résister à la stigmatisation sexuelle. Ancienne<<introvertie>>, Karine dit ainsi < /s'/assumerbeaucoup plus> et mieux affronter <le regard

des autres> depuis qu'elle fréquente le groupe:

Les gens autour quand ils me voient avec mon

porte-cJé Cinquante Nuances de Grey, mon tee-

shirt <Grey> [...], c'est... La dernière fois il y en a

une, je |'ai envoyée bouler devant l'école. Elle me

dit: <Grey? Vous avez pas honte?> Je l'ai regar-

dée, je lui ai dit: <Honte de quoi? D'aimer Ie sexe

et d'aimer les àrstories d'amour? Bah non, j'ai pas

honte. Moije suis pas née bonne scnur!> [...] Au

bout d'un moment il faut arrêter ce monde de

REGARDS DE CLASSE

stéréotypes. (Karine,40 ans, mariée, deux enfants,

assistante maternelle sans emploi)

La réprobation dont Karine fait I'objet se cris-tailise sur les marqueurs vestimentaires d'adhé-

sion à CNG et leur signiflcation sexuelle. Or sa

réaction l'éloigne sensiblement des observations

de Skeggs qui note que la sexualisation des

femmes de classe populaire (à travers leurs atti-tudes, leurs coiffures, leurs tenues considérées

comme <vulgaires>) engendre < une résrstance

â .1a sexuafité, une diffrculté à ]a vivre et, assez

fréquemment, de la honte3o>>. Ici, la manifestationde Ia <passion> de Karine devient au contrairele lieu d'une lutte pour son autodéflnitioncomme sujet sexuel et comme personne respec-

table. Cette coexistence renvoie au mélange de

< lâcher prise > et de contrôle de soi qui marque

son mode d'appartenance au groupe:

Honnêtement, depuis )a soirée [durant laquelJe plu-

sjeurs membres se sont rencontrées pour la pre-

mière foisl, depurs que nous avons tout Jâché prise,

(lâcher prise - c'est ça, C'est vraiment Je mot!) 1à

je me suis compJètement, pas dévergondée ce n'est

pas le terme, Ça ne me plaît pas, mais ouverta Je

me libère.

Les groupes constituent par ailleurs des

espaces au sein desquels la bienveillance etIe soin des autres sont omniprésents. Cetteéconomie affective semble faire écho à I'im-portante proportion de femmes ayant une

profession liée au care3r qui on le sait, tend àrapprocher les compétences professionnelles

des compétences' <féminines> développées

dans Ia sphère privée et familiale3z. Les administratrices rencontrées envisagent ainsi leur

rôle comme un véritable <<travail>> consistant à

collecter un maximum d'informations sur CNG

tout en créant du lien social: <<95 % des gens

sur le forum ont été ou sont en soufirance' ['..]

On construit autour de Fiffi [...] c'est le noyau,

et autour ça tricote.> (Valentine).

DELPHINE CHEDALEUX 87

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i

Les groupes de discuss ion autour de Cinquante

NuancesdeGreyconstituentdesesPacesausejndesgue Is Ia bienveillance et Ie soin des auttes

sont omniPtésents'

POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE

Mais se soucier d'es autres nempêche pas de.se

,"""t", de soi33, et les trois femmes interrogées

tà*"tg"*, du rôie de CNG dans leur prise de

conscience plus ou moins brutale d'une dilu-

tion d'elles-mêmes' notamment dans la vie

familiale:

La lectute des bouquins m'a montré qle ie n'étais

pas heureuse dans mavje du tout' ["'] Je ne vivais

pas pout moimais pour les autres' Salentine)

Quand j'étais jeune' ie lisais beaucoup beaucoup

beaucoup' Mais apres' on en revient toujours

au même, tu vois on s'oublie' on pense pas qu'on

peut prendre du temps pour soi à bouqtinet' à se

Lr*" (Sandra, mariée' 2 enfants' employée dans

Ia grande distribution)

Ces ruptures, parfois violentes comme dans Ie

""t O" lOrine, entraînent des renégociations

à" ""rtuir,,

aspects de leur vie' tant au nlveau

,.*,ta (désinhibition)' conjugai (développe-

ment d'une meilleure communication au sein

âl, "orrpru

ou, au contraire' séparation) que sub-

;;*Ë"* de conflance en soi' développement

â'une meitteure image de soi35)' Karine raconte

O"t "**O* avoir désormais recours à diverses

ir"rto""t de soi (psychothérapie' pratique d'un

lri *"r,t"t visant à <remodeler [sonl corps à

îr""ii*"g",) quelle envisa$e comme des ins-

irrr*"ntrlisant à reprendre le contrôle sur

u1t"-*O-" et quelle relie pleinement à sa pas-

sion Pour CNG'

Le récit de ces <ruptures3a> p""t- 9:*filoii*r,"u"*"nt très intense' a fortiori

forrqtil implique le dévoilement d'espaces

t*t*"t rnarqués par des expériences

àolrtorrr"lrr"s' Ainsi' pour Karine ia lecture de

CNG interuient comme t'élément déclencheur

Jtn Oro""rsus d'introspection relatif à des

vioiences sexuelles subies pendant I'enfance :

Je pense [que] la souffrance de ce personna$e

[Christian Grey], de tout ce qtlil a vécu' pat tapport"à

ce qte moi j'ai vécu dans mon enfance ["'] je ne

sais pas, ça a dû faire un déclic chez moi"' Voilà' j'ai

sombte' Pendant un an"' (Karine)

CONCLUSIONJe ne prétends pas produire un savoir objec-

t'rt t"t'" réception de CNG' mais une analyse

ràsuttant d'un point de vue particulier' En ce

sens, Ie dévoilement de Ia genèse intime de

mes questions de recherche participe d'une

ià*"*rt" située qui impiique non seulement

à"--Ot"Oté-*iser les rapports de pouvotr a

l'ceuvre dans Ie pto""'* de production du

t"""tt mais aussi de communiquer ies émo-

tions générées dans Ie cadre de I'enquête' Ma

trajectoire sociale en$endre en.effet :ii"",-unti*"r,t de proximité àl'égard de ces femmes'

non seuiement parce qu'il ni'arrive très souvent

de me dire qu'elles pourraient être mes sceurs

ou certaines de mes amies' mais aussi parce

88

POLI 14REGARDS DE CLASSE

lilt

tl ii

1

lilj'ai moi-même expérimenté dans ma chair Iejugement des classes dominantes' Cette expé-

rience minvite à rester attentive au pouvoir

que recèle mon regard d'universitaire sur ces

femmes, car je sais comme Beverley Skeggs

que <les classiflcations négatives supplémen-

taires sont bien la dernière chose dont les

femmes des classes populaires ont besoin36>'

Dès lors - et c'est la raison pour laquelle je les

dévoile - ies émotions de classe soulevées par

cette enquête jouent un rôle déterminant dans

la manière dont je conduis mes analyses: elles

minvitent à rendre compte des expériences de

ces femmes d'une manière aussi juste et déli-

cate que possible, ce qui ne revient pas à aban-

donner toute posture critique. Si cette enquête

appelle de multiples approfondissements et

prolongements (qui consisteront notamment

à étendre I'observation ethnographique aux

moments où elles investissent I'espace <réel>

lors de soirées ou d'événements spéciaux),

ces premières observations me conduisent en

I'occurrence à regarder leurs investissements

culturels comme des espaces oir leur capacité

d'agir s'actualise tant dans Ia production d'un

regard valorisant sur elles-mêmes que dans la

mise en ceuvre de dispositifs de surveillance et

de contrôle d'elles-mêmes37.

6. Facebook a joué un rôle central dans

Ie succès des liwes et du film en France

comme dans les pays anglophones. Voir

R. A. Deller et C. Smith, <Reading the

BDSM Romance: Reader ResPonses to

Fifty Shades>, Sexualities, vol 16, n" 8,

2013, p. 932-950.

7. Ce groupe très actif, dont le nom a été

modifié, réunit plus de 1400 membres On

compte en moyenne une dizaine de statuts

par jour, ainsi que des rencontres régulières

entre les membres les plus actives.

8. Seuls quelques hommes identifiés

comme des alliés sont admis.

9. C'est Ie cas pour l'écrasante majori-

té des 154 femmes déclarant occuper

ou avoir occuPé un emploi Parmi les

221 répondantes aux sondages.

1O. Voir M. BigeY, oP. èit

I 1. rbid.

12. Voir par exemple: C. Bouet, <Je rêve

d'un film qui ne fasse pas l'éloge du viol>,

Leplus.nowelobs.com [en ligne], 20 I 5; J

G., < 50 shades of s*: Ia violence conjugale

monochtome >, I ecinemaestpolitique.fr fen

Iignel,2Ot5; Sarah, <Fifty shades of Grey

ou la culture du viol>, Barbjetunxcom [en

lignel,2015.

13. Voir H. Bréda, < La critique féministe

profane en ligne de films et de séries

télévisées>,Réseaux,vol. l, n' 201' 2017'

p. 87-114.

14. L. MulveY <Visual Pleasure and

Narrative Cinema>, Screen, vol. I 6, n" 3'

1975, p. 6-I8;L. Mulvey Vr'suaI and other

pJeasures, Londres, Palgrave Macmillan'

r989.

I5. S. Taylor-Harman et E. Pearson (dir')'

<Special Issue: Fifty Shades of Grey>'

Intensjtieg The Joutnal of Cult Media'

n" 8, 20l6; R. A. Dellàr, S. Harman et

B. Jones (dir.), <Special Issue: Reading

the FiftY Shades Phenomenon>'

Sexualities,vol l6, n' 8,2013'

Notes

l. source : www,allocine.fr

2. M. Bigey < 50 nuances de Grey: du phé-

nomène à sa réception>, llermès, vol. 2,

n" 69,2014,P.88-90.

3. E. illouz, tlard Iomance. Cinquante

Nuances de GreY et nous, Paris, Seuil,

20r4.

4. Bondage, Discipline, Sadomasochisme.

5. Voir J Jouèt et C. Le Caroff,

< L'observation ethnogmphique en ligne >'

in C. Barats (dir.), Manuel d'analyse

du web, Paris, Armand Colin,2013,

p. 147-165.

DELPHINE cHEDALEUX89

DELPHINE CHEDALEUX

Page 6: Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances ...

It t

POLI - POLITIQUE DE L'IMAGE

16. A. Huyssen, < Féminité de la culture

de masse: I'autre de la modernité>'

trad. N. Burch, in G. Sellier et E Viennot

(dir,), Cu.lture d'élite, culture de masse et

différence des sexes, Paris, L'Harmattan'

2OO4,p.47-75.

I 7. Voir Par exemPle J. StaceY, Star

Gazing: HoilYwood Cinema and Female

Spectatorship, Londres, Routled ge' 199 4 ;

M. E. Brown, SoaP OPera andWomen's

Taik, Londres, Sage, I994 Sur Ia notion

de décodage, voir S. Hall, ( Codage/

décodage), trad. M. Albaret et M -C'

Gamberini,.Réseaux' vol. 12,n" 68' 1994'

p. 27-39.

18. Voir par exemple B. Ske$$s (dir')'

Femjnjst Cultural Theory Process and

Production, Manchester, Manchester

UniversitY Press, 1995.

19. A. McRobbie, <The Politics of

Feminist Research: Between Talk' Text

and Actionl, Feminist review'n' 12' 1982'

p.46-57.

20. J. RadwaY, -R eading the Romance:

Women, Patriarchy and Popular Litemture'

Chapel Hill et Londres, University of

North Carolina Press, 1984'

2 1 I. Ang, < Feminist Desire and Female

Pleasure: On Janice Radway's Reading

the Romance: Women, PatriarchY and

Popular Litetature (Chapel Hill and

London: University of North Carolina

Press, 1984) >, Camera Obscura,vol' 6'

n" I, I988,P 179-l9O'

22.7. Ang,Watching Dallas, Soap Opera

and The Melodnmatic Imagination'

Londres, Routledge, 1985, p l31-136

23. B. Skeggs, Des Femmes respectabies'

Classe et genrc en milieu popuiaire' trad'

M.-P Pouly, Marseille, Agone, 2OI5 ll997l'

24. Pour une synthèse en français de

la démarche d'appropriation féministe

des concePts bourdieusiens dans

Iaquelle s'inscrit Ie travail de Skeggs' voir

V Albenga, < Le féminisme entre genre'

classe et capital culturel À propos de

Des Femmes respectables de Berverley

Skeggs), Pofitix, n' 109, 2015, p 159-165'

25. B. Skeggs, Des Femmes respectables'

op. cit., P. 310.

26. M. Foucault, Dits et écrits (J954'

J 988), Paris, Gallimard, 200I []9941'

27. Sur le concePt de stigmate'

voir B. G. Link et J. C. Phelan'

< Conceptualizing stigma ), Annu al Review

of Sociotogy, vol 27, 2OOI, p 363-385

28. Les Prénoms ont été modifiés'

29. Voir B. Skeggs, Des Femmes respec-

tab)es,op cit, Chapitre 6: <En quête de

respectabilité. Devenir hétérosexuelles >'

p. 233-270.

30.Ibid,P.246

3 l. Dans un peu plus d'un tiers des cas'

les répondantes aux sondages internes

occupant ou ayant occupé un emploi

mentionnent les secteurs de Ia santé'

des services à la personne et de la petite

enfance

POLI 14

32, G. Cresson et N. Gadrey <Entre

famille et métier: le travail du care>,

Nouve.lJes Quesfions êminrstes, vol. 23,

n' 3,2004, p. 26-4)..

33. M. Foucault, Histoire de la sexualité,

tome III, le souci de so.i, Paris, Gallimard,

1997 lr994l.34. Sur cette notion, voir M. Bessin,

C. Bidart et M. Grossetti (dir.), Ies

Scjences socjales face aux ruptures et aux

événements, Paris, La Découverte, 2009.

35. Ces éléments proviennent de I'analyse

des entretiens.

36. B. Skeggs, Des Femmes respectables,

op. cii., p. 310.

37. Il est intéressant de constater que

ces résultats présentent de nombreux

points communs avec les observations

de Viviane Albenga à propos de lectrices

fréquentant des cercles de Iectures

fondés sur I'entre-soi distingué. Voir

V Albenga, S'émanciper par Ia lecture.

Genre, classe et usages sociaux des

fivres, Rennes, Presses Universitaires de

Rennes,2017.

REGARDS DE CLASSE

DELPHINE CHEDALEUX

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