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Configurations oulipiennes du ludique : le discours de la contrainte dans Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau et Le château des destins croisés d’Italo Calvino by Caroline Lebrec A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Degree of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto © Copyright by Caroline Lebrec 2012

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Configurations oulipiennes du ludique : le discours de la contrainte

dans Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau

et Le château des destins croisés d’Italo Calvino

by

Caroline Lebrec

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Degree of Philosophy

Graduate Department of French

University of Toronto

© Copyright by Caroline Lebrec 2012

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Configurations oulipiennes du ludique :

le discours de la contrainte

dans

Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau

et Le château des destins croisés d’Italo Calvino

Caroline Lebrec

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French

University of Toronto

2012

Résumé/Abstract Parmi le corpus des textes oulipiens, certains textes combinatoires – notamment ceux

des origines – s’inscrivent dans une conception interactive de la littérature, bien avant que celle-

ci soit théorisée par la cybernétique. Par exemple, Cent mille milliards de poèmes de Raymond

Queneau (1961) métatextualise le potentiel reconfigurateur du sonnet sur le mode de

l’interaction physique du lecteur avec le texte, tout comme Le château des destins croisés

d’Italo Calvino (1969) métatextualise le potentiel interprétatif du lecteur sur le mode de

l’embranchement. Pourtant, les oulipiens ont longtemps été accusés de négliger le rôle du

lecteur au profit de la valorisation des jeux d’écriture, alors que les premiers textes oulipiens

montrent, en fait, le contraire.

Les théoriciens du ludisme littéraire insistent davantage sur l’aspect social du jeu,

faisant de la littérature une simple forme de divertissement. Le jeu oulipien, quant à lui, est de

l’ordre du construit et de la configuration. En s’appuyant doublement sur un programme

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d’écriture et une programmation lectorale, le discours de la contrainte prend en charge les

modalités de l’interaction, soit sur le mode de l’indifférence – si l’interaction est cryptée – soit

sur le mode de la collaboration – si le projet auctorial est de rendre visible la propriété

interactive de son texte, comme c’est le cas de Cent mille milliards de poèmes et du Château

des destins croisés.

Alors que le champ des littératures à contraintes est constitué majoritairement de

modèles de lecture cryptanalytique et privilégie les textes qui programment une modalité

implicite d'inscription de la contrainte, cette étude montre que l'intégration explicite par le

discours de la contrainte exige une interaction qui sert un projet plus vaste de lisibilité en

fonction des règles génériques qui sont spécifiques à la poésie et à la fiction. Le cinquantenaire

de l’Oulipo valait bien une revalorisation de ce qui constitue pour nous la double spécificité du

texte oulipien à contraintes : ses propriétés interactives et l'appui singulier qu'il prend sur la

potentialité des formes littéraires.

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REMERCIEMENTS

... Aux auteurs oulipiens, et en particulier à Raymond Queneau et à Italo Calvino, pour m’avoir fait connaître une littérature construite sur le modèle du labyrinthe, dont il ne suffisait pas de chercher à sortir mais bien de savoir en configurer une sortie. ... Au Département d'Études françaises de l’Université de Toronto, ainsi qu’au Département d'Études langagières de l’Université de Toronto Mississauga pour m’avoir offert un encadrement propice à une concentration sans relâche. ... Au professeur Pascal Michelucci, pour m’avoir guidée pas à pas dans le programme, pour ses grandes qualités humaines, la rigueur et le dévouement qui le caractérisent ; aux professeures Janet Paterson et Sylvie Rosienski-Pellerin qui ont toujours su me montrer, avec une extrême gentillesse, beaucoup d’enthousiasme et de rigueur, qu’il fallait penser sans relâche à la prochaine étape du travail, tout en sachant ne pas occulter l’étape en cours. Je leur adresse à tous les trois un grand remerciement pour avoir su être des modèles de patience et d’encouragement. Je leur suis très humblement reconnaissante et me sais extrêmement fortunée et privilégiée d’avoir pu être encouragée dans ma réflexion, autant par leurs propres recherches que par leur profonde bienveillance. ... À ma mère, ma chère petite maman, qui a su éblouir chacun de mes jours, avant de disparaître bien trop tôt, pendant l’écriture de cette thèse. Né dans la douleur de son absence mais aussi dans l’énergie qu’elle m’a transmise de savoir remettre cent mille milliards de fois mon travail sur le métier à tisser de nos ancêtres canuts, à Saint-Étienne et à Lyon, ce travail lui est entièrement dédié. ... À ma petite Marielle, ma merveille, et à tous ceux et celles qui sont restés à mes côtés pendant toutes ces années, Azeem, Nicholas, Michelle, Antje, Joëlle, Filomena, Yann, Xavier, François, Rodolphe et ma précieuse Claire.

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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS .......................................................................................................................... IV

TABLE DES MATIERES .................................................................................................................... V

TABLE DES FIGURES .....................................................................................................................VII

INTRODUCTION................................................................................................................................1 1. Configurations textuelles : entre programme d’écriture et programmation lectorale .......................................5 2. Visibilités de la contrainte..................................................................................................................................9 3. De Cent mille milliards de poèmes au Château des destins croisés : le texte combinatoire au croisement des genres ...................................................................................................................................................................21

CHAPITRE 1 : TRANSMETTRE LA CONTRAINTE : UNE FORME D’INTERACTIVITE ENTRE ECRITURE ET LECTURE .................................................................................................................28

Les caractéristiques du texte à contraintes ..........................................................................................................34 Questions de littérarité.....................................................................................................................................35 Questions de lisibilité ......................................................................................................................................38 La transmission de la contrainte ......................................................................................................................40

La modalité dénotative : le lecteur averti.............................................................................................................44 L’interaction entre le texte et le lecteur : un jeu de langage ............................................................................44 Les stratégies paratextuelles ............................................................................................................................46 Les stratégies péritextuelles.............................................................................................................................46 Les stratégies épitextuelles ..............................................................................................................................52 Quelques stratégies qui dépassent le cadre paratextuel ...................................................................................54 Un cas d’écriture accompagnée : le mode d’emploi ........................................................................................58

La modalité connotative : la valorisation du sujet de l’œuvre .............................................................................62 Une stratégie de distanciation de l’auteur........................................................................................................63 Indices de subjectivité dans le « Mode d’emploi »..........................................................................................65 La tradition de l’exposition du pourquoi .........................................................................................................67 La transmission de la contrainte : une stratégie du comment...........................................................................68 La transmission de la contrainte : le lien entre le quoi et le où........................................................................69

L’auteur oulipien : une unité multiple..................................................................................................................71

CHAPITRE 2 : CENT MILLE MILLIARDS DE POEMES : UNE POESIE COMBINATOIRE « FORME DE VIE »...............................................................................................................................................78

La potentialité combinatoire du sonnet................................................................................................................85 La rime, mémoire de la forme poétique : de la sextine au sonnet....................................................................85 La forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes .......................................................................................89 « La formule de rimes » de Cent mille milliards de poèmes............................................................................95 Deux lectures combinatoires ...........................................................................................................................99 Enjeux de la forme fixe : un exercice de mémoire et d’appropriation...........................................................109

De la lecturabilité du discours de la méthode....................................................................................................113 Questions de matérialité : la contrainte éditoriale..........................................................................................113 Questions de littérarité : poétique du « Mode d’emploi » .............................................................................121 Questions de lisibilité : poétique du « Mode d’emploi » ...............................................................................134 Poétique des titres..........................................................................................................................................139 L’alexandrin : le grand absent des règles du « Mode d’emploi » ..................................................................143

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Du projet à l’œuvre : le système de la rime........................................................................................................149 Le discours scientifique de la rime ................................................................................................................149 Enjeux de la visibilité de la contrainte...........................................................................................................163

CHAPITRE 3 : LE CHATEAU DES DESTINS CROISES : UN RECIT COMBINATOIRE .........................166 La combinatoire texte/image..............................................................................................................................172

Les tarots : un objet culturel ..........................................................................................................................172 Le tarot et la question des origines ................................................................................................................173 Le tarot : un jeu ésotérique et combinatoire ..................................................................................................175 Les cartes : une contrainte numérique dans le système combinatoire ...........................................................182 Les tarots calviniens ......................................................................................................................................185 Les possibles narratifs des cartes...................................................................................................................190

Continuités et discontinuités narratives : La métalepse aux croisements des récits ..........................................195 Métalepses .....................................................................................................................................................195 La métalepse : contribution à la critique calvinienne ....................................................................................199 De la métalepse au métatextuel : le sujet sous contrainte(s)..........................................................................202 La dialectique texte/péritexte.........................................................................................................................206

Pratiques métaleptiques dans les récits du Château des destins croisés............................................................210 Des récits-cadres aux grilles de cartes ...........................................................................................................210 Les récits enchâssés.......................................................................................................................................216 Les récits métaleptiques ................................................................................................................................223 Un dispositif d’enchaînement ou d’entrecroisement ?...................................................................................230

Continuités et discontinuités narratives : la réécriture aux croisements des textes ...........................................234 Écrire-lire l’intertexte : la réécriture entre commentaire et copie ..................................................................237 Figures de Roland..........................................................................................................................................239 La figure de l’arbre : une poétique de la boucle ............................................................................................243 Les possibles narratifs : du cycle de contes au récit de soi ............................................................................248 Le texte ludique entre labyrinthe et dédale....................................................................................................253

CONCLUSION ...............................................................................................................................259

BIBLIOGRAPHIE...........................................................................................................................273

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TABLE DES FIGURES FIGURE 1: LE STATUT DE LA CONTRAINTE. ................................................................................................................14 FIGURE 2 : LA SPIRALE DE LA SEXTINE.......................................................................................................................87 FIGURE 3 : LA PERMUTATON DES MOTS-RIMES DE LA SEXTINE. .................................................................................88 FIGURE 4 : LES FORMULES DE RIMES DU SIZAIN SELON MAURICE THUILIÈRE. ...........................................................91 FIGURE 5 : UNE VUE À PLAT DE CENT MILLE MILLIARDS DE POÈMES..........................................................................100 FIGURE 6 : LE SCHÉMA DU DOUBLE HÉLIX, REPRÉSENTANT LA FORMULE DE L’A.D.N. ...........................................112 FIGURE 7 : UN SONNET DE CENT MILLE MILLIARDS DE POÈMES, SÉLECTIONNÉ PAR LA MACHINE DE BRAGARD ET

KAYSER..........................................................................................................................................................118 FIGURE 8 : UN COLLAGE RÉALISÉ PAR LAURENT D’URCEL. ....................................................................................119 FIGURE 9 : LE SCHÉMA COMBINATOIRE DU CADAVRE EXQUIS SURRÉALISTE............................................................130 FIGURE 10 : UNE CARTE DU MAMLUK ÉGYPTIEN, LE HUIT D’ÉPÉE DES TAROTS DE MARSEILLE,.............................173 FIGURE 11 : LES SUITES DU JEU SURRÉALISTE ET LEURS RÉFÉRENCES. ....................................................................178 FIGURE 12 : LA CARTE PARACELSE A ÉTÉ RÉALISÉE PAR ANDRÉ BRETON ; CELLE DE L’AS D’ÉTOILE PAR OSCAR

DOMINGUEZ. ..................................................................................................................................................178 FIGURE 13 : LE DÉBUT DU RÉCIT DE « HISTOIRE DE L'INGRAT PUNI » ET SA CARTE CORRESPONDANTE (LE CAVALIER

DE COUPE DES TAROTS VISCONTI). ................................................................................................................186 FIGURE 14 : : LE DÉBUT DU RÉCIT DE « HISTOIRE DU GUERRIER SURVIVANT » ET LA CARTE DU CAVALIER DE BÂTON

DES TAROTS DE MARSEILLE. ..........................................................................................................................187 FIGURE 15 : UNE DOUBLE PAGE DU CHÂTEAU DES DESTINS CROISÉS. ........................................................................191 FIGURE 16 : LE SCHÉMA DE LA MÉTALEPSE ONTOLOGIQUE SELON MARIE-LAURE RYAN. .......................................198 FIGURE 17 : LES DEUX GRILLES DES CARTES DE TAROT (VISCONTI ET MARSEILLE) ................................................214 FIGURE 18 : LES POINTS D’INFLEXION SPATIALE SELON GÉRARD GENOT (« LE CHÂTEAU.»)...................................219 FIGURE 19 : LES POINTS D’INFLEXION SPATIALE DANS L’« HISTOIRE D’ASTOLPHE SUR LA LUNE ».........................220 FIGURE 20 : LES POINTS D’INFLEXION SPATIALE DANS L’« HISTOIRE DE L’INDÉCIS » (« LA TAVERNE »). ................222 FIGURE 21 : LE CAVALIER D’ÉPÉE, L’ERMITE ET LE BATELEUR (TAROTS DE MARSEILLE). ....................................225 FIGURE 22 : UNE REPRÉSENTATION DE LA LEMNISCATE DE BERNOUILLI. ...............................................................232 FIGURE 23 : LE CARRÉ SÉMIOTIQUE DU CHÂTEAU DES DESTINS CROISÉS SELON KATHRYN HUME. ...........................237 FIGURE 24 : LA CARTE DU PENDU (TAROTS VISCONTI). ..........................................................................................245 FIGURE 25 : LES MODALITÉS INTERACTIVES DU TEXTE ERGODIQUE. .......................................................................264 FIGURE 26 : NOTRE CONTAINER DES RÉCITS CROISÉS DANS LE CHÂTEAU DES DESTINS CROISÉS................................267

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INTRODUCTION

« L’idée de Jeu est une idée reçue. Elle fait partie d’un ensemble plus ou moins systématique qui a forme et sens d’idéologie. Il va de soi, pour celui qui participe à cette idéologie et s’y trouve baigné, que l’idée de Jeu est inséparable d’autres idées comme celles d’Amusement, de Fantaisie, de Liberté, de Gratuité. On la place naturellement dans le sillage de celle d’Enfance. Elle se situe, à l’intérieur de ce champ, à l’opposé d’autres idées qu’elle paraît repousser, comme celles de Travail, de Sérieux, de Contrainte. »

Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, José Corti, 1989, p.163.

Dans le champ des littératures à contraintes, dont les premières études datent des années 1990,

l’attention de la critique s’est portée sur la littérarité et la lisibilité du texte à contraintes

(Baetens, de Bary, Magné, Reggiani, Wagner), avant d’évoluer, pour les unes, vers le degré de

visibilité de la contrainte (Reggiani, Wagner) et, pour les autres, vers la recherche de protocoles

de lecture du texte contraint (Bisenius-Penin, Lapprand, Magné, Montémont, Motte, Raymond,

Thomas, Wagner), notamment à partir de la poétique des genres (Baetens). De tous ces travaux

récents, nous retenons que le texte à contraintes est un « texte hyperformaliste » qui prend le

parti du « construit » et qui le montre à partir d’une « hypertrophie de la fonction de

communication »1. Nous déduisons qu’au lieu de tendre vers un produit qui fait « autorité », le

texte à contraintes questionne ouvertement les possibles de la littérature ainsi que ses limites

formelles2. C’est à partir de cet aspect que la rhétoricienne Christelle Reggiani aborde le texte à

contraintes en termes d’une « rhétorique de l’amplification » (11). C’est aussi à partir de cet

aspect que le poéticien Warren Motte met en relation le texte oulipien à contraintes et la

littérature de l’épuisement (« the literature of exhaustion ») théorisée par John Barth, et qui se

1 Frank Wagner, « Pannes de sens : apories herméneutiques et plaisir de lecture », Poétique, 142, 2005, p.187 ; Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », Poétique, 125, 2001, p.9 ; Frank Wagner, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques romans français contemporains », Poétique, 165, 2011, p.4. 2 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », Formules, la revue des littératures à contraintes, 4, « Qu’est-ce que les littératures à contraintes ? Avant, ailleurs et autour de l’Oulipo », 2000, p.12.

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retrouve notamment dans le texte perecquien Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, ainsi

que dans d’autres écritures formelles contemporaines3.

Parmi ces balises théoriques posées par Reggiani et Motte, notre travail s’inscrit en

marge de la littérature de l'épuisement. Nous nous intéressons aux textes qui confrontent

l’ouverture sur les possibles à un cadre limité et contraint, à la fois par le calcul combinatoire

mais aussi par le geste ludique de l’auteur, comme on le voit chez l’oulipien Georges Perec

sous la forme de la « liste » et que Motte observe aussi chez l’oulipien Jacques Jouet dans le

principe d’hétérogénéité et d’hybridité des genres (poésie, prose, théâtre)4. Nous avons pensé

que la célébration du cinquantenaire de l’Oulipo en 2012 était l’occasion de revenir sur ce que

les oulipiens appellent une exploration « anti-hasard » de la littérature, c’est-à-dire une écriture

calculée et donc programmée. À l’Oulipo, « la potentialité est incertaine, mais pas hasardeuse.

On sait parfaitement tout ce qui peut se produire, mais on ignore si cela se produira »5. Ainsi,

du programme à sa recevabilité, le texte à contraintes pose d’emblée une relation de réciprocité

qui scinde l’écriture et la lecture. Cette relation est ce qu’on a appelé le discours de la

contrainte, c’est-à-dire le programme qui rend le texte interactif car manipulable par le lecteur.

Entre « possibles » et « épuisement », le texte oulipien à contraintes est ainsi construit

sur un double programme : à la fois résultat d’un « programme d’écriture » et système d’une

3 John O Starck, The Literature of Exhaustion: Borges, Nabokov and Barth, Durham, Duke University Press, 1974 ; Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Bourgois, 1982. Pour les écritures oulipiennes, Warren Motte s’est occupé de la poétique de Georges Perec (The Poetics of Experiment : A Study of the Work of Georges Perec, Lexington, French Forum, 1984), de la poétique d’Italo Calvino et Harry Mathews (Playtexts: Ludics in Contemporary Literature, Lincoln, University of Nebraska Press, 1995) et plus récemment de la poétique de Jacques Jouet (« Jacques Jouet and the Literature of Exhaustion », SubStance, 30:3, 2001, p.45-63). Pour les écritures minimalistes, il faut mentionner Small Worlds: Minimalism in Contemporary Literature (Lincoln, University of Nebraska Press, 1999). Motte a aussi consacré deux ouvrages dédiés aux poétiques héritées du Nouveau Roman (Fables of the Novel: French Fiction since 1990, Normal, Dalkey Archive Press, 2003 et Fiction Now: The French Novel in the 21st Century, Champaign, Dalkey Archive Press, 2008). 4 Jacques Roubaud, « Notes sur la poétique des listes chez Georges Perec », dans Penser, classer, écrire : de Pascal à Perec, sous la dir. de Béatrice Didier et Jacques Neefs, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 1990, p.201-208. Pour Roubaud, « toutes les procédures par contraintes forcent la liste » (207), ce qu’il exemplifie dans l’écriture pérecquienne « mangé[e] de listes » (201). 5 Jacques Bens, « Queneau oulipien », dans Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1981, p.25.

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« programmation lectorale »6. Notre travail s’inscrit donc dans un cadre théorique conforté par

les questionnements de la poétique – qui permet de traiter le programme – et de la rhétorique –

qui permet d’aborder le système. Le cadre théorique offert par la poétique s’est imposé pour

faciliter une approche à la fois formaliste et technique du texte, tandis que celui de la rhétorique

permet d’aborder le texte en fonction de ses enjeux de lecture. Alors que la critique du champ

des littératures à contraintes se concentre sur les modalités de l’écriture énigmatique

(cryptographie, cryptanalyse), nous nous sommes demandé pourquoi les textes qui présentaient

explicitement leur programme étaient négligés par la critique au profit de l’énigmatique. Nous

avons trouvé une réponse dans la notion d’« interactivité entre écriture et lecture » que propose

le poéticien Frank Wagner et qui se retrouve aussi chez le pionnier de la critique du champ des

littératures à contraintes, Jan Baetens, sous le nom de « lecturabilité »7. Nous avons cherché à

prouver que l’idée de « stériliser la lecture » avancée par Wagner était au contraire un moyen de

révéler un mode de lecture multiple lorsque le programme est explicité en péritexte, donc

disponible immédiatement au lecteur (6). Dans le jeu, il y a en effet toujours plusieurs manières

d’exercer le possible ludique. Le programme, aussi fermé que le suppose un mode d’emploi, ne

mettrait-il pas en place des programmations lectorales ? Le texte à contraintes est donc pour

nous un texte configuré et ludique, qui se déploie en fonction de « l’imagination de ses

possibles » (12).

De quelle contrainte parlons-nous ? La contrainte dont il est question n’est pas à

comprendre dans un sens restreint de figures ornementales – c’est-à-dire ponctuelles – mais

dans un sens élargi de « pensée rhétorique » doublement programmée. C’est pourquoi notre

premier chapitre est consacré à la délimitation de la notion de texte à contraintes en termes de

6 Jan Baetens, Romans à contraintes, Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2005, p.24-25 ; Frank Wagner « Visibilité problématique de la contrainte », p.10. 7 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7 ; Jan Baetens, L’éthique de la contrainte : essai sur la poésie moderne, Louvain, Peeters, 1995, p.10.

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littérarité ou sa « nature spécifique du texte », de sa lecturabilité ou « relations de l’écriture et

de la lecture », et de sa lisibilité ou « exécution de la contrainte », et enfin de sa matérialité ou

contraintes spécifiques du « support scriptural »8. Pour ce faire, nous nous sommes appuyée sur

deux textes fondateurs du champ des littératures à contraintes mais qui s’en distinguent par leur

rhétorique généralisée à l’objet-livre, à la fois par la matérialité du texte et par le statut

spécifique du programme puisqu’il y est explicité en péritexte. Hors du champ expérimental

occupé par les avant-gardes, et plus spécifiquement par les surréalistes qui ont fait le pari du

hasard, l’Oulipo fait le pari de la lisibilité, notamment à partir d’un ancrage textuel dans des

formes culturelles facilement identifiables par le lecteur, appartenant au domaine littéraire ou

non. Certains textes oulipiens, ceux qui nous intéressent, ont fait le pari de la lecturabilité, c’est-

à-dire du jeu de l’explicitation contre celui de l’épuisement herméneutique. Ainsi, notre

deuxième chapitre est consacré aux modalités combinatoires (programme) et contraintes

(ludique) du texte prodrome de l’Oulipo, Cent mille milliards de poèmes écrit par Raymond

Queneau, dans lequel le programme d’écriture échappe à l’épuisement par la formulation d’un

mode d’emploi préfaciel qui programme la reconstruction lectorale de la forme-sonnet. Dans

notre troisième chapitre consacré aux modalités combinatoires et contraintes du premier texte

dit oulipien d’Italo Calvino, Le château des destins croisés, le programme s’adapte à la

tentative d’épuisement des possibilités interprétatives en s’explicitant rétroactivement et

figuralement. La « note » calvinienne correspond en fait à une fictionnalisation de la notion

d’épuisement par la genèse de l’écriture tandis que le « mode d’emploi » quenien se contente de

transmettre, en mode brut, les règles poétiques.

8 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte, p.10-11.

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1. Configurations textuelles : entre programme d’écriture et programmation lectorale

Le champ des littératures à contraintes a connu un dynamisme effervescent dans les

années 90, notamment grâce à la création d’une revue spécialisée. Depuis 1997 et à raison d’un

numéro par an, Formules, la revue des littératures à contraintes remplit la double fonction de

vitrine de recherches et d’atelier de création pour les spécialistes et pour les auteurs du champ

concerné. La revue a notamment largement contribué à l’officialisation du champ, ainsi qu’aux

échanges entre spécialistes et créateurs. Le dynamisme des années 90 a été relayé dans la

décennie 2000 par deux rassemblements internationaux à Cerisy-la-Salle : « Le goût de la

forme en littérature » (2001), suivi de celui de 2008 consacré à la problématique de la forme et

de l’informe dans la création moderne et contemporaine9. Le choix de ces thèmes de recherche

a orienté la revue vers un changement de nom : Formules, la revue des créations formelles. Le

pas a été franchi au moment de la publication du numéro consacré aux contraintes formelles

dans le Surréalisme (2007). Le thème témoignait d’une grande ouverture d’esprit de la part des

directeurs de la revue et peut-être encore plus de la part de leur collaborateur Henri Béhar, le

grand spécialiste français dans les études sur les avant-gardes historiques. Toutefois, l’ouverture

d’esprit ne légitimant pas le difficile amalgame du Surréalisme et du champ des littératures à

contraintes, il était bien nécessaire de rebaptiser la revue. Quant à la décennie 2010, elle s’est

ouverte sur un souci de simplification puisque la revue, rebaptisée une seconde fois, répond

désormais au nom de Formules 10. Ainsi, grâce notamment à la publication régulière de la revue

et au dynamisme de ses différentes équipes directrices, le champ concerné a su s’affirmer

9 « Le goût de la forme en littérature », Formules, la revue des littératures à contraintes, sous la dir. de Jan Baetens et Bernardo Schiavetta, [Actes du colloque de Cerisy « Écritures et lectures à contraintes : le goût de la forme en littérature », 14-21 août 2001], coll. « Formules », 2004 ; « Forme et Informe dans la création moderne et contemporaine », Formules, la revue des créations formelles, [Actes du colloque de Cerisy, 11-18 juillet 2008], sous la dir. de Bernardo Schiavetta et Jean-Jacques Thomas, 13, 2009. 10 Nous indiquons ici l’URL du site historique consacré à la revue Formules : http://www.formules.net/, ainsi que celui du site actuel http://www.ieeff.org/formulessitenewhome.html.

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rapidement comme l’« une des tendances les plus fondamentales de la littérature moderne

d’expression française »11.

L’évolution du nom de la revue a le mérite de délimiter le domaine littéraire auquel

appartient plus largement le champ des littératures à contraintes : les études formelles. Il permet

aussi de mettre en avant la relation spécifique que posent l’écriture et la lecture dans le cadre du

texte à contraintes : la possibilité offerte au lecteur de devenir à son tour créateur en lui

communiquant, de différentes manières, ce qui ressemble à un programme d’écriture. Le

tâtonnement terminologique des créateurs de la revue est donc significatif des enjeux pratiques

qui relient le champ des littératures à contraintes au domaine littéraire.

Un affinement typologique de ce que le champ des littératures à contraintes entend par

« contraintes » permettra de mieux comprendre les enjeux spécifiques dont il est question. La

rhétoricienne Christelle Reggiani les désigne du nom de « contraintes d’écriture » car elle

retient le fait que ces contraintes « relèvent, pour le scripteur, d’un choix volontairement

consenti », contrairement à celles, « discursives qui participent d’une nécessité

conversationnelle valide au sein d’une certaine culture »12. Elles sont donc de l’ordre de

l’explicite (« contraintes d’écriture ») plutôt que de l’implicite (« contraintes discursives »). Le

poéticien Frank Wagner se réfère à l’expression « contraintes formelles » car elles sont, selon

lui, « indispensable[s] à la constitution du sens » pour l’auteur et pour le lecteur13. Pour lui, la

question de l’interactivité entre écriture et lecture est la question qui « constitue (ou devrait

constituer) la préoccupation principale des auteurs de littérature dite à contrainte » (7). Pour le

spécialiste Jan Baetens, ce sont celles qui sont utilisées d’une manière « systématique » dans le

texte à contraintes, contrairement aux contraintes « ponctuelles » qui ornent localement et

11 Jan Baetens, Romans à contraintes, p.9. 12 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.10. 13 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.5 et 9.

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temporairement le texte14. Ces définitions convergent vers une même vision du texte à

contraintes : c’est un texte qui fonctionne à partir d’un système formel construit à partir de

contraintes choisies par l’auteur avant de commencer à écrire le texte. Dans le texte, cette

relation est ce qu’on a appelé le discours de la contrainte, c’est-à-dire le programme qui rend le

texte interactif, à la fois recevable et manipulable par le lecteur.

À la double origine de la revue Formules et du champ des littératures à contraintes se

trouve Jan Baetens. Ses recherches sont notamment centrées sur le rapport entre la contrainte et

le genre textuel dont deux ouvrages majeurs font état : L’éthique de la contrainte : essai sur la

poésie moderne (1995) et Romans à contraintes (2005). Le premier dresse un bilan des enjeux

soulevés par le texte à contraintes – littérarité, lisibilité, lecturabilité, matérialité – ainsi que de

la manière dont les critiques ont abordé majoritairement les deux premiers domaines et négligé

les deux derniers sur lesquels notre étude se concentre, sans ignorer les deux autres15. Le second

ouvrage théorise plus ambitieusement « une philosophie de la contrainte », en fonction de « la

manière dont il convient d’envisager les rapports entre la contrainte et le texte »16. Entre les

deux ouvrages, on constate que Baetens a choisi de poursuivre sa réflexion à partir des trois

premières problématiques, mais on sait que, par ailleurs, il a également traité de front les

problèmes soulevés par le support scriptural17. Baetens aborde donc la question de

l’interactivité entre écriture et lecture dans certains textes à contraintes qui font une utilisation

spécifique de l’objet-livre, mais ne traite pas des pages découpées de Cent mille milliards de

poèmes de Raymond Queneau, qui nécessitent d’envisager le texte dans sa dimension de

« médialité », et ne traite pas non plus de l’« intermédialité » du Château des destins croisés

14 Jan Baetens, Romans à contraintes, p.23. Il précise notamment qu’une « figure utilisée systématiquement ne reste pas une simple figure, mais devient une contrainte » (23). La systématicité de la contrainte est donc bien ce qui caractérise sa spécificité, pas sa nature (rhétorique ou stylistique, etc.). 15 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte, p.10-11. 16 Jan Baetens, Romans à contraintes, p.186. 17 Jan Baetens, Le texte comme espace : études grammatextuelles, Berlin, Weidler, coll. « Romanice », 2001 ; « Writing and the Image Today », Yale French Studies, 114, sous la dir. de Jan Baetens et Ari J. Blatt, 2008.

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d’Italo Calvino18. Ce sont les deux textes à partir desquels nous avons choisi de positionner

notre approche du discours de la contrainte, en fonction des enjeux de lecture que ces deux

textes programment.

Lorsque l’on aborde le champ des littératures à contraintes, il est difficile de trancher en

faveur d’une approche plutôt qu’une autre, tant la volonté auctoriale d’écrire un texte à partir de

contraintes verrouille le texte, tant du côté de l’écriture que du côté de sa lecture. La difficulté

d’étudier le texte à contraintes est de prendre en considération le fait que les verrous présentent

un miroir déformé entre programme d’écriture et programmation lectorale, comme le rappelle

Dominique Raymond : « Gardons en mémoire, que, si, pour l’auteur, l’œuvre découle de la

contrainte [...], pour le lecteur, c’est l’inverse qui se produit »19. Pour comprendre ce processus

inversé, la distinction que fait Baetens entre la notion de « lecturabilité » et de « lisibilité » du

texte à contraintes s’avère essentielle20. Pourtant, nous avons été surprise de constater que cette

distinction n’avait pas, ou peu, été relayée par les spécialistes du champ des littératures à

contraintes21. La lecturabilité désigne la « capacité d’une relation discursive à être perçue et

18 Ces termes sont envisagés dans l’usage qu’en font Louis Hébert et Lucie Guillemette dans Interdiscursivité, intertextualité et intermédialité (Québec, Presses de l’Université de Laval, coll. « Actes », 2009). La « médialité » y est entendue comme « la somme de caractéristiques (possibilités et potentialités) techniques, par la manière technologique [qui] est à la fois produit, transmis et reçu, dont il est reproductible à l’infini » (p.2). On constate que la question de la médialité concerne de près Cent mille milliards de poèmes, puisque l’actualisation discursive de la contrainte déborde le cadre textuel et s’ancre dans l’objet-livre. L’« intermédialité », comme réunion de deux formes médiatiques différentes, peut mettre en jeu plusieurs options. Parmi les catégories de « coprésence syncrétique » (multimédia), d’« emprunt limité » (un média éclaire l’autre), de « coprésence factuelle » (un média enchâssé dans un autre) et de « coprésence par transposition » (le montage de deux médias) (p.2), la configuration du Château des destins croisés relève de la catégorie de la coprésence par transposition (montage). Le fait que le texte calvinien joue sur les effets de montage entre texte et image marque la prédominance de l’« inter » sur le « multi » (« coprésence syncrétique ») et sur le « poly » (« emprunt limité »), ceci contrairement à ce que les études calviniennes voient de polymodalité dans le texte calvinien. 19 À ce sujet, nous renvoyons à l’étude de Dominique Raymond intitulée « L’affranchissement des prisonniers du dilemme », dans L’écriture emprisonnée, sous la dir. de Jean Bessière et Judit Màar, Paris, L’Harmattan, 2007, p.28 et passim. 20 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte, p.12-13. 21 Dans son ouvrage consacré au Réseau Peeters, Baetens explique l’origine du double statut de la lecture. Le concept de « lecturabilité » a été posé par le spécialiste de la bande dessinée Benoît Peeters afin de proposer une alternative « technique » (lecturabilité) au modèle de lecture « psychologique » (lisibilité), (Le réseau Peeters, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1995, p.51). Avec cette distinction, Peeters inverse le canon moderniste de la lecture « mécanique » des opérations textuelles au profit d’une « relecture créatrice, en spirale » (52). Le double statut de la lecture a notamment été repris par Jean Ricardou. C’est donc sans surprise que nous avons retrouvé une seule mention de la lecturabilité du texte à contraintes dans l’ouvrage du ricardolien Michel Sirvent consacré au mélange

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comprise intégralement », tandis que la lisibilité se réfère à « l’aptitude de cette relation à se

faire lire avec agrément » (12). Prendre le parti critique de la lisibilité, c’est donc privilégier la

programmation lectorale sur le programme d’écriture. Pourtant, certains auteurs ont fait le

choix explicite de la lecturabilité, en utilisant le livre comme un système dans lequel le discours

de la contrainte opère à tous les niveaux, à la fois dans le texte, dans le péritexte et par

l’utilisation manipulative du support. C’est en tout cas ce que montrent, chacun à leur manière,

Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau et Le château des destins croisés d’Italo

Calvino. Les vers découpés du premier convoquent la matérialité dans le système de la

contrainte, tandis que l’intermédialité du Château des destins croisés convoque une narration à

deux composantes, à la fois texte et image. Ces deux textes présentent également un autre

indice du choix explicite de la lecturabilité : l’explicitation du système dans le péritexte, l’un

dans une préface intitulée « Mode d’emploi », l’autre dans une postface intitulée « Note ». La

généralisation du discours de la contrainte hors des marges traditionnelles du texte nous conduit

donc à poser la question des modalités de visibilité de la contrainte, question soulevée

communément par les poéticiens Frank Wagner et Marc Lapprand.

2. Visibilités de la contrainte

À l’occasion de la célébration du cinquantenaire de la création de l’Oulipo, le fait que la

revue Formules consacre son dernier numéro en date (annoncé en 2012) à ce groupe littéraire

est un hommage au double rôle tenu par l’Oulipo dans le champ des littératures à contraintes : à

des genres dans l’écriture perecquienne, notamment en termes de « configuration ordinale » entre le texte et le péritexte (Georges Perec ou le dialogue des genres, Amsterdam-New York, Rodopi, 2007, p.114). L’Oulipo s’inscrivant en plein dans un statut de la lecture non mécanique, notamment pour sa position en retrait de tout débat moderniste, il nous a semblé important de montrer que la notion de lecturabilité ne s’arrêtait pas à Perec, même si cet auteur est un écran de choix pour l’Oulipo. Comme l’ont montré les travaux de Cécile de Bary, de Philippe Lejeune et de Bernard Magné, l’écriture perecquienne pose en effet des rapports spécifiques entre la contrainte, le réel et l’autobiographique mais ce n’est pas une généralité pour les auteurs oulipiens. Si la critique roubaldienne s’est engouffrée dans cet aspect perecquien de l’écriture à contraintes, la critique quenienne et calvinienne peinent à s’y retrouver.

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la fois fondateur et fédérateur. Les responsables de la revue ont en effet toujours reconnu que le

terme de contrainte « n’est devenu courant qu’en relation avec l’étude des grands auteurs

oulipiens comme Queneau, Perec ou Calvino », même si le mandat de la revue consiste à ne pas

limiter leurs travaux aux seules problématiques et créations oulipiennes22. L’Oulipo ayant été

fondé en 1961, le choix d’un corpus oulipien des origines s’est pourtant imposé pour mieux

comprendre les mécanismes expérimentaux sur lesquels s’est bâti le champ des littératures à

contraintes. L’objectif est de pouvoir, dans la suite de nos travaux, aborder efficacement des

textes oulipiens plus récents, sans les réduire à un simple héritage.

En prenant comme objet d’étude à la fois le formalisme des Éditions de Minuit, celui du

Nouveau Roman et les textes narratifs de certains auteurs oulipiens, l’approche du poéticien

Frank Wagner suit la direction lancée par Formules, qui est de ne pas limiter le champ des

littératures à contraintes aux seuls textes oulipiens, mais au contraire de montrer la diversité des

pratiques à l’œuvre dans ce champ, y compris la diversité parmi les différentes poétiques des

auteurs oulipiens. Le rapprochement que fait Wagner avec le Nouveau Roman relève

directement des enjeux de lisibilité en raison de « l’apparent défaut de cohérence qui les

caractérise » en accord avec un projet d’écriture qui se veut « contre le réalisme balzacien »23.

Cet élargissement du champ à des problématiques qui concernent plus généralement les études

littéraires permet de mieux comprendre les enjeux qui préoccupent le domaine. Le

rapprochement avec le formalisme des Éditions de Minuit est également intéressant, notamment

pour son parti-pris éditorial de « silence péritextuel » : Wagner parle alors de « textes publiés à

l’état nu » (191). Par ailleurs, Wagner a montré que la caractéristique du formalisme contraint

résidait dans les modalités – notamment péritextuelles – de cette « écriture accompagnée » que

22 Jan Baetens et Bernardo Schiavetta, « Définir la contrainte ? », Formules, la revue des littératures à contraintes, 4, « Qu’est-ce que les littératures à contraintes ? Avant, ailleurs et autour de l’Oulipo », 2000, p.21. 23 Frank Wagner, « Pannes de sens : apories herméneutiques et plaisir de lecture », p.193.

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représente la programmation lectorale24. Il est vrai que certaines identités formalistes, comme

celle des Éditions de Minuit, sont en elles-mêmes une forme de programmation lectorale

puisque le lecteur s’attend à une lecture de type formaliste. Wagner rappelle que c’est

également le cas des textes oulipiens :

Sans aller jusqu’à évoquer un contrat ou un pacte d’écriture à contraintes, l’appartenance à certains regroupements d’écrivains présente une forte valeur indicielle : lorsque je m’apprête à lire un ouvrage d’un Grand Rhétoriqueur ou d’un membre de l’Oulipo, je suis déjà (pré)disposé à prêter une attention particulière aux phénomènes formels. (6)

En fait, une grande majorité des auteurs oulipiens ont fait le choix de ne pas révéler

explicitement – entendons ici la révélation péritextuelle de la contrainte :

Parce que l’Oulipo ne constitue pas une école d’uniformisation, à l’intérieur de laquelle tous les membres sont tenus d’obéir à des règles de procédures collectives, les oulipiens, à titre individuel, ne présentent pas la contrainte de leurs écrits d’une manière uniforme, ou concertée.25

En conséquence, nous pouvons dire que la longévité de l’Oulipo, seul groupe à avoir survécu

aux avant-gardes – justement parce qu’il n’en a jamais été une – est sans aucun doute lié à ce

principe de diversité. Les oulipiens s’accordent toutefois sur un point, ce qui est suffisamment

rare pour mériter d’être souligné : « un texte écrit suivant une contrainte parle de cette

contrainte »26. Cet axiome oulipien ne supprime en rien la diversité des pratiques pour faire

parler la contrainte. Ainsi, au-delà de la diversité oulipienne, c’est en fait tout le champ des

littératures à contraintes qui s’inscrit dans la diversité des protocoles d’écriture et de lecture.

C’est pourquoi il nous a semblé délicat de traiter la problématique à partir d’un corpus qui

serait trop diversifié, comme le fait Wagner.

24 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.13. 25 Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1998, p.47. 26 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », dans L’auteur et le manuscrit, sous la dir. de Michel Contat, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1991, p.88.

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Selon Genette, le paratexte est « le champ spatial » par lequel « un texte se fait livre et

se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public »27. Il distingue deux

catégories paratextuelles : le péritexte, qui se situe « dans l’espace du même volume », et

l’épitexte qui se situe « au moins à l’origine, en dehors du texte » (11). En termes d’efficacité

rhétorique ou d’optimisation oulipienne de la configuration textuelle, il est logique de

privilégier le système de précompréhension péritextuelle en ce qui concerne le texte

combinatoire, le péritexte étant le lieu optimal où le texte combinatoire à contraintes « se

[rendrait] recevable à ses lecteurs »28. Ainsi, choisir la modalité de la collaboration péritextuelle

est une manière de redonner à la contrainte son rôle premier dans le texte combinatoire : à la

fois comme élément participant au programme d’écriture mais aussi comme balise pour la

programmation lectorale.

Pour Baetens, le choix d’un corpus dénote une « attitude militante »29. En effet, selon

lui, « la tâche du théoricien et du critique [est] d’interroger critiquement les hiérarchies reçues,

soit en contestant des gloires imméritées, soit en proposant à l’intérêt du lecteur des œuvres

plus singulières à découvrir, c’est-à-dire à aimer » (12-13). Baetens privilégie la seconde voie.

Notre propre réflexion est née d’une troisième voie : aborder certaines œuvres dont l’apport au

champ a été crucial en éclairant les zones d’ombre qui les entourent, principalement reliées à

des questions de lisibilité. Mentionnons par exemple le consensus persistant de la critique

autour de l’illisibilité de Cent mille milliards de poèmes30. Ce texte de Raymond Queneau étant

27 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987, p.11 et 8. 28 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 29 Jan Baetens, Romans à contraintes, p.12. 30 Spécialiste de l’œuvre de Queneau, Jean-Marie Klinkenberg a déclaré que Cent mille milliards de poèmes était « un livre que l’humanité n’[aurait] jamais le temps de lire » (« Jeu et profondeur chez Raymond Queneau », dans Écritures 67, Cahier du Cercle interfacultaire de littérature de l’Université de Liège, 1967, p.49). Après en avoir effectué une étude thématique, Gilbert Pestureau a conclu que le texte quenien est « un livre qu’aucun lecteur ne lira jamais » (« Cent mille milliards de bretzels dans la biosphère ou “grignoter des bretzels distrait bien des colloques” », dans Raymond Queneau poète, Temps Mêlés. Documents Queneau, 61-62-63-64, Actes du 2e colloque international Raymond Queneau 1984, p.43). Plus récemment, la rhétoricienne Christelle Reggiani aborde la question de l’illisibilité du texte quenien sous l’angle de la combinatoire. Selon elle, ce serait la particularité rhétorique du texte combinatoire, c’est-à-dire sa « monumentalité » qui serait à l’origine du consensus

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considéré comme le « texte fondateur » de l’Oulipo, et l’Oulipo étant présenté par Formules à

l’origine du champ, Cent mille milliards de poèmes est un texte tenant un rôle important dans

les questions de lisibilité/lecturabilité qui sont spécifiques au champ des littératures à

contraintes31. Toutefois, le consensus sur son illisibilité révèle surtout le désintérêt critique face

à ce texte « oulipien » de Queneau et non face aux textes de Queneau en général32. Il en est de

même pour Le château des destins croisés, dont la critique privilégie globalement la

composante iconographique (le jeu de tarots) au détriment du texte lui-même, c’est-à-dire à une

problématique d’intermédialité plus vaste que celle que présente le texte oulipien à contraintes.

Du côté de la critique calvinienne, le consensus qui ressort laisse l’impression qu’il ne faut pas

toucher à Calvino. C’est le respect total, que ce soit dans les études littéraires ou dans le

domaine comparatiste. Loin de nous l’idée de démentir un tel succès. Mentionnons seulement

qu’un bémol a toutefois fini par ressortir du côté des études italiannistes qui déprécient

généralement l’intérêt de Calvino pour l’Oulipo, dont il est devenu membre en 1973, au

moment de la seconde publication (augmentée) du Château des destins croisés.

Il faut aussi mentionner que si Raymond Queneau et Italo Calvino ont fait le choix de la

précompréhension péritextuelle de la contrainte dans Cent mille milliards de poèmes et Le

château des destins croisés, ceci est une exception dans leur œuvre, y compris dans leurs

travaux oulipiens où ils sont plus connus pour avoir « la pudeur de la contrainte »33. C’est donc

critique (« Contrainte et littérarité », p.14). Nous traitons de ce dernier aspect dans la prochaine partie de cette introduction. 31 Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo, p.46. 32 Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris, Folio, coll. « Gallimard », 1981, p.422. 33 Frank Wagner, « Pannes de sens : Apories herméneutiques et plaisir de lecture », p.190 ; Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.80. La formule concerne seulement Raymond Queneau. La position d’Italo Calvino est plus nuancée, puisque l’on retrouve un indice péritextuel postfaciel dans Palomar mais qui porte sur les modalités de lecture et non pas sur la révélation des contraintes d’écriture. On retrouve par contre la révélation des contraintes d’écriture de Si par une nuit d’hiver un voyageur, mais cette fois-ci sur le mode épitextuel (et dans deux épitextes différents). Une étude plus spécifique de l’utilisation du paratexte chez Calvino serait sans doute utile. Du côté quenien, nous avons trouvé une seule étude sur les préfaces de Queneau qui est consacrée principalement aux préfaces que Queneau a signées pour des textes écrits par d’autres auteurs ; par exemple celle de Bouvard et Pécuchet (Paul Souffrin, « Les préfaces de Raymond Queneau », Mémoire de D.E.A., Université de Metz, 1998). Dans son étude, Souffrin ne consacre qu’une vingtaine de lignes à la poétique du « Mode d’emploi »

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qu’il y a bien une nécessité à cette démarche d’exception, en ce qui concerne les deux textes qui

nous préoccupent. Certes, pour le texte quenien, il s’agissait d’œuvrer à officialiser la création

de l’Oulipo à partir du paradigme scientifique du « mode d’emploi » qui titre sa préface34.

Quant à Calvino, si Le château des destins croisés est bien publié en France au moment de son

entrée à l’Oulipo, il s’agit en fait d’une deuxième publication, augmentée à l’occasion de la

familiarisation de Calvino avec Queneau, puis avec les travaux oulipiens35. Entre les deux

publications, les ajouts sont d’ordre péritextuel (une postface intitulée « Note ») et mettent en

place un principe de suite textuelle : « La taverne des destins croisés » (1973) fait écho au

« Château des destins croisés » (1969 et 1973). Au paradigme oulipien de visibilité maximale

de la contrainte, le texte calvinien ajoute donc le principe de réécriture d’un texte par un autre.

S’intéressant au degré de visibilité de la contrainte, Lapprand pose une typologie à

quatre entrées (Fig.1) :

Figure 1: Le statut de la contrainte.36

Selon Lapprand,

pour mentionner qu’elle consiste à expliquer « le mécanisme, les contraintes imposées par l’auteur » (14). Il souligne tout de même la présence rare du double péritexte, à la fois auctorial et allographe. Nous avons vu comment ces deux textes se complétaient afin de rendre le texte recevable au lecteur qui consultait pour la première fois un texte oulipien. 34 Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1961. Le paradigme du mode d’emploi sera repris par deux auteurs oulipiens : Jacques Roubaud pour le péritexte postfaciel de ε (1967) – que Queneau a d’ailleurs fait publier chez Gallimard – et Georges Perec dans le titre de La vie mode d’emploi qui a obtenu le Prix Médicis 1978, l’année de sa publication. 35 Italo Calvino, Le château des destins croisés, tr. Jean Thibaudeau et l’auteur, Paris, Seuil, coll. « Points », 1976 [1973] ; Italo Calvino, Tarocchi. Il mazzo visconteo di Bergamo e New York, texte d’Italo Calvino (Il castello dei deistini incrociati), analyse de Sergio Samek Ludovici, Parme, sous la dir. de Franco Maria Ricci, 1969. La première édition répondait à une commande éditoriale et comporte seulement un texte éponyme, « Le château des destins croisés ». 36 Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo, p.49.

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[...] d’une part, la contrainte est explicite, annoncée en position péritextuelle, ou implicite, et dans ce cas-ci, c’est le degré de transparence du texte uniquement qui permet de la déceler ; d’autre part, elle peut être visible ou invisible, dans ce dernier cas, le texte peut devenir un leurre, où la contrainte est si manifestement ostensible qu’elle en devient invisible. (48-49)

En ce qui concerne la première catégorie où la contrainte est à la fois explicite

(péritexte) et visible (la matérialité de Cent mille milliards de poèmes et l’intermédialité du

Château des destins croisés), Lapprand parle d’un mode de lecture « conditionné » puisque le

lecteur a été « au préalable informé de [la] contrainte d’écriture » (49). Lapprand parle à ce

propos de contrainte type « mode d’emploi » (49). Il désigne deux variantes à ce type de

visibilité de la contrainte selon qu’elle « précède » le texte – comme c’est le cas de la préface de

Cent mille milliards de poèmes intitulée « Mode d’emploi » –, ou qu’elle le « suit » comme

c’est le cas du Château des destins croisés (49). Pour Lapprand, « ces variantes n’affectent que

la présentation, et non le mode de lecture » (50). Pour Wagner, au contraire, le lieu de

révélation de la contrainte de type « mode d’emploi » relève d’une stratégie auctoriale qui

implique une programmation lectorale divergente. Il trouve une certaine pertinence à la

révélation postfacielle qui consiste à « rassurer les lecteurs de leurs efforts herméneutiques »

(7), voire à éviter les « crues interprétatives » (7) qui consistent à voir la contrainte partout.

Mais, selon lui, la révélation préfacielle reste problématique car elle risque de « stériliser la

lecture »37. Dans ce cas précis, le discours de la contrainte serait alors de l’ordre de « l’aveu »

(6), c’est-à-dire que la programmation lectorale rendrait la lecture gratuite ou inutile. Nous

voyons donc que les enjeux de lecture sont essentiels pour ce type de texte.

La programmation lectorale est bien sûr différente dans le cas d’une révélation

préfacielle ou postfacielle, mais ce qui nous intéresse ici, c’est surtout le fait que la révélation

péritextuelle de la contrainte opère un transfert du cadre textuel à celui du livre. L’utilisation

37 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6.

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systématique de la contrainte y est en fait optimale, c’est-à-dire qu’elle se diffuse à tout l’objet-

livre, fidèle en cela à la mission oulipienne qui est de « [poser] le(s) problème(s) de l’efficacité

et de la viabilité des structures littéraires (et, plus généralement, artistiques) artificielles »38.

C’est pourquoi, contrairement à Wagner qui s’intéresse spécifiquement aux « formes de

métatextualisation de la contrainte » qui sont de l’ordre d’un programme « cryptographique »

(3) et d’une programmation de type « cryptanalyse » (3), nous préférons traiter des rares textes

qui ont fait le choix d’un discours généralisé de la contrainte (du texte au livre) pour rendre le

discours de la contrainte à la fois lisible et « lecturable ». Précisons aussi que la révélation

péritextuelle n’occulte pas celle des formes de métatextualisation, mais qu’il induit une pluralité

discursive de la contrainte comme dialectique texte/péritexte qui est spécifique de la position

oulipienne dans le champ concerné : son ludisme scientifico-littéraire.

Dans le cadre des théories du jeu, le jeu est une pensée, à la fois une « idée » et une

« pratique »39. Ainsi, loin d’adhérer aux notions recyclées et épistémologiquement fausses de

gratuité ou de geste fortuit, nous nous tournons plutôt vers une autre épistémologie du jeu, telle

qu’on la trouve chez Jacques Henriot, mais aussi à partir de l’approche ludique du texte à

contraintes que présente le spécialiste oulipien et calvinien Warren Motte40. Comme le

montrent communément ces chercheurs, lorsqu’il est question de jeu dans le champ des

littératures à contraintes, il s’agit bien d’une pensée du jeu puisque celle-ci ne peut avoir lieu

que lorsque les règles sont connues de tous les joueurs. Cette remarque situe la

« précompréhension péritextuelle » de la contrainte au premier plan, au lieu de la reléguer au

dernier plan, comme le fait Wagner.

38 François Le Lionnais, « Le second manifeste », dans Oulipo, La littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, p.20. 39 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, José Corti, 1989, p.164, 125 et 31. 40 Warren Motte, Playtexts: Ludics in Contemporary Literature, Lincoln, University of Nebraska Press, 1995.

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Toutefois, adapter la théorie ludique d’Henriot aux études littéraires nécessite

d’envisager le lecteur comme un actant dans le jeu du texte à contraintes. C’est à ce prix,

somme toute bien modeste, que peut se concevoir une idée du partage de la contrainte entre

l’auteur, le texte et le lecteur, du moins telle que les oulipiens la conçoivent en terme de

« complicité partagée »41. En choisissant le geste ludique de la visibilité de la contrainte en

péritexte, c’est en tout cas à ce jeu de la contrainte que Raymond Queneau et Italo Calvino se

sont astreints pour écrire Cent mille milliards de poèmes et Le château des destins croisés.

Sous l’angle du jeu, il existe en fait de nombreuses raisons pour mettre en relation

lecture et programme d’écriture. La première est qu’il est difficilement concevable, pour les

études littéraires, qu’un programme d’écriture puisse se donner comme une recette de cuisine

ou dans son intégralité. En effet, le programme est toujours partiel, comme l’ont montré les

oulipiens à maintes reprises en faisant du lipogramme une de leurs contraintes d’écriture

favorites. La seconde concerne le jeu réglé de voilement et de dévoilement de la contrainte. Cet

aspect est généralisé au champ des littératures à contraintes. Penchons-nous donc sur ce qu’il en

est à l’Oulipo. Dans une étude intitulée « Exhiber/Cacher (les Oulipiens et leurs contraintes) »,

Marcel Bénabou suggère que c’est aussi en fonction de « la nature de la contrainte choisie, et

[du] type de texte produit » que se décide le mode de dévoilement des contraintes42. Ainsi,

Bénabou précise que dans Cent mille milliards de poèmes, en fonction de la « structure

combinatoire et [des] possibilités infinies qu’elle ouvre, Queneau ne pouvait évidemment

songer à dissimuler [la contrainte] »43. Dans ce mode de dévoilement que Bénabou qualifie de

type « obligé », le jeu consiste alors à révéler tout en évitant l’effet de stérilisation de la lecture,

effet qui retient d’ailleurs Wagner de s’intéresser aux textes qui usent de la « précompréhension

41 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le castor astral, 2006, p.53. 42 Marcel Bénabou, « Exhiber/Cacher : les Oulipiens et leurs contraintes », disponible sur le site de l’Oulipo à l’URL http://www.oulipo.net/oulipiens/document16300.html. (Consulté le 29 août 2011). 43 Marcel Bénabou, « Exhiber/Cacher : les Oulipiens et leurs contraintes ».

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péritextuelle ». Au-delà des révélations péritextuelles de Cent mille milliards de poèmes,

Queneau a privilégié l’expérimentation sur l’objet-livre. Dans Le château des destins croisés,

Calvino a quant à lui privilégié l’expérimentation de ce qu’il désigne comme « hyperroman »,

et ce à partir d’une machine à narrations multiples qui fonctionne sur le mode de

l’intermédialité44. Comme dans Cent mille milliards de poèmes, l’expérimentation se fait aussi,

dans Le château des destins croisés, sur l’objet-livre.

Il est donc tout à fait nécessaire de penser la relation entre l’écriture et la lecture en

termes de jeu qui pose le principe d’une relation de non-concomitance, du moins si l’on ne s’en

tient pas à l’idée reçue du jeu, c’est-à-dire au sens « fortuit » dont parle Genette en le comparant

au système du « potentiel », causant du même coup un amalgame maladroit entre le jeu oulipien

de création, re-création, récréation, et la mécanique du jeu45. De façon ironique, l’Oulipo se

présente comme une littérature de « l’anti-hasard », ce qui a pour mérite d’expliquer à la fois

l’utilisation systématique des contraintes, ainsi que la nécessité de la démarche consciemment

contrainte : les oulipiens préfèrent « gouverner le hasard » plutôt que d’être gouverné par lui46.

Ce rapport au monde révèle plus généralement la philosophie ludique que partagent les

oulipiens et qui se traduit par une mise à distance de soi. Selon Henriot, cette forme de distance

est le seul accès possible à l’espace de subjectivation qui délimite le potentiel :

[...] la distance établie par le joueur entre ce qu’il fait et le fait de le faire par jeu, ce survol et ce contrôle de soi permet de caractériser de manière strictement subjective la conduite que l’on qualifie de ludique. Le jeu se joue au-dedans, dans cet intervalle de soi à soi, purement symbolique ou fantasmatique, qui fait que l’on s’autorise à dire Je en parlant de soi, Jouer en parlant de ce que l’on fait – et que l’on peut ainsi penser et publier : « Je joue ». Le joueur joue toujours sur deux tableaux. Il y a ce qu’il fait (ce

44 Italo Calvino, Six Memos for the Next Millenium, tr. Patrick Creagh, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p.120. (« To sample the potential multiplicity of what may be narrated, forms the basis of another of my books, The Castle of Crossed Destinies, which is intended to be a kind of machine for multiplying narratives that start from visual elements with many possible meanings, such as a tarot pack. My temperament prompts me to “keep it short”, and such structures as these enable me to unite density of invention and expression with a sense of infinite possibilities »). 45 Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p.53. 46 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.87.

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que l’on voit faire) et ce qu’il fait en le faisant (qu’il est nécessairement le seul à savoir).47 Ainsi, entre le jeu et son adaptation au domaine littéraire, il faut ajouter la dimension de

la mise en jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace, à la fois interprétatif et manipulatif, qui est laissé

au lecteur. En psychanalyse, on parle d’un « sujet espace » comme d’un « espace psychique

dans lequel les actes permettent un sens »48. Dans le domaine du jeu, ce « sujet espace »

apparaît dans les interstices qui séparent la pensée ludique de sa pratique, c’est-à-dire le

programme d’écriture et la programmation lectorale qui donne un sens au jeu même si celui-ci

n’est pas forcément celui qui a été programmé. Il y a d’un côté le jeu de l’auteur avec ses

propres possibles et de l’autre le jeu du texte avec les possibles du lecteur. Le discours de la

contrainte est une stratégie pour combler l’écart entre les deux.

Jean Lahougue, un auteur à contraintes non-oulipien, préfère programmer une modalité

de visibilité de la contrainte qui cherche à combler un autre écart : celui de l’indicible du

langage qui permet de viser l’émotion chez le lecteur. Comme beaucoup d’autres auteurs,

Lahougue prend le parti de la « cryptographie » afin de favoriser un protocole de lecture de type

« exaltation »49. D’autres écrivains à contraintes, comme les oulipiens, ont préféré choisir un

protocole de lecture du potentiel, c’est-à-dire la révélation d’une espace des possibles de

l’écrivain, dans l’exécution du programme, et au lecteur, dans la réception de la

programmation50. C’est aussi le matériau livre qui est travaillé par le potentiel oulipien, au-delà

47 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.256. 48 Ces notions sont discutées selon un point de vue psychanalytique sur le site de l’Association Françoise et Eugène Minkowski, à la page « Portail Santé mentale et Cultures », disponible à l’URL http://www.minkowska.com/article.php3?id_article=1327. (Consulté le 29 août 2011). 49 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.3 ; Jean Lahougue, « Une stratégie des contraintes », dans Founding Language Studies, sous la dir. de Pascal Michelucci, Toronto, University of Toronto Mississauga, 2009, p.242. 50 Nous renvoyons à ce sujet à l’étude de Frank Wagner « Le sujet sous contrainte(s) », dans Le roman français au tournant du XXIe siècle, sous la dir. de Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2004, p.431-438. Contrairement à l’idée reçue qui veut que les contraintes formelles rejettent la part de l’intime, pour Wagner, « les particularismes personnels et les préférences intimes régissent toutes les étapes de l’écriture à contrainte(s) » (433). De la même façon, l’Oulipo ayant fait le choix du potentiel, le

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du matériau langue de Lahougue. Ce protocole de lecture que l’on qualifie d’« oulipien » est

une réelle contribution aux études littéraires parce qu’il permet, à partir de la question du

« comment » de la forme, d’en révéler la nature et donc de repousser les limites de ce qui est

explicable par la contrainte et de ce qui continue à rester de l’ordre de l’indicible, puisque la

révélation du programme lorsqu’elle a lieu, ne peut être que partielle. Ainsi, du point de vue de

la contribution aux études littéraires, nous voyons les textes oulipiens comme des textes

essentiels pour quiconque souhaite comprendre les enjeux du formalisme, mais aussi pour

quiconque souhaite traiter conjointement les relations d’écriture et de lecture. Traiter de

l’espace des possibles est ainsi une manière d’aller à l’essentiel de la contrainte, et donc de

celui qui la manie, c’est-à-dire au soi de l’auteur et à ses possibles. Pour le lecteur, entrer dans

un texte qui a été écrit à partir de la prise en compte du potentiel ne serait-il pas une invitation

plus propice à la création de ces moments d’exaltation dont parle Lahougue ? En effet, prendre

le potentiel comme système de la contrainte permet de concentrer le jeu non pas sur l’exaltation

d’une émotion, mais sur l’exaltation des limites, c’est-à-dire de porter l’émotion à une

dimension moins anecdotique.

La question poétique de la visibilité de la contrainte permet donc d’envisager les

modalités de recevabilité du texte à contraintes en fonction du statut de la contrainte. Selon

Wagner, celle-ci peut en effet être « perçue comme nécessaire par l’auteur » mais « contingente

en ce qui concerne les lecteurs », c’est-à-dire que, dans ce cas précis, la contrainte ne

« conditionne [pas] à la fois sens et signification »51. Sa divulgation n’aurait donc rien de

pertinent. Tout comme Wagner, nous préférons travailler à partir des textes pour lesquels « la

contrainte se révèle nécessaire tant pour l’auteur que pour ses lecteurs, en ce qu’elle y est

indispensable à la constitution du sens par l’un comme par les autres » (9). Toutefois, Wagner

texte à contraintes oulipien n’évite pas l’intime mais le porte à chacun de ses mots, en rendant visible – selon différentes modalités – les procédés de sélection et de combinaison dans le système de la contrainte. 51 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.8. (L’auteur souligne).

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s’en tient à la visibilité de la contrainte dans le texte, alors que nous préférons traiter de textes

pour lesquels la contrainte, de type « dévoilement obligé » selon la terminologie de l’oulipien

Bénabou, est le lieu d’une double révélation, dans le texte et dans le péritexte. En effet, puisque

nous approchons le texte à contraintes en concevant le texte comme le résultat d’un jeu qui se

joue à deux – entre auteur et lecteur, il nous a semblé plus intéressant de montrer que ce qui est

un « paradoxe » pour Wagner est en fait une « nécessité » rhétorique du texte combinatoire52.

3. De Cent mille milliards de poèmes au Château des destins croisés : le texte combinatoire au croisement des genres

Pour la rhétoricienne Christelle Reggiani, la contrainte n’existe qu’à partir de sa dualité

discursive, à la fois « formule abstraite » et « instanciation par des variables littérales ou

lexicales »53. Le texte à contraintes se définit donc, selon elle, par une « rhétorique de

l’amplification » (11). Au lieu de viser une « configuration unique » du texte (13), la contrainte

– lorsqu’elle est utilisée de façon systématique – vise alors plutôt une configuration du multiple

à partir de la mise en place d’une « pensée rhétorique » qui se caractérise par une « imagination

des possibles » (12). Le texte à contraintes est en cela un défi à la rhétorique, dont l’objet est

traditionnellement la recherche d’un discours efficace, c’est-à-dire « persuasif »54. Pour

Reggiani, toute démarche persuasive consiste à générer un transfert entre les prémisses d’un

auditoire et les arguments d’un orateur ; les compétences de ce dernier ont pour finalité de créer

un espace d’entente (« partagé ») afin d’obtenir l’« adhésion à la conclusion qu’il défend »55.

Dans le contexte du texte à contraintes, les contraintes forment les arguments. La

52 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.9 ; Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 53 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.11. 54 Christelle Reggiani, Initiation à la rhétorique, Paris, Hachette Supérieur, coll. « Ancrages », 2001, p.5. 55 Christelle Reggiani, Initiation à la rhétorique, p.9.

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précompréhension péritextuelle permet ainsi d’agir directement sur les prémisses – ou univers

de référence – du lecteur et de faire lire le texte à contraintes en le rendant « recevable à ses

lecteurs », par souci de persuasion56.

Pour que l’adhésion soit effective, Wagner reconnaît qu’il existe des procédés à

« efficacité maximale », notamment lorsque la transmission des contraintes se fait dans les

« zones stratégiques du paratexte que constituent la quatrième de couverture et le prière

d’insérer »57. Ce qui gêne alors Wagner, c’est la résurgence de l’intention d’auteur qui se pose

comme « garante du sens » (9). Au contraire, pour Reggiani, la révélation péritextuelle des

contraintes ne marque pas le texte d’une « identité » (14) auctoriale, mais désigne plutôt un

effet de la « monumentalité » (14) du texte combinatoire. Cela permet d’en déprogrammer

l’illisibilité, au moyen d’une « formalisation » qui déplace « l’invisible » au profit du

« figurable »58. Ainsi, lorsque l’écriture à contraintes rencontre le texte combinatoire, il s’opère

une « nécessité » du texte à programmer sa lecture (14). Si l’on est en plein dans une rhétorique

de l’amplification, on s’éloigne pourtant d’une « rhétorique de l’excès » (12). En effet,

l’intention d’auteur dont parle Wagner est en fait le processus de lecturabilité qui consiste à

donner la possibilité au lecteur de lire le texte pour ce qu’il est : un texte combinatoire à

contraintes dans lequel le texte et la contrainte sont indispensables l’un à l’autre dans une

relation de réciprocité.

Ainsi, le texte à contraintes, lorsqu’il est aussi combinatoire, impose la nécessité de

regarder conjointement le programme d’écriture et la programmation lectorale en

métatextualisant certains mécanismes, à la fois d’écriture et de lecture, comme le montrent le

« Mode d’emploi » de Cent mille milliards de poèmes et la « Note » du Château des destins

56 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 57 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6 et 7. 58 Christine Baron, « Portrait du savant en rhéteur », Acta Fabula, 7, n°2, mai 2006, disponible à l’URL http://www.fabula.org/revue/document1353.php#bodyftn2. (Consulté le 29 août 2011).

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croisés. Si nous n’avons pas rencontré de critique mettant en avant l’illisibilité du texte

calvinien, il est toutefois clair que ce texte est moins abordé par la critique calvinienne que

d’autres textes plus connus comme Si par une nuit d’hiver un voyageur, Les villes invisibles ou

encore Cosmicomics, pour nous cantonner aux textes calviniens écrits pendant la même période

dite combinatoire ou expérimentale de Calvino.

Choisir un corpus intergénérique ne rend pas la chose plus facile, même si,

contrairement à ce que fait Baetens dans ses études génériques du texte à contraintes effectuées,

prendre comme point de départ le texte combinatoire à contraintes permet de traiter de front ce

qu’il désigne comme « la caractéristique la plus frappante et la plus originale de l’écriture à

contraintes moderne, qui [est de transférer] le souci de la contrainte de la poésie à la prose »59.

Les oulipiens l’ont compris depuis longtemps puisqu’ils ont d’emblée poser le principe de la

« transfinité des contraintes », en élargissant la notion de transfert à celui d’une

intersémiotique60. Pour soutenir cette idée, nous nous appuyons sur une double réflexion, l’une

qui prône la prise en compte de la spécificité générique et l’autre qui prône l’entrecroisement

générique. Il va de soi que ces travaux ne s’excluent pas l’un l’autre mais que cela dépend du

corpus choisi.

Pour Pascal Michelucci, la lecture d’un poème n’offre qu’une compréhension partielle

du texte si celle-ci s’en tient au seul régime « mimétique, littéra[l] [et] référentie[l] »61.

Lorsqu’un poème prend le parti du formel, le lecteur doit accepter de se plier à sa « poémité »

(102). Ce terme désigne aussi bien les règles du genre – rythmiques et rimiques – que

l’entrelacement de la rhétorique et du code poétique. Ainsi, si le texte formaliste est illisible,

59 Jan Baetens, Romans à contraintes, p.11. 60 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.81. La formule de « transfinité des contraintes » cible notamment le domaine des OuXpo pour lequel la contrainte ne peut se limiter ni à un genre, ni à un domaine, littéraire ou autre, ouvrant la voie à de nombreuses analyses intersémiotiques : littérature et ludisme, littérature et peinture, littérature et cinéma, etc. La liste des OuXpo (officiels et en attente d’officialisation) est disponible à l’URL http://ouxpo.voila.net/. (Consulté le 29 août 2011). 61 Pascal Michelucci, « L’espace-temps du texte fantaisiste : à propos de la lecture de la “Complainte du Temps” de Jules Laforgue », dans Founding Language Studies, p.89.

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c’est en fait qu’il n’est pas lu pour ce qu’il est. Puisque notre corpus poétique a la réputation

d’être illisible, il est donc important de partir d’une lecture qui permette de « vaincre la

résistance du texte » (90).

C’est dans le modèle roubaldien de la combinatoire de la rime de la sextine que nous

avons trouvé un modèle de lecture efficace de la forme-sonnet de Cent mille milliards de

poèmes : dans la forme elle-même, à partir de sa mise en mémoire et notamment de sa rime.

Roubaud lui-même ne suggérait-il pas de suivre la piste du sonnet comme étude formelle d’une

forme poétique non-fixe à partir du modèle de la sextine ? Nous avons décidé de lui emboîter le

pas afin de montrer qu’une lecture formelle de Cent mille milliards de poèmes était possible, à

partir de sa poémité qui est ici représentée dans le mouvement en spirale de sa formule de

rimes. Lorsque la poémité est de l’ordre du dynamique – comme c’est le cas pour le texte

quenien, il est alors particulèrement intéressant de se pencher aussi sur son hybridité générique.

Ainsi, pour Janet Paterson, l’« entrecroisement générique » est un des traits caractéristiques de

la production littéraire et artistique contemporaine qui travaille le dispositif textuel à partir d’un

« mélange de discours et de genres »62. Représentatif de cette tendance à l’hybride, le texte

calvinien est caractéristique de ces pratiques fondatrices de l’intertextualité, comme on le voit

dans Le château des destins croisés avec la réécriture d’un motif du Roland furieux, mais

comme on le voit aussi avec la formule de rimes de la forme-sonnet de Cent mille milliards de

poèmes qui est empruntée à la sextine. Ainsi, c’est à partir d’un mécanisme d’appropriation

différent que la rhétorique du texte combinatoire à contraintes se met en place : le travail de la

rime pour la poésie, celui de la réécriture pour la prose narrative.

Pour éviter les écueils de la généralisation, nous avons donc soigneusement sélectionné

notre corpus en fonction des affinités fortes qui reliaient deux écrivains membres de l’Oulipo,

62 Janet M. Paterson, « Le paradoxe du postmodernisme : l’éclatement des genres et le ralliement du sens », dans Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, sous la dir. de Robert Dion, Frances Fortier et Elisabeth Haghebaert, Québec, Nota Bene, coll. « Les cahiers du CRELIQ », 2001, p.81-82.

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appartenant à une génération contemporaine l’une de l’autre, dite « pré-perecquienne » (1960-

1969), qui s’est ouverte sur la publication de Cent mille milliards de poèmes (poésie) et qui

s’est achevée sur la publication historique du Château des destins croisés (prose narrative)63. Il

est vrai que ce choix permettait d’aborder le texte combinatoire, moins sous l’angle de sa

catégorie générique que par son mécanisme combinatoire inversé : la recherche de la plus

grande amplification possible pour Cent mille milliards de poèmes ; la recherche de la plus

petite sélection possible pour Le château des destins croisés, principe que Calvino qualifie dans

ses travaux oulipiens d’« anti-combinatoire »64.

Nous avons également choisi ces deux textes pour la spécificité qu’ils représentent au

sein même de la période pré-perecquienne de l’Oulipo. En effet, selon l’article à la fois

historique et polémique de Roubaud, la période 1960-1969 a été majoritairement consacrée à

l’exploration systématique des contraintes, selon l’impulsion du président fondateur François

Le Lionnais. Cent mille milliards de poèmes serait en fait une exception dans cette première

période oulipienne car le texte quenien met en avant le principe de potentialité, plutôt que celui

de la contrainte :

Period A of Oulipian history may be summarized as follows: it is essentially programmatic; above all, Oulipian work from this period pursues constraint. Potentiality, only truly operative in the cmmp, is not really central to the group’s preoccupations between 1960 and 1969. The cmmp argue notably in its favor.65

En tant que texte prodrome de l’Oulipo, Cent mille milliards de poèmes marque donc un

parti-pris quenien en faveur de la combinatoire. Pour Queneau, les contraintes n’étaient alors

utilisées qu’en tant que gouvernail anti-hasard, c’est-à-dire comme cadre aux nombreuses

63 Jacques Roubaud, « Perecquian Oulipo », tr. Jean-Jacques Poucel, Yale French Studies, 105, « Pereckonings : Reading Georges Perec », sous la dir. de Warren Motte et Jean-Jacques Poucel, 2004, p.99. 64 Italo Calvino, « Prose et anticombinatoire », dans Oulipo, Atlas de littérature potentielle, p.319-331. Dans Le château des destins croisés, Calvino montre la potentialité narrative de chaque carte de tarots en s’appuyant sur différents éléments qui prennent leur place ou génèrent des contextes narratifs différents. Dans Cent mille milliards de poèmes, c’est au contraire la plus grande amplitude rimique qui est recherchée. 65 Jacques Roubaud, « Perecquian Oulipo », p.101. (L’auteur souligne).

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combinaisons possibles, certaines étant acceptables et d’autres rejetées, notamment en ce qui

concerne le genre textuel. Ainsi, aborder le texte combinatoire à contraintes nous a paru

représenter une réponse optimale au problème épineux des différences génériques spécifiques

aux textes à contraintes. Pour cela, nous nous appuyons sur les travaux de poésie combinatoire

de Jacques Roubaud et Erika Greber, ainsi que sur les travaux de Christelle Reggiani pour le

texte narratif.

Pour Greber, il existe un « genre combinatoire » qui met en avant « la variabilité

fondamentale de la forme », plutôt que « ses divers figements locaux »66. Pour Reggiani, le

texte combinatoire pose la particularité de sa « mobilité » (14), notamment matérielle dans le

cas de Cent mille milliards de poèmes, qui en fait un texte immaîtrisable dans sa totalité. Proche

de l’hypertexte, le texte combinatoire oulipien à contraintes s’en différencie par la sécurité

encadrée que lui procure la configuration numérique : le nombre de vers d’un sonnet pour Cent

mille milliards de poèmes et le nombre de cartes d’un jeu de tarot pour Le château des destins

croisés.

Par ailleurs, Jacques Roubaud rappelle que l’auteur oulipien se définit comme un « rat

qui construit le labyrinthe duquel il se propose de sortir »67. L’auteur oulipien est donc celui qui

évolue dans un dispositif labyrinthique qu’il a lui-même créé. On pense notamment à Dédale,

l’architecte mythologique du labyrinthe, qui n’a pas divulgué le moyen de sortir du labyrinthe

qu’il a lui-même conçu. Dans sa valeur métaphorique, le dédale peut être ainsi compris comme

une volonté de « collaboration », tandis que le labyrinthe serait plutôt de l’ordre de

« l’indifférence ». Tandis que le collaboratif opère sur les choix rendus possibles ou

impossibles par les contraintes (sélection), l’indifférence ne fait qu’évoluer dans le cycle

66 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », tr. par Franz Josef Haussmann, Formules, la revue des créations formelles, 12, « Le sonnet contemporain : retours au sonnet », sous la dir. de Jacques Chevrier et Dominique Moncond’huy, Paris, Noésis, 2008, p.282. 67 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84.

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(combinaison). En fonction de ce postulat, nous posons l’hypothèse que le texte combinatoire à

contraintes procède d’une forme dédaléenne qui se rationnalise par la double métatextualisation

de la contrainte : dans le texte et dans le péritexte. On comprend mieux les enjeux pratiques que

pose le texte combinatoire dont la « monumentalité » soulève la question de la nature,

« immaîtrisable dans sa totalité », de ce type de textes et la question de la nécessité de la

transmission des clés de lecture, donc du collaboratif68.

68 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14.

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Chapitre 1 : Transmettre la contrainte : une forme d’interactivité entre écriture et lecture

Les nombreuses études récentes de chercheurs, principalement situés en France, mais aussi en

Belgique, au Canada et aux États-Unis, montrent que le champ des littératures à contraintes fait

preuve d’un grand dynamisme. Ces ouvrages s’accompagnent des recherches diffusées par

deux revues spécialisées, Formules et Formes poétiques contemporaines, dont les travaux

portent principalement sur la terminologie (contraintes, conventions, normes, protocoles,

règles)1. Si nous ajoutons à cette liste les thèses en cours ou récemment soutenues, on constate

une effervescence récente de la critique, comme le montrent les contributions régulières des

spécialistes de ce champ auprès de la célèbre revue Poétique (Bisenius-Penin en 2006, De Bary

en 2005, Puff en 2004, Reggiani en 2011, Wagner en 2001 et en 2011)2.

Parmi ces travaux, nous aimerions soulever l’approche poétique de Wagner qui

s’intéresse à la question de l’interactivité entre écriture et lecture en tant que caractéristique

principale du champ des littératures à contraintes3. Georges Perec ne disait-il pas : « L’écriture

est un jeu à deux, entre l’écrivain et le lecteur, sans qu’ils ne se rencontrent jamais »4. Cette

interactivité entre écriture et lecture a la particularité d’être in absentia. Toutefois, une

interactivité de type in praesentia se met en place hors texte, dans la transmission de la

démarche d’écrire, soit en péritexte (au sein de l’objet-livre), soit dans le passage de la lecture à

1 Les deux revues sont disponibles en format papier ou en ligne : Formules, la revue des littératures à contraintes a été rebaptisée Formules, la revue des créations formelles à partir du numéro 11 [en ligne]. http://www.ieeff.org/formulessitenewhome.html et http://www.ieeff.org/revuefpc.html. (Consultés le 18 août 2011). 2 Pour les thèses en cours en France (littérature comparée) et au Canada (études littéraires), Camille Bloomfield, « Étude historique et sociologique de l’Oulipo à partir de l’analyse de son fonds d’archives » (Université Paris 8) ; Hélène Giovanetti, « L’Oulipo, le français et les langues » (Université Paris III) ; Dominique Raymond, « La lecture potentielle : pour une théorie de la lecture des textes (pré-) oulipiens » (Université Laval). Notons aussi le dépôt récent d’une thèse sur la notion de traduction sous contraintes des textes oulipiens (Carole Anne Viers, « The Oulipo and Arts as Retrieval : Copyists and Translators in the Novels of Raymond Queneau, Italo Calvino, Harry Mathews and Georges Perec », UCLA, 2008, 270 p.) et une thèse consacrée aux liens entre les contraintes et l’artiste dans le domaine des arts (Éric Ilhareguy, « Mise à l'épreuve d'intentions artistiques : étude de la dynamique interne des processus de créativité » (Université de Montréal, 2009). 3 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », Poétique, 125, 2001, p.9. 4 Georges Perec, « Entretien avec Alain Hervé », Le sauvage, déc. 1978, p.17.

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l’écriture, comme c’est le cas dans les ateliers d’écriture, qui ont le vent en poupe, où l’écriture

à contraintes tient le rôle d’une technique incontournable de l’écriture. L’ouverture de l’Oulipo

sur les ateliers d’écriture a sans aucun doute tenu un rôle important dans la pérennité du groupe.

L’aspect programmé de l’écriture à contraintes soulève sans conteste la question de

l’interactivité soit in absentia, soit in praesentia. Ce premier chapitre consiste à cerner les

formes et les enjeux de cette interactivité.

Qu’en est-il du texte à contraintes ? Tel l’auteur impliqué dans sa communauté de

lecteurs, on peut se demander si le texte n’établirait pas les bases d’un rituel qui se définirait à

la fois en terme d’échange (valeur positive) et de restriction (valeur négative), pour reprendre la

terminologie de Foucault5 ? Autrement dit entre règles personnelles (supplémentaires, reprises

ou inventées) et règles sociales (données, apprises, transmises, codifiées), l’écriture à

contraintes évoluerait en toute liberté contrainte, au cours d’un processus de création dont le

résultat est le texte. Liberté contrainte, le paradoxe a été maintes fois relevé par la critique, mais

c’est de lui que vient le rapprochement possible entre l’écriture à contraintes et le domaine

ludique. C’est autour de ce rapprochement que nous avons pensé notre propre contribution, à

partir du point de rencontre entre la poétique de Wagner qui est centrée sur la pensée de

« l’accès problématique des lecteurs aux procédés élaborationnels dont se servent les écrivains

dans le cadre des écrits dits “à contrainte(s)” » et la pensée du jeu du philosophe Jacques

Henriot pour qui le jeu est un construit, une pratique ludique, un exercice du possible et donc

un exercice de soi6. Le jeu dont il est question dans le champ des littératures à contraintes serait

donc un jeu cognitif dont les enjeux sont à chercher du côté de l’interprétation. Dans le jeu,

5 Michel Foucault, L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1971, p.40-41. 6 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.4 ; Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, José Corti, 1989, p. 31, 236, 279 et 287.

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rappelle Henriot, il faut en effet pouvoir partager les règles afin que chaque joueur puisse

déployer une stratégie efficace.

Dans le champ des littératures à contraintes, la nature du jeu est rarement questionnée,

mis à part le consensus de la critique à marteler le fait que le jeu n’est pas un acte gratuit

puisqu’il y a création en tant que production d’un texte. C’est un point de départ important

puisqu’il combat une idée reçue, celle de la gratuité du jeu et du régime ludique,

maladroitement véhiculée par Genette7. Le jeu est créatif puisqu’il se renouvelle à chacune de

ses pratiques. En tant que construit, il est « pris dans sa totalité [et] fonctionne comme un

système de pensée hypothético-déductif »8. Le jeu est avant tout une pensée du jeu, un

programme qui n’est jamais complet tant qu’il n’est pas mis en pratique selon un cadre réglé

(espace, temps, action) et qui n’est jamais complété tant qu’il n’a pas trouvé de lecteur. Il y a

donc une pensée du jeu, un jeu d’écriture et des enjeux de lecture.

Lorsqu’il est question de jeu, le principe dichotomique de l’opposition des contraires se

dissipe : la complexité n’exclut pas la simplicité, tout comme le divertissement n’exclut pas le

travail et il est trompeur de ne voir dans le jeu que la surface d’un divertissement. Libre ensuite

à chaque joueur de déployer une stratégie d’adversité ou de complicité. Il y a toujours plusieurs

manières de jouer. La question du jeu entraîne donc inévitablement celle du multiple.

Dans l’interaction entre l’homme et la société, par rapport à la manière dont – et au

degré avec lequel – l’homme joue au sein d’un milieu social, les études littéraires s’inscrivent

dans la lignée des théories sociologiques de Huizinga et de Caillois9. S’il est important

d’aborder le jeu comme un phénomène social, surtout dans la période actuelle dite de

gamification, il est également nécessaire de déborder le domaine du social. En effet, pour

7 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p.93. 8 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.287. 9 Voir à ce sujet Warren F. Motte, Playtexts: Ludics in Contemporary Literature, Lincoln, University of Nebraska Press, 1995. Nous renvoyons à l’« Introduction » de cet ouvrage pour prendre connaissance de l’état des recherches dans le domaine ludique.

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comprendre les mécanismes ludiques en jeu, notamment celui de l’interaction, il est nécessaire

d’aborder le jeu également selon le domaine du cognitif.

L’écriture oulipienne, toujours collective et parfois collaborative, est également toujours

une écriture programmée, voire calculée. Elle est ainsi toute désignée pour illustrer une théorie

du jeu à la fois social et cognitif. Nous la rapprochons de la pensée ludique du philosophe

Jacques Henriot qui a été totalement négligée par la critique. Entre mathématique et littérature,

l’écriture oulipienne est une écriture configurée, et en cela construite, qui se concentre sur la

« ligne de partage idéale entre le positif et le négatif, le “trop” et le “pas assez” : le jeu,

enfin »10. En ce qui concerne le jeu oulipien, on appelle stratégie ludique le savant dosage qui

programme le partage des règles du jeu entre auteur et lecteur.

L’écriture à contraintes consistant à poser ses propres règles d’écriture et à les penser

comme un donné pour le lecteur, on voit que le rapprochement entre ce champ et la philosophie

du jeu n’est ni inopportun, ni abusif. Au contraire, il permet de soulever de nombreux enjeux, à

partir d’une interactivité qui se décline sur le mode de la « concurrence », de l’« indifférence »

ou de la « collaboration »11. Il ne va pas sans dire que c’est ce dernier mode qui nous semble le

plus intéressant car le premier semble avoir seulement retenu l’attention des études prenant

pour objet le jeu de l’écriture collaborative à contraintes, tandis que le second perd ce qui

constitue pour nous la spécificité du texte à contraintes qui consiste à modéliser un système de

transmission des règles d’écriture, à la fois poétiques et fictionnelles. Le troisième inscrit

l’élément social dans le texte mais en y ajoutant une dimension cognitive.

À partir de ce double constat (interactivité entre écriture et lecture, pensée du jeu

associée à sa mise en pratique), nous posons l’hypothèse que du degré de visibilité de la

contrainte dépendrait la posture ludique de l’auteur : à quel degré seront exhibées ou cachées

10 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.96. 11 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7-8.

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les règles qui programment une lecture qui ne peut se faire que dans une forme de re-construit

de l’écriture – tout en échappant à la réduplication par l’espace réservé au joueur-lecteur dans le

jeu textuel ? À la pratique ludique de l’écriture correspondrait-elle une deuxième pratique

ludique au moment de la lecture ? Enfin, l’exercice du possible de l’auteur et du lecteur

correspond-il à un exercice de soi ?

Pour répondre à notre hypothèse, nous nous tournons vers la posture ludique des auteurs

oulipiens, faite conjoitement d’une multiplicité axée sur le potentiel des formes littéraires et

d’une complicité avec le lecteur. L’Oulipo tient, il est vrai, une place de choix dans le champ

littéraire de la littérature à contraintes puisqu’il en est le prodrome : « Dans le vocabulaire

critique contemporain, le terme [contrainte] n’est devenu courant qu’en relation avec l’étude

des grands auteurs oulipiens comme Queneau, Perec ou Calvino »12. Il est donc une démarche

logique que d’en chercher une explication par ses origines.

L’intersémiotique oulipienne qui se met en place avec le montage entre différents

discours (littéraire, mathématique, ludique, didactique) a récemment pris le parti de revivifier la

formule du mode d’emploi, en intitulant le film documentaire qui vient d’être réalisé par la

chaîne culturelle de télévision européenne Arte à l’occasion du cinquantenaire de l’Oulipo :

Oulipo mode d’emploi13. Le titre est un hommage au père et co-fondateur de l’Oulipo,

Raymond Queneau, puisqu’il fait référence au texte prodrome de l’Oulipo, Cent mille milliards

de poèmes dont la préface de Queneau s’intitule « Mode d’emploi ». La reprise de la formule

« mode d’emploi » marque une volonté de révéler, d’expliquer et donc de partager un savoir

généralement attribué à celui d’un mécanisme. Appliqué au texte littéraire, un jeu entièrement

assumé par l’auteur se met doublement en place : affiché en péritexte et plus ou moins

dissimulé dans le texte. C’est ce que Wagner appelle un mode collaboratif de transmission des

12 Bernardo Schiavetta et Jan Baetens, « Définir la contrainte ? », Formules, 4, 2000, p.21. 13 Jean-Claude Guidicelli et Frédéric Forte, Oulipo mode d’emploi, film documentaire, Arte production/INA/Forum des Images, 2010, Édition vidéo © Doriane Films.

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contraintes. Du point de vue artistique, nous n’ignorons pas la question problématique du

dévoilement des procédés créatifs dont le principe peut paraître à la fois excessif, mais notre

étude portant seulement sur la révélation des règles d’écriture, nous soulevons la question

seulement en fonction du statut d’une lecture réduplicative ou non14.

Dans ce chapitre, après avoir défini les caractéristiques du texte à contraintes en termes

de littérarité et de lisibilité, nous proposons d’aborder la question de la transmission de la

contrainte à partir d’une programmation lectorale de type péritextuel que l’on considère comme

paradigmatique de l’émergence d’une forme d’« écriture accompagnée » entre les contraintes

d’écriture et les contraintes de lecture15. À l’Oulipo, l’accompagnement se décline en terme

d’une « complicité » qui annonce un parti-pris pour le partage explicite des règles du jeu16.

Pourtant, Wagner néglige la programmation lectorale au profit du métaxtuel et du

cryptographique, avant de recentrer plus récemment la question de la relation entre le texte et

son épitexte17. Pour lui, la lecture « ne saurait [toutefois] se borner au désir de découvrir du

caché »18. C’est pourquoi nous pensons que c’est au contraire dans les interstices du jeu qui

évolue à son degré le plus réglé et contraint que se mettent en place les modalités oulipiennes

de lecture, soit la « contorsion » et la « gymnastique »19 :

Si l’auteur invente un arbre, son lecteur choisit les branches qu’il escalade. Tout est là, dans ce jeu entre un texte contraint et sa lecture, entre celui qui l’a créé et celui qui le découvre : le miroir exige réflexion. (236-237)

14 Pour les enjeux dans le domaine artistique, nous renvoyons à la thèse d’Éric Ilhareguy, « Mise à l'épreuve d'intentions artistiques : étude de la dynamique interne des processus de créativité » pour le traitement des contraintes implicites (intentions artistiques non formulées) et à l’étude de Jon Elster (Ulysses Unbound, Studies in Rationality, Precommitment, and Constraints, Cambridge, Cambridge University Press, 2000) pour le traitement des contraintes explicites (intentions artistiques formulées). 15 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.13. 16 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le castor astral, 2006, p.10. 17 Frank Wagner, « Raconter est-il devenu proprement impossible ? Fabula et intrigue dans l’œuvre romanesque d’Alain Robbe-Grillet », Fabula, la recherche en littérature, av. 2011 [en ligne]. http://www.fabula.org. (Consulté le 29 août 2011). 18 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.14. 19 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.235.

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Le jeu est bien un jeu qui se joue à deux sur le mode in absentia. Son efficacité repose

sur le partage des règles du jeu, qui permet d’envisager la lecture comme un « rapport de

connivence » entre auteur et lecteur, avec la spécificité oulipienne d’évoluer au sein des études

littéraires à partir « des mathématiques comme ciment commun » (65-70).

Les caractéristiques du texte à contraintes

Aborder le champ des littératures à contraintes soulève de nombreuses questions,

notamment celle de la littérarité des textes dont la particularité est de se construire à partir de

« règles supplémentaires » qui s’ajoutent et parfois modifient les règles d’usage d’une langue20.

La rhétoricienne et perecquienne Christelle Reggiani désigne ces règles supplémentaires

comme des « contraintes d’écriture » car elles sont choisies par un auteur avant l’acte d’écrire ;

par exemple lorsqu’il s’agit de penser à écrire un roman lipogrammatique et non pas

simplement un roman. Le mode du comment met ainsi à distance le mode du pourquoi de

l’écriture, mais sans l’écarter pour autant. En « [dépassant] l’attente culturelle définie par la

règle », l’auteur de textes à contraintes se trouve face à un choix qui engage son propre

arbitraire (15). Va-t-il faire du texte à contraintes un texte qui se lit sans que le lecteur ait

connaissance des contraintes (lire un texte) ou va-t-il faire acte d’une transmission du comment

– c’est-à-dire des règles –, donc d’un partage avec le lecteur en donnant à ce dernier la

possibilité de savoir (explicitement ou implicitement) qu’il lit un texte à contraintes ? En cela,

Wagner remarque que la question de l’interactivité entre écriture et lecture devrait être centrale

dans le cadre du champ de la littérature à contraintes. Nous précisons qu’elle est inévitable

parce qu’elle est reliée aux enjeux spécifiques de littérarité, de lisibilité et de lecturabilité du

texte à contraintes.

20 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », Formules, la revue des littératures à contraintes, 4, « Qu’est-ce que les littératures à contraintes? », Paris, Noésis, 2000, p.10.

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Questions de littérarité

Partons d’un exemple considéré comme paradigmatique de l’écriture oulipienne21. Dans

le cas du roman lipogrammatique en /e/ La disparition de Georges Perec, le processus de

l’écriture consiste à ne pas utiliser les vingt-six lettres de l’alphabet français, mais à en exploiter

toutes les possibilités combinatoires après la suppression de la lettre e. L’auteur travaille alors à

partir de l’amputation du code alphabétique qui ne comporte plus que vint-cinq lettres.

L’intensité du jeu consiste à supprimer la lettre qui est la plus fréquemment utilisée. C’est un

défi personnel que l’auteur se fait à lui-même22. Ainsi, Perec joue avec la potentialité de la

contrainte en lui donnant un statut multiple dans le roman : elle est à la fois contrainte

diégétique (la disparition du personnage principal Anton Voyl), et autobiographique (la

similarité phonétique avec la disparition de « eux »), mais aussi poétique (l’importance du « e »

muet dans le débat prose/poésie), et générique (« e » est la marque traditionnelle du féminin), et

enfin narrative (le récit ne peut pas se faire à la première personne). Le défi personnel se

combine à celui de la potentialité des formes littéraires. En effet, avec cet exemple, on voit

qu’on est passé de la formulation (abstraite) de la contrainte (le lipogramme en /e/) à ses

possibilités combinatoires qui se sont concrétisées dans le texte en autant de « variables

instanciées » de la contrainte. Des possibles de la contrainte à une « conception rhétorique du

texte » ou médiévale pour Reggiani, le texte à contraintes se démarque de « l’idéologie

textuelle dominante » ou romantique qui trouve son identité dans le principe d’unité, toujours

pour Reggiani23.

21 Jan Baetens et Jean-Jacques Poucel, « Introduction : The Challenge of Constraint », Poetics Today, « Constrained Writing (I) », sous la dir. de Jan Baetens et Jean-Jacques Poucel, 30-4, Hiver 2009, p.612 (Notre traduction). 22 Georges Perec, « Histoire du lipogramme », dans La littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1973, p.73-89. Perec n’est pas l’inventeur de l’exercice rhétorique du lipogramme. Mais en considérant le signe typographique comme « le degré zéro de la contrainte, à partir duquel tout devient possible », Perec est bien le premier à avoir abordé le lipogramme en fonction de sa monumentalité combinatoire (88). 23 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.11 et 12.

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Caractéristique d’une rhétorique de l’amplification, le texte à contraintes se définit selon

les trois niveaux de littérarité désignés par la rhétoricienne Christelle Reggiani : l’invention ou

la réutilisation d’une contrainte existante, la disposition ou la transposition d’une contrainte à

l’échelle du roman, et l’élocution qui agit sous forme d’une métaxtualisation de la contrainte,

ponctuelle ou généralisée. C’est à partir des deux derniers niveaux de littérarité que le poéticien

Frank Wagner concentre son approche de la littérarité des textes à contraintes en termes de

visibilité et de transmission de la contrainte. Tandis que les recherches de Wagner privilégient

les textes contemporains où la fonction de métatextualisation de la contrainte est constituante

du sens (cryptographie et contraintes de lecture), celles de Reggiani privilégient la

problématique de l’énigme24. Les deux chercheurs ont donc pris le parti d’une transmission

dissimulée au lecteur sur le mode de lecture cryptanalytique. Nous avons constaté que cette

manière d’aborder le texte à contraintes, par le mode implicite, était très généralement

consensuelle dans le champ des littératures à contraintes. Notre choix de corpus marque au

contraire un mode explicite de transmission des contraintes.

Que faire de la littérarité de ces textes si particuliers, autant que rares dans la pratique

des littératures à contraintes ? Car ils exemplifient un aspect non seulement textuel de la

contrainte mais également visuel : le format éditorial pour Cent mille milliards de poèmes, la

relation texte/image pour Le château des destins croisés. Autrement dit, lorsque le texte respire

une littérarité contrainte par tous ses pores, quels sont les enjeux de lecture face au fort indice

de visibilité qui marque un premier niveau de littérarité ? L’hypertrophie du dispositif textuel

(deuxième niveau de littérarité) soulève un enjeu de taille : inscrire le texte à contraintes dans

une poétique spécifique du partage (auteur-texte-lecteur) et déplacer le statut de règles

24 Christelle Reggiani, « Poétique du secret », dans Écrire l’énigme, sous la dir. de Bernard Magné et Christelle Reggiani, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2007, p.11-21.

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supplémentaires, à connotation de superficialité, à celui de règles partagées, à connotation de

nécessité.

Cent mille milliards de poèmes et Le château des destins croisés sont des textes qui

présentent un très fort indice de métatextualisation par l’établissement d’une visibilité forte de

la contrainte dans le texte mais aussi dans le péritexte où la contrainte est explicitée : c’est le

discours des règles dans le « Mode d’emploi » quenien ; mais aussi le lien avec le domaine de

la combinatoire dans la postface allographe du texte quenien ; ou encore la genèse de l’écriture

dans la « Note » calvinienne. Omniprésente dans et autour de l’espace textuel

(métatextualisation et dispositif), la littérarité contrainte du texte ne peut échapper au lecteur

puisqu’elle est visible à tout instant, au point de modifier l’objet livre qui sert de support au

texte, par un effet d’enchaînement entre les contraintes d’écriture et les contraintes éditoriales

soumises à la matérialité de l’objet-livre. Ainsi, les bandelettes découpées rendent impossible la

pagination de Cent mille milliards de poèmes, tandis que les cartes de tarot se juxtaposent

doublement au texte du Château des destins croisés : dans ses marges, sous forme de

reproduction miniaturisée mais aussi dans le texte, intégrées à la narration par un système

typographique qui change de police à chaque fois qu’une carte de tarot est mentionnée dans la

fiction. Les deux textes abordent la question du dispositif contraint qui pose un enjeu de lecture

et de matérialité qui n’est pas spécifique à la pratique des littératures à contraintes mais qui en

est spécifique lorsque le péritexte pose les termes d’un « contrat de lecture » de type rétroactif

(la « Note » postfacielle du Château des destins croisés) ou de type à la fois guidé et rétroactif

(le « Mode d’emploi » préfaciel et la postface de Cent mille milliards de poèmes)25.

25 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6.

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Questions de lisibilité

Pour Reggiani, en tant que texte rhétorique dans un contexte scolastique, le texte à

contraintes « doit nécessairement se rendre recevable à ses lecteurs »26. Le jeu est un moyen de

contourner la nécessité mais sans l’ignorer et sans l’éviter. Le texte à contraintes est donc jeu(x)

d’écriture, mais aussi enjeu(x) de lecture car la question de la littérarité du texte à contraintes

(« ce par quoi un texte se fait livre ») en implique parallèlement une autre : celle de sa lisibilité

(« [ce par quoi un texte] se propose comme tel à ses lecteurs »27).

L’auteur d’un texte à contraintes ne peut ignorer les procédés qu’il choisit arbitrairement

(et invente au besoin) pour la composition d’un texte, mais on ne peut pas en dire autant du

lecteur, à qui revient le choix de se familiariser ou non avec les procédés de composition d’un

texte, lorsque ceux-ci lui sont transmis. Ces questions d’enjeux de la lecture ne sont pas

spécifiques aux textes à contraintes, mais elles en sont caractéristiques car la littérarité du texte

à contraintes exemplifie un cas d’écriture reposant sur une règle qui ne fait pas partie d’un

savoir commun à l’auteur et au lecteur, d’où la question de le rendre visible ou de le dissimuler.

Dans les deux cas, ce savoir est à l’état latent puisqu’en attente du lecteur, mais le degré de

latence n’est pas le même en fontion du mode collaboratif qui tend à annuler la latence ou de

celui de l’indifférence où la latence est quasi totale.

Deuxième caractéristique du texte à contraintes, la lisibilité des textes à contraintes

s’appuie sur un schéma de lecture à deux composantes : des « règles du jeu » et un « appel au

jeu »28. Cet appel, le lecteur reste libre de le saisir ou non, et le cas échéant de procéder à une

lecture réglée ou non. En effet, la procédure de repérage peut suffire à certains lecteurs, tandis

que d’autres vont chercher à comprendre et à faire acte des règles annoncées, à les vérifier en

quelque sorte. Se pose donc la question importante de la réduplication dans le cas du partage

26 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 27 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987, p.7-8. 28 Jean-Pierre Balpe, Lire la poésie, Paris, Armand Colin-Bournelier, 1980, p.108.

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des règles. S’il y a réduplication, la gymnastique de la lecture n’aura pas lieu, ce n’est donc pas

l’intention oulipienne que de créer cette forme de programmation lectorale. De fait, la lecture

n’est pas une répétition mécanique d’un processus appris, y compris par la transmission des

règles d’écriture. Elle reste un espace de liberté qui appartient au lecteur, comme le montrent

les études qui prennent pour objet les textes en prose de Jacques Roubaud, qualifiés à la fois de

forme de « lecture participative ludique » qui se déploie au sein d’une stratégie sémiotique plus

vaste (modalité de réflexivité de la lecture), mais aussi de « calculecture »29.

Le titre de Cent mille milliards de poèmes, à la fois numérique (cent mille milliards) et

générique (poèmes), inscrit le texte dans la dimension des grands nombres, ceux qui nécessitent

le recours à une combinatoire programmée. L’interdiscursivité mathématico-littéraire est

renforcée par la préface titrée « Mode d’emploi », dont le procédé a été repris par exemple chez

Roubaud dans ε30. Rares sont les cas où le texte dit au lecteur comment il doit lire, la formule

elle-même semble abusive, car il y a un risque de « stériliser la lecture [et de] la rendre

superflue »31. Wagner questionne d’ailleurs l’amalgame entre didactisme accessible-

prosélytisme et obscurantisme et l’on comprend mieux pourquoi les études de Wagner et

Reggiani ont choisi de traiter le jeu de l’obscurantisme, même si cela fait l’impasse sur la

posture d’auteur qui préfère réduire « la distance institutionnelle entre les écrivains et leur

public », ce qui est un choix oulipien explicité par leur organisation et animation de nombreux

29 Carole Bisenius-Penin, Le roman oulipien, Paris, L’Harmattan, 2008, p.214 ; Véronique Montémont, Jacques Roubaud : l’amour du nombre, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p.335. 30 Jacques Roubaud, « Mode d’emploi de ce livre », dans ε, Paris, Gallimard, coll. « Poésies NRF », 1967, p.7-9. La différence de formulation roubaldienne et quenienne est d’inspiration bourbakienne qui a préfacé son étude des mathématiques sur le mode du « Mode d’emploi de ce traité ». À ce sujet, nous renvoyons à l’étude de Véronique Montémont : « Un Bourbaki sous le bras », dans Jacques Roubaud : l’amour du nombre, p.303-335. Pour expliciter ce point de discours mathématico-littéraire, précisons que ε est la lettre Epsilon dans sa représentation minuscule (cinquième lettre de l’alphabet grec et cinquième chiffre de la numérologie grecque) mais qu’elle signifie aussi pour Roubaud le « symbole de l’appartenance au monde de “l’être au monde” » (Jacques Roubaud, « Définition des signes employés », ε, p.11). Le parti-pris du formalisme oulipien n’est pas celui d’une mécanique générative mais celui de la forme envisagée comme une « forme de vie » (le sujet réinvesti dans une forme toujours mouvante). 31 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6.

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ateliers d’écriture, ou encore leurs lectures publiques mensuelles à la BNF32. La position serait

anti-institutionnelle. Elle est surtout un choix de réduire la frontière entre lecture et écriture en

s’inscrivant dans une communauté. Le succès des ateliers d’écriture (oulipiens ou autres) ne le

démentira pas.

La transmission de la contrainte

Les deux notions de jeu(x) d’écriture et d’enjeu(x) de lecture appellent une troisième

question : celle de la transmission des règles du jeu, entendue comme un système d’échange

entre les éléments en jeu ; de l’ordre du rituel. Le rapprochement entre la notion de transmission

et les formes de métatextualisation de la contrainte vient du poéticien Frank Wagner. Il fait le

constat d’une interactivité entre écriture et lecture qui, selon lui, est la question qui « constitue

(ou devrait constituer) la préoccupation principale des auteurs de littérature dite à contrainte »

(7). L’interactivité, entendue comme la réciprocité entre l’écriture et la lecture, suppose une

porosité entre les deux pôles auteur-lecteur : les règles d’écriture vont influer sur les modalités

de lecture dont Wagner dresse une typologie en fonction de deux ensembles de contraintes de

lecture : les contingentes et les nécessaires. Est contingente la contrainte qui est « perçue

comme nécessaire par l’auteur » mais qui « ne conditionne pas l’accès des lecteurs au sens du

texte » (8). Est dite nécessaire la contrainte qui « se révèle nécessaire tant pour l’auteur que

pour ses lecteurs » en ce qu’elle est constitutive du sens « pour l’un comme pour l’autre » (9).

La première n’a pas besoin de se rendre recevable. La seconde pose une forme d’interactivité

plus complexe.

Dans une étude toute récente centrée sur la question de la transmission narrative,

Wagner délimite deux niveaux de transmission. Le premier, institutionnel, se fait par le biais de

l’éditeur, qui a le plus souvent toute autorité sur le format du livre. Le deuxième, esthétique, se

32 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.13. Où l’on voit que l’Oulipo développe une pensée du jeu qui intègre son impact sur le milieu social.

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fait par le biais du récit (le narrateur transmet une histoire au narrataire) et s’intègre dans une

« conception communicationnelle de la narration fictionnelle »33. En fonction de ces remarques,

il est intéressant de se demander s’il y a quelque chose de spécifique qui passe dans le cas du

texte à contraintes fictionnel et de le vérifier dans le texte à contraintes poétique ? Peut-on

parler d’une transmission de la contrainte comme forme d’interactivité entre l’auteur, le texte et

le lecteur ? Y aurait-il d’ailleurs un discours de la contrainte ?

Wagner désigne deux niveaux de transmission narrative qui viennent compléter sa

première étude des modes spécifiques de la transmission de la contrainte : l’indifférence et la

collaboration. Le premier mode (l’indifférence) correspond à une situation dans laquelle

l’auteur choisit de ne pas révéler au lecteur les contraintes qui lui ont été nécessaires pour

l’écriture car elles ne « conditionne[nt] pas l’accès des lecteurs au sens du texte »34. C’est le cas

de la contrainte utilisée comme un axiome formel. Elle remplit la fonction de « procédé

compositionnel dont la divulgation importe peu » (8). Autrement dit, elle est nécessaire à

l’écriture, mais pas à la lecture. Dès lors sa transmission est superflue, même si cela ne

l’empêche pas d’avoir éventuellement lieu, mais son interactivité est dite faible. Toutefois, la

contrainte peut avoir d’autres fonctions rendant nécessaire sa transmission au lecteur. Ainsi, le

deuxième mode de la collaboration consiste à « provoquer la découverte des lecteurs des

procédés élaborationnels sur lesquels se fonde [l’]écriture » (8). L’interactivité est dite forte.

Les textes de notre corpus, accompagnés pour le premier d’un « mode d’emploi » préfaciel

(transmission des règles d’écriture) et pour le second d’une « note » postfacielle (genèse de

l’écriture), s’inscrivent explicitement dans cette deuxième catégorie que Wagner néglige

pourtant à traiter sous son aspect interactif, lorsque celui-ci se met en place à partir d’une

33 Frank Wagner, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques romans français contemporains », p.3. 34 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.8.

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42

modalité de collaboration qui s’inscrit déjà dans le péritexte car pour Wagner, cela ne fait

qu’entraîner une lecture réduplicative.

Wagner distingue deux formes de collaboration : les modalités « dénotative [et]

connotative » (6). La première consiste à « rassurer les lecteurs, [à] les prévenir qu’ils ne

déploieront pas leurs efforts herméneutiques en pure perte » (7). Le lecteur est alors « celui qui

a été averti de la possibilité, voire de la probabilité d’un recours à une ou plusieurs contraintes

formelles » (5). La seconde, dite modalité « connotative » consiste « à dire pendant, sans

sembler dire toutefois » (10). Ces deux stratégies métatextuelles s’accompagnent d’une part de

risque au niveau de la lecture : envisager le lecteur seulement comme un exécuteur de

programme – la modalité est dite dénotative, ou un décrypteur – la modalité est dite

connotative. Délaissée par la critique, la modalité dénotative permet pourtant d’élargir la notion

de transmission métatextuelle à une transmission qui s’effectue dans la zone paratextuelle. Lieu

idéal de transmission si l’on en croit Genette selon qui le « paratexte » est à la fois « ce par quoi

un texte se fait livre ») (sa littérarité) et « [ce par quoi un texte] se propose comme tel à ses

lecteurs » (sa lisibilité)35.

Dans son étude sur la question de la transmission de la contrainte (2001), Wagner

s’attarde peu sur les stratégies discursives paratextuelles (péritextuelle et épitextuelles). S’il

reconnaît leur « efficacité maximale » (6) en terme de « fonction d’avertissement » (6), elles

représentent un risque trop grand de « stérilisation de la lecture » (6), comme le rappelle

l’auteur à contraintes non-oulipien Jean Lahougue :

Ou j’explique avant – ce qui revient à révéler en page de garde le mécanisme du crime au lecteur du polar, à lui laisser entendre qu’il ne l’eût jamais compris par ses modestes moyens, à lui interdire tout plaisir de découverte […]. Ou je me réserve d’expliquer après, au risque cette fois de transformer le jeu trop malin en traquenard, et d’y prendre, bien malgré moi, ledit lecteur en flagrant délit d’impertinence.36

35 Gérard Genette, Seuils, p.7 et 8. 36 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Correspondance », 1998. La citation de Jean Lahougue est reprise dans l’article de Wagner (2001, p.10).

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43

Dans le cas du « polar », dont l’appartenance générique requiert une révélation des clés

de l’énigme dans la diégèse, la révélation péritextuelle (dans l’espace du livre) pose

évidemment un problème de taille. Toutefois, les textes de notre corpus, s’ils présentent une

différence générique (poésie, récit), ne comportent pas de contraintes génériques aussi

évidentes que dans le genre très réglé du polar. La distinction entre l’avant de la préface, et

l’après de la postface, est importante car l’emplacement de la transmission est effectivement

stratégique pour la lecture, contrairement au peu de place que lui accorde l’étude de Lapprand

sur la poétique oulipienne37. Dans son étude, Wagner mentionne une spécificité rétroactive

intéressante du point de vue des stratégies de « programmation lectorale » lorsque la

transmission se fait en péritexte postfaciel (10) : rassurer les lecteurs de leurs efforts

herméneutiques et éviter la signifiose barthésienne qui laisse place à des « crues

interprétatives » (7).

Pour toutes ces raisons, la préférence de Wagner va vers le phénomène de

« métatextualisation de la contrainte », c’est-à-dire lorsque la contrainte est transmise par

différents procédés dans l’espace textuel (6). Plus subtile, elle comporte une part de risque

évidente selon la « densité du réseau métatextuel » car saturer le texte peut provoquer son

illisibilité (6). Il ne s’agit alors plus d’un risque de stériliser la lecture, mais d’empêcher la

lecture, ce qui est encore plus problématique, voire incohérent de la part d’un auteur.

37 Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo, p.49-50. Pour Lapprand, « ces variantes n’affectent que la présentation, et non le mode de lecture » (50). Si notre travail s’inspire de l’étude de Lapprand, notamment pour sa terminologie du statut de la contrainte, notre travail montre au contraire les liens complexes entre la position du péritexte et les modalités de lecture. Pour ce point, nous nous sommes appuyée sur l’étude de Wagner (2001) et celle de Laclavetine-Lahougue (1998).

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La modalité dénotative : le lecteur averti

Transmettre la contrainte du texte au lecteur représente un jeu métatextuel qui renvoie

aux procédures de fabrication du texte, à son construit, dont l’effet encadré se répercute sur les

procédures de lecture. Nous ne perdons pas de vue que la révélation explicite de la contrainte,

qui correspond à la modalité dénotative wagnérienne, comporte des indices de modalité

connotative qui consiste à trouver un mode du dire implicite. Nous proposons donc de

généraliser la formule wagnérienne de métatextualisation de la contrainte à l’espace du livre

(matérialité, texte, paratexte) afin de montrer les liens qui relient le dénotatif et le connotatif

dans la stratégie auctoriale de transmission des contraintes, ce qui soulève de nouveaux enjeux

communicationnels qu’il est important de considérer.

L’interaction entre le texte et le lecteur : un jeu de langage

Jacques Roubaud situe la pratique de l’auteur oulipien au sein d’un « jeu de langage »

(au sens wittgensteinien)38. L’interaction entre le texte et le lecteur représente donc une

quatrième caractéristique du texte à contraintes qui consiste à modifier les habitudes de lecture :

Il s’agit pour les lecteurs de comprendre que les informations essentielles véhiculées par ces opérations concernent non plus le référent du discours (l’univers fictionnel) mais les procédures génératrices qui déterminent les particularités de la diégèse.39

La lecture de ces « textes en rupture avec la représentation » fait écho à de nouvelles

stratégies d’écriture à contraintes qui consistent à transmettre au lecteur la contrainte utilisée

dans le texte par le biais d’une programmation paratextuelle ou textuelle40. En effet, comme le

souligne Reggiani :

38 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », dans « L’auteur et le manuscrit, p.83. 39 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.10. 40 Véronique Montémont, Jacques Roubaud : l’amour du nombre, p.251.

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Sa lisibilité n’est jamais d’emblée garantie au texte contraint, rhétorique dans un contexte scolastique : il doit nécessairement se rendre recevable à ses lecteurs, et cette lisibilité toujours à conquérir le voue à un certain type d’ambivalence.41

Mais l’écho ne renvoie pas forcément à l’équation texte à contraintes = lecture à

contraintes. En effet, la lecture d’un texte à contraintes est de type programmé, c’est-à-dire que

l’encodage textuel de la contrainte recourt à « diverses tactiques de camouflage » (18). On

serait dans le genre discursif de la mystification, au sens où l’entend Patrick Charaudeau :

Il y a stratégie de “mystification” dès l’instant que l’on peut dénoncer, dans un texte quelconque, un certain jeu de procédures discursives qui, soit se cachent (ou se subvertissent) les unes les autres afin de masquer le Contrat de parole du Genre discursif dont dépend le texte, soit fondent un autre Contrat de parole que celui proposé au départ.42 Ce discours de la mystification correspondrait ainsi au discours de la contrainte tenu par

les oulipiens dont les stratégies de transmission de la contrainte se regroupent en deux

catégories : « exhiber [ou] cacher » le programme textuel43. En ce qui concerne le genre textuel

à contraintes, ces deux catégories peuvent s’organiser en trois variantes textuelles : soit le texte

adopte une stratégie de dévoilement ou de non-dévoilement de la contrainte (phénomène

d’intentionnalité du processus de transmission) ; soit le texte peut se présenter au lecteur

accompagné de ses formes satellites (péritextuelles, épitextuelles ou avant-textuelles) ; soit le

texte laisse la liberté au lecteur de choisir de prendre connaissance ou non du programme

textuel (dans le cas où le programme lui est révélé).

Le jeu de langage programmé dans le texte à contraintes correspond ainsi à une relation

tripartite unissant l’arbitraire de l’auteur (soumis aux contraintes génériques), le texte, et

l’arbitraire du lecteur (soumis aux contraintes de lecture). Les pratiques discursives encodées

dans un texte à contraintes sont caractéristiques de l’ambivalence de cette relation car il existe 41 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 42 Patrick Charaudeau, Langage et discours : éléments de sémiolinguistique (théorie et pratique), Paris, Hachette, coll. « Langues - Linguistique – Communication », 1983, p.152. 43 Marcel Bénabou, « Exhiber/Cacher (les Oulipiens et leurs contraintes) ». [En ligne]. http://www.oulipo.net. (Consulté le 29 août 2011).

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différentes manières d’avertir le lecteur. Ainsi, du degré de visibilité des contraintes d’écriture

dans le texte dépend leur transmission au lecteur, et les procédures de métatextualisation

renvoient bien aux questions parallèles de littérarité et de lisibilité des textes à contraintes.

Les stratégies paratextuelles

Le premier jeu de langage, que l’on appelle selon la terminologie wagnérienne la

modalité dénotative, consiste à révéler la contrainte de manière explicite, au sein de stratégies

paratextuelles. Considérés au seuil du texte, « dans l’espace du même volume », les éléments

péritextuels du paratexte permettent de distinguer le discours théorique (auctorial, allographe ou

éditoriale) du discours littéraire44. Selon Wagner, le paratexte représente une zone stratégique

dans le cadre de la question de la transmission de la contrainte : il a pour fonction de « rassurer

le lecteur, de les prévenir qu’ils ne déploieront pas leurs efforts herméneutiques en pure

perte »45. Ce repérage peut s’effectuer à différents moments de sa lecture : en amont, en

simultané ou en aval de la lecture textuelle. Dans ce chapitre, nous nous attardons sur les

stratégies péritextuelles, souvent considérées comme le « noyau dur » ou la « pièce-maîtresse

de l’appareil paratextuel », mais sans toutefois négliger les informations comprises dans les

autres composantes du paratexte (épitextuel et avant-texte généticien)46.

Les stratégies péritextuelles

Le péritexte peut être rapproché de la tradition éditoriale de la préface, elle-même

faisant partie de la notion d’appareil liminaire qui dénote une pratique éditoriale datée de

l’idéologie textuelle rhétorique. Elle consistait alors à présenter le texte au moyen d’une

multitude d’autres textes (au protecteur, au lecteur, etc.). Comme le précise le rhétoricien

44 Gérard Genette, Seuils, p.11. 45 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7. 46 Randa Sabry, « Quand le texte parle de son paratexte », Poétique, 69, fév. 1987, p.83 ; François Rigolot, « Prolégomènes à une étude du statut de l’appareil liminaire des textes littéraires », L’esprit créateur, vol. XXVII, 3, automne 1987, p.7.

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François Rigolot, la préface a trois fonctions principales dans la tradition rhétorique

occidentale :

1) Elle sert d’ornement au livre qu’elle décore. Elle est en cela une métaphore

architecturale, un seuil intellectuel pour le lecteur et un lieu de transition

nécessaire.

2) Elle se propose d’annoncer la vérité du texte qu’on va lire. En cela, elle est un

horizon d’attente, de bienveillance, de curiosité ou d’indignation. Elle est

aussi un discours rhétorique qui engage un dialogue avec la fiction selon un

genre codé. Elle est encore une marque d’ironie et d’auto-réflexion.

3) Elle a pour mission de communiquer un savoir. Elle représente le cadre

spatio-temporel de l’œuvre (niveau historique, rhétorique et stylistique) ainsi

que son argumentation (niveau idéologique). (7-8)

Envisagées dans un cadre discursif texte-lecteur, les trois fonctions vers lesquelles

tendent la préface sont à nuancer : peut-on parler d’ornement pour les textes de notre corpus

dont la période historique n’est pas la même que celles des textes de Rigolot ? L’ornement est

aujourd’hui déplacé vers la couverture (première et quatrième de couverture) mais l’indice de

visibilité de la contrainte dans notre corpus peut faire ressurgir cette fonction d’ornement dans

le corps du texte, comme le montre le métatextuel dénotatif des vers découpés de Cent mille

milliards de poèmes, ou la présence des cartes de tarot dans Le château des destins croisés. La

dimension ironique de la préface est, quant à elle, conservée puisqu’elle revient à dire à côté,

sans trop en dire (préserver la lecture découverte), contrairement au dire pendant de la

métatextualisation selon Wagner.

Ce jeu discursif du « commentaire auctorial » préfaciel se rapproche ainsi des pratiques

péritextuelles présentées par le poéticien Gérard Genette, pour qui « l’auteur est bien le

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48

principal, et, à vrai dire, le seul intéressé à une bonne lecture »47. La préface auctoriale remplit

ainsi une double fonction : « 1. obtenir une lecture et 2. obtenir que cette lecture soit bonne »

(200). La deuxième fonction concerne la signifiose barthésienne tandis que la première fonction

cible ouvertement la question de la transmission de la contrainte. En effet, si la préface en dit

trop, comme semble l’afficher la mention d’un mode d’emploi, le lecteur va–t-il seulement

prendre la peine de lire ? Si la postface révèle la nature contrainte du texte, le lecteur va-t-il

pour autant relire ? Ainsi, son emplacement (avant ou après le texte) joue un rôle capital dans le

processus de lecture du texte mais il ne garantit pas la lecture qui est de l’ordre du choix du

lecteur. Toutefois, nous pouvons dire que son emplacement joue un rôle plus ou moins marqué

dans la transmission de la contrainte : un avertissement dans le cas de la préface, une caution

dans le cas de la postface.

Positionné avant le texte, le péritexte est conforme à la fonction de présentation dont

parle Rigolot. C’est le cas de la préface auctoriale de Cent mille milliards de poèmes qui se

présente comme une variante du discours de type mode d’emploi, consacré généralement à

expliciter une composante technique dont la fonction est de transmettre un savoir informatif,

comme celui de la transmission du mécanisme d’une machine. C’est ce que confirmerait le

rapport de succession entre le « mode d’emploi » et l’épigraphe empruntée à Turing dont la

fonction serait de déplacer de l’idée de machine à celle plus problématique d’une machine

textuelle. La chronologie des pages de l’ouvrage va inciter le lecteur à effectuer une lecture

péritextuelle qui précède la lecture du corps du texte ; tout comme il lirait la préface avant la

lecture du texte. Pourtant, certains lecteurs refusent de lire une préface avant le texte, prétextant

que des informations textuelles y étant annoncées, ils préfèrent, dans un premier temps, se

familiariser avec le texte au rythme de leur lecture. Le péritexte situé en amont du texte, s’il

représente l’indice le plus fort de lisibilité, n’est donc pas une garantie de sa lecture. Autrement 47 Gérard Genette, Seuils, p.200.

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dit, l’emplacement ne coïncide pas nécessairement avec le temps de la lecture du péritexte qui

peut s’effectuer avant, pendant ou après la lecture du texte.

Positionné après le texte, le péritexte servirait plutôt de caution (ou de révélation) à la

lecture. C’est le cas de la postface auctoriale du Château des destins croisés intitulée « Note »,

dont la signification est plus nuancée que dans le cas du mode d’emploi. Le titre du péritexte

auctorial de Calvino porterait ainsi la marque d’une stratégie de distanciation par rapport à la

contrainte formelle, qui serait mentionnée comme une annexe en fin de texte, plutôt que comme

un effet d’annonce (avertissement) en début de texte. Si l’on prend en considération la notion

de chronologie de la lecture, le lecteur est alors convié à une lecture péritextuelle de type

consécutif à la lecture textuelle, ce qui serait une possibilité de remédier au risque de

stérilisation de la lecture.

Le choix de l’emplacement de la transmission des contraintes est bien de l’ordre du

stratégique car il représente la part de risque annoncée plus haut : les lecteurs vont-ils lire selon

des « stratégies acquises » ou selon les stratégies formelles de chaque texte à contraintes48 ?

Ainsi, les lecteurs expérimentés du premier roman de Queneau, non avertis, sont passés à côté

de la rigueur de construction du récit qui est de l’ordre de l’arborescence :

J’ai donné une forme, un rythme à ce que j’étais en train d’écrire. Je me suis fixé des règles aussi strictes que celles du sonnet. Les personnages n’apparaissent et ne disparaissent pas au hasard, de même les lieux, les différents modes d’expression. D’ailleurs, ce n’était pas tellement arbitraire puisque aucun des critiques de l’époque qui ont bien voulu parler du livre ne s’en aperçut.49 À la suite de la révélation épitextuelle de Queneau, il est intéressant de noter qu’un texte

à contraintes qui ne se présente pas comme un texte à contraintes (absence de péritexte révélant

la contrainte), peut être lu sans la reconnaissance de sa littérarité contrainte. Il est en effet tout à

fait différent de lire un texte qui explicite son échafaudage, que de lire un texte qui efface peut-

48 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.13. 49 Raymond Queneau, « Conversation avec Georges Ribemont-Dessaignes », dans Bâtons, chiffres et lettres, rééd. rev. et aug., Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p.42.

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être délibérément ses méthodes de composition, ou encore de lire un texte qui présente une

modalité de transparence positionnée dans un autre ouvrage – soit de l’ordre de l’épitexte, soit

de celui de l’avant-texte génétique – qu’il faut alors aller chercher, dans les manuscrits ou au

sein d’une autre publication.

Dans les différentes formes de transmission de la contrainte, il existe toutefois deux

constantes : la présence de l’échafaudage (qu’un auteur va juger intéressant ou non de publier)

et la présence du texte qui a été construit selon cet échafaudage. Mais il existe aussi une autre

constante, celle de la position du lecteur qui va choisir de lire ou de ne pas lire le surplus

d’informations textuelles proposé par la révélation de l’échafaudage. Ainsi, dans le cas où un

lecteur actualise une lecture d’un texte, la constante du lecteur est en fait une variable puisque

son chemin de lecture ne sera pas forcément celui prévu par le programme. La réception du

texte à contraintes est en jeu. Qu’un auteur soit partisan de la révélation des contraintes, ou

qu’il fasse partie de ceux qui ne veulent pas interférer avec les modalités de lecture, la question

de la transmission des contraintes est un débat porteur qui divise les auteurs à contraintes, sans

doute parce qu’elle soulève la question du « lecteur modèle », telle qu’elle a été formulée par

Umberto Eco50. Pour Wagner, cette question est sans intérêt dès lors que la programmation

lectorale est « [mise] à l’épreuve de la diversité des lectures concrètes »51.

Ce que nous pouvons dire dans un premier temps, c’est que par la présence de ces

stratégies mises en marge du texte, le lecteur du texte à contraintes est « celui qui a été averti de

la possibilité, voire de la probabilité d’un recours à une ou plusieurs contraintes formelles » (5).

À cet effet, Wagner utilise la notion jaussienne d’horizon d’attente, pour désigner la fonction

supplémentaire qu’apporte le péritexte sur le texte : celle de proposer une posture de lecture

50 Pour Umberto Eco, le lecteur modèle est « un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel » (Lector in fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985 [1979], p.77). 51 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.11.

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explicite, conforme au type du lecteur averti. Toutefois, le lecteur peut choisir d’ignorer

l’avertissement pour ne pas stériliser la lecture mais aussi par refus du jeu, mais là encore les

différents éléments paratextuels ne comportent pas le même statut. En effet, le titre de

l’ouvrage, le nom de l’auteur, la mention générique, l’épigraphe sont difficilement évitables. Il

existe peu (ou pas) de lecteurs susceptibles de commencer la lecture d’un texte dont ils ne

connaissent pas le titre ou le nom de l’auteur, à moins que cette lecture en totale anonymat fasse

partie d’une règle de lecture spécifiée. En effet, le titre d’un ouvrage, positionné en première de

couverture et rappelé en page cinq, mais aussi en page sept et en quatrième de couverture, ainsi

que sur la tranche du livre. Il est donc bien la composante textuelle la plus visible, si bien qu’il

faudrait que le lecteur se bande les yeux pour ne pas le voir. En revanche, ce choix peut se

concevoir lorsqu’il s’agit d’ignorer la lecture du péritexte. C’est bien la transmission en préface

et/ou postface qui posent problème. Ainsi, tous les lecteurs de La vie mode d’emploi ne peuvent

manquer la mention titrée du mode d’emploi, mais ce n’est pas forcément le cas du « mode

d’emploi » préfaciel de Cent mille milliards de poèmes et de ε.

Jeu stratégique autour du texte, le péritexte est avant tout un jeu du commentaire

auctorial qui configure, construit ou délimite les contours de l’interactivité entre le texte et le

lecteur telle que l’auteur l’a programmé dans son ouvrage et que le lecteur choisit d’actualiser,

ou de ne pas actualiser ; le choix fonctionne dans les deux cas. Que l’un ou l’autre choix soit

privilégié, la terminologie choisie par Wagner est justifiée : le lecteur est bien un lecteur averti

par la pratique péritextuelle. Nous ajouterons que si le texte programme un lecteur averti, c’est

toujours du côté du lecteur que le choix se situe. Si le lecteur choisit d’ignorer l’avertissement,

c’est tout de même qu’il aurait déjà une petite idée du degré de formalisme du texte qu’il va

lire, puisque c’est un texte oulipien. C’est probable et c’est d’ailleurs pourquoi nous préférons

parler d’un jeu de lecture-écriture, spécifique à la pratique péritextuelle du texte à contraintes.

Ce jeu n’indique pas le refus du lecteur de se familiariser avec des recettes de lecture, mais

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indique plutôt qu’il réserve ce concept, éventuellement, à un deuxième temps de lecture (la

relecture), qui n’est pas forcément consécutif ou simultané à la lecture du texte, mais qui laisse

des traces (souvenirs) en tant qu’« élément de l’acte littéraire de communication »52.

Les stratégies épitextuelles

Face à l’idée de stérilisation de la lecture, certains auteurs (comme Jean Lahougue ou

comme certains oulipiens) préfèrent adopter une stratégie épitextuelle, sorte de révélation de la

contrainte reléguée à une périphérie plus éloignée du texte, car l’épitexte se situe « au moins à

l’origine, à l’extérieur du livre », donc dans un autre ouvrage53. Cette deuxième forme de

transmission des contraintes permet au lecteur de lire un texte, avant de savoir qu’il lit un texte

à contraintes, sauf dans le cas où il a pris connaissance de l’épitexte avant le texte, ce qui peut

arriver. Selon le degré de familiarité du lecteur avec la découverte des contraintes en mode

autonome ou de type cryptanalytique, l’absence de commentaire péritextuel laisse plus de

liberté au lecteur. Mais la part de risque s’en trouve augmentée car un indice textuel révélateur

de la contrainte peut ne pas être actualisé au cours de la lecture, comme le montre cette réaction

de Lahougue, face au refus de publication de son roman Le domaine d’Ana par le comité de

lecture de Gallimard :

La révélation on ne peut plus explicite (pp.84, 85, 96, 87) d’un cryptogramme régi par cette contrainte directrice a bien convoqué “l’ombre familière de Perec”. Ce qui était pertinent. Mais elle n’a pas induit une lecture perecquienne du texte, et n’a incité personne à vérifier que ledit cryptogramme existait bel et bien dans le chapitre indiqué – et ce en dépit du changement typographique signalé dès la page 48.54

Ainsi, selon Lahoughe, il ne suffit pas au lecteur de reconnaître la présence d’une

contrainte, mais il faut encore l’actualiser en modifiant éventuellement le mode de lecture.

52 Michael Riffaterre, Essais de stylistique structurale, tr. Daniel Delas, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle collection scientifique », 1971, p.352. 53 Gérard Genette, Seuils, p.11. 54 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.12.

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C’est beaucoup demander à un lecteur, comme l’explique Jean-Marie Laclavetine, membre du

comité de lecture de Gallimard :

Comptine des Height est un des premiers livres que m’ait donnés à lire Georges Lambrichs, lorsque je suis arrivé chez Gallimard. Le roman m’a paru étrange et beau, et j’en ai à mon tour conseillé la lecture dans mon entourage ; j’ignorais pourtant que l’auteur attendait bien autre chose de moi qu’une consommation passive (pour peu que la lecture puisse être passive), et que, loin de me raconter une histoire, il me proposait « une ascension ». J’ignore toujours, d’ailleurs, quelles étaient les règles du jeu auquel j’étais convié sans le savoir, règles connues de vous seul à ce jour ; comme j’ignorais, en lisant Le Domaine d’Ana, sur quel subtil et complexe échafaudage reposait la fiction que vous me proposiez : n’est pas Champollion qui veut.55

Nous ajouterons qu’une lecture de type Champollion-cryptanalytique soulève ses

propres enjeux. Wagner pose d’ailleurs la question de savoir si une telle lecture serait

stimulante et exaltante. La programmation lectorale effectuée par l’auteur du texte à contraintes

n’est pas forcément celle que le lecteur va actualiser. La transmission de la contrainte en

épitexte correspond en quelque sorte à un désir utopique de transmission, qui prend

volontairement ses distances par rapport au texte. En effet, si l’emplacement du commentaire

péritextuel ne garantit pas sa lecture, que dire du commentaire épitextuel, pour lequel le lecteur

doit faire l’effort d’aller consulter un texte ailleurs que dans un autre ouvrage que celui qu’il

lit ?

Face à toutes ces incertitudes, nous avons choisi de ne pas traiter la stratégie

« épitextuelle », car nous préférons nous positionner dans le cas d’une lecture qui s’effectue

dans les limites textuelles d’un volume – disponible à tout lecteur, et d’envisager la modalité

dénotative à son plus haut degré. Toutefois, nous n’ignorons pas que les commentaires

épitextuels constituent un jeu de langage qui serait tout aussi intéressant à traiter, en fonction de

son appartenance à un domaine public, privé ou semi-privé selon la terminologie genettienne.

55 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.143-144.

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Le fait que le comité de lecture de Gallimard n’ait pas reconnu la présence d’un texte à

contraintes, mais a seulement ressenti des influences ou traces entre l’écriture de Lahougue et

celle d’autres auteurs, est plutôt significatif de la différence d’habitudes de lecture. C’est

pourquoi d’autres auteurs à contraintes font le choix de ne recourir ni à des stratégies

péritextuelles ni à des stratégies épitextuelles, préférant ne pas se plier à l’exercice du

commentaire hors du corps du texte où les contraintes sont elles-mêmes utilisées (ou hors des

autres éléments paratextuels), pour diverses raisons :

- par non nécessité pour le sens du texte (dans le cas de l’oulipien Marcel

Bénabou),

- par « pudeur de la contrainte » (dans le cas de Queneau)56,

- par inachèvement de l’œuvre (dans le cas de Roubaud au sujet de ses cycles

d’Hortense).

Quelle qu’en soit la raison, le recours à une programmation lectorale de la contrainte

dans le corps du texte comporte la même part de risque que celle où le lecteur doit aller

chercher l’épitexte pour cautionner sa lecture, à ceci près que l’épitexte permet une éventuelle

caution, tandis que le cryptage (encodage) de la contrainte dans le corps du texte implique que

le texte à contraintes n’a plus aucun signe extérieur de son genre textuel. Il ne s’agit pas du tout

du même jeu, au sein de la famille des modalités de lecture ludique du texte à contraintes.

Quelques stratégies qui dépassent le cadre paratextuel

La stratégie de dissimulation est une autre forme de transmission de la contrainte. Elle

est choisie quand un auteur à contraintes préfère laisser la formulation de la contrainte

d’écriture dans un espace que personne ne peut lui contester : dans les manuscrits (mais ce n’est

56 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.80.

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pas pour autant qu’on l’y trouve systématiquement). Il est alors question d’« avant-texte »57.

Pour les études génétiques, la question d’une stratégie transmissive est-elle appropriée ? Dans

le cas d’un non-respect du choix de l’auteur de ne pas publier ses manuscrits, mais également

pour la raison que les manuscrits d’un texte sont peu accessibles à la majorité des lecteurs, nous

avons décidé de ne pas traiter la question de la stratégie avant-textuelle qui déborde l’espace du

texte et appartient au domaine de la génétique textuelle, pour qui la notion de texte est

différente de ce dont nous parlons58. Pour certains généticiens, le texte relève du domaine de

« l’écrit » et n’est en cela qu’une version publiée d’un ensemble de variantes textuelles qui a

une genèse, une dimension historique qui appartient au domaine de « l’écriture »59.

Nous avons également décidé d’écarter la stratégie avant-textuelle en ce qui concerne

les textes de notre corpus, pour une autre raison. Après avoir consulté les manuscrits de

Queneau au Centre de Recherche et de Documentation Raymond Queneau de la bibliothèque de

Verviers (Belgique), nous n’avons pas trouvé de caractéristique qui semblait révélatrice des

textes à contraintes choisies (contrairement à ceux de Perec)60. Ainsi, dans ses manuscrits,

Queneau ne révèle pas les contraintes d’écriture qu’il utilise dans un texte (sa pudeur irait-elle

jusque dans les manuscrits ?), sauf dans des cas très rares, comme c’est le cas pour le poème

« En hommage à Gertrude Stein », signalé par Claude Debon, éditrice du tome de la Pléiade

consacré à la poésie quenienne61. Dans le cas de Morale élémentaire, Debon a eu accès à des

archives non publiées de Gallimard et elle fait état d’une première publication du recueil de

poésie accompagnée d’un péritexte commentant la forme fixe nouvelle qui est présente dans la

57 Notion empruntée à la terminologie du généticien Jean Bellemin-Noël (Le texte et l’avant-texte : les brouillons d’un poème de Milosz, Paris, Larousse, 1972, p.15). 58 On pense notamment à Georges Perec qui n’avait pas l’intention de publier son « Cahier des charges » de La vie mode d’emploi, texte qui a pourtant fait l’objet d’une publication posthume (Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris, Zulma-CNRS, coll. « Manuscrits », 1991). 59 Louis Hay, « Le texte n’existe pas. Réflexions sur la critique génétique », Poétique, 62, avril 1985 : Seuil, p.154. 60 La consultation des manuscrits a eu lieu grâce à une bourse de recherches de la School of Graduate Studies de l’Université de Toronto. 61 Raymond Queneau, Œuvres complètes, vol. I, sous la dir. de Claude Debon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p.1274.

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première partie du recueil62. Elle indique également que le manuscrit de Morale élémentaire

révèle l’origine de cette forme fixe dans le modèle du Yi-King63. Morale élémentaire présentait,

lors de sa publication originale, un cas rare de commentaire auctorial en avant-texte (expliquant

l’origine de la forme fixe) doublé d’un péritexte (commentant le fonctionnement de la forme

fixe). Comme le montre l’édition des poèmes de Queneau en Pléiade, le péritexte a ensuite été

retiré des publications ultérieures du recueil. Le geste de retrait est significatif et cela nous a

encouragée à poursuivre cette piste de recherche, uniquement dans le cas d’une transmission

dénotative en péritexte, qui persiste depuis l’édition originale du texte jusque dans ses

rééditions.

Toutefois, un aspect de cette question génétique force l’attention : la quasi-absence de

corrections dans les versions manuscrites des poèmes de Queneau, comme si son écriture était

blanche, dans le sens d’une réflexion sans ratures prête à être reposée telle quelle sur le papier,

que l’on retrouve formulée chez le très quenellien président actuel de l’Oulipo Paul Fournel :

Comme auteur, j’écris les textes brefs que je peux, sans modèle véritable. Disons que c’est la quantité de textes que je réussis à brasser mentalement sans avoir à gratter du papier. Lorsque je les rédige, en principe, ils sont prêts (acceptables ou ratés).64

Mystification et donc ironie ou réalité d’un texte qui se pense avant de s’écrire ? Nous

n’aimons pas entrer dans l’univers auctorial, en dehors de la stratégie de transmission de la

contrainte qui concerne pour une plus grande partie le pôle lecture, nous ne poursuivrons donc

pas cette question à laquelle seul Fournel pourrait répondre, mais nous pouvons dire que

l’ironie à l’Oulipo est plutôt une affaire de distance sécurisante que de mystification.

62 Claude Debon, « Raymond Queneau : naissance de Morale élémentaire », dans Penser, classer, écrire de Pascal à Perec, sous la dir. de Béatrice Didier et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1998, p.27-33. 63 Le Yi-King est « le plus ancien traité de la sagesse chinoise » selon Debon (Claude Debon, « Queneau Raymond, 1903-1976 », Dictionnaire de poésie : de Baudelaire à nos jours, sous la dir. de Michel Jarrety, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.648). 64 Paul Fournel, La cavalière / Die Reiterin, 4e concours de traduction, Essen, ARKA Verlag, 2006, p.31 (repris de 131 nouvellistes contemporains par eux-mêmes, Saint Quentin, Manya, 1993).

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Cette recherche effectuée au CRDQ nous a tout de même confortée dans notre idée de

concentrer notre réflexion sur les modalités péritextuelles de transmission de la contrainte,

puisque si changement il y avait dans les versions manuscrites des poèmes de Queneau, c’était

plutôt dans les titres qu’il se trouvait, c’est-à-dire dans l’élément paratextuel le plus visible au

lecteur, et peut-être le plus caractéristique pour l’auteur.

Cent mille milliards de poèmes reste ainsi le seul recueil de poésie quenienne à présenter

un titre préfaciel de type « mode d’emploi », donc adressé au lecteur. Il y a donc bien quelque

chose à chercher de ce côté-là. En considérant Cent mille milliards de poèmes comme « la

première manifestation concrète et consciente [des] principes [oulipiens] », Debon propose

ainsi le rapprochement entre l’Oulipo et le mode d’emploi65. Il est vrai que Cent mille milliards

de poèmes n’est pas le seul texte d’auteurs oulipiens à présenter la formulation péritextuelle du

mode d’emploi (Jacques Roubaud l’utilise aussi une fois en préface et Georges Perec une fois

en titre de son célèbre « romans »), la proposition de Debon semblerait-elle donc un peu

abusive ? Toutefois, Cent mille milliards de poèmes étant le prodrome de l’Oulipo puisque sa

publication a coïncidé avec l’officialisation de l’Oulipo, est-ce la raison pour laquelle Queneau

a positionné un mode d’emploi en guise de préface : rendre explicite la mission scientifico-

littéraire de l’Oulipo, inconnue jusqu’alors ?

Deux autres aspects, mis en avant par Wagner, dépassent le domaine poétique des

stratégies paratextuelles. Sans avoir recours à une formulation textuelle de la transmission de la

contrainte, mais en avertissant toutefois le lecteur de la possibilité de la présence de celle-ci, la

pratique du « bouche à oreille » entraîne la « lecture du texte selon les conseils avisés d’une

âme charitable qui les avaient instruits de sa principale originalité scripturale »66. La somme des

connaissances propres au lecteur n’est donc pas à ne pas négliger puisqu’il peut déjà bénéficier

65 Claude Debon, « Queneau Raymond, 1903-1976 », p.648. 66 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6.

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de quelques indices préalables à la lecture du texte contraint, comme par exemple la familiarité

d’un auteur avec un groupe d’écrivains :

Sans aller jusqu’à évoquer un contrat ou un pacte d’écriture à contraintes, l’appartenance à certains regroupements d’écrivains présente une forte valeur indicielle : lorsque je m’apprête à lire un ouvrage d’un Grand Rhétoriqueur ou d’un membre de l’Oulipo, je suis déjà (pré)disposé à prêter une attention particulière aux phénomènes formels. (6)

Il est temps de reprendre notre hypothèse posée en introduction de ce chapitre : existe-t-

il un discours oulipien du mode d’emploi », ou plutôt existe-t-il un mode oulipien de

métatextualisation de la contrainte ? Ce à quoi Wagner semble répondre par l’affirmative en

désignant la caractéristique à la fois stratifiée forçant le « feuilletage textuel » et l’esthétique du

« double-fond qui permet de concilier architecture savante et fabulation captivante » du texte

roubaldien (mais aussi selon lui, quenien, perecquien, calvinien)67.

Un cas d’écriture accompagnée : le mode d’emploi

Pour aborder le champ des littératures à contraintes, nous envisageons le thème du

« mode d’emploi » comme un discours scientifico-littéraire qui a officialisé une marque de

fabrique oulipienne. Même si tous les oulipiens ne s’accordent pas sur la question d’une

transmission de la contrainte aussi explicite, les textes à contraintes qui sont mis sous le

paradigme du « mode d’emploi » sont uniquement des textes écrits par des membres de

l’Oulipo. Selon la terminologie wittgensteinienne de l’appartenance à un « air de famille », le

jeu de langage délimite une « zone de plus ou moins grande proximité et des sauts qualitatifs

au-delà desquels tel air de famille ne se retrouve plus »68. La zone de proximité est ici

thématique (mode d’emploi), fonctionnelle (désigner la nature contrainte du texte) et les sauts

67 Frank Wagner, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques romans français contemporains », p.5 et 6. 68 Pierre Lucier, « De la règle à la vie », dans Des jeux et des rites, sous la dir. de Philippe St-Germain et Guy Ménard, Montréal, Liber, 2008, p.27.

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qualitatifs se situent au sein de l’appareil paratextuel : préfaciel dans le cas de Cent mille

milliards de poèmes (Raymond Queneau) et ε (Jacques Roubaud) ; titre dans le cas de La vie

mode d’emploi (Georges Perec). Entre les deux préfaces, un autre saut qualitatif se dessine :

marque généralisante pour Cent mille milliards de poèmes dont la fonction est d’officialiser la

création de l’Oulipo (« mode d’emploi »); marque textuelle pour ε (« mode d’emploi de ce

livre »). L’air de famille est bien là.

Selon Wagner, la modalité dénotative qui transparaît dans les diverses formes de

stratégies paratextuelles fonctionne en mode d’« efficacité maximale »69. Élément important de

lisibilité, elle serait une pratique possédant un certain degré de transparence textuelle, dont la

forme péritextuelle en représenterait le degré le plus fort. Au sein de cette pratique

péritextuelle, le « mode d’emploi » de certains textes oulipiens présente une modalité

dénotative caractéristique de certains textes à contraintes.

Dans le cas de Cent mille milliards de poèmes, ε et La vie mode d’emploi, le degré de

transparence est à nuancer. En effet, ils présentent une pratique dénotative forte (discours

scientifique et donc empirique ou référentiel) mais ils possèdent également un faible degré de

transparence (discours littéraire combinant jeu de langage et de formes littéraires). Jacques

Roubaud pose ce paradoxe comme une caractéristique des textes oulipiens : « les règles du

principe fondateur de l’Oulipo [sont] l’union de la mathématique et de la littérature »70.

Emprunté au traité mathématique de Bourbaki, le mode d’emploi fait référence à une écriture

scientifique qui explique le fonctionnement d’un objet de la vie quotidienne ou d’une machine

ou d’une discipline scientifique, mais est inhabituel, voire inapproprié dans le cadre d’un texte

littéraire dont le fonctionnement n’a pas l’habitude d’être explicitable et où l’idée même d’un

fonctionnement est généralement des plus suspectes.

69 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6. 70 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.82.

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Qu’en est-il du texte expérimental auquel la postface allographe de Cent mille milliards

de poèmes inscrit le texte tout en y officialisant un « procédé Queneau » c’est-à-dire une

combinatoire de sonnets71 ? Nous poserons ici la question du livre considéré comme objet

(contraintes matérielles) qui présente un dispositif visuel de la contrainte supérieur à son

fonctionnement dans le texte. Le discours du mode d’emploi porte sur les règles poétiques

tandis que la monumentalité combinatoire porte sur la lecture du texte, précisément sur son

temps de lecture. Pour jouer à un jeu qui implique plusieurs personnes, il est nécessaire d’avoir

une connaissance commune des règles. Cette connaissance peut passer par l’établissement d’un

mode d’emploi, dont la fonction est de transmettre un savoir, ici celui du jeu. Nous sommes

dans le domaine ludique. En tant que partage des règles entre auteur, texte et lecteur, le mode

d’emploi offre à la contrainte d’écriture un statut de règle commune. Nous sommes aussi dans

l’ontologique avec le rapport posé entre un temps de lecture supérieur au temps humain que la

combinatoire de sonnets rend possible.

Du côté des Bulletins Officiels oulipiens (les B.O.), la question a été tranchée : la

contrainte est donnée sans qu’aucun discours explicatif ne l’accompagne72. Les B.O. sont le

lieu où les oulipiens rendent compte de l’avancée de leurs travaux. Certains textes y sont

publiés pour présenter une nouvelle contrainte et l’exemplifier, ou pour présenter une nouvelle

exemplification d’une contrainte existante. Ce sont des textes expérimentaux qui ont pour objet

de vérifier la potentialité d’une contrainte : les textes publiés sont des tentatives réussies. Pour

reprendre la terminologie de Rigolot, la transmission de la contrainte se fait en mode brut, sans

ornement parce qu’entre initiés73. Si nous sommes dans le cadre commun de la littérature

71 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », dans Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1961, s/p. 72 Il en existe 194 numéros à ce jour dont le dernier « À Lunel où sont les Fournel » fait suite au numéro spécial 666 intitulé « Diable! ». La liste est consultable sur le site de l’Oulipo [en ligne]. http://www.oulipo.net. (Consulté le 30 août 2011). 73 La publication des B.O. se fait en nombre limité et a une diffusion semi-privée. Dans l’idée de transparence de leurs travaux, les B.O. sont ensuite l’occasion d’une deuxième publication en volume (chez Seghers ou au Castor

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expérimentale, les textes dans les B.O. ne peuvent avoir le même statut que les textes dont nous

parlons. Ce sont des travaux réalisés dans le cadre de l’Oulipo, comme des gammes, dans une

sphère semi-privée pour reprendre la terminologie genettienne. Les B.O. comportent entre une

vingtaine et une quarantaine de pages et sont parfois consacrés au texte d’un oulipien, la plupart

du temps dans le cadre d’une thématique commune donnée à laquelle chacun met au point sa

propre « stratégie des contraintes » pour écrire à partir du thème donné74. Parfois, un numéro de

B.O. est signé du nom du groupe, en signe d’une thématique qui a été particulièrement

inspirante et propice à la stratégie oulipienne des contraintes. Il existe bien une poétique de

groupe à l’Oulipo comme le montre l’ouvrage de Marc Lapprand mais elle n’écarte pas la

poétique auctoriale sans laquelle le travail des contraintes serait uniformisé ; c’est pourquoi il

est plus juste de parler de poétiques au pluriel75.

Le parallèle avec la modalité dénotative de transmission de la contrainte dans les B.O. et

dans Cent mille milliards de poèmes permet de distinguer plusieurs formes de modalité

dénotative : dire en mode brut (B.O.) ou expliquer (« Mode d’emploi »). Le dénotatif est

décidément prisé et exploré à l’Oulipo mais il est important de montrer la différence des textes

écrits par des auteurs membres de l’Oulipo, mais en leur nom propre, et la diversité des

productions au sein du groupe, tout comme ceux des textes signés collectivement parce qu’ils

ont été écrit sur le mode collaboratif, comme l’a montré le projet avec la ville de Strasbourg. La

quasi-généralisation dans les B.O. de la transmission dénotative de la contrainte renforce l’idée

d’une marque de fabrique oulipienne, contrairement aux pratiques d’autres auteurs à

contraintes.

astral). Il existe à ce jour sept volumes publiés, qui vont des numéros 1 à 98. La mise en volume n’est pas terminée puisque le dernier numéro de B.O. en date est le n°193. 74 L’expression est empruntée à Jean Lahougue (« Une stratégie des contraintes romanesques », dans Founding Language studies, sous la dir. de Pascal Michelucci, Mississauga, University of Toronto Mississauga, 2009, p.237-251). 75 Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo ; Peter Kuon, « L’Oulipo et les avant-gardes », dans Oulipo-poétiques, sous la dir. de Peter Kuon, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p.15-30.

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En ce qui concerne les textes de notre corpus, le discours auctorial de la contrainte

s’affiche sans complexe autour du texte : elle le précède (préface) et le suit (postface) en ce qui

concerne Cent mille milliards de poèmes ; elle le suit en ce qui concerne Le château des destins

croisés. La visibilité extrême de la contrainte dans le texte quenien (les vers découpés) et dans

le texte calvinien (les cartes de tarots en marge du texte) montre que la frontière entre le

dénotatif péritextuel et le connotatif métatextuel devient poreuse mais qu’elle est aussi

complémentaire. En effet, à l’Oulipo existe un deuxième principe commun (dit principe de

Roubaud) : « Un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte »76. L’écriture

oulipienne de la contrainte est donc de l’ordre du métatextuel, comme le remarque Wagner à

propos de « la transmission simultanée et stratifiée d’histoires fascinantes et d’enseignements

relatifs aux propriétés fondamentales de l’écriture-lecture littéraire »77. La transmission est un

principe, son mode dénotatif n’est pas pour autant systématique mais le mode d’emploi en

représente le plus haut degré.

La modalité connotative : la valorisation du sujet de l’œuvre

À la différence de la modalité dénotative, la modalité connotative désignée par Wagner

consiste « à dire pendant, sans sembler dire toutefois »78. Elle serait une stratégie de

distanciation de l’auteur vis-à-vis de la nécessité du texte à contraintes de se rendre recevable

(Reggiani). Un compromis entre le « mode d’emploi » où la collaboration est forte, voire

révélée sur le mode de la caricature, et le mode de l’indifférence dans la transmission de la

contrainte. Selon la densité du réseau métaxtuel, la modalité connotative serait une forme de

collaboration, à même de servir la littérarité du texte à contraintes, mais qui comporte toutefois

« une prise de risque inhérente à l’emploi de cette procédure [qui] est d’ailleurs le plus souvent

76 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.88. 77 Frank Wagner, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques romans français contemporains », p.6. 78 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.10.

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compensée par le recours à une confirmation péri- ou épitextuelle » (6). Wagner a pris le parti

d’étudier le connotatif dans des textes ne combinant pas le dénotatif en paratexte et le métaxtuel

(dénotatif et connotatif). Les textes de notre corpus exemplifient le principe de la double

référence (multiplicité, complicité). Il est alors important de traiter ces textes en fonction d’une

relation entre le paratexte et le texte ; paratexte que nous avons délimité au péritexte par souci

de plus grande efficacité du dénotatif et du connotatif qui fonctionne en mode autonome dans le

texte (pas d’informations prises hors du texte). Voyons maintenant pourquoi nous envisageons

que le connotatif fait également partie de la transmission de la contrainte en paratexte.

Une stratégie de distanciation de l’auteur

Dans son étude du paratexte, Genette désigne la préface comme la transmission explicite

au lecteur d’une information de type : « voici pourquoi et voici comment vous devez lire ce

livre »79. L’auteur à contraintes ne prend généralement pas le parti du pourquoi car il n’a pas

pour habitude de légitimer son choix d’écrire à partir de contraintes, ni de légitimer le choix de

ses contraintes. Il peut les donner en actualisant un mode brut, comme on le voit dans les B.O.

ou dans le « Mode d’emploi » quenien, mais les explique rarement. Que le programme

d’écriture ne comporte pas un grand intérêt pour le lecteur (le cas de Bénabou), ou que l’auteur

n’ait pas envie de s’expliquer sur les raisons de son écriture (le cas de Fournel ou Queneau),

lorsqu’il y a formulation et révélation péritextuelle de la contrainte, la transmission repose en

fait principalement sur la question du comment. Faisant ainsi l’impasse du pourquoi, le

comment transmet une information d’ordre pratique et pragmatique au lecteur : dire le

fonctionnement du texte à contraintes. La révélation est toujours partielle, comparée à la

révélation explicite du dénotatif. Le lecteur doit combler les interstices pour pouvoir atteindre

un niveau de cohérence sémantique. Prenant ainsi le parti-pris de la valorisation du sujet de

79 Gérard Genette, Seuils, p.200.

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l’écriture à contraintes, la modalité connotative des textes à contraintes consiste à dire sur le

mode dénotatif et connotatif ce que l’auteur a fait avec la contrainte (le comment), plutôt que de

s’expliquer sur les motivations personnelles qui l’ont poussé à utiliser une contrainte d’écriture

et laquelle (le pourquoi).

Face à la transmission du pendant (métatextuel), les textes à contraintes répondent par

divers degrés de « densité du réseau métatextuel » : du visible au crypté, en passant par

l’énigmatique. Les procédures sont de l’ordre de la « juxtaposition, condensation et

hiérarchisation »80. Voyons comment nous les retrouvons dans les deux textes de notre corpus.

Le « Mode d’emploi » de Cent mille milliards de poèmes désigne le livre pour enfants Têtes

folles (ou Têtes de rechange) comme modèle et le cadavre exquis comme modèle

« repoussoir »81. Têtes folles consiste en un jeu de manipulation pour réaliser des personnages

par assemblage de trois niveaux : tête, tronc et bras, jambes et pieds. Il y a juxtaposition par la

permutation des composantes et hiérarchisation par leur superposition. La condensation est le

résultat de l’organisation des composantes : parmi tous les personnages possibles

(combinaisons multiples), une sélection a lieu, avant que la manipulation ne reprenne son jeu de

composition d’autres personnages. C’est le même principe de manipulation qui gouverne la

composition des sonnets de Cent mille milliards de poèmes. Dans le cadre d’une forme réglée

par le mode d’emploi, le lecteur sélectionne chaque vers constitutif d’un sonnet. Le livre pour

enfants fonctionne à partir de trois composantes, Cent mille milliards de poèmes à partir de

quatorze puisque c’est le nombre de vers que le sonnet comporte traditionnellement, en

ménageant un espace à dix possibilités pour chaque vers. Le processus est le même pour Le

château des destins croisés mais les modalités sont, quant à elles, différentes. On y retrouve les

mêmes procédures (juxtaposition, condensation et hiérarchisation) à partir du modèle des cartes

80 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6 et 10. 81 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.10.

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de deux jeux de tarots, et donc dans la relation image/texte. Les cartes de tarots sont utilisées de

trois manières différentes : une à une (le choix par condensation), en séquence (juxtaposition

des cartes qui permettent de raconter une histoire) et en totalité (la hiérarchisation des deux

grilles de tarots). Y aurait-il un air de famille entre les deux textes à partir des procédures

mentionnées ?

Avec Cent mille milliards de poèmes, nous passons de la somme des vers possibles à la

sélection d’un seul, avec le même procédé qui se repète quatorze fois, puis on passe à la

construction d’une strophe et enfin à celle du sonnet. Avec Le château des destins croisés, nous

passons de la somme des cartes possibles à la sélection d’une carte qui a fonction de démarreur

de l’histoire racontée par identification d’un narrateur à la carte choisie, puis à la mise en

séquence des cartes (juxtaposition des cartes d’une histoire) et enfin au retour de la somme des

cartes qui sont présentées sous la forme d’une grille de cartes représentant le jeu au complet,

ordonnée selon leur utilisation multiple dans les histoires. Ce n’est plus une somme des cartes

possibles, c’est une grille ordonnée, comme le sont aussi les vers du sonnet en fonction de leur

formule de rimes. Ainsi, malgré la différence générique de nos deux textes, qui appartiennent

l’un au régime de la poésie et l’autre à celui de la fiction, la nature codifiée des sous-genres

(sonnet, conte) exemplifie la nature de la potentialité d’hétérogénéité générique de la contrainte.

Le cas est suffisamment rare en littérature pour être souligné.

Indices de subjectivité dans le « Mode d’emploi »

Dans le mode d’emploi de Cent mille milliards de poèmes, dominé par un discours

scientifique objectif (« c’est »). Queneau y superpose un discours d’auteur, une poétique de la

création contrainte qui multiplie les indices de subjectivité, notamment à travers un jeu entre

l’alternance des déictiques de première personne (« j’ai veillé ») et des formules impersonnelles

(« il m’a fallu »). L’exposition des règles poétiques lui permet de présenter un savant dosage de

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distanciation et d’autorité. Ainsi, les indices de subjectivité lui servent notamment à préciser les

parties d’une règle qu’il n’a pas respectées, par le recours répété à la formule distanciée (« je ne

me suis permis ») à laquelle il ajoute aussitôt un indice qui garantit la rigueur de la démarche

(« j’ai veillé »). La démarche est à la fois ludique et scientifique. Elle correspond à une méthode

de composition d’un recueil de poèmes ou de récits, en fonction des règles poétiques (rimes,

syntaxe, cohérence sémantique). Il y a complémentarité entre le discours scientifique

(l’exposition de la méthode combinatoire), le discours littéraire (l’exposition des règles

poétiques) et la poétique auctoriale (le fabbro oulipien). C’est un autre effet du péritexte pointé

par Wagner qui met « à jour un nouveau paradoxe : au seuil d’un texte hyperformaliste,

construit par la conjonction de deux axiomes formels, la résurgence de l’intention d’auteur

(« j’ai cherché ça ») [est] garante du sens »82. Dans le mode d’emploi, nous sommes face à

plusieurs mises en avant du sujet : celle du sujet de l’œuvre (la poésie combinatoire matérialisée

aux trois niveaux de l’écriture, du format éditorial et de la lecture), celle du lecteur (le sujet

garant d’une forme de lecture), mais sans effacement de l’auteur qui est le sujet garant de

l’écriture.

Dans le mode d’emploi, la présence partielle d’une typographie de couleur rouge

démarque certaines données péritextuelles : le titre préfaciel (discours scientifique) et la

signature auctorielle de la préface. Le dispositif est supérieur à son fonctionnement, d’où la

possibilité d’établir un mode d’emploi, mais sans pour autant qu’il soit nécessaire au lecteur.

Cette précision nous permet de relever un point qui nous gêne dans l’étude de Reggiani. Elle

voit dans le texte contraint une nécessité de se rendre recevable. Il n’y aurait en fait pas de

réelle nécessité, mais une possibilité de se rendre recevable. C’est une stratégie textuelle, donc

un choix auctorial, et non une obligation. Le dispositif garantit ainsi une non-équivalence

garantie du principe explicatif et de son instanciation. Une hypothèse en découle : la contrainte 82 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.9.

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ayant été choisie par l’auteur, chacune de ses occurrences textuelles (dénotative ou connotative)

marque une présence auctoriale dans le texte.

La tradition de l’exposition du pourquoi

Selon Genette, le pourquoi consiste à « valoriser le texte » mais « sans paraître

impliquer son auteur ». C’est donc au moyen d’une « rhétorique de persuasion » qu’un auteur

va valoriser le sujet de l’œuvre83. C’est le cas de l’incipit du « Mode d’emploi » de Cent mille

milliards de poèmes :

C’est plus inspiré par le livre pour enfants intitulé Têtes de Rechange que par les jeux surréalistes du genre Cadavre exquis que j’ai conçu – et réalisé – ce petit ouvrage qui permet à chacun de composer cent mille milliards de sonnets, tous réguliers bien entendu.

Nous avons plutôt affaire à une transmission de type constat : j’ai fait ceci mais je n’ai

pas fait cela. Pas de pourquoi, pas de comment, même si le comment est configuré par le choix

de la procédure.

Wagner commente les deux axiomes formels transmis au seuil sortant de Fins de

l’oulipien Jacques Jouet. Les ressemblances dans l’air de famille est évident : révélation

péritextuelle, seuil d’un texte hyperformaliste, construit, intention d’auteur. La différence est

toute aussi évidente : le j’ai fait quenien permute avec le j’ai cherché ça jouetien. Le « Mode

d’emploi » ne fait pas dans la nuance, le lyrisme est on ne peut plus contenu, le style est

technique, conforme aux attentes du mode d’emploi, même si aucune recette n’y est expliquée.

Le discours est conforme à celui d’un mode d’emploi. Tandis que le péritexte jouetien aborde la

substance du discours (le pourquoi), le péritexte quenien maintient la mise à distance avec les

motivations d’auteur même si le « Mode d’emploi » montre que l’auteur reste présent (« j’ai

veillé »).

83 Gérard Genette, Seuils, p.200 et 201.

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Chez Jean Lahougue, un auteur non-oulipien de textes à contraintes, on retrouve la

formule « j’ai utilisé ça pour faire ça ». On est à nouveau dans le comment qui évite le

pourquoi. Pour Lahougue, la caractéristique principale de l’écriture à contraintes est d’être

« une écriture de recherche » qui s’éloigne par définition d’une « écriture de représentation »

(ou dite de type réaliste) car elle « [fonde] le texte sur une hypothèse de langage » ou

« hypothèse formelle »84. Dans la formule j’ai utilisé ça pour faire ça et non pas pourquoi j’ai

utilisé ça pour faire ça, l’hypothèse de langage reste celle de la formulation des contraintes, pas

celle de la formulation de soi. Il n’en reste pas moins que l’intention d’auteur est dite en

filigrane (le pendant qui est de l’ordre du connotatif), par le choix même qui est opéré (l’auteur

a sélectionné et mis au point son procédé parmi d’autres procédés possibles) mais aussi par la

formulation de l’intention : le choix d’une contrainte est métaphorique de soi. Elle fait partie du

discours du sujet de l’écriture dans le texte.

La transmission de la contrainte : une stratégie du comment

Selon Genette, le comment, qui est un « mode indirect du pourquoi », est la transmission

du « mode d’emploi du livre »85. La formule de Genette ne fait pas référence au texte quenien,

mais la mise en évidence de la fonction péritextuelle du mode d’emploi est intéressante à relier

à notre travail. La mise en valeur du sujet dans le péritexte correspond à une stratégie de

distanciation de l’auteur. Qu’il soit de l’ordre d’un jeu auctorial, de la pudeur ou d’une volonté

de camouflage, l’auteur prend ses distances par rapport à sa méthode d’écriture. L’écriture du

mode d’emploi est une intrusion du discours scientifique dans le domaine littéraire mais la

surface objective ne dissimule pas pour autant les indices de subjectivité. Comme le rappelle

Roubaud dans le « mode d’emploi de ce livre » : « Disons que j’affirme ainsi mon hostilité au

84 Jean Lahougue, « Une stratégie des contraintes romanesques », p.237-251. 85 Gérard Genette, Seuils, p.212.

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hasard »86. La stratégie du comment est une façon de dénuder les procédés de fabrication et

donc d’exposer la non-gratuité du procédé et du geste ludique de l’auteur. Roubaud désigne

ainsi un troisième principe oulipien : faire de la littérature un anti-hasard en même temps que

faire de soi un écrivain du anti-hasard. La contrainte étant choisie et travaillée par l’auteur, elle

est garante de la présence auctoriale dans le texte : elle configure l’écriture, elle configure le

texte, et elle rend lisible le soi.

La transmission de la contrainte : le lien entre le quoi et le où

Dans la tradition grecque, le quoi (sujet de l’histoire et non plus le pourquoi de

l’écriture) est assuré par la complémentarité de la desis (lien) et de la ludis (dénouement). La

« ludis rappelle la nécessité pour l’intrigue de ménager un espace où les choses nouées peuvent

être dénouées, relâchées, desserrées » tandis que la desis représente le moyen de nouer, relier

ensemble, et par extension configurer87. Dans le cadre du texte à contraintes, l’effet combiné de

la desis et de la ludis est relié aux lieux de transmission des contraintes. L’impact sur la lecture

sera différent en fonction de l’emplacement de la révélation des contraintes.

Nous savons que la contrainte est une composante essentielle au texte, mais il faut aussi

compter sur le respect de la part herméneutique laissée au lecteur car « le principe constitutif de

toute littérature [est] le travail de l’altérité »88. Accompagnés d’un « mode d’emploi », certains

textes oulipiens semblent réduire la place de l’altérité dans le texte, comme le souligne Wagner

à propos du danger de lecture réduplicative. Mais qu’en est-il des autres stratégies de

transmission de la contrainte ?

86 Jean-Jacques Poucel, Jacques Roubaud and the Invention of Memory, Chapel Hill [NC], Department of Romance Languages, The University of North Carolina at Chapel Hill, 2006, p.97. 87 Johanne Villeneuve, Le sens de l’intrigue ou la narrativité, le jeu et l’invention du diable, Saint Nicolas, Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures », 2004. Les relations entre la desis et la ludis sont traitées au chapitre II de l’ouvrage. 88 Anne Abeillé, « La place du lecteur dans le texte programmé », dans L’imagination informatique de la littérature, sous la dir. de Jean-Pierre Balpe et Bernard Magné, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1991, p.51.

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On a vu que le discours de la contrainte de type « Mode d’emploi » reste un cas isolé

dans le champ des littératures à contraintes, comme une forme de transmission de la contrainte

trop explicite, trop visible, qui dérange par son idéologie paratextuelle de « discours de

légitimité »89. D’autres stratégies, comme celle adoptée par l’auteur à contraintes non-oulipien

Jean Lahougue, se rapportent précisément à la question de l’emplacement de la transmission

des contraintes. Pour cet auteur, familier entre autres des publications dans la revue Formules,

la divulgation des règles utilisées pour écrire un de ses textes de fiction (Le domaine d’Ana) a

rempli pour lui la fonction de rendre le « texte vivant. Non plus seulement au sens où il

restituerait l’illusion de la vie, mais où il travaillerait lui-même à renouveler ses significations et

ses apparences »90. Selon Wagner, cette forme de métatextualisation consiste à « substituer à

l’horizon d’attente réaliste un horizon d’attente proprement métatextuel »91. Lahougue prend le

parti-pris de saturer le réseau métatextuel (le connotatif) mais laisse le dénotatif hors de

l’espace textuel pour éviter une possible stérilisation de la lecture. Selon lui, « tout roman à

contraintes, appartiendrait [ou « sic »] de l’aveu même de l’auteur à la redoutable catégorie de

ces productions absconses dont le maniement exige un mode d’emploi »92. Le recours à l’ironie

(puisque c’est lui-même qu’il désigne comme auteur) permet à Lahougue de prendre ses

distances avec le texte prodrome du champ de la littérature à contraintes (Cent mille milliards

de poèmes), tout en justifiant sa stratégie de révélation épitextuelle.

À la différence des textes de notre corpus, le choix de Lahougue combine le métatextuel

à l’épitextuel, tandis que les textes de Queneau et de Calvino que nous avons sélectionnés

combinent le métatextuel et le péritextuel. Certes, le genre textuel n’est pas le même : le genre

du polar s’entendrait mal à être présenté par un mode d’emploi préfaciel, tandis qu’il est moins

89 Jean-Pierre Salgas, « Défense et illustration de la prose française », dans Le roman français contemporain, Paris, Ministère des Affaires Étrangères – ADPF, 2002, p.81. 90 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.158. 91 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.10. 92 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.159.

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choquant que les sonnets virtuels queniens invitent à un partage des règles poétiques, tout

comme il est moins choquant de lire une « note » calvinienne expliquant les liens entre les

récits et les cartes de tarots. Mais là encore les différences entre préface et postface sont

importantes.

L’échange de correspondance entre Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, à propos

du refus de Gallimard de publier le manuscrit du Domaine d’Ana, montre que le genre textuel à

contraintes continue d’être soumis à des refus éditoriaux, et reste ainsi cantonné à la sphère

semi-privée pour des raisons d’incompréhension de la méthode de programmation textuelle et

de sa lecture : « Le problème vient de ce que vous vous contentez d’une apparence de rigueur,

et ne parvenez qu’insuffisamment à imiter la solide composition des récits du siècle dernier, et

à en ressusciter le charme » (8). Ce lien avec le passé ne sera pas démenti par l’Oulipo qui, à

travers les propos de son président actuel, se déclare « post-ancien » plutôt que « post-

moderne »93. Mais le problème majeur soulevé par la correspondance de Lahougue et

Laclavetine s’ancre dans une autre forme de catégorisation : « l’institution littéraire reconnaît

ses meilleurs auteurs à ceux qui théorisent le moins »94. Pourtant, lorsque l’on connaît l’épitexte

de Lahougue, intitulé « Clés du domaine », qui montre au contraire l’extrême rigueur de son

roman Le domaine d’Ana, l’institution ne devrait-elle pas prendre un peu plus goût aux auteurs

qui théorisent ?

L’auteur oulipien : une unité multiple

Telle que la conçoit l’Oulipo, la transmission de la contrainte adopte un sens premier,

pédagogique, qui est celui de proposer le résultat de leurs travaux de recherche en matière de

contraintes :

93 L’expression est tirée du film Oulipo mode d’emploi. 94 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.14.

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[I]l y a des auteurs utilisant (volontairement ou non) des contraintes oulipiennes (il y a même des utilisations à des fins pédagogiques, mercantiles et, dans l’avenir, sans doute politiques, scientifiques ou historiques de ces contraintes) ; il n’y a là rien que de très naturel, l’oulipo désirant mettre ses découvertes à la disposition de tous.95

On retrouve cette formule dans le mode d’emploi quenien (reprenant Lautréamont) : « la

poésie doit être faite par tous, non par un ». Mais si le pont entre l’Oulipo et les ateliers

d’écriture est explicite chez Fournel, elle ne l’était peut-être pas encore du temps de Cent mille

milliards de poèmes. Les ateliers d’écriture sont pourtant une des grandes réussites de l’Oulipo :

leur organisation (et animation) est régulière et la participation toujours plus nombreuse96. Les

ateliers d’écriture organisés par l’Oulipo ont cette particularité qu’ils proposent aux participants

d’écrire en compagnie d’auteurs oulipiens.

Selon Wagner, le principe de révélation des contraintes qui consiste à « amenuiser la

distance institutionnelle entre les écrivains et leur public » est à son maximum dans le cadre des

ateliers d’écriture97. L’Oulipo ose le face-à-face avec ses lecteurs qui souhaitent entrer dans le

rituel de l’écriture à contraintes, soit pour améliorer ses compétences de lecture par une

meilleure compréhension des mécanismes d’écriture en jeu, soit pour se familiariser avec

l’écriture à contraintes en prenant soi-même la plume. Est-il seulement possible de transmettre

une méthode ou d’initier à une écriture fortement ritualisée ?

L’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle, est un regroupement d’écrivains-

mathématiciens qui fait de la littérature un terrain d’expérimentation formelle à l’image des

potentialités de la contrainte choisie par Perec dans La disparition. L’attitude ludique

95 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84 (Nous soulignons). 96 Les ateliers d’écriture, organisés de près ou de loin par l’Oulipo, se multiplient : presque improvisés à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon en 1982, puis plus structurés lors des « Récréations de Bourges » (rendez-vous annuel depuis 2004), « Zazie mode d’emploi » (rendez-vous annuel depuis 2002 à Lille), « Pirouésie » (rendez-vous annuel depuis l’été 2007 à Pirou), les « Lundis de l’Oulipo » (rendez-vous mensuel depuis la rentrée 2007, au théâtre du Rond-Point à Paris). Le site de l’Oulipo met à jour régulièrement toutes les manifestations publiques de l’Oulipo (ateliers d’écriture, lectures publiques, représentations théâtrales, etc.) [en ligne]. http://www.oulipo.net. (Consulté le 29 août 2011). 97 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.13.

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oulipienne envers la formalisation de la littérature (renouveau des formes, jeu avec la langue et

avec le lecteur), définit ainsi une posture artistique que les oulipiens ont coutume de symboliser

dans celle d’un « rat qui construit le labyrinthe duquel il se propose de sortir » et qui « atteint à

sa liberté d’auteur en affrontant la contrainte librement choisie » (84). Notre corpus présente

donc des cas où la contrainte étant explicitée au lecteur, les contours du labyrinthe textuel sont

offerts au lecteur, à lui de s’y frayer un parcours de lecture. La terminologie choisie par Wagner

(lecteur averti, lecture programmée), montre bien que le texte à contraintes modifie les

habitudes de lecture, surtout lorsqu’il présente un mode d’emploi.

Pionnier de l’exploration consciente des potentialités de la rencontre entre une

contrainte formelle et un texte, l’auteur oulipien n’est aujourd’hui plus le seul à expérimenter

cette potentialité, comme le montrent, entre autres, les travaux de Baetens et ceux de la revue

Formules.

Roubaud donne quatre définitions de l’auteur oulipien, du plus général au plus ritualisé.

Définition 1 : [L]’auteur oulipien, s’il existe, est celui qui écrit sous la contrainte.98

Nous avons vu qu’il n’y avait pas seulement des auteurs oulipiens dans le champ des

littératures à contraintes donc cette première définition appelle obligatoirement des précisions.

Comme le dit Lahougue :

Peut-être un jour – car je crois au progrès – étudiera-t-on les règles formelles sous l’angle des affinités génétiques, et découvrira-t-on que celles de Lahougue ne sont pas de même rhésus que celles de Calvino, qui sont elles-mêmes d’une autre espèce que celles de Robbe-Grillet ou de Perec…99

Il est toujours question d’air de famille : la ressemblance est le fait d’écrire à partir de

contraintes, les différences consistent dans leur mode de transmission qui varie d’un auteur à

l’autre. Le choix des contraintes peut s’inscrire dans la différence ou dans la ressemblance.

98 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84. 99 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.126.

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Mais ce qui surprend dans la première définition roubaldienne est l’utilisation de la préposition

« sous ». On s’attendait à la formule habituelle : écrire à partir de contraintes. Le sens est ici

différent : écrire sous la contrainte. De quelle contrainte s’agit-il ?

Définition 2 : L’auteur [oulipien] est celui qui fait œuvre oulipienne. Et toute œuvre oulipienne met en jeu le reste des œuvres oulipiennes.100

La deuxième définition fait un bond en avant : ce qui est commun aux auteurs oulipiens

est le concept de ludisme, partagé, mis en jeu et en commun Il y aurait bien une part de rituel

dans le jeu oulipien (l’intertextualité voulue entre textes oulipiens comme le montre « Le cahier

des charges de La vie mode d’emploi »). Écrire sous la contrainte revient à écrire dans un

périmètre délimité par les textes oulipiens à contraintes. L’enjeu est interne et n’est donc pas

oulipien qui le veut. L’Oulipo demande donc aux écriverons des ateliers d’écriture de préparer

un gâteau sans leur communiquer certaines denrées ou procédures, laissant ainsi à l’écriveron

un espace d’exécution selon sa propre fantaisie ou créativité. L’écriture à l’Oulipo n’est jamais

ni de l’ordre de la copie, ni de l’ordre de la réduplication mais elle est toujours de l’ordre de

l’innovation, dans la tradition des formes. Ce principe s’applique aussi dans les ateliers

d’écriture.

La troisième définition que propose Roubaud continue le même fil ritualisé et se

rapporte précisément au jeu de l’autoréflexivité au sein du groupe :

Définition 3 : L’auteur oulipien est celui qui essaye, aussi, de sortir du labyrinthe construit pour lui par Queneau et Le Lionnais. (84) L’auteur oulipien serait alors celui qui joue avec la contrainte d’appartenance au groupe

Oulipo. L’écriture se fait donc bien sous la contrainte car il ne dépend pas entièrement de

l’auteur. Il dépend d’ailleurs de trois contraintes : le pôle quenellien, le pôle de Le Lionnais et

le pôle quevalien. Le rituel est complexe, à plusieurs dimensions.

100 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84.

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L’hypothèse de Roubaud attribue à l’oulipo un statut de roman : « c’est un roman non

écrit de Queneau. C’est un roman selon le pôle quenellien de l’oulipo, à contraintes

invisibles »101. Nous avons en effet déjà soulevé le principe de rareté du mode d’emploi dans le

cas quenien (et oulipien). Queneau était plutôt connu pour sa pudeur de la contrainte une fois

que l’officialisation de l’Oulipo avait été faite par la publication de Cent mille milliards de

poèmes. C’est un cas unique dans sa poétique. Le premier pôle oulipien est donc celui de

l’effacement de l’échafaudage, de la structure du labyrinthe. L’invisibilité n’en efface pas pour

autant la présence d’où le jeu de la transmission des contraintes.

Le deuxième pôle oulipien, celui de son premier président et co-fondateur, ingénieur

chimiste et virtuose du jeu d’échecs François Le Lionnais, entraîne l’auteur oulipien vers une

« transfinité de contraintes » qui éloigne du domaine littéraire par le principe permutatif de son

acronyme (83) : au LI – pour littérature – de l’acronyme Oulipo peut correspondre d’autres Ou-

X-Po102. Le terme central désigne le domaine, littéraire ou autre. Ainsi l’auteur oulipien peut

jouer ouvertement avec des structures non-littéraires, comme le montre les textes de notre

corpus ayant recours aux règles d’un jeu pour enfants Têtes de rechange, ainsi qu’à celles du

jeu de tarots.

Mais il existe encore un troisième pôle oulipien qui ramène au domaine littéraire : le

« pôle quevalien ». Le principe de Queval (nom du deuxième président de l’Oulipo) consiste à

« écrire un texte qui, devant être fidèle à une contrainte, est en fait écrit suivant une autre, qu’il

ne respecte pas d’ailleurs »103. On comprend mieux l’idée du rat et du labyrinthe, et de la

nécessité de se construire des repères rigides. Ce troisième pôle renvoie à la notion de clinamen

oulipien, elle-même proche de la notion de programme revisité dont parle Lahougue :

101 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.83. 102 La liste des OuXPo est disponible [en ligne]. Disponible sur http://ouxpo.voila.net/. (Consulté le 29 août 2011). 103 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.83.

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Le roman se termine, et l’écrivain chercheur peut alors en formuler la recette définitive. Non plus que cette recette a priori dont la rédaction du texte n’eût été que l’application plus ou moins bête et plus ou moins disciplinée, mais une recette tout autre, élaborée dans la dynamique de l’écriture et sans commune mesure avec ses prémisses.104 Ainsi, qu’il soit un auteur au profil idéal et idéalisé, l’auteur oulipien serait avant tout

celui qui ne se contente pas d’écrire à partir de ses propres contraintes mais qui doit aussi

« faire de ces textes, de ces “œuvres”, un chef d’œuvre fabriqué où ils prennent place, en une

architecture de contraintes oulipiennes elles-mêmes oulipiennement agencées »105 . L’écriture

est à contraintes et se fait sous la contrainte.

Une quatrième définition précise encore l’identité de l’auteur oulipien.

Définition 4 : L’auteur oulipien doit être celui qui lit Alice (de Lewis Carroll), compose Alice et est Alice en même temps. (85)

Unité multiple de par l’action conjointe de la contrainte et du rituel oulipien, l’auteur

oulipien est aussi un lecteur, notamment d’un texte fondateur pour tout travail sur la langue et

les formes littéraires, mais aussi pour toute réflexion sur le ludique : le roman de Lewis Carroll

dont la combinaison du jeu d’échecs et du jeu de langage servent régulièrement de contraintes

oulipiennes par anticipation, mais servent aussi dans le champ de la littérature à contraintes et

au-delà. Cette quatrième définition montre que l’auteur doit être capable d’imiter, de pratiquer

la réécriture (écrire un livre sur le modèle d’un autre qui consiste à faire jouer des écritures

entre elles), mais doit aussi être capable d’inventer (écrire son livre en jouant le jeu

d’exhiber/cacher les traces de réécriture). Ainsi, évoquer en filigrane des échos de récits

antérieurs ne signifie pas pour autant se prêter aux mêmes exigences narratives qui ont construit

ces récits. Il s’agit de citer sans copier, afin de rendre hommage à un texte sans entrer dans le

domaine codé de la réécriture où « l’enjeu est connu à l’avance » (88). Le texte oulipien s’écrit

dans les interstices entre commentaire et réécriture. C’est une écriture sous influence dans

104 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.119. 105 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.87-88.

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laquelle le devenir-Alice (titre de roman et personnage) de l’auteur est derrière chacun de ses

mots (paratexte et texte), mais aussi derrière ceux qui ne sont pas écrits (structure, échafaudage,

etc.). Il n’y aurait finalement pas moins mécanique et pas plus personnel qu’un texte oulipien à

contraintes.

Nous posons l’hypothèse que cette définition en quatre temps serait une des formes de

recevabilité de l’autorité d’auteur : l’auteur oulipien ne fait pas dans la dialectique en deux

temps, ni dans la sémiotique peircéenne en trois temps. Sa pensée se configure à quatre

composantes, comme on la retrouvera dans la forme du rectangle des sonnets de Cent mille

milliards de poèmes et dans la forme carrée du Château des destins croisés.

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Chapitre 2 : Cent mille milliards de poèmes : une poésie combinatoire « forme de vie »

Le chapitre précédent a permis de poser les problématiques générales du champ des littératures

à contraintes en termes de littérarité, de lisibilité et de visibilité du texte à contraintes.

Rappelons brièvement que pour Christelle Reggiani, rhétoricienne et spécialiste de Raymond

Roussel et de Georges Perec, la spécificité du texte à contraintes se situe dans sa « rhétorique de

l’amplification » (littérarité), et dans la nécessité de se « rendre recevable à ses lecteurs »

(lisibilité). Entre contrainte profonde (abstraite) et contrainte de surface (l’actualisation de la

contrainte en discours), la dualité discursive de la contrainte inscrit le texte dans une tradition

rhétorique du texte de type « imagination des possibles »1.

Pour le poéticien Frank Wagner, la problématique de lisibilité/recevabilité des textes à

contraintes se situe en terme d’« interactivité entre l’écriture et la lecture »2. En s’appuyant sur

la notion d’hypertextualité de Genette (notamment explicitée dans son versant paratextuel dans

Seuils), Wagner montre que les lieux du discours de la contrainte (avant ou après le texte,

autour ou en dehors, mais aussi et toujours dans le texte) modifient la fonction de

l’instanciation textuelle de la contrainte en termes de lecture, de relecture ou parfois de non-

lecture. Relié à la problématique de lisibilité, Wagner mesure la métatextualisation de la

contrainte en terme de modalités, soit de « l’indifférence », soit de la « collaboration » (7-8).

L’indifférence consiste à ne pas révéler au lecteur le programme d’écriture dans le cas où la

contrainte ne « conditionne pas l’accès des lecteurs au sens du texte »3. Cela correspond à

l’axiome formel pour le pôle écriture. Au contraire, la collaboration fait l’objet d’une

distinction entre modalité dénotative, qui consiste à « rassurer les lecteurs, [à] les prévenir

1 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.11, 12 et 14. 2 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7. 3 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.8.

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qu’ils ne déploieront pas leurs efforts herméneutiques en pure perte » (7), et modalité

connotative, qui consiste « à dire pendant, sans sembler dire toutefois » (10). Nous passons

alors aux contraintes de lecture. Dans la mesure où un texte peut activer plusieurs contraintes,

ces deux économies ne s’excluent pas l’une l’autre mais sont complémentaires, notamment

dans un aller-retour entre texte et paratexte.

Le deuxième chapitre est consacré à un texte qui présente plusieurs formes de

transmission de la contrainte sur le mode de la collaboration : dans le texte (vers découpés,

formule de rimes) et dans le paratexte (titre, préface, postface). La visibilité y est à son degré le

plus élevé puisque le texte s’ouvre par un « Mode d’emploi » dont la fonction est d’expliciter

les règles poétiques et la poétique auctoriale (entre distanciation et autorité). En posant les bases

d’un jeu de la transmission avec le lecteur, Cent mille milliards de poèmes prend le parti du

non-« masquage de la contrainte »4. Le texte est présenté par sa postface allographe comme

appartenant au domaine de la littérature expérimentale. Les deux péritextes en garantissent la

littérarité et lisibilité.

Dans le « mode d’emploi », l’écho de la poésie de Lautréamont (« Comme l’a bien dit

Lautréamont, la poésie doit être faite par tous, non par un »5 ) inscrit le texte quenien dans une

organisation spécifique de l’histoire littéraire, celle des avant-gardes qui se sont elles-mêmes

souvent mises sous la protection littéraire de Lautréamont. Pourtant le collage « pur » (intact)

mais « partiel » (de type puzzle), pour reprendre la terminologie du spécialiste des avant-gardes

historiques Henri Béhar, ne rappelle que de façon éloignée les expérimentations avant-gardistes

(dada, surréalistes, poésie concrète, poésie visuelle, etc.)6. Le caveat du « mode d’emploi »

annonce d’emblée la distance à prendre avec les avant-gardes en général et les surréalistes en

particulier :

4 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte (Essai sur la poésie moderne), Louvain, Uitgeverij Peeters, 1995, p.16. 5 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 6 Henri Béhar, Littéruptures, Paris, L’âge d’homme, coll. « Bibliothèque Mélusine », 1988, p.194.

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C’est plus inspiré par le livre pour enfants intitulé Têtes de Rechange que par les jeux surréalistes du genre Cadavre exquis que j’ai conçu – et réalisé – ce petit ouvrage qui permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliards de sonnets, tous réguliers bien entendu.7

Cristallisant un des moments avant-gardistes autour de la poétique automatique et formelle du

cadavre exquis surréaliste, le « mode d’emploi » prend ses distances avec la poétique

communautaire ludique des surréalistes (l’Oulipo préfère l’esthétique du puzzle à celle du

collage, et préfère aussi le calcul au hasard). Les mécanismes de l’écriture sont différents, les

motivations le sont aussi. La précaution de l’amalgame est donc faite dès le seuil entrant du

texte, ceci au cas où le lecteur peu averti aurait oublié qu’au moment de la parution de Cent

mille milliards de poèmes (été 1961), officialisant la création de l’Oulipo (novembre 1960),

Raymond Queneau avait quitté depuis 1929 les rangs surréalistes, qu’il avait joints en 1924.

Ceci aussi au cas où le lecteur averti résumerait un peu trop vite la littérature expérimentale à

celle des pratiques avant-gardistes (si la postface allographe parle de littérature expérimentale,

de quelle littérature expérimentale s’agit-il ?). Ceci encore au cas où le lecteur trop hâtif verrait

dans le « mode d’emploi » (mais aussi dans l’épigraphe de Turing) un programme de lecture

mécanique pour laquelle Wagner parle de « réduplication (symétriquement inverse) du

cheminement suivi par l’auteur au cours de sa création » en tant que forme de lecture stérile car

trop « accompagnée »8.

Du fait qu’elle se centre sur le pôle écriture et sur le pôle lecture, la modalité de

collaboration pose ainsi des enjeux tout à fait pertinents dans le champ de la littérature à

contraintes. Il serait important de traiter également les liens entre contraintes et autobiographie9.

Même si notre approche n’ignore pas l’aspect du vécu dans le texte, elle en déplace le

7 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 8 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.13. 9 Voir notamment à ce sujet les études de Philippe Lejeune (Les brouillons de soi, signes de vie. Le pacte autobiographique 2) et les nombreuses analyses sur le rapport de l’écriture avec le vécu dans l’œuvre de Georges Perec et plus récemment dans celle de Jacques Roubaud.

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questionnement vers la contrainte envisagée comme une « forme de vie », dont le jeu et la joie

des rimes permet d’« inventer une figure du poète et de son engagement dans la poésie »10 .

À partir de l’étude combinatoire de la rime de la sextine que présente l’oulipien Jacques

Roubaud, nous consacrons ce chapitre à montrer comment la potentialité combinatoire du

sonnet permet à Queneau de transformer une forme fixe en forme de vie : de la formule de

rimes de la sextine (mots-rimes) à la formule de rimes du sonnet (mots-rimés). Nous verrons

notamment comment Cent mille milliards de poèmes définit la forme fixe comme un lieu de

mémoire et d’expérimentation (une « forme de vie »), là où les avant-gardes avaient en majorité

préféré le concept de tabula rasa, là où le « Mode d’emploi » ne prétend afficher qu’un

principe mécaniciste qui ne correspond en rien (ou superficiellement) à l’écriture de Queneau.

Au contraire de Wagner, qui concentre son approche sur les formes de

métatextualisation dans le texte, ou de la plupart des études actuelles des textes à contraintes

(pour lesquelles les récits de Roubaud ont le vent en poupe), nous avons choisi d’aborder dans

ce chapitre la monumentalité combinatoire de Cent mille milliards de poèmes qui caractérise la

spécificité de sa programmation lectorale. L’ambition auctoriale de visibilité extrême affichée

par le « Mode d’emploi » ne peut que relayer un discours de la contrainte ironisé : le

programme d’écriture ne pouvant être révélé dans sa totalité, qu’est-ce qui est objet de

révélation et quelle re-lecture du texte programme-t-il ? ; ironisant : depuis quand le texte

littéraire et sa lecture se suffirait-il d’un mode d’emploi ? Depuis l’écriture à contraintes ? Est-

ce bien raisonnable ? ; et donc des plus polyvalents et hétérogènes.

Ce chapitre entend aussi confronter les problématiques générales de littérarité et de

lisibilité (Reggiani) à une pratique textuelle (Cent mille milliards de poèmes) afin de mesurer en

quoi la spécificité de l’écriture à contraintes au sein des études littéraires réside dans

l’interactivité qu’elle propose entre le domaine de l’écriture et de la lecture (Wagner). Nous 10 Jacques Roubaud, La fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986, p.11.

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nous appuyons pour cela sur la méthodologie et les analyses aussi rigoureuses que minutieuses

de Jan Baetens, dont nous apprécions particulièrement dans ses ouvrages théoriques et critiques

l’approche multi-générique (poésie, roman) et intermédiale (texte, schéma, image,

photographie) des textes à contraintes.

La critique contemporaine fait état d’engouement nouveau pour le champ de la

littérature à contraintes :

Les avant-gardes des années 1970 ont sans doute péri de s’être complues à des jeux formalistes trop détachés du réel. Celles qui survivent se trouvent plutôt du côté de la langue, dont la matérialité, même à la limite de l’illisibilité, fait appel au corps. Reste que les questions de forme, abordées de façon ludique et non dogmatique, continuent de séduire les contemporains. C’est très certainement ce qui fait le succès durable de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) qui incarne depuis 1960 une avant-garde « soft » et ne propose pas de théorie de la littérature, préférant produire des œuvres originales en jouant avec la tradition. Un certain nombre de règles, contraintes et procédés sont établis pour transformer des œuvres existantes ou créer des « formes poétiques nouvelles ». Les livres de Queneau ou de Perec avaient prouvé la fécondité du projet : le tournant des années 1980 n’affecte pas profondément son activité.11

Nous verrons notamment qu’en ce qui concerne la fécondité du projet quenien, Cent

mille milliards de poèmes ne présente pas « une forme poétique nouvelle », au contraire de

Morale élémentaire12. C’est en fait plutôt une forme fixe renouvelée, dérivée de la forme

combinatoire de la sextine et des potentialités combinatoires de la forme-sonnet.

Dans un premier temps, Baetens centre son attention sur les enjeux de

métareprésentation du texte à contraintes dont « les articulations spécifiques du texte ramènent

au contraire l’attention aux aspects, matériels surtout, que la posture représentative,

naturellement dominante, met en sourdine »13. Dans un second temps, la lecturabilité du texte à

contraintes est entendue comme « la capacité d’une relation discursive à être perçue et comprise

11 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p.316. 12 Voir à ce sujet l’étude de Jean-Jacques F. Poucel, « ChiQuenaude : vie brève de la morale élémentaire », dans La morale élémentaire : aventures d’une forme poétique, Queneau, Oulipo, etc., sous la dir. de Jacques Jouet, Pierre Martin et Dominique Moncond’huy, Rennes, Presses Universitaires de Rennes-La Licorne, 2008, p.15-66. 13 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte, p.11.

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intégralement »14. Tout comme chez Wagner, la question principale de Baetens concerne

l’enjeu de transparence des contraintes. Selon Baetens, « le masquage de la contrainte est un

geste qui renie radicalement, en ce qu’il empêche le lecteur de participer au travail de

l’écrivain » (16-17). Nous avons vu avec Wagner que certaines pratiques de la contrainte ne

justifiaient pas une visibilité de cette dernière car elle n’était pas garante du sens, par exemple

dans le cas où la contrainte est un axiome formel de l’écriture, inutile à la lecture. Baetens ne

semble pas du même avis. C’est pour cela que ce dernier insiste, dans un troisième temps, sur la

notion de relecture dans les textes à contraintes car du « projet à l’œuvre », les allers-retours ne

sont pas forcément possibles15. Dans un quatrième et dernier temps, Baetens centre son

attention sur le rapport entre écriture et support, élément qui a apporté à Cent mille milliards de

poèmes un succès à long terme, certes moins dans le domaine éditorial que dans celui de la

programmation en ligne ou dans d’autres projets artistiques. Les questions d’écriture et de

support devenaient donc une étape incontournable dans notre approche du texte quenien en tant

que forme de vie. À l’ère multimédiale et multimodale, c’est avant tout l’identité pluricode du

texte à contraintes qui assure la pérennité des formes, que ce soit dans ou en dehors de l’Oulipo.

Ainsi, du projet combinatoire, tel qu’il est dit en péritexte, à l’œuvre combinatoire, le

texte instaure un pluricodage réparti sur quatre discours de légitimation : le discours textuel, le

discours textuel à contraintes, le commentaire auctorial (préface), et le commentaire allographe

(postface). Ce chapitre est consacré aux enjeux de lisibilité et de lecturabilité que posent chacun

de ces discours selon la nuance établie par Baetens :

Si l’on accepte, contrairement à un usage fort répandu, de baptiser lecturabilité la capacité d’une relation discursive à être perçue et comprise intégralement, et de nommer lisibilité l’aptitude de cette relation à se faire lire avec agrément, il devient possible de spécifier qu’une structure métareprésentative garde peut-être tout loisir de déroger à l’exigence de lisibilité, mais qu’elle ne peut sous aucune condition se dérober à la nécessité de se faire lecturable. (12-13)

14 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte, p.12. 15 Jan Baetens, L’éthique de la contrainte, p.19. (Notre troisième partie sur le discours de la rime le montrera).

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La distinction entre lecturabilité et lisibilité est importante. On y retrouve d’ailleurs l’idée de

Reggiani de la nécessité du texte à contraintes de se rendre recevable. La fonction du « mode

d’emploi » serait-elle de répondre à l’exigence de lecturabilité tandis que la fonction de la

contrainte matérielle serait d’assurer une programmation lisible de la lecture des sonnets ? En

marge des discours avant-gardistes, c’est toute la nuance de la démarche non dogmatique

oulipienne (« esthétique de la complicité »), qui envisage la lecture comme un « rapport de

connivence » entre le lecteur et le texte, au service d’une esthétique du refus du hasard qui s’est

choisi les mathématiques comme « ciment commun »16.

Dans ce chapitre consacré à la monumentalité combinatoire de Cent mille milliards de

poèmes, nous traitons la modalité de collaboration du texte à contraintes telle qu’elle est

problématisée conjointement par Baetens, Reggiani et Wagner : la potentialité combinatoire de

la forme-sonnet (littérarité, lisibilité), la lecturabilité du discours de la méthode (visibilité,

matérialité), le discours de la rime comme marque d’une rhétorique de l’amplification entre le

paratexte et le texte (le système de la rime et ses opérations). Le discours de la contrainte

permet ainsi de montrer qu’à défaut de présenter ce que Viart désigne comme une « forme

poétique nouvelle », Cent mille milliards de poèmes, joue plutôt la carte de la mémoire et de

l’expérimentation en se posant comme une « forme de vie transmissible » au sein des études

littéraires, mais aussi artistiques et informatiques qui ouvre sur une perspective à la fois

interdisciplinaire mais surtout intermédiale17. Du côté de l’Oulipo, le sonnet étant considéré

comme « la forme fixe par excellence », il devient le meilleur rendez-vous possible avec le

16 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.65, 66 et 69. 17 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », 1991, p.86.

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lecteur qui évolue « en terrain connu » et peut donc apprécier le renouvellement de la forme

fixe par l’écriture à contraintes18.

La potentialité combinatoire du sonnet

« Dans le choix d’écrire un sonnet, il y a nécessairement ces balises de la mémoire. »

Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.159.

La rime, mémoire de la forme poétique : de la sextine au sonnet

La notion de forme poétique que la tradition a historiquement rendue fixe est envisagée

dans ce chapitre comme un outil pour le poète. Son travail sur le langage interagit avec la forme

poétique qui organise, positionne et règle l’ordre des mots d’un poème. Elle est aussi un support

de lecture (un lien culturel) pour le lecteur en général et pour le lecteur manipulateur de Cent

mille milliards de poèmes en particulier. On parle de combinaison lorsque des éléments (deux

au minimum) se rejoignent pour former un ensemble. La rime étant une « mise en mémoire »

d’une marque sonore et graphique par une autre, étudier une « formule de rimes » s’inscrit ainsi

dans une perspective ensembliste 19. Les rimes offrant un lien entre elles, ce lien devient le

support formel et mélodique du poème. La rime est en cela la « mémoire du vers »20. Elle est un

moyen de programmer son versus, procédure de pensée entendue comme « une impression de

retour propre »21. Aborder la poésie d’après la perspective de la rime est ainsi une invitation à

considérer toute poésie comme une poésie relevant de combinaisons et de mémoire, à partir des

mouvements de son écriture et de sa lecture.

18 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.158 et 159. 19 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours, p.224 et 225. 20 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, Paris, François Maspéro, coll. « Action poétique », 1978, p.143. 21 Pascal Michelucci, « L’espace-temps du texte fantaisiste : à propos de la lecture de la “Complainte du temps” de Jules Laforgue », dans Founding Language Studies, sous la dir. de Pascal Michelucci, Mississauga, University of Toronto Mississauga, 2009, p.100.

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Nous situons notre approche de la combinatoire de Cent mille milliards de poèmes dans

le sillage de l’essai de Jacques Roubaud sur la poésie des troubadours, considéré comme l’« un

des travaux les plus importants de la littérature combinatoire »22. Selon Roubaud, la mise en

mémoire par excellence serait le sonnet, la forme poétique sur laquelle Queneau a construit la

combinatoire de Cent mille milliards de poèmes. L’ouvrage de Roubaud situe l’origine de la

poésie combinatoire dans la tradition troubadouresque qui remonte au XIIIe siècle. Les

troubadours étaient ces poètes provençaux des grands chemins dont la poésie est dite en

mouvement, en interaction avec une nature chantante, élevée au rang de muse. Cette poésie

mouvante était destinée à célébrer l’amour de la langue par le chant, ainsi que celui d’une bien-

aimée.

Le troubadour est un medium qui prête sa voix pour « [dire] » en poésie. Il est à

l’origine de l’invention d’une « figure de poète et de son engagement dans la poésie »23. Le

troubadour « trouve les mots, et sons, et rimes pour dire l’amour ; le dire pour ceux qui aiment

et pensent et vivent l’amour en même temps que le chant de poésie. Il parle pour eux, il est un

d’eux » (11). C’est une poésie « forme de vie » (11) dont la canso représente une première

forme d’œuvre signée.

Le rapprochement terminologique entre l’essai de Roubaud sur la poésie des

troubadours (trovatore) et l’essai de Roubaud sur l’auteur oulipien (« trouveur ») positionne la

figure de l’auteur oulipien dans la tradition du poète troubadour. Dans leurs travaux oulipiens,

Queneau et Roubaud ont exploré les possibilités d’une généralisation de la sextine24.

Considérée comme le « cristal du trobar », la sextine est une forme fixe oulipiennement

intéressante pour sa qualité « particulièrement potentielle », notamment pour son appartenance 22 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », Formules, la revue des créations formelles, 12, « Le sonnet contemporain : retours au sonnet », Jacques Chevrier et Dominique Moncond’huy (dir.), Paris, Noésis, 2008, p.283. 23 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.11 et 12. 24 Raymond Queneau, « La littérature potentielle », p.329-332 ; Jacques Roubaud, « N-ine, autrement dit quenine (encore) », La Bibliothèque Oulipienne, vol.5, Bordeaux, Le castor astral, 2000, p.97-124.

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aux possibilités configurationnelles (la spirale comme forme de vie transmissible)25. Notre

travail entend montrer comment les possibilités combinatoires de la sextine et la posture du

poète troubadour ont inspiré Queneau pour travailler la forme combinatoire des sonnets de Cent

mille milliards de poèmes.

L’essai de Roubaud sur la poésie combinatoire des troubadours, ouvrage écrit en dehors

des travaux oulipiens, montre que la sextine est le « point d’aboutissement de la recherche,

immense, des troubadours » (314). Elle est « la première forme, dans une langue dite moderne,

à reposer entièrement sur le jeu des rimes, c’est-à-dire sur leur “mouvement” plutôt que sur leur

“disposition fixe” » (303). Approcher une forme poétique par sa formule de rimes permet ainsi

de mettre en valeur « la variabilité fondamentale de la forme » plutôt que ses « divers figements

locaux »26.

Texte spirale, la particularité formelle de la sextine est de se construire à partir de la

permutation de sa formule de rimes, comme on peut le voir aux figures 2 et 3 :

Figure 2 : La spirale de la sextine.

25 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.314 ; Raymond Queneau, « La littérature potentielle », p.329. 26 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.282.

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En amont de l’écriture, il faut établir six « mots-rimes »27. Ces derniers ne riment pas

entre eux mais doivent rimer de strophe à strophe, selon un mouvement de permutation qui

représente le rythme mélodique de la sextine. Pour le choix des mots-rimes que Roubaud puise

dans une sextine écrite par le troubadour Arnaut Daniel, nous accueillons dans ce travail un peu

de langue provençale : intra, cambra, arma, oncle, verga, ongla. Les rimes sont dites

« estramps », c’est-à-dire qu’elles sont isolées, en conformité avec la règle des mots-rimes qui

ne doivent pas rimer entre eux. L’écho est créé par la répétition des mots-rimes de strophe à

strophe. La formule de rimes est « abcdef », où a=1, b=2, c=3, d=4, e=5,f=6.

Leur combinaison dans les six strophes donne le schéma suivant (Fig.3) :

Figure 3 : La permutaton des mots-rimes de la sextine.

La « distance » entre chaque mot-rime de la sextine se fait sur le mode de l’éloignement

(indice dit « élevé ») au lieu de celui de la proximité (indice dit « bas ») dont le modèle le

moins marqué serait celui des rimes suivies ou plates (écho d’un vers avec celui qui a une

identité sonore, six vers suivants) ou celui des rimes internes28. Le principe des mots-rimes de

la sextine met en place une harmonie phonique d’« indice élevé ». L’écho ne fonctionne pas à

l’intérieur de la strophe mais entre les strophes. La rime est ainsi mise en mémoire par la forme

poétique. Garante de l’harmonie du poème, la « formule de rimes » est l’invariant de la sextine.

27 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.293 et 310. 28 Maurice Thuilière, Le sonnet revisité, histoire, structure et anthologie d’une forme poétique et de ses variantes, Lisbonne, M. Th, 2003, p.59. La version courte, par laquelle nous ferons dorénavant référence à l’ouvrage, est intitulée par l’auteur Assez brève histoire du sonnet.

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À partir de son étude de la sextine, Roubaud problématise la spécificité d’une approche

combinatoire de la forme poétique en proposant une première forme de rapprochement entre la

sextine et le sonnet :

Le problème d’une hiérarchisation de la complexité combinatoire d’une permutation n’est pas simple. Il se pose pour les troubadours et il se pose aussi, quoique d’une manière plus limitée, pour le sonnet (il porte alors sur la question du passage d’une formule de rimes de tercets à une autre).29

Les tercets auxquels Roubaud fait référence sont une composante stratégique de la forme-

sonnet lors de l’établissement de la formule de rimes car elle est reliée à la clôture formelle et

sémantique du poème. L’étude statistico-historique du sonnet de Thuilière fait écho à la

proposition de Roubaud, en établissant une « hiérarchisation de la complexité combinatoire

d’une permutation » appliquée à la forme sonnet (313). En « respectant le seul axiome de la

rime-écho » qui est un principe strict en poésie classique, il faut qu’« à l’intérieur d’une même

strophe, toute rime doit trouver au moins une fois son écho »30.

La forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes

Auteur d’une étude lançant les bases de la « sonnettologie », envisagée comme

« branche nouvelle de la poétique » et comme « science du sonnet », Thuilière propose une

étude détaillée de la formule de rimes des principales normes du sonnet : le sonnet lentinien,

pétrarquien, ronsardien, baroque, shakespearien et baudelairien (8). Il montre notamment que la

prédisposition de la formule de rimes en fonction de la disposition des vers rend nécessaire

d’envisager le sonnet selon deux blocs (un huitain et un sizain), au lieu des quatre blocs (deux

quatrains et deux tercets) définissant la forme fixée du sonnet par la tradition scolaire française.

L’étude statistique de Thuilière sur la formule de rimes du sonnet montre en effet que la

forme asymétrique (8 + 6) n’exploite pas de la même manière le rapport entre formule de rimes 29 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.313. 30 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.55.

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et disposition des vers. La formule de rimes du huitain est en général fidèle à la disposition des

vers en deux quatrains. La disposition des vers y est parfois modifiée mais sa formule de rimes

l’est le plus souvent, ce qui fait de la formule de rimes du sizain le lieu d’un jeu mélodique et

visuel qui éloigne ainsi le sonnet de son figement. À la clôture du poème, le sizain tiendrait

donc un rôle stratégique dans la forme-sonnet. Il est en cela un lieu prédisposé à la

combinatoire.

La formule de rimes du huitain est construite sur l’enchaînement de deux strophes

généralement représentées en quatrains. Le premier quatrain est un système simple à quatre

combinaisons possibles (monotones, plates, croisées, embrassées). Celui du deuxième quatrain

est plus complexe avec quarante-sept combinaisons possibles selon un principe d’homogénéité

(dans le cas où la rime est reprise) ou d’hétérogénéité (dans le cas où la rime n’est pas reprise)

dans l’organisation des rimes du huitain.

De type CC (rimes croisées homogènes), le huitain du sonnet de Cent mille milliards de

poèmes présente une harmonie mélodique et visuelle : 2x4 vers fonctionnant sur le même

schéma rimique. La rime a en « [ISE-IZ] »31 ou « [i:z] »32 se combine avec une rime b en

« [Ô] »33 ou « [o] »34 selon un principe d’alternance qui se répète quatre fois. Cette formule de

rimes correspond à celle du sonnet « lentinien », dit aussi sonnet des origines de la forme35. Le

huitain de Cent mille milliards de poèmes est en cela l’exemple le plus marqué d’une mise en

mémoire de la forme-sonnet, en plus d’une mise en mémoire de la rime.

Pour le sizain, Thuilière montre que les possibilités rimiques comportent 41

combinaisons qui peuvent se regrouper en trois catégories : les sizains bâtis sur « une rime (une

31 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, Paris, Le Robert, coll. « Les usuels », 1997, p.431-433. Ce dictionnaire a été sélectionné pour rendre compte de la notation graphique de la rime. 32 Léon Warnant, Dictionnaire des rimes orales et écrites, Paris, Librairie Larousse, 1973, p.58-61. Ce dictionnaire a été sélectionné pour rendre compte de la notation phonétique de la rime. 33 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.537-555. 34 Léon Warnant, Dictionnaire des rimes orales et écrites, p.327-337. 35 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.23.

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seule combinaison) », sur « deux rimes (25 types) » et sur « trois rimes (15 types) » (55). La

notion de rime « désigne couramment les vocables ayant en commun une finale sonore

combinée en fin de vers »36. On ne parle donc pas des possibilités rimiques internes aux vers,

comme on peut le voir dans le tableau mis au point par Thuilière (Fig.4) :

Figure 4 : Les formules de rimes du sizain selon Maurice Thuilière.37

À partir de ce tableau, on voit que les principales normes de l’histoire du sonnet ont été

fondées sur trois types de sizains, tandis que d’autres formes ont été « presque totalement

délaissées » :

À la première époque du sonnet italien, de 1250 à 1530, les cinq types CC20, CC36, EE20, EE36, EE38, ont concentré sur eux plus de 95% des sonnets écrits. On ne s’étonnera donc guère que les plus fantaisistes, ou les plus inquiets, ou les plus provocateurs, ou les plus facétieux des sonnettistes, à toute époque, se soient ingéniés à écrire des sonnets correspondant à une combinaison inhabituelle. (55-56)

36 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.v. 37 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.55.

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Le sonnet des origines a donc une formule constante de rimes au sizain, tandis que celle

du huitain est celle sur laquelle portent les variations. Ceci laisserait entendre que le huitain

serait tout aussi intéressant à observer du point de vue de la « hiérarchisation de la complexité

combinatoire d’une permutation »38. Au-delà du modèle combinatoire du sizain, la forme

sonnet se prêterait-elle entièrement à la combinatoire ?

Le type d’un sonnet (ou formule de rimes) se calcule à partir de la réunion de la

combinaison du huitain (47) et du sizain (41). À raison de 1927 combinaisons possibles,

Thuilière constate que les différentes étapes de l’histoire de cette forme présentent des écarts

très importants entre les différents types de sonnet, comme l’indique son tableau de la formule

de rimes du sizain (Fig.3). La terminologie choisie par Thuilière correspond aux différentes

combinaisons de rimes. Les lettres y représentent les formules de rimes du huitain, construites à

partir de rimes homogènes, soit croisées (CC) soit embrassées (EE). Les nombres représentent

les formules de rimes du sizain où 20 représente une combinaison de deuxième catégorie (deux

rimes) cdcdcd ; 36 une combinaison de troisième catégorie (trois rimes) cdecde ; et 38 une

variante de 36 en cdedce.

Les formules de rimes CC20 et CC36 présentent un modèle de rimes croisées

homogènes dans le huitain et alternent une formule sur trois rimes dans le sizain qui est :

- tantôt croisée (CC20 + cdcede) où la rime d est mise en écho sur deux strophes,

- tantôt plate (CC36 + cdecde) où les trois rimes sont mises en écho sur deux

strophes.

Les sonnets de Cent mille milliards de poèmes sont construits sur un type unique à partir

duquel est bâti tout le système de permutation. Nous abordons donc une question cruciale pour

la lecture de Cent mille milliards de poèmes. De type CC15 (ccdeed), la formule de rimes au

38 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.313.

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huitain est fidèle au modèle italien des origines de la forme (modalité de mise en mémoire du

sonnet lentinien).

La formule de rimes choisie par Queneau au sizain représente le « modèle de cohérence

sonore maximale » du sonnet français (61). Il suit trois règles : « rendre minimum l’indice

d’alternance des rimes, ne garder que des sizains sur 3 rimes, appliquer la règle de l’alternance

des rimes »39. La forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes se situerait ainsi dans une

combinatoire qui oscille entre démarche traditionnelle (95% des sonnets selon Thuilière)

envisagée comme une volonté de mise en mémoire de la forme par le travail de la rime, et

démarche « expérimentale » (5% des sonnets) que Thuilière voit comme une volonté de bâtir du

neuf sur de l’ancien40. Cela ne surprend pas puisque la démarche de Queneau n’est pas motivée

par le principe avant-gardiste de tabula rasa, mais il est plus intéressant de constater qu’il faille

remonter à la tradition italienne des origines du sonnet pour retrouver un modèle de la formule

de rimes utilisée.

Pour servir la potentialité de la forme-sonnet, Queneau s’appuie sur les nombres entiers,

comme le montre la composante numérique du titre de son recueil de sonnets Cent mille

milliards de poèmes en jouant sur deux discours : celui de la combinatoire (par la démesure du

nombre annoncé de poèmes : Cent mille milliards) et celui de la poésie (de poèmes). L’oulipien

Paul Braffort désigne l’ensemble des nombres entiers comme « le domaine de prédilection du

poète – et même du romancier »41. Le nombre de publications liant mathématique et littérature

autour de l’œuvre de Queneau le prouve, ainsi que les travaux mathématico-littéraires de

Queneau42. L’interdiscursivité entre le discours mathématique (cent mille milliards) et le

39 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.61. 40 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », dans Cent mille milliards de poèmes, s/p. 41 Paul Braffort, « La poésie opère : elle suit la loi du nombre », Magazine littéraire, Hors-Série n°16, fév.-mars 2009, p.34. 42 Chris Andrews, « Numerology and Mathematics in the Writing of Raymond Queneau », mis en ligne à l’URL http://fmls.oxfordjournals.org/cgi/reprint/40/3/291.pdf ; Paul Braffort, « La loi des nombres », Magazine littéraire, n°228, mars 1986, p.33 ; François Le Lionnais, « Raymond Queneau et l'amalgame des mathématiques et de la

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discours littéraire (poèmes) du titre de Cent mille milliards de poèmes affiche sa combinatoire

(trois termes sur cinq) et mentionne son appartenance générique : la combinatoire permettrait-

elle de renouveler la forme-sonnet ? La « dimension visualisée » du sonnet fait écho à la

mention générique du titre et confirme le genre textuel comme un repère de lecture43. Dans le

domaine de la combinatoire, il s’agit de poésie, nous sommes donc dans le domaine de la

poésie combinatoire.

Forme culturelle, la forme-sonnet occupe une place majeure dans les anthologies de

poésie française (« 20 à 25% des poèmes retenus ») et dans les publications : « 1 million de

sonnets [auraient été] imprimés en 7,5 siècles » (199). Le sonnet est sans aucun doute une

forme poétique à succès, apportant selon Queneau « une solution optimale à la demande, faite

par le poète, d’une forme bien définie répondant à des exigences esthétiques conscientes ou

inconscientes »44. Le nombre important de sonnets publiés, lus et écrits, l’est finalement moins

que celui annoncé par la dimension numérique du titre quenien « cent mille milliards » :

C’est là ce que nous enseignent les « cent mille milliards », contre les contraintes de la vraisemblance sémantique, la structure sonnet fait, virtuellement, d’un sonnet unique tous les sonnets possibles par toutes les substitutions qui la respectent. Le sonnet proposé, s’il impose un choix, ou plutôt propose d’en imposer un, ne supprime pas les autres possibilités, qui l’étendent ; confrontation de la « liberté » de la structure avec les contraintes du milieu (linguistique, et autre) dans lequel elle s’inscrit.45

Efficacité et rendement combinés, la mécanique rodée du sonnet permet à Queneau de

bâtir du neuf sur de l’ancien, en mettant au point une forme-sonnet virtuelle, que le lecteur doit

reconfigurer.

littérature », dans Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1981, p.34-41 ; Jacques Roubaud, « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », dans Atlas de littérature potentielle, p.42-72 ; Claude Simonnet, Queneau déchiffré : notes sur Le chiendent, rééd. Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1981 [1962]. Voir aussi les contributions scientifiques de Raymond Queneau, notamment Bords. Mathématiciens, précurseurs, encyclopédistes, rééd. Paris, Hermann, coll. « Littérature », 2009 [1963] et « Sur les suites additives », Journal of Combinatorial Theory, 12, 1972, p.31-71. 43 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.229. 44 Raymond Queneau, « La littérature potentielle », p.327. 45 Jacques Roubaud, « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », p.68-69.

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Contrairement à la sextine, le sonnet n’utilise pas de « mots-rimes » mais des mots

rimés. Les rimes se retrouvent d’un vers à l’autre dans des mots différents, comme par exemple

la rime a se retrouve dans « chem/ise » et « rem/ise », et parfois forment des groupes de sous-

rimes, comme ici pour « mise » ou « emise » si l’on décide de faire fi du découpage syllabique.

L’important est ici que ce n’est pas le mot entier que l’on retrouve, ce ne sont donc pas les

mots-rimes supports de la sextine. Ce sont en fait des mots-rimés qui portent la marque de la

rime.

Dans les sonnets de Cent mille milliards de poèmes, le mouvement orienté des vers

fonctionne selon un système de permutations de chaque vers, par sous-ensemble de dix (l’axe

horizontal) et de quatorze (l’axe vertical). Les vers des « sonnets-géniteurs » permutent entre

eux tout en créant de nouveaux sonnets (les « sonnets-dérivés »). Les deux ensembles de

sonnets (horizontal et vertical) sont reliés par la régularité de leur forme, à partir de laquelle

peuvent se construire les associations sémantiques des poèmes.

Les règles poétiques du « Mode d’emploi » explicitent les paramètres de régularité des

poèmes : formules de rimes, disposition des vers, découpage des languettes, cohérence

syntaxique. La formule de rimes y est présentée comme la première règle (dans son ordre

d’apparition) mais aussi par son importance car elle y occupe les deux tiers du discours

préfaciel consacré des règles. Elle serait donc un rouage majeur du « procédé Queneau », un

lieu stratégique de la combinatoire46.

« La formule de rimes » de Cent mille milliards de poèmes

Conforme à la règle des cinq rimes dans le sonnet, la formule de rimes de Cent mille

milliards de poèmes alterne rimes consonantiques, pour les rimes « composée[s] d’une voyelle

46 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p.

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suivie au moins d’une consonne sonore », et rimes vocaliques pour les rimes « composée[s]

d’une voyelle sonore »47.

Les rimes a en « [ISE-IZ] » ou « [i:z] », c en « [OTE] » ou « [ɔt] » et e en « [OQUE] »

ou « [ɔk] » sont dites rimes consonantiques. Les rimes b en « [Ô] » ou « [o] » et d en « [IN] »48

ou « [ ] »49 sont dites vocaliques. Toutefois, les rimes c et e méritent attention car selon le

principe de la « simple concordance de voyelle finale (avec une discordance des consonnes qui

la suivent) », elles peuvent être considérées comme deux assonances, ce qui augmente

fortement les possibilités combinatoires du sizain50.

Dans une perspective ensembliste, rimes et assonances sont considérées comme des

variantes l’une de l’autre. La rime fut en fait précédée historiquement par l’assonance. Assoner

traduit une démarche poétique qui s’éloigne de la rime pure (système homophonique) pour

créer de plus grandes possibilités d’échos sonores dans les finales de vers selon un système de

rime plus complexe. Avoir recours au système assonantique comporte un intérêt évident pour le

poète : personnaliser une forme poétique du point de vue des sons (la dimension orale de la

poésie et de la langue, toutes deux chères à Queneau), en s’inscrivant dans une tradition selon

un savant dosage d’imitation et de création. Dans les sonnets de Cent mille milliards de poèmes,

les assonances interviennent au niveau du sizain et ce geste est stratégique pour son rythme

mélodique, ainsi que pour son organisation strophique. Si l’on considère une approche puriste

de la rime, peut-on avancer que le schéma rimique des tercets se décompose en trois rimes ccd

eed ?

47 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.v. 48 La représentation graphique des rimes se trouve dans le Armel, aux pages 431-433, 455-460, 516-517, 532-534 et 537-555. 49 La représentation phonique des rimes se trouve dans le Warnant, aux pages 58-61, 298-301, 300-302, 327-337 et 418-424. 50 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.vi.

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Cela donnerait deux formes possibles au sizain : soit composé de deux tercets formés de

deux rimes plates (ou suivies) c et e et d’une rime d dite estramp (isolée dans chaque tercet),

soit composé d’un distique (la rime c) suivi d’un troisième quatrain composé d’une rime

embrassée d et e (deed). La deuxième forme a pour conséquence d’annuler l’effet de la rime

estramp. La rime d serait le nœud stratégique de la formule de rimes du sonnet quenien. Prenant

en charge le lieu de clôture du poème, elle l’ouvre en fait par ses combinaisons possibles. Le

fonctionnement des tercets sur une rime et deux assonances, invite à considérer les tercets

comme un sizain fonctionnant plutôt sur deux échos sonores. Construite autour de la même

voyelle [o] ou [ɔ], les assonances c [ɔt] et e [ɔk] proposent chacune deux ensembles de vingt

mots assonés consonantiques.

Considérer les rimes c et e comme des assonances change la « formule de rimes » dans

le sizain de deuxième catégorie (deux rimes) en ccd ccd. La « formule de rimes » du sonnet

telle qu’elle a été fixée par la tradition en « deux tercets à trois rimes » ne serait alors plus

actualisée par les sonnets de Cent mille milliards de poèmes51. Du « modèle de cohérence

sonore maximale », le poème quenien actualiserait en fait un modèle qui oppose fortement les

formules de rime du huitain et du sizain, ce qui renforce l’idée d’une découpe en 8+6. De type

cc, les rimes croisées des huitains représentent en effet l’indice le plus élevé d’alternance des

rimes (« i=7 ») tandis que les rimes suivies et estramp du sizain en représentent l’indice

d’alternance le plus bas (« i=2»)52. Mettre des vers qui assonent dans les tercets brouille ainsi la

frontière des règles entre tradition (geste fixé par les règles) et personnalisation (geste mouvant

du poète). La mise en mémoire maximale des deux rimes du huitain (tradition) laisse place à un

jeu de personnalisation de la forme à partir de la formule de rime du sizain.

51 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.xii. 52 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.59.

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En nous appuyant sur la méthode combinatoire de Roubaud appliquée à la forme canso

ainsi que sur la théorisation de Greber sur la « variabilité fondamentale » du sonnet, nous

proposons que la poésie combinatoire renouvelle la forme-sonnet par le système de permutation

d’un ensemble fini de vers53. Ce système s’organise sur trois niveaux : la rime, la strophe et la

forme-sonnet. Dans un essai sur la « littérature potentielle » qui a motivé la réédition

augmentée de Bâtons, chiffres et lettres, Queneau dévoile sa conception du sonnet : il

« comporte deux règles, l’une portant sur l’alternance des rimes [masculin/féminin] l’autre

exigeant qu’aucun mot ne soit répété : mais un sonnet n’est pas nécessairement en

alexandrins »54. La formule quenienne du sonnet serait-elle celle de Cent mille milliards de

poèmes ?

Porter son attention sur « le jeu et la joie des rimes » inscrit Cent mille milliards de

poèmes dans la tradition de la poésie combinatoire, « à la fois complexe, savante,

démonstrative, ludique, séduisante, persuasive, [et] chantante » que fut la sextine des

troubadours55. Qu’ils s’inscrivent dans une tradition ne signifie pas que sextine et sonnet sont

des formes poétiques identiques, mais les sonnets de Cent mille milliards de poèmes inscrivent

la forme-sonnet dans l’ensemble de la poésie combinatoire, dans laquelle la sextine occupe une

place de choix. Les travaux oulipiens de Queneau et de Roubaud se sont appliqués à en

théoriser une généralisation à un nombre entier n (la « n-ine ») et dont Queneau montre une

application dans Cent mille milliards de poèmes56.

Le sonnet se différencie évidemment de la sextine, ne serait-ce que par la règle de

permutation des mots rimés. La règle métrique de l’alternance pose une deuxième évidence :

« toutes les rimes [de la sextine sont] féminines » alors que le sonnet quenien est fidèle au

53 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.282. 54 Raymond Queneau, « Littérature potentielle », p.328-329. 55 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.11. 56 Oulipo, Abrégé de littérature potentielle, Turin, Mille et une nuits et Oulipo, 2002, p.45.

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principe d’alternance des rimes féminine et masculine57. La formule de rimes (entendue par la

disposition des rimes et sa composante métrique) est « un invariant de la canso » et aussi son

« A.D.N. » (198 et 232). Les calculs de Thuilière montrent aussi que la formule de rimes serait

une variante de la forme-sonnet. La combinatoire de Cent mille milliards de poèmes redonne à

la formule de rimes du sonnet un statut d’invariant, puisqu’elle doit être identique d’un poème à

l’autre afin de générer la cohérence poétique des poèmes entre eux. Tous les sonnets sont donc

potentiellement combinatoires à partir de leur formule de rimes.

Deux lectures combinatoires

La poésie combinatoire du texte de Queneau soulève des questions de lecturabilité et de

lisibilité. Tout comme la poésie hypertextuelle, « la lecture est incapable de remplir la fonction

première qui lui est assignée : appréhender le volume complet d’information nécessaire à une

libre interprétation »58. Le mouvement dans la formule de rime ressort du principe combinatoire

immanent à la forme. Ici la lecture naît de la double axiomatique des vers (axe horizontal) et

des sonnets (axe vertical), comme le montre la figure 5 :

57 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.294. 58 Philippe Bootz, « La littérature déplacée », Formules, 10, « Littérature numérique et cætera », Paris, Noésis, 2006, p.23.

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Figure 5 : Une vue à plat de Cent mille milliards de poèmes.59

D’après André Massin, maquettiste de l’édition originale de Cent mille milliards de

poèmes, le texte de Queneau se situe dans la problématique du « livre sans fin », initiée par le

coup de dés de Mallarmé, mais moins sur le mode du hasard que du calcul (220). Pour ce faire,

Queneau a choisi une contrainte matérielle : imprimer ses vers sur des « languette[s] de papier

mobile », afin de permettre de programmer une lecture « laissée au gré du lecteur »60. Non-

mécanique, la lecture y est au contraire dynamique, toujours en mouvement (Fig.5).

Dans ce même cadre expérimental sur la matérialité du livre et à la même période que la

sortie de Cent mille milliards de poèmes, Marc Saporta, publie Composition n°1 chez Seuil61.

Le livre de Saporta est « un jeu de cartes dont les pages seraient interchangeables à l’infini »62.

On y retrouve le principe de pagination impossible. Au contraire de Saporta, le texte de

59 Robert Massin, La lettre et l’image : la figuration dans l’alphabet latin du huitième siècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1970, p.218-219. 60 Robert Massin, La lettre et l’image : la figuration dans l’alphabet latin du huitième siècle à nos jours, p.220. 61 Marc Saporta, Composition n°1: roman, Paris, Seuil, 1962, s/p. 62 Robert Massin, La lettre et l’image : lLa figuration dans l’alphabet latin du huitième siècle à nos jours, p.220.

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Queneau programme une durée de lecture puisque le nombre de combinaisons possibles est un

nombre fini, même si la grandeur de ce nombre nécessite le recours à la combinatoire :

En comptant 45s pour lire un sonnet et 15s pour changer les volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture, et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails).63

L’ironie affichée par le mélange des registres sublime et familier (sonnet,

plombes/broquilles), par le mélange des lettres et des chiffres dans le texte, et par le choix des

abréviations (« s » pour secondes, mais « heures » écrit en entier) inscrit d’entrée de jeu un lien

entre l’espace de la page (reliées à des normes typographiques propres au milieu éditorial) et le

temps de lecture ; sans compter la mention des « autres détails » qui permet à l’auteur de

terminer son « mode d’emploi » sur une invitation à la lecture de type découverte (mais pas

pour autant cryptée).

Pour lire la double axiomatique, nous avons mis au point un système de double

numérotation qui permet de rendre avec fidélité le format du recueil auquel on ne peut faire

référence qu’avec la mention : absence de pagination ou s/p. Un ajustement terminologique est

donc nécessaire pour désigner les sonnets queniens. Pour l’axe horizontal, nous avons numéroté

les sonnets géniteurs de 1 à 10 selon leur ordre d’apparition dans le recueil. Cela correspond

aux possibilités horizontales de permutation. Pour l’axe vertical, les vers sont numérotés de 1 à

14 selon leur position dans le sonnet. Cela correspond aux possibilités verticales de

permutation. Ainsi, la mention du vers [5.11] correspond au onzième vers du cinquième sonnet

géniteur. Ce système s’applique à chacun des vers que nous utilisons pour illustrer notre

propos.

Si l’on revient à l’analyse de Roubaud sur la « forme canso », rappelons que cette poésie

instaure la catégorie de « la première forme, dans une langue dite moderne, à reposer 63 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p.

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entièrement sur le jeu des rimes », c’est-à-dire sur leur « mouvement » plutôt que sur leur

« disposition fixe »64. C’est « l’innovation majeure, éloignant de la latinité »65. La poésie des

troubadours se dit dans une langue nouvelle, en accord avec son temps, non sans quelques

motivations identitaires : « la voix de poésie qui se fait entendre par Guillaume IX, a son propre

latin, l’oc, le provençal, l’occitan, comme on voudra » (7-8). Une nouvelle langue appelle une

forme nouvelle de poésie : « Un langage nouveau suscite des idées nouvelles et des pensers

nouveaux veulent une langue fraîche »66. Le texte de Queneau réussit à son tour une forme

modernisée de poésie et de langue en mouvement.

Prenons donc la mouvance de la rime et la combinatoire axiomatique comme repères de

lecture. La première lecture sera linéaire : sélection de différents vers d’un même sonnet. La

deuxième lecture sera tabulaire : sélection des mêmes vers dans des sonnets différents.

Une première lecture, de type linéaire, met en valeur la lecture du sonnet combinant un

seul axe vertical avec trois unités de l’axe horizontal. Prenons trois vers d’un même tercet (9,

10, 11) et d’un même sonnet (5). Cela donne :

L’esprit souffle et resouffle au-dessus de la botte [5.9] le touriste à Florence ignoble charibotte [5.10] l’autocar écrabouille un peu d’esprit latin [5.11]

Si l’on prend le troisième vers sélectionné : « l’autocar écrabouille un peu d’esprit

latin » [5.11], on trouve un premier effet de défamiliarisation par la juxtaposition des termes

« autocar » (sujet du vers) et « écrabouille » (verbe du vers) et par l’hétérogénéité des registres

courant (« autocar ») et familier (« écrabouille »). Ce vers appartient au sizain, lieu de la forme

personnalisée de la rime où se mêle le registre familier à celui du sublime. « Écrabouiller »

signifie « écraser, mettre en marmelade ou réduire en bouillie »67. Cela rend le rapprochement

64 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.187. 65 Ibid., p.186 et 303. 66 Raymond Queneau, « Connaissez-vous le Chinook ? », dans Bâtons, chiffres et lettres, Paris, éd. revue et aug., Gallimard, coll. « Idées-NRF », 1965 [1950], p.63. 67 Jean Dubois et al., Dictionnaire du français contemporain, Paris, Librairie Larousse, 1966, p.408.

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avec « un peu d’ » suffisamment suspect pour créer un deuxième effet de défamiliarisation par

l’effet des associations sémantiques. Le mot rimé « latin » clôt le vers et la strophe en faisant

écho aux deux vers précédents.

La « botte », dans ce contexte métaphorique de la péninsule italienne, crée une isotopie

avec « esprit latin » : latin est un adjectif désignant quelque chose ou quelqu’un d’italien, mais

le substantif désigne aussi la forme ancienne de la langue italienne. « Florence » est un prénom

féminin mais aussi le nom d’un ville italienne, et accessoirement un des plus importants lieux

de tourisme en Italie. La violence de l’action de l’autocar qui « écrabouille » est contrebalancée

par l’utilisation du néologisme « charibotte ». Le registre familier (écrabouille, charibotte) se

superpose à nouveau au sublime (esprit, Florence). « Charibotte » n’existe dans les

dictionnaires de langue que sous sa forme substantivale « une charibotée », qui est une forme

familière indiquant une « grande quantité d’objets, de choses en désordre »68. Cela fait penser

au nombre de touristes à Florence, si on se réfère à la valeur référentielle de l’expression et à la

cohérence sémantique qui ferait peu de cas ici de « Florence », entendu comme prénom

féminin.

Cet exemple de Cent mille milliards de poèmes est intéressant du point de vue de la

langue mais également du point de vue du discours textuel car l’isotopie italienne présente dans

les trois vers (9, 10 et 11) du cinquième « sonnet-géniteur » met en avant le lieu d’« une

préférence combinatoire » (choix d’association de vers) encodée dans l’hypertexte qui montre

ainsi qu’il peut aussi se lire comme un texte linéaire69. La forme italienne des origines du

sonnet choisie par Queneau, se retrouve aussi dans les associations sémantiques du poème.

68 Jean Dubois et al., Dictionnaire du français contemporain, p.221. 69 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.227.

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Le néologisme « charibotte », conforme à la graphie de l’assonance c, se retrouve dans

les dictionnaires de rimes sous sa forme verbale : « il charibote (il exagère) »70. La modalité

collaborative a recours au procédé d’exagération pour se faire la plus explicite possible et

visible dans les verbes du texte. Ainsi, le verbe « écrabouiller » est contextualisé par le

rapprochement incohérent avec « un peu d’ ». La forme nominale utilisée (« charibotte ») est un

néologisme car elle apparaît avec une morphologie finale /otte/ qui l’apparente plutôt à celle de

la forme verbale /ote/ malgré l’orthographe fantaisiste nécessaire à la graphie de l’assonance c

en [otte] des vers 9 et 10.

Autre mot rimé servant la même assonance, « échalote » (10.3), se démarque par sa non

conformité graphique de l’assonance c en [OTTE]. Dans le Dictionnaire des difficultés de la

langue française. L’indispensable outil du bien dire et du bien écrire, « Échalote » figure pour

la fréquence de son emploi sous la forme graphique de l’assonance c : « /échalotte/ »71. Le

Dictionnaire des rimes et assonances positionne le vocable « échalote » comme une « rime

principale » de la langue française72. Queneau, on s’en doute, n’est pas le seul à mélanger les

registres familier et sublime. L’important est qu’ici le poète manipule et joue avec la

potentialité de la langue en créant un néologisme (charibotte) comme effet de défamiliarisation

par rapport aux registres de langue (entre le sublime et le familier).

Un autre effet de défamiliarisation est cette fois-ci causé par la syntaxe puisqu’au sein

du registre familier, le mot n’est pas utilisé dans la catégorie à laquelle il appartient. Un autre

effet de défamiliarisation apparaît cette fois-ci du côté de la formule de rimes, entre

l’irrégularité graphique et phonologique à la rime : un t au lieu des deux présents dans

70 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.532. 71 Jean-Paul Colin, Dictionnaire des difficultés de la langue française : l’indispensable outil du bien dire et du bien écrire, Paris, Le Robert, coll. « Les usuels de Robert-Poche », 1996, p.187. 72 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.xvii.

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l’assonance c. Le jeu quenien sur la langue est bien « un langage à plusieurs entrées »73. En

effet, ces deux exemples de jeu, combinant langage et forme poétique, font écho au Queneau

pamphlétaire qui œuvra pour une réforme de l’orthographe qu’il aurait aimé (en vain) voir

embrassée par l’Académie Française : « On voit toute la profondeur intellectuelle de subtilités

comme vieillotte qui s’écrit avec deux t et falote avec un seul »74. Le ton est railleur.

L’assonance c est non seulement un nœud de la formule du sizain mais marque également un

lieu du théorique dans la forme poétique.

Une lecture d’un autre lieu textuel rend compte d’une isotopie moins explicite que la

première. La poésie troubadouresque est la première forme d’« entrelacement » de la poésie et

de l’amour et est à l’origine de l’invention d’une « figure de poète et de son engagement dans la

poésie »75. On l’a déjà relevé, le troubadour est un « trouveur » : « il trouve les mots, et sons, et

rimes pour dire l’amour ; le dire pour ceux qui aiment et pensent et vivent l’amour en même

temps que le chant de poésie. Il parle pour eux, il est un d’eux » (10). Pour les troubadours,

« l’amour suscite le chant. Il commande de dire ; et de dire en poésie » (11). L’amour est donc

aussi celui de la langue et de la forme, cet amour que la poésie « dit » et que le roman

« montre » (11 et 12) :

La théorie de l’amors ne s’explique pas, elle n’est pas dicible en des termes autres que les poèmes où elle apparaît, mais on peut, indirectement, la montrer. Le roman d’amour médiéval est, très largement, la mise en œuvre de cette « monstration », la manifestation romanesque de l’amors. (13)

Cette forme d’amour idéalisée n’est pas celle que Roubaud désigne comme le « grand

chant plutôt que le chant courtois », une terminologie couramment utilisée mais jugée « sans

fondement dans les textes, à la fois limitative et critique (de la fin du XIXe siècle) » (10). Dire

73 Claude Bonnefoy, « Un langage à plusieurs entrées », Les nouvelles littéraires, « Queneau le subversif », 28 oct-3nov. 1976, 54e année. 74 Raymond Queneau, « Écrit en 1955 », dans Bâtons, chiffres et lettres, Paris, éd. revue et aug., Gallimard, coll. « Idées-NRF », 1965 [1950], p.77. 75 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.10 et 11.

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de Cent mille milliards de poèmes qu’il est un poème dont un des motifs repose sur l’amour

peut surprendre, mais la mise en valeur de la combinatoire rimique (et donc lyrique) y invite,

comme notre deuxième lecture va le montrer.

Selon la nature ergodique du texte, nous combinons cette fois-ci plusieurs composantes

de l’axe horizontal (vers 1 et 2), à plusieurs composantes de l’axe vertical dans les sonnets (5,

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 10). En commençant arbitrairement par le sonnet médian, le cinquième,

parce que dans un texte le lieu médian est toujours hautement significatif (la césure de

l’alexandrin par exemple, mais aussi la moitié d’un récit), et par le premier vers puisque le

début d’une forme marque de nombreux chemins potentiels dans le texte, cela donne la

combinaison suivante :

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] snob un peu sur les bords des bords fondamentaux [5.2]

Le premier vers du cinquième sonnet joue sur un cliché de la poésie lyrique (et

mythologique) : la relation entre Narcisse et son écho/Écho. Il donne le point de départ d’une

hypothèse de « grand chant » : « Du jeune avantageux la nymphe était éprise » [5.1]. Le vers a

choisi de ne pas mettre en avant le « néant » de Narcisse (n’être épris que de soi-même)

puisqu’il indique que Narcisse a trouvé un écho (la nymphe)76. Les deux personnages de cette

idylle potentielle étant réunis au même vers, ce vers est le seul lieu du poème à évoquer

explicitement la dimension d’amour de la poésie troubadouresque que l’on sait également à

multiples entrées. Si on fait correspondre, par permutation cette fois-ci horizontale, d’autres

vers à celui-ci, la thématique de l’amour semble se perdre, comme le montrent les dix

deuxièmes vers disponibles et potentiellement sélectionnables par le lecteur :

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] pour la mettre à sécher aux cornes des taureaux [1.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1]

76 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.47.

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depuis que lord Elgin négligea ses naseaux [2.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] pour du fin fond du nez exciter les arceaux [3.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] pour consommer un thé et des petits gâteaux [4.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] que convoitait c’est sûr une horde d’escrocs [6.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] se faire il pourrait bien que ce soit des jumeaux [7.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] pour déplaire au profane aussi bien qu’aux idiots [8.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] d’aucuns par-dessus tout prisent les escargots [9.2]

Du jeune avantageux la nymphe était éprise [5.1] lorsque le marbrier astique nos tombeaux [10.2]

Commencer la manipulation des vers par la sélection du vers appartenant au même

« sonnet-géniteur » que le vers ciblé (sonnet médian 5) ne montre pas plus que les autres vers

sélectionnés une poursuite de la thématique de l’amour. Toutefois, si l’on se concentre sur les

verbes d’action, on constate un déplacement de la thématique de l’amour à une isotopie

érotique puisque celle-ci se dévoile, vers à vers, en forme d’un effeuillage qui se dénude par un

rythme ralenti par la manipulation des vers et qui reste donc contrôlé par la contrainte

matérielle : « mettre » [1.2], « négligea » [2.2], « exciter » [3.2], « consommer » [4.2],

« convoitait » [6.2], « se faire » [7.2], « déplaire » [8.2], « prisent » [9.2], « astique » [10.2]. Le

« grand chant » de la poésie des troubadours n’est pas loin, et fonctionne sur un même principe

d’érotisme implicite, même si les images en sont différentes et portent ici essentiellement sur

les verbes77.

77 Dans la poésie troubadouresque, toute référence au chant de l’« oiseau » est évocatrice du sexe masculin, et par extension de la perspective d’accouplement avec l’objet du chant.

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Dans Cent mille milliards de poèmes, le discours du poème s’éloigne de cette

thématique de l’amour entre celui qui dit la poésie et celle qui en est l’objet : la combinatoire de

sonnets. La poésie moderne de Cent mille milliards de poèmes dit l’amour de la vie, donc celui

de la forme. Le fait de ne pas avoir de marque isotopique dans le deuxième vers du sonnet 5 est

tout à fait explicite d’une deuxième forme de « préférence combinatoire » engageant cette fois-

ci à une « lecture-montage » de la forme combinatoire (227). Les lectures en mouvement

linéaire ou tabulaire ont montré deux aspects du jeu combinatoire fonctionnant au niveau de la

linéarité et du montage. Moyen de navigation dans le texte, la formule de rimes organise la

cohérence sémantique de la forme. La formule de rime est donc bien l’ « A.D.N. » de la poésie

combinatoire, ce que Roubaud considère comme son invariant78.

La manipulation d’un axe horizontal (les vers) et d’un axe vertical (les sonnets) actualise

un principe de « récurrence » qui naît des associations sémantiques entre les deux formes de

lecture (linéaire et tabulaire) programmées par la contrainte matérielle et par les règles

poétiques transmises dans le « Mode d’emploi »79. À l’Oulipo, la récurrence « évoque un

mouvement d’éternel retour, de répétition non bornée ». Ainsi, ...

...Tout texte contenant, explicitement ou implicitement, des règles d’engendrement [...] invitent le lecteur (ou le diseur ou le chanteur), à poursuivre la production du texte à l’infini (ou jusqu’à épuisement de l’intérêt ou de l’attention). (81)

L’énoncé d’engendrement ou formulation algorithmique cadre la procédure, mais c’est le

travail de l’auteur sur la forme qui donne à la récurrence une forme limitée, donc humaine (une

lecture possible). Notons que les trois B de l’Oulipo (Bens, Berge et Braffort) positionnent le

principe des emboîtements croisés dans la catégorie de la littérature récurrente. Nous le

78 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.232. 79 Jacques Bens, Claude Berge, Paul Braffort, « La littérature récurrente », dans Atlas de littérature potentielle, p.81-89.

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vérifierons avec l’étude du croisement des récits du Château des destins croisés d’Italo

Calvino.

Enjeux de la forme fixe : un exercice de mémoire et d’appropriation

Fort de sa longévité, le sonnet est la « forme fixe par excellence » qui offre au poète une

mécanique bien réglée80. Cent mille milliards de poèmes trouve ainsi dans le sonnet un terrain

de jeu exemplaire pour les enjeux de lecture que son ergodicité soulève. Ce qui ressort de la

forme fixe, ce pourquoi tant de poètes y ont recours en général, et la poésie sous contraintes en

particulier, est son « immédiateté culturelle » (153), que Le Tellier présente comme un des

aspects « familiers » (153) des oulipiens :

Aucun auteur n’est vierge au commencement d’une page. Une plume (un œil) occidental se posera en haut, à droite, et parcourra la feuille de bas en haut et de haut en bas. Les métriques, les rimes, les organisations en chapitres, toutes ces formes « littéraires » ont tant coloré la langue qu’on pourrait finir par croire qu’elles ont de tout temps existé. Utiliser, perturber, bousculer ces codes participe d’un « jeu de langage » littéraire familier aux oulipiens (en particulier, mais aux écrivains en général). (157)

L’auteur oulipien joue avec des rouages connus (le travail de la mémoire) et les ajuste à

sa façon, ce dont il reste la trace dans le travail de personnalisation de la forme. Le lecteur de

textes oulipiens accepte à son tour ce « rendez-vous en terrain connu » comme programme de

lecture : « parce que le sonnet est une forme connue (au point d’être presque une “forme cuite”,

comme on parle de “langage cuit”), le sonnet fixe un territoire commun au lecteur et à

l’auteur » (159). La forme fixe est en cela une forme de transmission de la contrainte, un

« appel au jeu » de la mémoire81. Si nous reprenons l’idée de la contrainte envisagée comme

une règle supplémentaire ou personnelle, dans un texte fonctionnant à partir de règles

communes, c’est-à-dire culturelles, l’enjeu de l’utilisation de la forme fixe devient évident : elle

métatextualise le discours de la contrainte, par la reconnaissance de la contrainte comme règle 80 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.158. 81 Jean-Pierre Balpe, Lire la poésie, p.108.

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commune. En avançant cela, nous n’amalgamons pas contrainte et forme fixe, c’est bien la

rencontre entre la forme fixe et la contrainte (ici la combinatoire des deux axes et la contrainte

matérielle des vers découpés) qui genère un espace de savoir partagé (le sonnet) entre le texte et

le lecteur.

Construite à partir d’une forme mémoire (le sonnet), la combinatoire de Cent mille

milliards de poèmes est ainsi « beaucoup plus proche des êtres vivants que des formes

géométriques (l’identité de l’être étant conservée malgré le renouvellement entier de

constituants comme les cellules) »82. La forme ergodique en fait une figure géométrique en

mouvement, combinant plusieurs axes reliés entre eux. Représenter la sextine par une forme

géométrique est possible, il s’agit de la forme spirale. Représenter le sonnet par une forme

géométrique est possible, il s’agit du « rectangle »83. Par sa formule de rimes empruntée à la

sextine, on a vu que la géométrisation du sonnet dans Cent mille milliards de poèmes se

rapprochait de la spirale. Le sonnet n’y est donc pas traité comme une forme fixe.

Le travail de Queneau sur la « forme-sonnet » ouvre le texte à une « imagination des

possibles »84. Les limites sont garanties par une double axiomatique : celle de la contrainte –

entendue comme règle d’écriture personnalisée – et celle de la combinatoire oulipienne –

entendue comme une « configuration»85 . La créativité encadrée par l’action de la contrainte et

de la combinatoire fait écho à la forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes : derrière

chaque composante d’une forme, il y a le choix d’un auteur, ici celui de sortir le sonnet de la

problématique de la forme fixe. Queneau se sert de la « mise en page combinatoire » pour

inscrire la forme-sonnet dans un espace mouvant86. L’expérimentation de Queneau apporte une

problématique plus contemporaine de l’inscription de la forme dans sa représentation spatiale

82 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.86 et 296. 83 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.205. 84 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.223 ; Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.13. 85 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.45. 86 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.291.

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qui est, selon Moncond’huy, « un des moyens par lesquels le sonnet contemporain se dit et se

pense »87.

Il est dès lors possible d’envisager Cent mille milliards de poèmes en fonction d’une

écriture configurée, à partir de la réunion de trois aspects : cellulaire, spirale et rectangle.

Combinée à deux axes permutatifs, la forme-sonnet quenienne évoque celle du double hélix

(Fig.6), caractéristique du schéma de l’A.D.N., que Roubaud a désigné comme la carte

d’identité des « forme de vie » poétiques. Sur le schéma, on retrouve la forme rectangle

parcourue par une double axiomatique verticale et horizontale. Au point de rencontre entre les

deux axes serait le vers, dont le statut est celui d’un « nœud » narratif, comme « une “portion

d’information” utilisée de façon structurelle », élément d’une syntaxe de la forme révélant la

présence potentielle d’autres poèmes88. Le mouvement de l’hélix (ce que l’on voit mieux en

cliquant sur le lien indiqué en note) se fait selon une spirale qui pivote sur ses deux axes de

manière quasi-infinie, jusqu’à la mort de ces cellules :

87 Dominique Moncond’huy, « D’Aragon à Roubaud à Hocquard : le sonnet comme espace », Formules, la revue des créations formelles, 12, « Le sonnet contemporain : retours au sonnet », sous la dir. de Jacques Chevrier et Dominique Moncond’huy, Paris, Noésis, 2008, p.12. 88 Philippe Bootz, « La littérature déplacée », p.23.

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Figure 6 : Le schéma du double hélix, représentant la formule de l’A.D.N.89

Le rapprochement avec la forme-sonnet quenienne marque une propension de la forme

poétique à se configurer à partir d’un lien entre les formes de vie oulipiennes et les formes de la

vie naturelle. Nous ne sommes pas loin du vœu généticien de Lahougue, certes au ton ironisant,

lorsqu’il parle d’une potentielle différence de rhésus entre les règles formelles des différents

auteurs à contraintes. Derrière l’ironie pointe une évidence : les formes et les contraintes parlent

pour l’auteur qui a fait le choix de les utiliser et qui les a configurées en un tout cohérent.

89 Le schéma est emprunté au site Wikipédia, mis en ligne à l’URL http://en.wikipedia.org/wiki/DNA. Le lien renvoie notamment à un modèle animé du double hélix qui se rapproche d’autant de la forme en perpétuel mouvement des sonnets queniens (une fois le livre ouvert, les vers se déplient tout seuls).

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De la lecturabilité du discours de la méthode

« Se pourrait-il que l’objet-livre lui-même fasse le texte ? Que la reconnaissance de la littérarité par le seul éditeur suffise à orienter le lecteur vers le texte qui lui est proposé ? »

Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.51.

Questions de matérialité : la contrainte éditoriale

Le sonnet quenien envisagé comme une « forme-mémoire » déborde l’espace de la

page ; tout d’abord symboliquement, en convoquant tous les sonnets déjà écrits et ceux à écrire

(les deux aspects de la composante mémoire) ; mais aussi matériellement, en rendant

impossible la pagination séquentielle90. Au lieu de la manipulation traditionnelle des pages, le

lecteur fait permuter les vers afin de constituer un poème et de configurer sa lecture.

L’approche combinatoire du sonnet investit ainsi l’espace matériel du recueil, tout comme elle

investit l’espace de la lecture.

De type permutationnel, la manipulation n’est pas un effet du « hasard » mais une

mécanique réglée par la matérialité du texte (la reliure à gauche de la page qui regroupe les

sonnets entre eux)91. C’est elle qui garantit un ordre textuel en réunissant les bandelettes les

unes aux autres, permettant au sonnet de « se communique[r] soi-même », et permettant ainsi

au lecteur d’entrer dans le texte en terrain connu malgré le format aéré, découpé, du texte

quenien92.

L’ergodicité naît de la combinaison entre les « volets » découpés que le lecteur doit

manipuler pour les réordonner en fonction de leur placement sur un espace découpé (selon les

bons soins de l’auteur) mais aussi de la formule de rimes (selon les bons soins du « Mode

d’emploi » auctorial). Cent mille milliards de poèmes actualise ainsi la « métaphorique textuelle

de l’entrelacement et du tissage » au double niveau du texte (entrelacement des rimes et tissage 90 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.343. 91 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p. 92 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.289.

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des vers) et de sa lecture (dynamique et en mouvement) (285). Le lecteur est de type « mutant »

et « actif »93. Par la manipulation des vers, nous sommes à un premier degré de l’idée d’une

lecture en mouvement.

L’auteur oulipien a pour habitude de conceptualiser son travail d’artisan à partir de la

métaphore du « rat qui construit le labyrinthe duquel il se propose de sortir »94. Il est possible

de parler ici d’auteur oulipien car cette citation est une des rares dans le discours oulipien à ne

pas changer de forme quand elle change d’auteur à qui elle sert de référence. Nous en déduisons

qu’elle représente un des fondements de la poétique oulipienne, un des éléments unifiants du

groupe. Cette métaphore du labyrinthe place le rat du côté de l’auteur tandis que le labyrinthe

représente le projet d’écriture textuelle en fonction des contraintes choisies et éventuellement

inventées ou ajustées à l’occasion par l’auteur. Dans un premier temps, le labyrinthe n’est pas

du côté du lecteur. Mais dans un second temps, le potentiel ergodique du format ne trompe pas

le lecteur. Dans un troisième temps, le discours de la contrainte sert de balise à une « esthétique

de la complexité » oulipienne qui est réservée aux textes à contraintes utilisant des structures

complexes, comme par exemple la combinatoire95. De la complexité à la complicité, la

visibilité de la contrainte y devient un véritable enjeu de cohérence sémantique. C’est tout

l’enjeu des parcours contraints puisque « le miroir exige une réflexion »96. Selon le mode de

lecture, l’écho peut aboutir aux néants de soi (« le néant de Narcisse ») ou de rien (« le néant de

Tristan ») que Roubaud évoquait à propos de la poésie troubadouresque97. Il peut aussi aboutir

à quelque chose qu’il revient au lecteur de construire. C’est un risque que l’auteur prend mais

qui est réduit – à défaut d’être explicité dans ce cas – par la configuration visible du labyrinthe.

93 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.218 et 221. 94 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84. 95 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo. p.218. Dans cette catégorie des textes oulipiens, on pense notamment à La vie mode d’emploi (Georges Perec), Si par une nuit d’hiver un voyageur (Italo Calvino), Le cycle d’Hortense (Jacques Roubaud), La chapelle sextine (Hervé Le Tellier), 107 Âmes (Jacques Jouet). 96 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.217 et 237. 97 Jacques Roubaud, La fleur inverse : essai formel sur l’art des troubadours, p.51.

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L’édition originale du texte sur laquelle nous travaillons présente des pages, des

poèmes, des vers et un appareil péritextuel (titre, auteur, épigraphe, édition, collection, année de

publication, préface, postface). Les pages sont reliées à la structure matérielle du livre par le

côté gauche, ce qui est conforme au format éditorial français traditionnel. Mais la notion

d’espace sur la page est questionnée, raison pour laquelle nous ajoutons la mention « absence

de pagination (s/p) » lorsque nous faisons référence à l’ouvrage utilisé. À la suite de la réflexion

de l’oulipien Le Tellier mise en épigraphe de ce chapitre (« Se pourrait-il que l’objet-livre lui-

même fasse le texte ? Que la reconnaissance de la littérarité par le seul éditeur suffise à orienter

le lecteur vers le texte qui lui est proposé ? »), la question de la contrainte éditoriale de Cent

mille milliards de poèmes mérite d’être soulevée98.

Les dix poèmes reliés dans le livre sur la gauche de la page sont ceux que la composante

allographe du péritexte désigne en termes de « sonnets-géniteurs »99. Ils forment donc un

premier ensemble de poèmes. Leur unité est toutefois remise en question. Les quatorze vers

d’un même sonnet-géniteur occupent un double espace. Dans un premier temps, « chaque vers

étant placé sur un volet », un vers occupe d’abord un espace qui lui est propre, séparé du reste

du poème »100. L’axe horizontal est celui du vers considéré comme un « fragment », le

« produit de la limitation de l’opération de lecture », ici rendu physiquement visible par le

découpage des vers101. Dans un deuxième temps, chaque « volet » étant intégré à un ensemble-

poème, un vers fait également partie d’un ensemble appelé sonnet à la française, forme fixe qui

se reconnaît par ses quatorze vers disposés en quatre strophes (4-4-3-3). L’axe vertical est celui

du poème traditionnel considéré comme une partie (un poème) d’un tout (un recueil). Chaque

sonnet-géniteur étant relié à l’ensemble-livre, le lecteur peut opérer une forme de lecture

98 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.51. 99 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p. 100 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 101 Philippe Bootz, « La littérature déplacée », p.23.

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linéaire, comme le suggère la mise en page non combinatoire de la réédition du texte dans la

collection « Bibliothèque de la Pléiade »102. Pourtant, l’édition originale avait découpé les

« volets » entre eux, rendant possible la rencontre entre les deux axes de lecture, horizontal et

vertical, et offrant ainsi la possibilité d’une lecture hypertextuelle au fur et à mesure que le

lecteur manipule les vers et les regroupe dans la forme-sonnet. L’hypertextualité de Cent mille

milliards de poèmes rend impossible le format traditionnel de pagination, ce dont la réédition de

la Pléiade n’a pu tenir compte.

Dans l’édition originale de la collection « NRF », les « sonnets-dérivés » occupent un

espace à construire par la lecture : ils sont à l’état potentiel (virtuel), en attente de leur mise en

forme, de leur mise en page, et en attente d’une lecture103. Leur virtualité rend impossible la

pagination de l’ouvrage. Dans la réédition du texte chez le même éditeur mais dans une

collection différente (« Bibliothèque de la Pléiade »), les « volets » sur lesquels les vers ont été

imprimés n’ont pas été découpés. Les « sonnets-géniteurs » ont été fixés par une pagination qui

nie la mise en page combinatoire, et par là-même nie aussi la nature combinatoire du texte :

Notons que l’édition Queneau de La Pléiade, en les copiant recto et verso propose en réalité (et encore, à condition de découper les cinq pages de La Pléiade en languettes) deux cent mille poèmes, cent mille en recto, et autant en verso. Il en manque donc 99,998% ce qui fait tout de même beaucoup.104

Autant dire que le texte ne s’appartient plus, pour appartenir en fait à son éditeur

puisque sa réédition peut aller jusqu’à la modification du format textuel. L’édition de la Pléiade

ne respecte pas la nature ergodique du texte. Avec l’absence de découpage des vers, il n’y a

plus de distinction ni de versus possible (allers-retours) entre les sonnets-géniteurs et les

sonnets-dérivés. Il n’y a plus que 10 x 14 sonnets, et non plus 1014 sonnets. À moins qu’il ne

découpe lui-même son exemplaire de la Pléiade (ce qui est possible mais peu probable vu la

102 Raymond Queneau, Œuvres complètes, tome 1, p.331-347. 103 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p. 104 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.23.

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renommée de cette collection), le lecteur n’a plus les moyens de configurer la virtualité des

« sonnets-dérivés »105.

La combinatoire de Cent mille milliards de poèmes repose donc sur une contrainte

éditoriale forte, qui a également posé problème au moment de l’édition originale coûteuse pour

laquelle Queneau avait envisagé un système de « brochage » qui n’a pu être mis en place106.

Malgré l’intérêt évident pour le texte de figurer parmi les œuvres complètes poétiques de

Queneau, la réédition en Pléiade de Cent mille milliards de poèmes l’ampute de son « procédé

Queneau »107. Que vaut-il mieux : la postérité du texte ou son authenticité ? La collection dans

laquelle un texte est publié se révèle être un élément clé. Un format éditorial peut ainsi former

ou déformer un texte qui s’éloigne des modes traditionnels de représentation (linéarité du

format), tout comme il peut lui assurer une postérité évidente, comme c’est le cas de la

collection prestigieuse de la « Bibliothèque de la Pléiade », sorte d’« exception à la

française »108.

C’est par contre dans le domaine informatique que la dimension virtuelle de ce texte lui

a donné une longévité fructueuse. On y retrouve de nombreux logiciels de production des Cent

mille milliards de poèmes, malgré les restrictions légales imposées par l’éditeur Gallimard109.

Une première raison serait commerciale : la forme complète du texte de Queneau ne se trouve

que dans l’édition originale du livre. Entre les possibilités de lecture en ligne et de lecture sur

papier, la situation est paradoxale. La lecture en ligne se réduit à une publication partielle alors

qu’elle est la seule à pouvoir actualiser la monumentalité combinatoire du texte quenien. De son 105 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p. 106 Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, Gallimard, 1962, p.116. 107 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p. 108 Jean-Pierre Salgas, « Défense et illustration de la prose fançaise », dans Le roman français contemporain, Paris, Ministère des Affaires étrangères – ADPF, 2002, p.83. 109 Jeremy Douglass, « Cent mille milliards de poèmes. » dans WRT: Writer Response Theory, 2006, disponible à : http://writerresponsetheory.org/wordpress/2006/02/24/cent-milles-milliards-de-poemes/. (Consulté le 19 novembre 2007). Ce lien propose une étude critique des sites anglophones consacrés à la mise en ligne et à la traduction en anglais de Cent mille milliards de poèmes. Les restrictions imposées par Gallimard sont visibles dans cette réalisation programmée de Cent mille milliards de poèmes, qui fut contrainte à une publication limitée du texte quenien : http://mathweb.free.fr/quotidien/queneau.php3. (Consulté le 30 août 2011).

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côté, la lecture en livre tend à rester partielle, comme le montre la réédition du texte dans la

collection de la Pléiade. Le texte étant présenté en un seul bloc, le format éditorial ne respecte

plus la contrainte du temps de lecture imposé par Queneau, ni celle de son sujet : la poésie

combinatoire.

Cent mille milliards de poèmes a également fait des émules du côté des réalisations

matérielles. Résultat de la coopération entre Jean-Michel Bragard, (initiateur et concepteur) et

Robert Kayser (sculpteur-réalisateur), la littérature a donné naissance à une machine. Motivé

par la nécessité de pouvoir manipuler le texte en évitant les problèmes liés à la matérialité

fragile du format papier (déchirement des volets), Bragard et Kayser ont conçu et réalisé « une

machine à distribution visuelle de texte, à commande manuelle ». La machine a l’avantage de la

solidité, mais elle facilite la lecture sérielle ou linéaire car elle permet de « lire les poèmes un

par un »110 :

Figure 7 : Un sonnet de Cent mille milliards de poèmes, sélectionné par la machine de Bragard et Kayser.

110 Jean-Michel Bragard et Robert Kayser, « La première machine à lire les Cent mille milliards de poèmes : un véritable jackpot littéraire », p.8 et 9.

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On retrouve sur ce schéma la matérialisation des deux axes, ainsi que l’idée du

mouvement du double hélix. La forme semble figée mais chaque vers étant fixé sur un axe

pivotant, la forme renaît à chaque manipulation de l’un de ses axes, comme lorsque le lecteur lit

le texte.

Du côté des arts plastiques, Tania Lorandi a réalisé un collage sur le modèle du procédé

Queneau. Au niveau linguistique, le collage prend la forme de coupures du texte quenien, de

vers recomposés qui ont été cette fois-ci découpés en interne. Au niveau matériel, le collage

ressemble à un boulier chinois à cinq axes sur lesquels quatre cubes pivotent. Le texte est inscrit

sur chaque face des cubes. La manipulation est à nouveau manuelle. Le collage, procédé avant-

gardiste, est de « type pur », c’est-à-dire intact, puisque chaque vers est repris dans le texte,

aucun élément extérieur n’est ajouté. Il est aussi « aidé », c’est-à-dire transformé, puisque les

vers recomposés mélangent les vers entre eux111. L’élément collé déforme l’original textuel (le

collant). La distance qui sépare les deux éléments du collage (le collé et le collant) est

traditionnellement le lieu d’expression de l’artiste qui pratique la technique du collage. La

figure 8 en montre un figement possible :

Figure 8 : Un collage réalisé par Laurent D’Urcel.112 111 Henri Béhar, Littéruptures, p.293. 112 Tania Lorandi, « Da CENT MILLE MILLIARDS DE POÈMES, Collage de Pataphysique », dans Raymond Queneau 1903-2003, Brescia, éd. ReArte, 2003, p.37-39.

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Dans ses multiples supports de lecture (matériel, écranique, papier), Cent mille milliards

de poèmes est tantôt détourné de sa texture combinatoire (la collection « Bibliothèque de la

Pléiade »), tantôt limité par les droits d’auteur (les programmes informatiques). L’important est

que dans toutes ses matérialisations textuelles, le lecteur manipulateur a toujours un espace qui

lui est réservé pour interagir avec la forme : soit par un assemblage/montage des volets

découpés (papier), soit par un clic (programme informatique), soit par le pivotement de

« cylindres » (machine), soit par le pivotement de cubes (collage)113.

L’épigraphe de Cent mille milliards de poèmes, « seule une machine peut apprécier un

sonnet écrit par une autre machine (TURING) », inscrit le texte quenien dans la problématique

automatique mais pour mieux la déplacer114. Cent mille milliards de poèmes n’est pas une

machine textuelle actualisant la « théorie des machines abstraites » de Turing115. Cent mille

milliards de poèmes est un texte dont les différents supports matériels ne changent pas l’identité

artistique, c’est-à-dire l’implication du sujet dans l’œuvre, ce geste de l’auteur puis lecteur-

manipulateur) qui fait d’une œuvre un modèle unique et personnalisé construit à partir d’un

programme qui a vocation à l’interaction :

L’unicité du texte oulipien actualisant une contrainte (prop.16) [« La contrainte idéale ne suscite qu’un texte. »] ne devant être alors envisagée qu’à la condition que ce texte contienne tous les possibles de la contrainte, textes et lecture virtuelles, potentielles ; multiplicité encore mais, à la différence de celle qui dans la tradition résulte de la multiplication des exemples, multiplicité implicite et, à la limite imaginaire (prop. 16a) [« Une contrainte doit “prouver” au moins un texte »] ; épuisée par le geste même qui énonce ou écrit la structure.116

La contrainte éditoriale représente l’identité du texte qui aurait ainsi trouvé dans sa

matérialité à la fois son plus grand atout et son plus grand ennemi. Le procédé Queneau fait du

sonnet une matrice, que le discours allographe a pour but d’expliciter, donc de rendre 113 Jean-Michel Bragard et Robert Kayser, « La première machine à lire les Cent mille milliards de poèmes : un véritable jackpot littéraire », p.8. 114 Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, s/p. 115 Raymond Queneau, Œuvres complètes, p.1320. 116 Jacques Roubaud, « La mathématique dans la méthode de Raymond Queneau », p.69.

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lecturable, c’est-à-dire recevable pour le lecteur. Les différents modes de réalisation de Cent

mille milliards de poèmes (format papier, format écranique, format informatique, format collé)

mettent en avant la potentialité de la forme, dans sa composante de contrainte éditoriale.

Questions de littérarité : poétique du « Mode d’emploi »

« Mode d’emploi » : la portée sémantique du titre annonce d’emblée un discours savant.

Le texte-préface est organisé en trois parties qui ont pour thématique les questions de littérarité,

les règles poétiques et les questions de lisibilité. Leur énonciation fonctionne sur un schéma

commun alternant le discours « didactique » et le discours « polémique »117. La première forme

de discours consiste à dire ce que le texte est afin d’informer le lecteur qu’il lit ou va lire « une

machine à fabriquer des poèmes »118. La deuxième forme de discours consiste à dire ce que le

texte n’est pas : « un jeu surréaliste du genre Cadavre exquis »119. En écho à ces discours, le

texte-postface révèle la nature de la machine, d’ordre combinatoire puisqu’il s’agit de

« LITTÉRATURE COMBINATOIRE » qui « oriente et limite les effets du hasard »120.

La situation d’énonciation y est clairement délimitée : le « je » s’y adresse à un « tu »

(un lecteur) ou à un « vous » (un ou plusieurs lecteurs) sur le mode impersonnel du « il » (« la

lecture », « le lecteur »). Le discours péritextuel auctorial s’adresse à un lecteur manipulateur

sous la forme d’un « je » qui ne dit pas à l’utilisateur de l’objet-livre comment il doit lire (le

discours didactique n’est pas ici dogmatique), mais qui l’invite plutôt à un programme de

lecture par la transmission des règles poétiques suivies qui ont été élaborées à cet effet : « Pour

composer ces dix sonnets, il m’a fallu obéir aux règles suivantes ». L’auteur se met à nouveau à

distance pour laisser un espace au lecteur.

117 Henri Mitterand, « La préface et ses lois : avant-propos romantiques », dans Le discours du roman, Paris, PUF, coll. « Écritures », 1980, p.26-27. 118 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 119 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 120 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p.

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Dans un deuxième temps énonciatif, le « Mode d’emploi » correspond à la mise en

discours des règles poétiques, sur lesquelles nous reviendrons. Dans un troisième temps

énonciatif, après la mise en discours des règles poétiques (une fois que ces règles ont été

explicitées, elles deviennent communes), la situation énonciative du « Mode d’emploi » évolue

vers le « on » : « à chaque premier vers [au nombre de dix] on peut faire correspondre dix

seconds vers différents »121. Après la transmission des règles, le lecteur est donc invité à

procéder aux manipulations. Le jeu peut se mettre en place, à partir d’une « poétique spécifique

du partage » des règles poétiques122. Un rituel se met en place. La lecture du lecteur averti peut

commencer. Notons que le « on » d’inclusion du lecteur peut également représenter un « on »

d’inclusion des deux déictiques utilisés par l’énonciateur « je » et du « il » : derrière la

transmission des règles, le discours de soi n’est pas loin.

La notion de littérarité renvoie dans le « Mode d’emploi » à la question de la forme du

jeu à jouer. Le « livre pour enfants Têtes de rechange », qui a été modifié dans une réédition

ultérieure en Têtes folles, en est le modèle123. Les « jeux surréalistes de type Cadavre exquis »

en sont le contre-modèle puisque le livre est une construction organisée autrement que par sa

seule contrainte syntaxique : il est un puzzle relié et en cela matérialisé. Son format crée une

situation de défamiliarisation pour lequel le « Mode d’emploi » est censé faire acte de

cohérence en posant les règles d’un jeu à deux. Mais en distinguant le modèle suivi (livre pour

enfants) du modèle repoussé (cadavre exquis), Queneau, signataire du « mode d’emploi »,

invite, dans un premier temps, à réfléchir sur la nature du jeu en question. Il met donc en place

une réflexion philosophique, une « pensée du jeu », avant la transmission des règles (pratique

121 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 122 L’expression de Vincent Kaufmann consacrée aux poétiques d’écritures à plusieurs des groupes d’avant-gardes est ici déplacée vers une poétique de partage entre auteur et lecteur, c’est-à-dire à une interactivité (Poétique des groupes littéraires. Avant-gardes 1920-1970, Paris, PUF, 1997, p.4). 123 Édition limitée à 2200 exemplaires numérotés de 3001 à 5200. Nous avons consulté l’exemplaire 3038.

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ludique)124. Selon Jacques Henriot, procéder ainsi consiste à penser le jeu dans le cadre d’une

« pensée formelle [qui] ne prend jamais sens qu’en relation avec l’imagination du possible »

(288). En 1, la pensée du jeu ; en 2, le calcul des possibilités et des risques avant de jouer ; en 3,

la construction/configuration d’une stratégie ludique. Loin d’être gratuit, le jeu est rationnel,

cognitif par « la conduite d’hypothèse qui le fonde et l’accompagne » (288). Le « Mode

d’emploi » n’invite donc pas à une lecture mécanique mais à une réflexion sur le jeu de

l’interactivité entre écriture et lecture par la mise en place d’une combinatoire de sonnets.

Contrairement au discours de Huizinga sur le ludique, le jeu dont nous parlons traduit

une démarche cognitive de l’ordre du visuel car le procédé de Têtes folles/Têtes de rechange

n’a pas besoin d’être explicité dans une règle. C’est une affordance, la capacité d’un objet à

suggérer sa propre utilisation dans sa dimension ergonomique qui ne nécessite pas l’utilisation

d’un mode d’emploi. C’est un premier niveau sémantico-formel de potentialité. Au contraire, le

jeu du « cadavre exquis », forme de jeu à plusieurs, actualise un rationnel formulé afin de

pouvoir jouer à plusieurs selon une règle commune. L’utilisation de la dimension ergonomique

du langage et de la forme dans le mode d’emploi nie sa propre nécessité sémantique. La

fonction du mode d’emploi serait donc bien d’expliciter une posture ludique et non un mode

d’emploi de l’écriture.

Du côté ludique, pour Jacques Henriot, le jeu, qu’il soit visible ou formulé, s’envisage

en fonction de ses trois composantes : il est un « matériel », une « structure » mais aussi une

« pratique » (97-98-99). Le « matériel » permet au joueur de connaître les accessoires avec

lesquels il va jouer (ici feuille et stylo pour le « cadavre exquis » ; vers découpés pour la

combinatoire de sonnets). La « structure » permet au joueur de savoir comment il doit

manipuler le « matériel » ludique (la règle syntaxique et le jeu de « papier plié » pour le

« cadavre exquis » ; la cohérence syntaxique des vers entre eux et la formule de rimes des 124 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.288.

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sonnets). Il reste au joueur à savoir comment il va jouer le jeu auquel il a choisi de prendre part,

autrement dit quelles stratégies il va déployer pour jouer, selon qu’il choisisse d’actualiser

machinalement la règle du jeu ou selon qu’il choisisse de plus ou moins s’en détacher. Le

lecteur-joueur expérimente à son tour en testant ses propres habiletés ludiques, son exercice des

possibles. Cette dernière catégorie est celle de la « pratique » ludique, qui correspond, selon

Greimas, à « un face-à-face de deux sujets cognitifs dotés de la connaissance implicite des

règles qu’ils exploitent pour élaborer, sous forme de programmes virtuels complexes, des

stratégies devant les mener à la victoire »125. En ce qui concerne les jeux étudiés, l’enjeu

ludique serait moins dans la victoire d’un joueur sur un autre ou sur lui-même, que dans sa

propre potentialité combinatoire à actualiser une règle en texte. Les propos de Greimas sont

relatifs au jeu de tarots, dans sa dimension de jeu de cartes. Greimas parle donc de victoire en

terme de partie de cartes à remporter, mais peut-être moins de victoire sur soi, alors que ce sera

tout l’enjeu du texte calvinien. Tout en restant dans le lexique pluri-sémantique des cartes, nous

préférons le terme de réussite, moins connoté que celui de victoire (moins militaire), mais aussi

pour sa signification de jeu solitaire : on fait une réussite lorsqu’on est seul à jouer avec les

cartes. La configuration ludique est entre soi et les cartes.

Nous entendons le jeu comme un « espace mesuré » au sein duquel se déploie un

« mouvement », qui représente l’intervention de celui qui joue avec la structure, comme par

exemple la manipulation des vers de Cent mille milliards de poèmes, ou encore les constituants

de la phrase pour le jeu du cadavre exquis126. Du vers à la phrase, il est intéressant de se

demander comment le procédé combinatoire quenien s’éloigne du procédé syntaxique du

cadavre exquis. Le geste ludique sur lequel porte notre étude est le geste d’écriture et de lecture

125 A.J. Greimas, « À propos du jeu », dans Actes sémiotiques – Documents, « Description et narrativité suivi de À propos du jeu », II, 13, Besançon, Groupe de Recherches Sémio-Linguistiques EHESS – CNRS, Institut National de langue française, 1980, p.30. 126 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.91.

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d’un sujet dédoublé : celui qui écrit selon des règles qu’il s’est arbitrairement fixées et celui qui

lit, en lecteur averti, en fonction du degré de transmission de ces règles. Nous dirions que nous

sommes en présence d’un joueur averti si ce n’était une formule tautologique chez Henriot pour

qui le joueur est et n’existe dans le jeu que parce qu’il est averti, lui permettant d’évoluer dans

un espace qui délimite son possible de son probable. Chez Henriot, le joueur n’évolue jamais

dans un univers de l’impossible. L’impossible n’est donc pas en jeu. Le texte mise donc sur sa

recevabilité, de façon maximale, à la fois visible et doublement explicitée selon les échos entre

la préface et la postface.

Le rapprochement des gestes d’écriture ludique surréaliste et oulipien a eu plusieurs

échos dans la critique, et celui de Gérard Genette a sans doute fait le plus de bruit. Genette voit

dans l’utilisation de certaines contraintes oulipiennes un « caractère purement machinal », ce

qui ferait de « l’oulipisme une variante du cadavre exquis »127. À la différence de Genette, nous

proposons d’effectuer une approche formelle des règles du jeu du cadavre exquis en fonction de

sa contrainte syntaxique. Il s’agit ensuite de la comparer avec la troisième règle exposée dans le

« Mode d’emploi » qui concerne également la cohérence syntaxique de la forme-sonnet de Cent

mille milliards de poèmes :

La structure grammaticale, enfin, devait être la même et demeurer invariante pour chaque substitution de vers. Une solution simple aurait été que chaque vers formât une proposition principale. Je ne me suis permis cette facilité que dans le sonnet n°10 (le dernier!). J’ai veillé également à ce qu’il n’y eût pas de désaccord de féminin à masculin, ou de singulier à pluriel, d’un vers à l’autre dans les différents sonnets.128

Notre propos est de montrer que dans le cadre d’une pratique d’écriture ludique, l’aspect

« machinal » du geste effectué par le joueur manipulateur de mots (le cadavre exquis) et

manipulateur de vers et de la forme-sonnet (Cent mille milliards de poèmes) permet, ainsi que

l’a écrit Michael Riffaterre, de « déceler autre chose sémantiquement que la gratuité des

127 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, p.56. 128 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p.

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associations thématiques »129. En effet, selon A.J. Greimas, le jeu correspond avant tout à

l’action du joueur qui manipule « des unités ludiques qui ne sont plus des actes de jeu

particuliers, mais des actions discursives programmées »130. Ainsi, nous proposons d’envisager,

à la suite de l’oulipien Jacques Roubaud, qu’« il existe évidemment une relation complexe entre

les exigences de la règle extérieurement imposée et la liberté intérieure de l’artiste »131. Le

discours en deux temps (la formulation de la contrainte et sa métatextualisation dans le texte

contraint) est à la fois un discours savant qui correspond à la transmission des règles du jeu, un

discours poétique qui repose sur la personnalisation des règles du jeu et un discours du potentiel

offert au lecteur.

Le jeu du « cadavre exquis » est un exercice d’écriture qui a permis au groupe

surréaliste d’expérimenter une technique de création à plusieurs, offrant certains moments de

« cristallisation », certes épiphaniques dans un groupe réputé pour ses moments de cassure132 :

Nous nous sommes souvent et volontiers mis à plusieurs pour assembler des mots ou pour dessiner par fragments un personnage. Que de soirs passés à créer avec amour tout un peuple de cadavres exquis. C’était à qui trouverait plus de charme, plus d’unité, plus d’audace à cette poésie déterminée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir de la misère, de l’ennui, de l’habitude. Nous jouions avec les images et il n’y avait pas de perdants. Chacun voulait que son voisin gagnât et toujours davantage pour tout donner à son voisin. La merveille n’avait plus faim. Son visage défiguré par la passion nous paraissait infiniment plus beau que tout ce qu’elle peut nous dire quand nous sommes seuls – car alors nous ne savons pas y répondre.133

Comme dans la plupart des jeux de société, la possibilité que chacun a de jouer

ensemble repose sur la formulation d’une règle commune. Cette règle du jeu peut être unique

ou reformulée pour l’occasion, comme le montrent les variantes écrite, dessinée et dialoguée du

129 Michael Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1979, p.219. 130 A. J. Greimas, « À propos du jeu », p.30. 131 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, coll. « Versus », 1995, p.210. 132 André Breton, Œuvres complètes, vol. 1, sous la dir. de Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p.1728. 133 Paul Éluard, Œuvres complètes, vol.1, sous la dir. de Lucien Scheller et Marcelle Dumas, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p.990-991.

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cadavre exquis. En comparaison avec le texte quenien, c’est la version écrite du cadavre exquis

qui retient notre attention.

Sa règle a été officialisée dans le Dictionnaire du surréalisme :

CADAVRE EXQUIS, jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. L’exemple, devenu classique, qui a donné son nom au jeu tient dans la première phrase obtenue de cette manière : Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau.134

Le modèle du jeu est celui du « papier plié », différent de Têtes folles où toutes les

parties pictographiques sont disponibles malgré que le format les fasse se superposer. Elles ne

sont donc pas disponibles dans leur ensemble en un coup d’œil, mais le sont en puissance. En

cela, le procédé est identique à la propriété « exponentielle » de la poésie de Cent mille

milliards de poèmes135.

La consigne ludique du jeu de « papier plié » consiste à « composer une phrase ou un

dessin à plusieurs ». L’enjeu est ici dans l’importance du verbe « faire ». Il s’agit non pas de

« composer » une phrase ou un dessin à plusieurs, mais de la « faire composer » (notion

d’automatisme). L’énoncé de cette règle rejoint la catégorie du « matériel » ludique qu’Henriot

présente comme « un ensemble d’objets unis par des relations déterminées et dont on fait usage

pour jouer »136. Pour le « cadavre exquis », les objets à utiliser sont une feuille de papier, de

quoi écrire ou dessiner, ainsi que plusieurs joueurs disposés autour d’une table, puisque le

nombre de joueurs est généralement inclus dans la règle du jeu.

Le jeu ne s’arrête pas à l’énoncé de sa règle, dont la fonction est seulement de faire une

proposition de jeu. Il prend forme également dans l’actualisation de la règle, autrement dit dans 134 André Breton, Œuvres complètes, vol.1, p.796. 135 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.49. Dans ce texte, l’oulipien Claude Berge différencie le procédé combinatoire de Cent mille milliards de poèmes (« exponentielle ») de celui de Composition n°1 de Marc Saporta que nous avons déjà mentionné (« factoriel », p.48). Le factoriel propose des combinaisons en fonction du hasard (pas d’ordre de lecture), tandis que l’exponentiel le fait à partir d’un ordre programmé. 136 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.97.

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la « pratique » ludique qui correspond selon Henriot à « l’action menée par celui qui joue »

(99). Cette pratique est relative à l’implication du sujet dans le jeu, qui dépend de la

connaissance qu’il a de la règle du jeu, ainsi que la connaissance qu’il a de la manière dont il va

pouvoir jouer. Nous passons du « faire » au « pouvoir faire », c’est-à-dire à la dimension de

l’acte ludique rendue potentielle par la rencontre entre le joueur, la règle du jeu et les autres

joueurs (les habiletés ludiques). La « structure » ludique est justement le « système des règles

que le joueur s’impose de respecter pour mener à bien son action », autrement dit l’espace

laissé par la règle à l’arbitraire du joueur (98).

Selon Henriot, « jouer, c’est toujours décider dans l’incertain » (239). La combinatoire

n’occulte pas la dimension humaine, comme le montre l’algorithme suivant :

Jeu = modèle + règles + enjeu(x) + joueur(s).

En ce qui concerne le jeu du « cadavre exquis », l’enjeu consiste à faire naître des

associations sémantiques à partir d’une « suite syntaxique » et des règles de jeu à plusieurs137.

En voici la formule :

Cadavre exquis = Substantif Sujet + Adjectif Sujet + Verbe + Sub. Objet + Adj. Objet.

La contrainte formelle est dite de type syntaxique. Dans l’exemple utilisé par Breton

pour définir la forme du « cadavre exquis », les tirets représentent la séparation entre les

différentes catégories syntaxiques et la permutation des joueurs dans l’espace-temps du jeu.

Puisque les catégories syntaxiques ne peuvent être ni substituées ni permutées, cette première

contrainte formelle est reliée à une contrainte qui correspond à la distribution spatiale des

joueurs autour de la table. La règle du jeu spécifique à la variante écrite du « cadavre exquis »

met justement l’accent sur le rôle attribué à chaque joueur :

Vous vous asseyez à cinq autour d’une table. Chacun de vous note en secret sur une feuille le substantif devant servir de sujet à une phrase. Vous passez cette feuille pliée de

137 Peter Kuon « L’Oulipo et les avant-gardes », dans Oulipo-Poétiques, sous la dir. de Peter Kuon, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p.24.

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manière à dissimuler l’écriture à votre voisin de gauche en même temps que vous recevez de votre voisin de droite la feuille qu’il a préparée de la même manière, chaque feuille devant à la fin du jeu avoir accompli un circuit complet.138

C’est la position du joueur qui détermine la catégorie syntaxique du mot qu’il doit écrire

pour compléter la phrase. Cette position change à chacun des cinq tours de la partie. Ce jeu se

présente donc comme une combinaison au sein d’un « espace mesuré », dynamique dans

laquelle les joueurs interagissent selon un « mouvement » qui permet de passer d’un énoncé-

fragment (le lexique choisi pour actualiser une des catégories syntaxiques) à un énoncé-cadre

(le « cadavre exquis »).

Sur le modèle de la formule de rimes de la sextine et du sonnet, on peut appliquer les

propriétés permutationnelles aux constituants du cadavre exquis (Fig.9) :

138 Tristan Tzara, Œuvres complètes, tome 5, 1924-1963, Paris, Flammarion, 1982, p.256.

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Figure 9 : Le schéma combinatoire du cadavre exquis surréaliste.139

Dans ce schéma, les lettres A-B-C-D-E représentent les cinq cadavres exquis ; V-W-X-

Y-Z les cinq joueurs ; a-b-c-d-e les cinq fragments constituants les cadavres exquis140. Selon la

règle énoncée par Tzara, le jeu se déroule à cinq joueurs. Ce schéma comporte donc cinq

cercles concentriques représentant les cinq tours d’une partie dans laquelle il s’agit de créer

cinq « cadavres exquis ». Pour chacun des cinq cadavres, chacun des cinq joueurs écrit à tour de

rôle une catégorie syntaxique différente, jamais la même selon chaque cadavre. La contrainte

est aussi de type numérique, puisque le nombre des joueurs est réglé par la règle du jeu, elle-

même réglée par la contrainte syntaxique. En termes d’espace ludique, la position des joueurs

étant fixe autour de la table, l’évolution du jeu est générée par le déplacement des fragments de

« cadavres exquis », selon un chemin unidirectionnel, de droite à gauche.

Comme nous pouvons le constater sur le schéma de la figure 9, ce mouvement est

circulaire et comporte deux types d’ordre. Le premier est successif et se rapporte aux cinq tours

de la partie ainsi qu’au déplacement des « cadavres exquis » entre chaque joueur. Le second

entraîne un rapport de simultanéité, lorsque les cinq joueurs écrivent au même moment dans un

tour donné. Cette contrainte spatiale n’est pas sans rappeler les enjeux d’espace du sonnet et de

la contrainte éditoriale de Cent mille milliards de poèmes, sans lesquels le texte perd son

identité propre et donc sa règle du jeu. Il n’est pourtant pas question du même jeu.

Dans le jeu du « cadavre exquis », celui qui a pour rôle d’écrire le « substantif sujet »

d’après son positionnement dans le jeu, doit se conformer à l’écriture de cette catégorie

139 Ce schéma, confectionné par nos propres soins, a déjà paru dans la revue Formules-Mélusine, 11, sous la dir. d’Henri Béhar et Alain Chevrier, 2007, Actes du colloque « Surréalisme et contraintes formelles », organisé par le Centre de Recherches sur la Surréalisme de l’Université Paris III en partenariat avec la cellule de recherche sur les écritures de la modernité (CNRS – EA4400), Paris, p.33. 140 Par souci de lisibilité, nous proposons de désigner les fragments qui composent les cadavres exquis par les lettres (a-b-c-d-e) malgré le fait que ces fragments soient différents pour chaque cadavre exquis. Par souci d’exhaustivité, nous avons également préféré les lettres aux chiffres, trop connotés de la notion d’ordre (pris dans un sens hiérarchique), ce qui ne correspondrait plus vraiment à la fonction ludique désignée par Paul Éluard (moment épiphanique d’égalité au sein du groupe).

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morpho-syntaxique. S’il transgressait son rôle et décidait à ce moment-là d’écrire la

composante « verbe » (alors qu’un autre joueur s’est vu ce rôle lui être attribué de par sa

position autour de la table), il en résulterait une phrase avec deux verbes mais sans substantif

comme sujet, ce qui ne correspondrait plus à la règle du jeu. Il existe des phrases verbales, mais

cette forme ne correspond pas aux règles du jeu du cadavre exquis.

Cet éventuel écart dans la « pratique » ludique qui s’effectue au niveau de l’énoncé-

fragment empêcherait la réalisation d’un énoncé-cadre de type « cadavre exquis ». Le respect

des règles permet d’expérimenter une nouvelle forme d’associations sémantiques, garantie par

le modèle du jeu de « papier plié », et également enjeu du « programme surréaliste », qui est

avant tout, selon Henri Meschonnic, « une déréalisation », autrement dit une sortie du réel141.

La citation d’Éluard indique bien comment la pratique ludique était pour eux une échappatoire

au réel, y compris au réel du groupe trop souvent emplis de cassures. Le jeu était pour eux le

moyen de créer une autre forme de réel pour eux-mêmes, plus harmonieuse.

Le premier enjeu ludique du « cadavre exquis » consiste à écrire une phrase à plusieurs.

Le deuxième enjeu consiste à introduire une dimension de dissimulation (papier plié). La

technique du pliage suppose en effet que les joueurs n’aient pas connaissance des autres

constituants de la phrase, puisqu’un joueur ne connaît que le fragment qu’il a inscrit sur la

feuille. Cette feuille est soigneusement repliée sur chaque fragment avant de passer à un autre

joueur. Le troisième enjeu est celui de l’écriture, qui repose à la fois sur le principe de

dissimulation et de dévoilement, élément qui nous ramène à la problématique de la visibilité des

contraintes. Le « cadavre exquis » est donc moins un jeu de hasard qu’il n’y paraît. Les joueurs

doivent se conformer à une règle du jeu commune (le pli qui dissimule) et à une contrainte

spatio-temporelle sans lesquelles la contrainte syntaxique ne serait plus actualisée. Il est un jeu

qui évolue dans des règles formelles. 141 Henri Meschonnic, Les états de la poétique, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1985, p.254 et 258.

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C’est au moment de la composition des « cadavres exquis » que la matérialité du mot

(ou son signifiant) l’emporte sur sa signification. C’est aussi dans sa lecture que la matérialité

disparaît au profit des associations sémantiques qui se sont créées au cours de la partie. Le

résultat est un texte écrit à plusieurs mains, à partir de ce qu’André Breton désigne comme une

« mise en commun de la pensée », une caractéristique de l’écriture automatique des surréalistes

modifiée ici par la règle du jeu142. Un jeu qui associe le cognitif au collaboratif, in presentia.

De quelle forme de jeu s’agit-il dans le cas de Cent mille milliards de poèmes ? Il ne

s’agit pas d’un jeu écrit en commun mais plutôt d’un jeu qui s’écrit à deux, in absentia contre le

in presentia du cadavre exquis, dans un espace-temps d’écriture et de lecture délimité dans sa

démesure par le « Mode d’emploi ». La lecture de Cent mille milliards de poèmes demande au

lecteur de jouer un jeu à deux, selon une problématique du puzzle, formulée ailleurs par Perec :

En dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison qu’il essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre.143

Si l’on transpose cette citation du domaine ludique au texte littéraire comme le suggère

Perec, le « poseur » serait le lecteur (deuxième espace-temps ludique comme phase de

procédure ou de résultat) et le « faiseur » serait l’auteur (premier espace-temps ludique comme

phase de repérage et de manipulation). Le cadre rimique, rythmique et syntaxique, configuré

pour garantir les combinaisons sémantiques entre les vers, réduit la phase de repérage car si le

lecteur manipule, c’est qu’il sait déjà où il va.

Permettant de combiner les vers entre eux, la manipulation des bandes de papier propose

un protocole de lecture qui garantit un ordre. La contrainte matérielle rend donc superflu le

mode d’emploi, tout en garantissant une lecture qui n’est pas réduplicative. L’effet de la

142 André Breton, Œuvres complètes, p.822. 143 Georges Perec, « Préambule » et « Chapitre XLIV », La vie mode d’emploi, p. 656 et p. 901.

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transmission des règles poétiques n’est donc pas celui de « réduplication » désigné par

Wagner144. Le mode d’emploi a pour fonction de poser une poétique auctoriale de la création

contrainte, doublée d’une pensée du jeu, plutôt qu’une programmation lectorale en fonction des

règles poétiques. Le jeu est aussi de type cognitif et collaboratif, mais in absentia.

Dans The Puzzle Instinct. The Meaning of Puzzles in Human Life, le sémioticien Marcel

Danesi étudie le fonctionnement structurel cognitif du puzzle dont la fonction serait de répondre

à une constante interrogation sur la signification des configurations, ce qu’il considère comme

une quête humaine de l’énigme qu’il qualifie d’« enigmatology » :

There is no simple answer to Why puzzles? And this is perhaps why, in a sense, our journey through Puzzleland has led nowhere. In the realm of the imagination there are no linear paths or finite maps that lead to definitive answers. In Alice’s Adventures in Wonderland, Alice asks the Cheshire cat, “Would you tell me, please, which way I ought to go from here?” The cat’s answer is simple, yet revealingly insightful: “That depends a good deal on where you want to get to”, to which Alice responds with “I don’t much care where.” The shrewd cat’s rejoinder to Alice’s response applies to our own wanderings through Puzzleland : “Then it doesn’t matter which way you go”.145

La réponse d’Alice (« I don’t much care where ») marque une forme de manipulation

aveugle : dans le texte carollien, Alice ne sait pas où elle va, ni ce qu’elle doit faire ou dire. Elle

se rapproche de l’esthétique automatique des surréalistes, différente on vient de le voir de celle

du cadavre exquis. Elle rejoint moins celle de Queneau pour qui l’écriture à contraintes permet

une configuration textuelle déterminée par les contraintes, qui n’est pas non plus révélatrice de

quelques surprises ou ajustements au cours de l’écriture (les clinamens) ou de la lecture (la

rétroaction). Elle est une lectrice qui doit trouver sa propre méthode de configuration, en

fonction de toutes les données déjà en place. Rappelons-nous de la formulation roubaldienne de

l’auteur oulipien qui fait également référence aux hésitations d’Alice. L’auteur oulipien est

144 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.13. 145 Marcel Danesi, The Puzzle Instinct. The Meaning of Puzzles in Human Life, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. 235.

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« celui qui lit Alice, qui compose Alice et est Alice en même temps »146. Il (Alice) écrit en

sachant où il va (il a lu Alice), comment il y va (il a composé Alice), mais cette méthode est un

moyen d’éviter le pourquoi. Le jeu est affaire d’une mise à distance de soi par le comment, pour

se détacher de son propre soi pour entrer entièrement dans les exigences de la configuration.

Par extension, l’écriture oulipienne à contraintes est une écriture du comment. C’est à l’auteur

non-oulipien à contraintes Jean Lahougue que revient la formulation d’un pourquoi de

l’écriture à contraintes :

Il s’agirait non plus, en d’autres termes, de chercher à dire l’indicible (au risque de vivre l’invivable, comme quiconque s’emploie corps et âme à une entreprise absurde) mais de mieux vivre l’indicible en s’employant à dire tout ce qui, sans les mots, resterait invivable…147

La formulation vaut pour Lahougue : dire l’indicible par la mise en place d’un partage

entre le soi, le jeu et la contrainte. Révéler une unité qui ne peut évoluer que dans le multiple,

qui n’est d’ailleurs que multiple. Ainsi, la gratuité du geste ludique, cette « idée reçue la plus

universellement révérée » s’efface au profit d’une poétique de la configuration textuelle148.

L’accomplissement personnel dans le jeu et dans la joie du rat qui arrive à sortir de son

labyrinthe, en garantissant un chemin réglé pour l’espace de lecture. Du mode de transmission

des règles dépend donc la pratique ludique de lecture.

Questions de lisibilité : poétique du « Mode d’emploi »

Régulièrement cité dans les études générales sur le sonnet, un peu comme une bizarrerie

le serait, le format textuel de Cent mille milliards de poèmes déroute le lecteur, expérimenté ou

non, comme le fait remarquer le sonettologue François Gendre :

1/ Réduire le sonnet à sa mécanique, c’est le tuer, même si le traitement se révèle cocasse. […]

146 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.85. 147 Jean Lahougue, « Une stratégie des contraintes romanesques », p.239. 148 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.182.

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2/ Queneau trompe un peu le chaland sur la marchandise ; il lui vend beaucoup moins que cent mille milliards de poèmes, car certaines combinaisons sont grammaticalement irrecevables. […] 3/ La poésie est pourtant présente dans cette série de cent quarante échantillons combinatoires.149

Gendre se heurte ainsi aux problèmes de lisibilité des jeux textuels de type expérimental

qui proposent de faire lire un lecteur en offrant des formes plus ou moins visibles (explicites) de

ce qui peut être perçu comme des agrammaticalités. Le problème est épistémologique : les

mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. La question de lecture qui transparaît dans le

paradoxe posé par Gendre est d’envisager « cent quarante échantillons » au lieu des « cent mille

milliards » potentiellement présents. Sur le modèle de la publication de la Pléiade, Gendre nie

la contrainte matérielle du recueil de poèmes en manquant l’enjeu de lecture de sa « mise en

page combinatoire », immanente à la forme-sonnet150.

La lecture de Gendre ne peut que rendre compte d’un paradoxe même s’il reconnaît tout

de même que Cent mille milliards de poèmes concourt à « la vitalité » du sonnet. Relever les

« agrammaticalité[s] surréaliste[s] » détourne le texte de son enjeu de lecture pour lequel on

voit plutôt les points de cassure d’une mécanique bien huilée, plutôt que les « indices » de la

« lecture gymnastique » des interstices générés par la contrainte151.

Révélatrice d’une approche de la notion de lisibilité qui reste traditionnellement attachée

à la dimension linéaire du texte, la lecture de Gendre ne peut que participer de cette « esthétique

de la frustration », théorisée par Philippe Bootz et le groupe alire qui renforce l’idée de

« limitation cognitive » de la lecture lorsque celle-ci prend la forme d’une littérature

programmée152. La remarque que fait Gendre sur le discours des règles qui trompent le lecteur

de Cent mille milliards de poèmes, montre une perception limitée des enjeux de lecture du texte

149 François Gendre, Évolution du sonnet français, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 1996, p.255. 150 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.291. 151 François Gendre, Évolution du sonnet français, p.255 ; Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.221. 152 Philippe Bootz, « La littérature déplacée », p.28.

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quenien. Si le lecteur est « manipulé » par le dispositif, la lecture de Cent mille milliards de

poèmes matérialise aussi le fait que le lecteur est « manipulateur » de ce même dispositif153. La

relation entre le pôle de l’écriture et de la lecture trouve ainsi un équilibre. N’envisager le

lecteur que dans un rôle manipulé est réducteur de la réalité potentielle de « l’interactivité entre

écriture et lecture »154.

L’existence virtuelle des sonnets de Cent mille milliards de poèmes matérialise le pôle

lecture dans l’espace textuel : parmi tous les sonnets potentiellement lisibles, un lecteur

sélectionne les vers proposés par le texte et le résultat de cette sélection prend la forme d’un

poème. Ce poème ressort d’un temps de lecture dédoublé : la fabrique de sonnets et la lecture

du sonnet fabriqué. La forme de lecture générée est relative (un poème). Elle s’éloigne de la

notion de lecture exhaustive (le poème), qui se brise au point de rencontre entre la forme

poétique, la combinatoire et les associations sémantiques. Par la manipulation des vers (axe

syntagmatique) et des sonnets (axe paradigmatique), le lecteur s’en remet à la récurrence des

associations sémantiques qui naissent entre les deux formes de lecture programmée par la

contrainte matérielle (linéaire et tabulaire). L’autoréférentialité de la forme crée un

« réseau »155. Par la visibilité matérielle des parcours de lecture, la virtualité des sonnets

queniens met le procédé à nu. Il n’y a pas à proprement parler de tromperie du lecteur, comme

l’avance maladroitement Gendre.

Le texte quenien exhibant péritextuellement les ficelles de son programme, son discours

est « factuel » et « contraint »156. Il expose les règles poétiques choisies, mises au point et

suivies lors de la mise en texte. Elles sont formulées par rapport à la fonction mémoire de la

forme-sonnet (les règles communes) et à la pratique ludique (l’espace nécessaire à l’auteur pour

153 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.231. 154 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7. 155 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.293. 156 Gérard Genette, Seuils, p.13 et 18.

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personnaliser les règles de la forme-sonnet). Le « Mode d’emploi » propose un appel au jeu qui

se fait de façon explicite, en décalage avec une rhétorique du discours préfaciel

traditionnellement implicite : « Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au

premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs

imperceptible »157. Au contraire, le discours préfaciel de Cent mille milliards de poèmes

réduisant fortement la part d’imperceptibilité du texte, mais sans l’anéantir car la révélation ne

peut être exhaustive, aussi factuelle soit-elle. Le jeu de la transmission de la contrainte est là

entre exhiber et cacher.

Quand un texte est conçu selon un échafaudage de contraintes qui ne sont pas transmises

au lecteur (comme l’a montrée la publication posthume du « Cahier des charges » de La vie

mode d’emploi), la lecture du texte contraint ne peut qu’échapper au lecteur puisque des sens ne

lui sont pas révélés. Des formes de métatextualisation agiront alors comme des indices

ponctuels (modalité connotative), notamment l’épigraphe de La vie mode d’emploi, où les

nombreuses listes et l’omniprésence des chiffres sont des signes marquants d’un texte

hyperformaliste. Par contre, lorsqu’un texte prend la précaution de présenter explicitement aux

lecteurs ses procédures de fabrication, comme le fait la forte modalité dénotative de Cent mille

milliards de poèmes, la lecture est forcément modifiée, orientée, mais pas pour autant

rédupliquée.

Ainsi, le discours du « mode d’emploi » a autant pour fonction d’officialiser un discours

oulipien que de montrer les enjeux qui lui sont propres : texte quenien d’abord, texte oulipien

ensuite. Le choix de la forme-sonnet garantit la reconnaissance de la forme poétique dont le

« Mode d’emploi » présente le principe de manipulation. Notre propos n’est pas de dire que la

révélation des contraintes en péritexte enlève au texte son caractère « imperceptible », mais

157 La citation est de Jacques Derrida (La dissémination) reprise par Henri Mitterand, « La préface et ses lois : avant-propos romantiques », p.32.

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qu’il déplace cette imperceptibilité en la rendant partiellement « visible ». L’« esthétique de la

complicité » oulipienne fait ainsi office de balises de lecture158.

Dans l’esthétique ludique, les moments de cassure d’un programme soulevés par Gendre

sont plutôt des moments de « liberté » dans l’espace du jeu réglé. Monnaie courante dans les

textes d’auteurs oulipiens, le « clinamen » est une marque de fabrique du programme qui

échappe ainsi à la mécanisation de ses contraintes159. Le clinamen est une garantie de fantaisie

dans la rigueur structurelle, un interstice dénotatif. C’est ce qu’a montré la suppression

volontaire d’un chapitre de La vie mode d’emploi de Georges Perec (au nombre de 99 au lieu

des 100 attendus par le lecteur). Dans Cent mille milliards de poèmes, la règle de non-répétition

des mots rimés n’est pas toujours respectée mais le fait qu’elle soit annoncée comme une loi

textuelle dans le « Mode d’emploi » prévient le lecteur de l’existence d’un clinamen, qui pourra

en révéler d’autres à la lecture, comme on le verra dans le discours scientifique de la rime.

L’écart entre le dire et le fait favorise la personnalisation des règles sur la loi : « écrire n’est

plus questionner mais produire de nouvelles rhétoriques de surface »160. Trouver un mode de

lecturabilité.

Ainsi le « Mode d’emploi » dit : « Chaque vers étant placé sur un volet, il est facile de

voir que le lecteur peut composer 10 puissance 14 sonnets différents, soit cent mille

milliards »161. Il est question de l’aspect visible du recueil et de la reconnaissance visuelle qui

facilite le travail de reconnaissance du lecteur (le rendez-vous en terrain connu de la forme-

sonnet) tout en le guidant vers l’originalité du rendez-vous qui lui est proposé (le découpage des

vers permettant de modeler une forme-sonnet hypertextuelle). Ce discours auctorial situe la

lecture dans une forme de découverte. Le discours est fidèle en cela à la thématique d’un mode

158 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.53. 159 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.93. 160 Philippe Bootz, « La littérature déplacée », p.18. 161 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. (Nous soulignons).

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d’emploi technique. La formule impersonnelle et le ton léger œuvrent bien pour attirer le

lecteur et non pas pour tromper le chaland (Gendre).

Le lexique choisi (« facile ») renvoie le lecteur à des questions de potentialité, terme

entendu dans le sens de capacité (abilities). L’auteur dirait en quelque sorte : ne refermez pas le

livre puisque je vous dis que c’est facile, malgré les obstacles apparents (la démesure du

nombre de poèmes annoncée paratextuellement dans le titre) ; pour preuve, je vous fournis

un mode d’emploi. Dans le texte quenien, tout repose sur l’harmonie entre la forme (le sonnet),

son fonctionnement (la rime) et son renouvellement (la contrainte matérielle). Le discours

préfaciel lève ainsi le voile de l’illisibilité afin de montrer que le texte qu’il présente est un texte

que le lecteur n’arrêtera pas de lire. Plutôt que de parler d’illisibilité, il serait plus juste de parler

d’une lecture-monument.

Poétique des titres

Forme la plus visible et lisible de transmission de la contrainte de par son emplacement,

le titre est un élément clé du texte qu’il formule. Il est un élément important du paratexte et de

l’objet livre car il est l’élément qui y est le plus répété avec le nom de l’auteur. La « titrologie »

est une sous-discipline des études paratextuelles consacrée au domaine paratextuel pour lequel

on parle d’une poétique des titres162.

Pour Genette, le titre a quatre fonctions : une fonction de « désignation », une fonction

« descriptive », une fonction ou « valeur connotative », et enfin une fonction « séductive » qui

permet de faire le lien avec le pôle réceptif (96-97). Ces fonctions sont désignées comme étant

tantôt « obligatoire » (désignation), tantôt « facultative » mais « inévitable » (descriptive,

connotative), tantôt « positive, négative ou nulle » selon l’effet engendré sur le lecteur, c’est-à-

dire que c’est la fonction séductive qui domine les autres. En accord avec la fonction du

162 Gérard Genette, Seuils, p.59.

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paratexte de « présenter [et] de rendre présent » le texte au lecteur, ces fonctions peuvent avoir

un effet « relais », ou être soit un « écran », ou encore être « obstacle à la réception du texte »

(7-8-97).

Ces fonctions donnent au titre une troisième valeur, celle de « proxénète » en ce sens

qu’il établit une relation avec le livre et non pas avec lui-même, mais aussi parce qu’il est un

élément majeur de la vente du livre (97). Il est là pour attirer le lecteur. Selon Genette, « réduits

à son seul texte et sans le secours d’aucun mode d’emploi, comment lirions-nous l’Ulysse de

Joyce s’il ne s’intitulait pas Ulysse ? » (8). Le lecteur ferait-il une lecture intertextuelle

d’Ulysse si la clé d’un déplacement entre le texte source et le texte cible ne lui était pas

véhiculée par le titre ? Actualisant les fonctions de désignation et de description, l’exemple de

Genette actualise la valeur connotative et séductrice (l’effet de relais) de la référence au texte

mythologique (le terrain connu de l’élément culturel).

La « relation sémantique (entre titre et texte) » donne au lecteur la possibilité d’imaginer

la transposition des aventures d’un des personnages mythopoétiques de la poésie antique

(l’Ulysse d’Homère) à celui d’un des personnages les plus célèbres de la fiction moderne

(Léopold Bloom, personnage principal dont le patronyme n’est pas révélateur d’un quelconque

rapprochement avec l’Ulysse d’Homère mais dont le titre invite le lecteur à le considérer

comme un Ulysse moderne) (83). C’est en cela que l’exemple choisi par Genette est marquant :

à la fois « thématique » (la référence au personnage d’Ulysse et au motif de l’errance) et

« rhématique » (fiction historique, ancrée dans le réel) (92). Le paradigme de lecture est

multiple, à la fois selon la multiplicité de Bloom mais aussi selon celle d’Ulysse.

Le titre de Cent mille milliards de poèmes comporte des points communs et des

ressemblances avec le titre choisi par Genette. Constitué de cinq mots, nous pouvons le séparer

en trois composantes : une composante numérique (trois mots sur cinq) dont la relation

sémantique positionne le texte dans le domaine de la combinatoire mathématique (« Cent mille

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141

milliards »), une composante générique (un mot sur cinq) et donc rhématique (« poèmes ») et

une composante (un mot sur cinq) qui combine les deux précédentes l’une à l’autre au moyen

de la préposition (« de »). « Poèmes » désigne un texte appartenant au genre de la poésie ;

« Cent mille milliards » renvoie par la grandeur du nombre à la nature combinatoire du texte ;

« de » désigne la relation d’inclusion entre la combinatoire et le domaine dans lequel elle

évolue (la poésie). Dans l’ensemble caractérisé par « poèmes », le lecteur est donc en présence

d’une forme de poésie combinatoire. C’est la première fonction du titre, celle de « désignation »

(fonction « descriptive du titre ») qui « [vise] le texte lui-même considéré comme œuvre et

comme objet » par « référence à la forme ». Il est en cela un titre dit « rhématique »163. Pour

Genette, la poésie se présente traditionnellement par l’usage de titres sémantiques :

Ambigus ou non, les titres thématiques dominent aujourd’hui largement le tableau, mais il ne faut pas oublier que l’usage classique était tout différent, sinon inverse, plutôt dominé en poésie (à l’exception des épopées et des grands poèmes didactiques à titres thématiques) par des recueils à titres officiellement génériques : Odes, Épigrammes, Hymnes, Élégies, Satires, Idylles, Épîtres, Fables, Poèmes, etc. (89-90)

Il est intéressant de constater dans cette remarque à contenu historique que la titrologie a

évolué entre l’époque classique et moderne. Il est intéressant aussi de constater que poésie et

titre rhématique feraient bon ménage, évoluant en parallèle entre une forme conventionnelle de

titrage, pour le sonnet de la période classique, à une forme mineure de titrage, pour le sonnet de

l’époque moderne. Le titre possède bien une fonction rhématique.

Le travail récent de Marie-Paule Berranger sur les genres en poésie permet de réévaluer

la notion de hiérarchie des genres en fonction des modalités de la redistribution du champ

littéraire. Dans un ouvrage qui prend volontairement ses distances avec le sonnet, Berranger

montre que parler de « genre majeur » ou de « genre mineur » est une approche limitative, car

elle s’inscrit dans un moment du champ littéraire. Ainsi, à l’époque où Queneau écrit et publie

163 Gérard Genette, Seuils, p. 82, 83 et 93.

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142

Cent mille milliards de poèmes, le sonnet n’est pas à la mode mais plutôt objet

d’« expérimentation ludique »164. Il met ainsi tantôt en valeur l’automatisme de la forme,

comme le montrent les sonnets de Breton, ou tantôt sa mouvance calculée, comme le montre le

sonnet quenien, qui génère une réflexion sur le mode de lecture comme une expérience de

lecture ludique.

Le titre principal (Cent mille milliards de poèmes) est bien un « relais » du texte, qui est

inscrit dans le paradigme de la « monumentalité » combinatoire165. En dehors des notions de

temps de lecture ou du nombre de pages du livre à lire qui est traité doublement en préface et en

postface (écho déformé l’une de l’autre entre le commentaire et l’explication), il reste au lecteur

à se demander comment lire Cent mille milliards de poèmes ?

Les notions d’efficacité et de rendement créent un effet de « curiosité » auprès du

lecteur166. Le titre soulève un questionnement sur la poésie combinatoire et sur ses modalités de

lecture. Il peut donc également être un « obstacle » au lecteur littéraire peu familier des

nombres, tout comme il peut être un obstacle au lecteur mathématicien peu familier des

sonnets. Qu’il soit « relais » ou « obstacle », le titre est la première formulation visible de la

contrainte, la métatextualisation la plus dénotative mais aussi connotative ; le rôle de la

contrainte étant reléguée ici à un outil qui a permis à l’auteur de manipuler l’objet livre, la

langue et la forme fixe pour établir une interactivité ludique entre l’écriture et la lecture. La

contrainte n’est qu’un moyen d’accès à la potentialité de la forme.

Deux autres titres sont proposés en péritexte. L’auctorial (« Mode d’emploi ») et

l’allographe (« À propos de littérature expérimentale ») ont à leur tour une fonction

« proxénète » qui est de rendre le texte sexy, afin d’inviter le lecteur à le lire (« Mode

164 Marie-Paule Berranger, Les genres mineurs dans la poésie moderne, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2004, p.34. 165 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 166 Raphaël Baroni, La tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p.153.

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d’emploi ») et à l’expliquer (« À propos de littérature expérimentale »). En tant que poésie

combinatoire, le titre de Cent mille milliards de poèmes est en lui-même un « mode d’emploi »

du texte quenien, qui décidément n’en finit plus d’avoir des modes d’emplois qui se font écho

les uns aux autres selon des modalités différentes et avec des fonctions différentes167. Le jeu de

la lecturabilité prend finalement le pas sur les enjeux de lisibilité.

Il faut donc les trois titres queniens pour atteindre la portée du titre joycien (Ulysse).

Comme élément appartenant au « paratexte », le titre du recueil, le titre de la préface et celui de

la postface permettent de « présenter [et] de rendre présent » le texte au lecteur, chacun à sa

manière168. Cent mille milliards de poèmes désigne le quoi du texte, celui du péritexte auctorial

en désigne le comment et celui du péritexte allographe en désigne le où et quand. Chaque

élément de l’appareil titulaire est complémentaire à l’autre, sorte de bloc (package) sémantique

qui encadre l’espace textuel.

Nous sommes ainsi arrivée à poser une des hypothèses les plus probables au motif de

l’absence de mode d’emploi en littérature. Peu de lecteurs ont envie qu’on les prenne par la

main et qu’on leur dise quoi lire, comment, où et quand. Proposer un mode d’emploi de lecture

(ou un protocole) revient à poser des contraintes de lecture. L’action combinée des contraintes

et de la forme garantit un cadre spatio-temporel de lecture. Le discours factuel du « Mode

d’emploi » permettrait ainsi à Queneau de légitimer la « texture combinatoire » du sonnet en

disant au lecteur le vertige de la potentialité de la forme poétique du sonnet169.

L’alexandrin : le grand absent des règles du « Mode d’emploi »

L’alexandrin, devenu historiquement le vers traditionnel du sonnet, propose

généralement des rimes à la césure, dites rimes internes. C’est une des spécificités rythmiques

167 Marie-Paule Berranger, Les genres mineurs dans la poésie moderne, p.67. 168 Gérard Genette, Seuils, p.7. 169 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.281.

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144

de l’alexandrin que de fonctionner sur un principe de double régularité mélodique en rimes

internes et en rimes externes, parfois semblables. L’alexandrin est le vers que Queneau a choisi

comme support à sa combinatoire mais il est le grand absent des règles exposées dans le

« Mode d’emploi ». L’alexandrin, pourtant élément majeur de la métrique française, fait ainsi

partie du non-dit dans le discours préfaciel auctorial. Cela peut surprendre car ce vers est

traditionnellement un élément moteur en poésie depuis le XIIe siècle, date à laquelle il fait son

apparition en poésie :

Vers 1160 environ, un Alexandre décasyllabique reprend en français le récit provençal, le poursuit, et peu après, autour de 1170, Lambert le Tort de Chateaudun y introduit l’innovation décisive qui était destinée à lier indissolublement le nom du héros au mètre dans lequel ses exploits allaient être longuement et longtemps célébrés : il passe en effet de 10 à 12 et emploie la première forme de ce qui serait plus tard nommé vers alexandrin.170

La combinatoire de Cent mille milliards de poèmes a besoin de la rythmique réglée de

l’alexandrin pour permettre le passage d’un vers à un autre vers sans que la « structure

grammaticale » ne souffre de la permutation entre les sonnets171. La particularité de

l’alexandrin est qu’il est non seulement un « vers rimé », mais surtout un « vers compté » et

« césuré » en deux segments, d’où l’importance de l’observer à partir de sa médialité, comme

nous l’avons montré dans notre deuxième lecture de forme ergodique172. Le fait que la préface

auctoriale ne présente pas l’alexandrin comme une règle textuelle est un premier indice de la

différence entre le dit (le discours de la méthode en paratexte) et le fait (le texte comme

système). Il est vrai que pour Queneau, « le sonnet n’est pas nécessairement en alexandrin »173.

En l’absence d’une métrique commentée par la préface auctoriale, le discours factuel du poète,

170 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, p.7. 171 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 172 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, p.126. 173 Raymond Queneau, « Littérature potentielle », p.329.

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145

entre règle traditionnelle et règle personnalisée, attire donc l’attention du lecteur vers les

notions de rime et de cohérence syntaxique, au détriment de la métrique.

Dans son panorama historico-formel de l’alexandrin, Roubaud qualifie la position

quenienne de « classicisme distancié », qui prend la forme d’un « classicisme affecté du vers,

marqué syntaxiquement et surmarqué typographiquement, [qui] est dans le même mouvement

démenti »174. Roubaud illustre ce point avec le vers de Cent mille milliards de poèmes : « je me

souviens encor de cette heure exeuquise » [5.1] qui comporte un double impact métrique avec

la suppression de la graphie finale du mot césuré « encor » dans le même temps que l’ajout

d’une syllabe interne à « exeuquise ». C’est l’équilibre rythmique des deux composantes de

l’alexandrin (2 x 6). Le compte du vers totalise bien le dodécasyllabe voulu de l’alexandrin. Il

le totalise encore par le recours à la graphie historique de « avecque » [1.7] dont la graphie

finale permet de comptabiliser le nombre de pieds attendu dans le vers classique. L’invention

de la forme se fait dans le respect de ses traditions.

Queneau supprime artificiellement le /e/ de la finale de /encor/ afin de marquer la

césure, lieu traditionnel de l’alexandrin qui lui permet d’enlever un pied et d’éviter la césure

interne en la déplaçant dans le vers enco/re de. Pour équilibrer l’alexandrin, le compte perdu

doit se retrouver au deuxième segment du vers, ce qui permet l’ajout d’une syllabe interne au

mot rimé « exeuquise », créant pour l’occasion un néologisme auquel le lecteur ne peut

échapper puisqu’il insiste sur la référence à la qualité du moment évoqué, tout comme à la

qualité du moment poétique du jeu métrique sur les nombres. De plus, un effet de miroir se met

en place entre le mot à la césure (encor) et le mot rimé (exeuquise).

Dans La vieillesse d’Alexandre : essais sur quelques états récents du vers français,

Roubaud dresse un historique des formes de l’alexandrin et de son évolution moderne en vers

libre, envisagé comme un vers qui ne se fait libre que par écart avec son modèle 174 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, p.147.

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dodécasyllabique. Pour Roubaud, le vers libre comporte trois règles négatives : il est « non

césuré, non compté [et] non rimé ». Il se pose comme un anti-alexandrin, vers comportant une

« unité rythmique » et « typographique », vers « césuré en deux segments » dont « chaque

segment est continu », à la fois « compté » et « rimé »175. Selon Roubaud :

Queneau n’utilise pas dans la Petite cosmogonie portative le procédé réducteur qui consiste à remplacer par des apostrophes les e muets (ou autres) qu’on ne veut pas compter : ironie purement illusoire qui se soumet à la règle pour en prendre le contre-pied. (148)

Queneau n’emploie pas non plus ce procédé dans Cent mille milliards de poèmes. Si

« encor » [1.5] est amputé d’une lettre pour marquer une césure externe (classique), tout comme

la diérèse portée à marbri/er [13.2] permet de marquer une césure en fin de mot, on trouve aussi

le cas de « par-/dessus » [3.4] ou la césure tombe à l’endroit du trait d’union, et « mar/bre » qui

actualise une forme de césure interne. Avec « cueille ou/ bi-en » [4.5], la position de la césure

est marquée après le « ou » et suivie d’une diérèse pour conserver le compte de l’alexandrin.

Ces cinq exemples de « jeu avec le décompte » proposent un échantillon de plusieurs formes de

détournement possibles de la règle de la césure, mais ces cinq cas de césure non-classique

restent tout de même isolés dans les 140 mots césurés. Leur isolement les rend d’autant plus

visibles.

Le « jeu avec le décompte » (146) de l’alexandrin de Cent mille milliards de poèmes

renvoie aux modalités de « distanciation » envers la tradition métrique relevées par Roubaud

pour le long poème en alexandrins Petite cosmogonie portative (147). On y trouve des formes

de rimes lointaines, des assonances et des césures internes, des manières de tourner une règle à

son avantage, en s’éloignant de la règle tout en ne l’ignorant pas, mais en la déplaçant. Le jeu se

fait donc dans l’espace réglé de l’alexandrin selon un schéma de « classicisme affecté du vers ».

Il est aussi un jeu de miroir (intratexte quenien) entre le « terlintintin » (rime millionnaire, ou 175 Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, p.126-127.

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147

assonance à triple écho) de Cent mille milliards de poèmes et le « derlindindin » de Petite

cosmogonie portative, écho qui met en avant une forme de poésie sonore et intertextuelle, chère

à Queneau.

La position quenienne, dont la spécificité repose sur « la grande place faite au

dénombrement, à la mise en évidence de l’arbitraire du décompte avec le vers », montre que la

règle de la césure propose un indice temporaire de lecture car il n’est révélateur que d’une

forme de jeu ponctuel (148). Si cette place est « grande » pour la Petite cosmogonie portative,

elle n’est que ponctuelle pour Cent mille milliards de poèmes dont la combinatoire de sonnets

doit s’appuyer sur des règles persistantes, avec malgré tout un brin de fantaisie (le travail

métrique sur les césures) soigneusement disposé ça et là, pour le lecteur qui cherche à les

repérer dans le texte. Le « jeu avec le décompte » fait partie du « jeu du vers », dont la rime (la

« mémoire du vers ») ressort comme un enjeu principal pour le sonnet quenien.

Le cas de « encor » (132) est caractéristique car il reflète le débat le plus brûlant en

métrique, celui du « e » (143) muet permettant d’organiser le vers compté ou le vers libre. Pour

Roubaud :

Le mouvement qui porte le vers libre commun dans sa phase, classique, d’expansion est celui de l’affirmation de son opposition à l’alexandrin, donc essentiellement la libération des contraintes de nombre, de rime et de segmentation.(146)

Avec le double exemple de /encor/ et /exeuquise/, c’est à la fois pour et contre cette

« libération des contraintes de nombre, de rime et de segmentation » que Queneau publie Cent

mille milliards de poèmes. Dans la modernité, le sonnet est devenu un « genre mineur » par

effet de « redistribution du champ littéraire, d’une réévaluation historique et idéologique »176.

Entre « classicisme » de l’alexandrin (le respect du compte) et « [distance] » avec sa métrique

(la liberté du compte dans les deux segments), Queneau se situe dans le double jeu sur les

176 Marie-Paule Berranger, Les genres mineurs dans la poésie moderne, p.1.

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148

formes graphiques du /e/ muet (suppression du /e/, ajout de /eu/) et de ses conséquences

métriques.

Ainsi, dans un même vers de Cent mille milliards de poèmes, une règle présente le tout

et son contraire. La règle s’y expose tout en se distanciant. Ne reconnaissons-nous pas la

modalité connotative de métatextualisation de la contrainte ? Nous avons précisé en début de ce

point qu’une règle consacrée à l’alexandrin était absente du discours du « mode d’emploi ». Par

son absence, elle y est sémantiquement présente. Autrement dit, le jeu de dévoilement des

mécanismes poétiques prend un détour discursif, celui d’une métatextualisation où la contrainte

est offerte au lecteur sans être dite. C’est une contrainte de type implicite qui donne à

l’alexandrin quenien un régime poétique et discursif.

Le discours « mode d’emploi » ne dit pas tout et ne peut pas tout dire des mécanismes

textuels car une écriture ne peut s’expliquer entièrement par a + b, aspect avec lequel le texte à

contraintes joue à dire/écrire ce qui traditionnellement en littérature reste imperceptible. Aussi,

peu importe le parcours de lecture (linéaire ou ergodique), la particularité césurée de

« /exeuquise/ ne peut échapper au lecteur, puisque ce mot-rimé est positionné dans le premier

sonnet. Cela veut dire que quoi que le lecteur lise (le premier « sonnet géniteur », les dix

« sonnets-géniteurs », ou « les sonnets-dérivés », ou le tout), il y a une forte probabilité que le

lecteur ouvre le texte par sa première page, ne pouvant ainsi échapper à la lecture de /encor/ et

/exeuquise/, et comprenant ainsi (en aperçu) la forme de jeu avec les règles que Queneau

entreprend dans ce recueil, entre tradition et renouveau. Ainsi, le dosage de révélation des

contraintes est savant : faire croire qu’il dit tout (« Mode d’emploi ») dans un texte qui ne peut

que conserver une « marge d’inexprimé » (l’indicible de Lahougue) tout en donnant

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149

suffisamment d’éléments pour programmer une forme de lecture, où texte et péritexte se font

écho177.

Du projet à l’œuvre : le système de la rime

« Il y a longtemps que la poésie se pense comme une exploration de dispositifs. Par la langue. »

Philippe Bootz, « La littérature déplacée », p.14.

Face au discours technique (modalité dénotative) et littéraire (modalité connotative) de

la contrainte contenu dans les différentes composantes du péritexte (format textuel, titre, nom

de l’auteur, épigraphe, préface auctoriale, postface allographe), le discours scientifique de la

rime exemplifie le dispositif d’aller-retour (versus) entre le discours textuel et péritextuel de la

contrainte. Après avoir démontré que la rime était l’élément clé soutenant le dispositif textuel

combinatoire, le choix de la rime s’est imposé pour exemplifier la relation qui unit le texte à sa

périphérie dans Cent mille milliards de poèmes.

Le discours scientifique de la rime

Le « Mode d’emploi » présente trois règles spécifiques à la forme-sonnet. Elles se

présentent chacune en deux temps : le rappel de la règle canonique suivie de sa

personnalisation. La première règle personnalisée concerne le statut de la rime dans le poème,

tandis que la deuxième aborde la notion de thème et de continuité et que la troisième évoque

celle de la structure syntaxique. Par son dédoublement en de nombreux points et dans deux

règles (règles 1 et 3), la question de la rime ressort de cet ensemble comme préoccupation

majeure de l’outil combinatoire. Différents points concernant la rime sont abordés : la

fréquence et la qualité de la rime (règle 1) ainsi que la fréquence et le nombre de mots rimés

(règle 1) et les deux règles d’alternance féminin/masculin (règle 3). La première règle occupant

177 Italo Calvino, « Un inventeur de machines littéraires », propos recueillis par Anne Porot, Les nouvelles littéraires, « Queneau le subversif », 28 oct-3 nov. 1976, 54e année, p.32.

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les deux tiers de l’espace préfaciel concerné aux règles poétiques, nous en déduisons à nouveau

que la question de la rime est centrale pour la combinatoire de Cent mille milliards de poèmes,

tout en sachant que la rime est un élément clé de la « technique consciente du roman » que

Queneau a mise au point : « J’ai écrit d’autres romans avec cette idée de rythme, cette intention

de faire du roman une sorte de poème. On peut faire rimer des situations ou des personnages

comme on fait rimer des mots, on peut même se contenter d’allitérations », même s’il reconnaît

au cours du même entretien ne pas avoir de technique propre178. Il est pourtant évident qu’une

pensée de la rime est là, donc un système de la rime avec ses opérations. Nous en proposons

quelques-unes dans cette dernière partie de chapitre afin de révéler tous les multiples réseaux

textuels.

Le premier aspect de la règle textuelle sur les rimes proposée dans le « Mode d’emploi »

concerne la fréquence et la qualité des rimes et laisse entendre l’existence de « licence », terme

par lequel on entend la personnalisation d’une règle plutôt qu’une idée de subversion ou

d’écart :

1) Les rimes ne devaient pas être trop banales (pour éviter platitude et monotonie), ni non plus trop rares ou uniques (-inze, -onze, -orze, par exemple) ; il était nécessaire d’avoir dans les quatrains au moins quarante mots différents et dans les tercets vingt. Il eût été, d’ailleurs, sans importance que de mêmes mots se trouvassent à la rime au même vers puisqu’on ne les lit pas en même temps ; je ne me suis permis cette licence que pour « beaux » (substantif et anglicisme) et « beaux » (adjectif).179

Cette première règle textuelle du « Mode d’emploi » se dit par une figure de

raccourcissement. Le lecteur entre dans le texte par son seuil entrant, mais il entre aussi dans

l’in medias res d’une pensée rétroactive car le discours des règles en préface est ajouté au texte

au moment de la publication (le texte est déjà écrit et il s’apprête à être publié). Sa fonction est

donc de rendre les règles explicites, tout en omettant de transmettre un raisonnement qui aurait

178 Raymond Queneau, « Conversations avec Georges Ribemont-Dessaignes », dans Bâtons, chiffres et lettres, p.43. 179 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p.

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151

pour effet de créer un sentiment « [de] platitude et [de] monotonie » sur le lecteur, mais aussi

par impossibilité d’une transmission exhaustive ou totale.

Face aux modalités de l’exhibition des règles complexes, Poucel remarque une mise en

scène similaire dans la révélation des procédures de « Morale élémentaire », une forme

poétique nouvelle inventée par Queneau :

La structure d’une morale élémentaire est assez clairement présentée, son raisonnement reste ironiquement obscurci. En effet, en niant toute décision préalable Queneau semble décourager ses lecteurs d’entreprendre une recherche mathématique sur la forme tout en leur fournissant un déluge de détails qui indiqueraient une forte réflexion sur le nombre. De toute évidence, occulter c’est cultiver le mystère.180

Poucel relève ainsi, dans l’ironie du dévoilement partiel de la mécanique mais pas du

mécanisme, un écart entre la révélation des règles et le mystère du raisonnement. Dans notre

premier chapitre, nous avons déjà relevé la pertinence d’une étude avant-textuelle de « Morale

élémentaire » en fonction des révélations de Claude Debon sur la formulation des règles en

péritexte qui a été supprimée au moment de la deuxième publication des textes181. « Morale

élémentaire » étant la dernière publication de Queneau et une forme poétique nouvelle selon

Viart, elle a généré de nombreuses suites oulipiennes. Ce poème a donc certainement beaucoup

à révéler au chercheur (notamment généticien) sur la teneur de la pensée quenienne en matière

de forme et de philosophie de la forme.

Dans Cent mille milliards de poèmes, le « Mode d’emploi » se termine par l’adaptation

d’un des principes qui ont fondé les recherches avant-gardistes : « Comme l’a bien dit

Lautréamont, la poésie doit être faite par tous, non par un »182. Pour pouvoir faire de la poésie,

tout comme un artisan peut faire un matériau (au sens de réaliser un objet par un travail manuel

et conceptuel), le poète doit connaître les règles et les traditions du domaine dans lequel il

180 Jean-Jacques F. Poucel, « Chiquenaude : vie brève de la morale élémentaire », p.20 (Nous soulignons). 181 Claude Debon, « Raymond Queneau : naissance de Morale élémentaire », dans Penser, classer, écrire de Pascal à Perec, sous la dir. de Béatrice Didier, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1998, p.27-33. 182 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p.

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s’aventure, avant d’arriver à son tour à créer un objet qui soit le résultat d’un travail textuel et

conceptuel. C’est ce que représente une approche formelle de la littérature : intégrer une

pratique personnalisée au sein d’une tradition, ce à quoi l’approche oulipienne ajoute une

invitation au geste d’écriture par la transmission de la contrainte.

Pour analyser la fréquence des rimes, nous prenons comme outil de référence le

dictionnaire de rimes d’Armel déjà mentionné. Si celui-ci semblait moins pertinent que celui de

Warnant, en matière de qualité phonique de la rime, il se révèle un outil beaucoup plus utile

pour étudier la fréquence des rimes. En effet, tandis que le dictionnaire de Warnant présente de

longues listes de rimes sans distinction entre elles, la typographie choisie par Armel permet de

distinguer trois catégories de rimes : les rimes « principales, fréquentes et rares »183. Elle sont

mises en rapport avec la terminologie paratextuelle « banales, rares, uniques », révélatrice d’un

régime discursif personnalisé par rapport à la terminologie officielle des dictionnaires de

rimes184. De plus, le Robert intitulé Dictionnaire des rimes et assonances permet de traiter la

fréquence des assonances avec la terminologie de celle des rimes, ce qui est utile à la clarté de

notre analyse.

Dans un premier temps, il est intéressant de noter que le discours vulgarise (banalise) la

démarche réglée de la forme poétique : « principales » devenant « banales » dans le discours

quenien. Le terme « banales » implique un registre de langage différent du langage soutenu et

figuratif généralement attribué à la poésie. En effet, ce terme ne fait pas partie du discours de

poésie mais du discours poétique, du discours expliquant la mécanique de la forme-sonnet : la

poésie combinatoire de Cent mille milliards de poèmes.

Dans un second temps, il est important de relever l’intersection des deux formules au

vocable « rares » car l’enjeu potentiel de la forme virtuelle des sonnets tient de ce vocable,

183 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.xiv-xviii. 184 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p.

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153

puisque la nécessité rimique est de trouver au moins vingt occurrences d’une même rime qui,

selon le principe de la rime-écho, doit se répéter au moins dans deux vers (c’est-à-dire vingt

vers de Cent mille milliards de poèmes), ce qui est plus difficile à faire avec les rimes « rares ».

C’est un élément de la règle textuelle que Queneau ne peut contourner, le premier étant plutôt

du côté de la qualité de la poésie.

Dans un troisième temps, « uniques » rend la classification caduque. Si le terme permet

de mettre l’accent sur les nécessités de la forme, il l’évoque cette fois-ci dans ces limites

puisqu’une rime unique ne peut pas être actualisée dans les sonnets de Cent mille milliards de

poèmes où la rime est constante entre le passage des « sonnets-géniteurs » aux « sonnets-

dérivés ». La préface auctoriale annonce qu’« il était nécessaire d’avoir au moins quarante mots

différents dans les quatrains »185. Chaque rime des quatrains possède donc 80 mots (40 pour

chaque quatrain au sens syntaxique et sémantique), comme l’annonce la règle du « Mode

d’emploi » ; au sens phonique, elle n’en actualise que 79 (40 + 39) avec la licence annoncée sur

« beaux » ; difficile donc de faire une rime unique et même rare sur 80 mots.

Armel précise qu’une disproportion quantitative entre « rimes vocaliques (11) et rimes

consonantiques (577) » opère dans les possibles rimiques du lexique de la langue française, ce

qui serait une explication de la licence quenienne annoncée sur la répétition de « beaux »,

appartenant à la rime vocalique b186. Pour cette rime, le poète doit trouver 80 mots portant cette

rime, aux vers 2, 4, 6, 8 des sonnets, à raison de dix mots pour chacun des quatre vers portant la

rime b.

Comme l’annonce la première règle du « Mode d’emploi », la répétition phonique de

« beaux » est effective mais elle n’est ni syntaxique ni sémantique» : « les beaux » (6.2) est un

substantif, alors que « beaux » (6.8) est un adjectif (« des vers beaux »). Point intéressant,

185 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 186 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.v.

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Armel indique que cette rime b fait partie des deux rimes vocaliques qui « ne peuvent se trouver

en finale absolue dans un mot » (xiv). La licence annoncée dévoile ainsi un clinamen

puisqu’elle est non-conforme à la règle des rimes présentée par les dictionnaires. En prenant le

vocable « importance » dans son sens numérique, la licence sur « beaux » laisse entendre qu’il

peut y avoir d’autres licences pour les besoins de la forme.

Après vérification de la répétition des mots rimés, nous avons effectivement trouvé deux

autres licences. Il s’agit de « destin » [14.2] et [14.7] pour la rime d, dite estramp puisqu’elle

est isolée dans les deux tercets. Soit dans des vers différents comme pour la rime a avec

« marchandise » [5.10] et [7.3] et avec « frise » [1.2] et [5.3]. Comme pour « beaux », la

répétition du mot rimé de la rime a n’est que phonique puisque « frise » est tantôt un nom

commun (« sa frise », [1.2]), tantôt un nom propre (« ces îles de Frise », [5.3]). Par contre, la

répétition du mot rimé de la rime d est phonique, syntaxique et sémantique car les deux vers se

terminent par « son destin ». La licence de la rime d est la plus notoire. Notons encore, pour la

rime a, la proximité phonique de « mise » [3.5] et « mainmise » [5.6] et pour la rime d entre

« vin » [14.5] et « devin » [14.8]. L’ajout du préfixe « main » par rapport à la base rimique

« mise » (rime a) et « de » pour la base rimique « vin » (rime b) permet de modifier un mot

rimé sans trop modifier la mélodie de l’ensemble.

Pour récapituler ce premier point, nous avons 78 mots rimés (répétition de « frise » et

« marchandise ») à la rime a sur les 80 voulus par la règle de non-répétition, 79 à la rime b

(répétition de « beaux ») comme le « Mode d’emploi » l’a annoncé, 20 pour l’assonance c, 20

pour l’assonance e et 19 (répétition de « destin ») pour la rime d. Le poète a ainsi manipulé 216

mots rimés pour construire la forme virtuelle des sonnets de Cent mille milliards de poèmes.

Avec un tel nombre de mots rimés, il est probable que le poète ait commencé son ouvrage

poétique par le travail des rimes, dictionnaire des rimes à l’appui, comme le font les poètes qui

construisent la forme sextine d’après leur recherche sur les possibilités combinatoires des mots-

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rimes. Nous dirons donc que cette licence apparemment « sans importance » révélée par le

« Mode d’emploi » dévoile en fait la quintessence de l’ouvrage.

La licence annoncée sur des mots rimés utilisant une rime fréquente (« beaux ») et la

double licence non annoncée sur la rime principale (« frise ») sont tout à fait intéressantes :

pourquoi y a-t-il des licences là où le poète pouvait facilement utiliser un autre mot, si ce n’est

pour rendre visible le mécanisme de préférence combinatoire (Greber) ? Choisir un mot rimé à

la place d’un autre peut revenir à choisir le même mot, comme l’a montrée l’équivalence

phonique et graphique (malgré la majuscule) des deux occurrences de « Frise ». La qualité

mélodique de l’ensemble se combine ainsi à la pluralité sémantique et syntaxique des mots

rimés.

En deuxième point, il paraît pertinent de s’interroger sur la classification officielle des

rimes a, b, d et des assonances c et e en tant que rimes principales, fréquentes ou rares. Le

Dictionnaire des rimes et assonances, indique que la rime A est une rime « principale », la rime

B une rime « fréquente », l’assonance C une rime « principale », la rime D une rime « rare »,

l’assonance E une rime « fréquente »187. Le schéma rimique de Cent mille milliards de poèmes

est donc constitué d’une rime et une assonance principale, une rime et une assonance fréquente

et une rime rare. La licence non annoncée de « destin » se justifie par son appartenance au type

de rime rare, même si le dictionnaire propose 78 mots portant cette rime graphique en [IN].

Mais, si on enlève les prépositions et les mots-composés qui ne sont pas des catégories

syntaxiques pour les mots rimés dans Cent mille milliards de poèmes, il ne reste plus que 70

mots disponibles à la rime. Pour servir la cohérence syntaxique et sémantique des vers 11 et 14

de cent mille milliards de sonnets qui demande 40 mots rimés, cela fait tout de même peu de

mots disponibles. Bien sûr, nous ne réduisons pas le nombre de mots rimés possibles aux seuls

mots présents dans un dictionnaire ; par exemple, « argentin » ne figure pas dans le Armel mais 187 Louis Armel, Dictionnaire des rimes et assonances, p.xiv, xvi et xviii.

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156

dans le Warnant. Le dictionnaire est un outil mais il ne remplace pas l’imaginaire du poète,

comme le montre la création du néologisme « charibotte » obtenu par dérivation de la finale de

« charibote » et « charibotée », par l’ajout d’une consonne permettant de conserver la graphie

de la rime. Comme nous l’avons vu, « échalote » ne respecte pas la graphie de la rime, la raison

de la dérivation n’est pas la conservation de la graphie de la rime mais bien l’effet du poète

« trouveur » et manipulateur.

Pour aborder maintenant le passage de la règle textuelle n°1 sur le dénombrement des

mots rimés en connaissance de l’intérêt de Queneau pour « la combinatoire des nombres

naturels » il semble pertinent d’étudier le rapport numérique entre fréquence et amplitude du

nombre de graphies dans les mots rimés, afin de rechercher s’il existe des contraintes

numériques qui règlent ou dérèglent (notion de clinamen) la combinatoire des sonnets188.

En ce qui concerne la rime consonantique a, graphique sans exception en [ISE], la

sélection donne :

- 4 mots de 4 lettres : mise [3.5], vise [3.8], bise [5.2] et Pise [5.5],

- 5 mots de 5 lettres dont un à double occurrence : frise [1.2] et [5.3], prise [1.3], crise

[3.2], brise [3.4], grise [5.4],

- 8 mots de 6 lettres : éprise [1.5], valise [1.6], remise [3.1], cerise [3.3], Tamise [7.2],

accise [7.4], incise [7.5], cytise [7.9],

- 2 mots de 7 lettres : chemise [1.1], agonise [1.10],

- 8 mots de 8 lettres : marquise [1.4], prosaïse [1.8], surprise [3.5], mainmise [5.6],

feintise [5.7], apophyse [5.9], banquise [7.1], indécise [7.7],

- 7 mots de 9 lettres : friandise [1.9], gargarise [3.9], franchise [3.10], exeuquise [5.1],

insoumise [5.8], imprécise [7.8], bâtardise [7.10],

- 3 mots de 10 lettres : sympathise [1.7], traumatise [3.7], entreprise [7.6], 188 Jacques Roubaud, « La mathématique dans l’œuvre de Raymond Queneau », p.46.

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- 1 mot de 11 lettres avec double occurrence : marchandise [5.10] + [7.3].

Lorsque nous avons commencé cette analyse, il était étonnant de trouver 4 mots de 4

lettres, 5 mots de 5 lettres, 8 mots de 8 lettres. Nous avions alors pensé à la découverte d’une

suite numérique dont il restait à déterminer le ratio. Le compte total de chaque mot-rimé a vite

montré l’exactitude seulement partielle de cette hypothèse, venant confirmer le fait qu’une

symétrie parfaite (notion en elle-même douteuse) avait peut-être été une des pistes suivies par le

poète qui avait dû (ou qui s’était plu à) se rendre à l’évidence de son aspect illusoire : s’il est

facile de trouver 4 mots de 4 lettres, comment trouver 11 mots rimés de 11 lettres ? Malgré la

potentialité de la langue, le premier matériau formel du poète, la réalité des contraintes

linguistiques limite les possibilités de renouvellement du matériau que le poète manipule.

Une des forces du sonnet est « sa loi de l’asymétrie dans la symétrie » qui lui confère sa

forme « rectangulaire »189. La dimension asymétrique du sonnet étant entendue comme la

disproportion entre ses deux ensembles strophiques (sizain et huitain). La loi de l’asymétrie se

retrouve aussi dans la fréquence de lettres des mots-rimés de Cent mille milliards de poèmes.

La recherche numérique entreprise ci-dessus révèle par contre quelque chose de plus

intéressant : le nombre de lettres dans les mots rimés montre une amplitude de 4 à 11 lettres, et

une fréquence maximale de 8 pour les mots de 6 et 8 lettres. Les mots rimés ayant la plus forte

occurrence sont donc les mots contenants 6 et 8 lettres, la fréquence de la qualité de la rime

métatextualise ainsi les deux ensembles strophiques de la forme-sonnet : le sizain et le huitain.

Est-ce une des contraintes que Queneau s’était imposée, celle-ci non transmise par le « Mode

d’emploi » ? Le compte des mots rimés en b, c, d et e peut éventuellement le prouver.

La graphie de la rime vocalique b se présente sous quatre formes en [aux], [eaux], [ots]

et [ocs] avec 79 mots rimés (répétition d’un mot rimé). La sélection donne :

189 François Jost, Le sonnet de Pétrarque à Baudelaire. Modes et modulations, Berne, Peter Lang, 1989, 273 p.194 ; Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.205.

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- 4 mots de 4 lettres : faux [4.2], pots [6.5], eaux [8.4], mots [8.5],

- 3 mots de 5 lettres dont 1 à double occurrence : peaux [4.1], veaux [4.5], beaux [6.2] et

[6.8],

- 3 mots de 6 lettres : idiots [2.8], fayots [4.6], mulots [6.9],

- 12 mots de 7 lettres : naseaux [2.2], arceaux [2.3], gâteaux [2.4], jumeaux [2.7],

escrocs [2.6], Rameaux [4.3], coteaux [4.4], normaux [4.7], turbots [4.9], bateaux [8.2],

verbaux [8.8], rideaux [8.10],

- 9 mots de 8 lettres : taureaux [2.1], tombeaux [2.10], nouveaux [4.8], haricots [4.10],

drapeaux [6.1], châteaux [6.4], oripeaux [6.7], tréteaux [8.1], berceaux [8.7],

- 1 mot de 9 lettres : escargots [2.9],

- 3 mots de 10 lettres : harenceaux [6.3], sépulcraux [6.10], berlingots [6.9],

- 3 mots de 11 lettres : provinciaux [6.6], arbrisseaux [8.3], Morvandiaux [8.6],

- 1 mot de 12 lettres : fondamentaux [2.5].

La plus faible fréquence de mots est 1 pour les mots de 9 et 12 lettres. Ce sont les mots

comportant 7 lettres qui ont la plus forte fréquence (11) sur une amplitude de 4 à 12 lettres par

mot. Il est intéressant de noter que la marque plurielle de la rime b peut être considérée comme

un ajout d’une lettre à chaque mot, ce qui reviendrait à considérer une réminiscence de

l’observation précédente 6 + 1. Remarquons aussi l’isolement du mot de 9 lettres « escargots »

en écho au vocabulaire roubaldien désignant la forme combinatoire de la sextine.

La graphie de l’assonance consonantique c est de type [otte], à l’exception du [ote]

d’« échalote ». Elle contient 20 mots rimés :

- 5 mots de 5 lettres : sotte [9.2], lotte [9.3], botte [9.5], cotte [9.6], hotte [10.2],

- 3 mots de 6 lettres : trotte [9.1], frotte [10.1], crotte [10.4],

- 5 mots de 7 lettres : zozotte [9.4], cocotte [9.9], marotte [10.7], linotte [10.9], pâlotte

[10.10],

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159

- 3 mots de 8 lettres : échalote [10.3], menotte [10.6], cagnotte [10.8],

- 4 mots de 10 lettres : bouillotte [9.7], polyglotte [9.8], saperlotte [9.10], charibotte

10.5].

Le nombre de lettres dans les mots rimés montre une amplitude de 5 à 10 lettres, avec

une fréquence maximale de 5 pour les mots de 7 lettres et minimale de 3 pour les mots de 6 et 8

lettres.

La graphie de l’assonance consonantique d, ne présente aucune exception. Elle est

régulière en [oques]. Elle contient 20 mots rimés :

- 2 mots de 6 lettres : coques [12.2], loques [13.6],

- 2 mots de 7 lettres : époques [12.9], phoques [13.3],

- 3 mots de 8 lettres : bicoques [12.6], baroques [13.1], baïoques [13.5],

- 6 mots de 9 lettres : breloques [12.4], débloques [12.7], suffoques [12.10],

défroques [13.2], colloques [13.9], disloques [13.10],

- 3 mots de 10 lettres : équivoques [12.1], salicoques [12.3], soliloques [12.8],

- 2 mots de 11 lettres : biunivoques [12.5], pendeloques [13.4],

- 1 mot de 12 lettres : ventriloques [13.8],

- 1 mot de 13 lettres : emberlucoques [13.7].

Le nombre de lettres dans les mots rimés montre une amplitude de 6 à 13 lettres, avec

une fréquence maximale de 6 pour les mots de 9 lettres et minimale de 1 pour les mots de 12 et

13 lettres.

La rime vocalique e (estramp) en –IN, -AIN, et une diphtongue en IEN contient 19 mots

rimés si l’on considère la répétition de « destin » :

- 2 mots de 3 lettres : vin [12.5], fin [12.10],

- 2 mots de 4 lettres : main [11.4], bien [11.8],

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160

- 6 mots de 5 lettres : lutin [11.2], grain [11.3], latin [11.5], purin [11.6], matin [14.4],

devin [14.8],

- 4 mots de 6 lettres dont 1 à 2 occurrences : turbin [11.10], destin [14.2] et [14.7],

cousin [14.3], boudin [14.9],

- 1 mot de 7 lettres : crottin [11.9],

- 1 mot de 8 lettres : argentin [11.1],

- 1 mot de 9 lettres : adultérin [11.7],

- 1 mot de 12 lettres : terlintintin [14.1],

- 1 mot de 13 lettres : métropolitain [14.6].

Le nombre de lettres dans les mots rimés montre une amplitude de 4 à 13 lettres, avec

une fréquence maximale de 6 pour les mots de 5 lettres et minimale de 1 pour les mots 7, 8, 9,

12, et 13 lettres.

L’existence d’une hiérarchie de contraintes entre une organisation numérique et la

combinatoire de sonnets aurait pu montrer le tour de force artistique du poète qui cherche à

boucler son travail par une régularité de la contrainte numérique. Queneau a sans doute préféré

ne pas négliger le déraillement possible de la mécanique qui n’est jamais suffisamment bien

huilée. Ainsi, la fréquence des mots envisagée en fonction de leur nombre de lettres ne révèle

aucun signe d’une suite numérique, telle que nous les connaissons (rapport d’addition ou de

soustraction) ni une suite géométrique (rapport de multiplication ou de division) car les

nombres ne suivent ni un ordre croissant ni un ordre décroissant, ni un nombre égal :

- pour la rime A, nous trouvons 4, 5, 8, 2, 8, 7, 3, 1.

- Pour la rime B, nous trouvons : 4, 3, 3, 12, 9, 1, 4, 1.

- Pour l’assonance C, nous trouvons : 5, 3, 5, 3, 4.

- Pour l’assonance D, nous trouvons : 2, 2, 3, 6, 3, 2, 1, 1.

- Pour la rime E, nous trouvons : 4, 6, 4, 1, 1, 1, 1, 1.

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Ils existent selon un rapport dynamique, en mouvement, animés par la forme poétique.

Si l’on se souvient des deux motivations relevées par Wagner dans le cas de trop fortes

exhibitions du système (empêcher la signifiose, crainte d’une lecture réduplicative), face à la

pensée quenienne de la rime, qu’avons-nous fait ?

Avons-nous donc fait preuve de signifiose ? Si l’on en croit Roubaud, la spécularité de

la forme combinatoire (et non de la contrainte) serait l’enjeu premier de Cent mille milliards de

poèmes, car le premier objectif de l’Oulipo ne serait pas l’écriture à contraintes mais la

dimension potentielle du texte : « Writing under constraint is not the primary aim of the

Oulipo; it is merely one of the strategies employed to attain its goal, which is inscribed in the

group’s very name: Potentiality »190. Nous avons déjà relevé l’importance de Cent mille

milliards de poèmes dans l’officialisation de l’Oulipo dont il est le prodrome. Selon Roubaud, il

en serait un paradigme :

7 The first properly Oulipian work [ouvrage oulipien] par excellence, claimed as such by the Oulipo, is a work that exhibits potentiality in all its force : the Cent mille milliards de poèmes (cmmp) by Raymond Queneau. Its constraint is rather elementary but its potentiality spectacular. 8 The cmmp is a work of propaganda in favor of potentiality, much more than it is praise by way of example for writing under constraint. (100-101)

La force de Cent mille milliards de poèmes est sa combinatoire dont l’une des

contraintes suivies pour révéler sa potentialité est le découpage des bandelettes qui permet les

combinaisons des vers entre eux. Plutôt que d’avoir fait preuve de signifiose, nous avons à

notre tour essayé une des potentialités de la forme-sonnet de Queneau, ceci afin de montrer la

supériorité de la combinatoire de la rime sur la contrainte, tout en montrant comment la

combinatoire et la contrainte se nourrissent l’une l’autre. En effet, sans la formule de rimes, le

190 Jacques Roubaud, Perecquian Oulipo, p.100 [« Écrire à partir de contraintes n’est pas le but premier de l’Oulipo ; c’est seulement une des stratégies utilisées pour atteindre le but principal, qui est inscrit dans le nom même du groupe : la potentialité »]. (L’auteur souligne).

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découpage des bandelettes aurait peu de sens. Sans le découpage des bandelettes, la

combinatoire des vers ne pourrait avoir lieu.

Avons-nous pour autant fait preuve d’une lecture réduplicative ? Les règles annoncées

dans le « Mode d’emploi » organisent l’outil combinatoire en s’assurant de ses composantes

rimiques, thématiques et syntaxiques. Mais la contrainte élémentaire dont parle Roubaud serait

sans doute le choix de l’équation 10 (le nombre factorisé) puissance 14 (le nombre facteur)

imposée par la forme-sonnet. C’est étrangement ce même rapport que d’autres ont choisi

comme personnalisation de la forme : le bi-carré latin de La vie mode d’emploi, qui est censé

être un rapport de 14 x 14 (comme le voudrait le carré de l’échiquier) mais que Perec a adapté

en 10 x 14, donc un rectangle. Est-ce une proportionnalité de la forme ou un hommage à Cent

mille milliards de poèmes (œuvre prodrome de l’Oulipo écrite par son co-fondateur) ? Si l’on se

rappelle la définition 2 de l’auteur oulipien formulée par Jacques Roubaud évoquée dans le

chapitre 1 de cette étude, l’hommage fait partie du rituel oulipien :

Définition 2 : L’auteur [oulipien] est celui qui fait œuvre oulipienne. Et toute œuvre oulipienne met en jeu le reste des œuvres oulipiennes.191 Une fois la forme sonnet choisie par le poète pour organiser sa combinatoire, le nombre

14 s’impose par le choix du nombre de vers contenus dans la forme sonnet. Le nombre 10

semble s’imposer également par la facilité de la gymnastique arithmétique qu’il permet (il n’y a

rien de plus accessible à tous que de prévoir des opérations à partir d’un opérateur 10).

L’équilibre numérique nécessaire à la proportion de la forme et à la manipulation de la

combinatoire est ainsi établie dans ce produit de deux nombres (10 x 14) : la forme rectangle

s’installe entre les quatorze vers verticaux et leurs dix équivalents horizontaux. Les nombres

sont mis en puissance (« Mode d’emploi ») mais ne sont pas des multiplicateurs l’un de l’autre,

comme l’a montrée la lecture limitative de Gendre (140 vers). Ainsi, plutôt qu’une lecture

191 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84.

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réduplicative, nous avons au contraire révélé un élément du rituel oulipien (l’« esthétique de la

complicité ») qui a choisi « les mathématiques comme ciment commun » (Le Tellier).

Enjeux de la visibilité de la contrainte

Les règles personnalisées ne sont que partiellement visibles. Le « mode d’emploi » sert

avant tout à prévenir le lecteur de son entrée dans la dimension ludique du texte à contraintes

puisque « jouer, c’est prendre des décisions sur des hypothèses »192. Le « mode d’emploi » est

donc bien un texte optionnel à la lecture de Cent mille milliards de poèmes, mais il est aussi un

texte essentiel au lecteur qui veut jouer le jeu de la contrainte, et ainsi trouver des chemins dans

le « système hypothético-déductif » de la combinatoire (287). Transmettre la contrainte consiste

à proposer une approche de la potentialité de la forme sonnet, en expliciter la « texture

combinatoire »193. Tout comme la contrainte offre à l’auteur de nouvelles possibilités créatives,

elle offre au lecteur la possibilité d’entrer dans la dimension d’une lecture ludique. Si, pour

Henriot comme pour nous, le « jeu c’est l’idée du jeu », encore faut-il que « l’idée vienne à

quelqu’un de dire que c’est d’un jeu qu’il s’agit ». La fonction du discours auctorial de type

« mode d’emploi » est bien de rendre visible/lisible la dimension ludique du texte. Sa fonction

est de poser les modalités du « jouer du joueur éventuel » en instaurant un lecteur de type

« compère aguerri », comme le veut l’esthétique oulipienne194. Le « mode d’emploi » de Cent

mille milliards de poèmes, officialisant la création de l’Oulipo, aurait une fonction à part dans

les textes oulipiens, celui de présenter explicitement une lecture potentielle en même temps que

de présenter l’exploration potentielle d’une forme littéraire.

Entre modalité dénotative et modalité connotative, la transmission de la contrainte par le

mode de la collaboration dans Cent mille milliards de poèmes a pour fonction de présenter une

192 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.287. 193 Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.281. 194 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.123 et 295, Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.167.

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forme de lecture doublement programmée par le texte et par son « accompagnement »

paratextuel195. La mise en scène permanente de la contrainte sert un objectif : inclure le lecteur

dans un mode de lecture non figé qui consiste à attiser l’éventuelle curiosité des lecteurs

« sceptiques »196. C’est la fonction de l’appel au jeu, dont parle Balpe, qui consiste à combler

les lecteurs non-sceptiques fort contents d’avoir trouvé un livre dont le temps de lecture dépasse

leur propre entendement : la poésie passe de l’épreuve du néant humain (le temps humain) à

celui de néant universel (le temps universel). Elle permet de sortir de soi par une lecture

programmée à la fois ludique (entrer dans le jeu délimité par l’auteur) et potentielle (jouer son

jeu).

En dévoilant de nouvelles combinaisons à chacune de ses manipulations, Cent mille

milliards de poèmes permet d’avoir de la lecture pendant « plus d’un million de siècles de

lecture »197. Le geste angoissé du lecteur qui referme un livre, dont il vient de lire les dernières

lignes, est évité, et fait écho à celui de l’auteur à qui le livre échappe une fois son texte publié,

malgré que son écriture, elle, ne finisse jamais : « L’innocent in-quarto qui, par la magie de

treize coups de rogneuse, est devenu le recueil le plus long du monde » n’est plus celui que

« l’humanité n’aura jamais le temps de lire », ni « un livre qu’aucun lecteur ne lira jamais »198.

Il est celui qu’un « compère aguerri » aura plaisir à ne jamais arrêter de lire »199.

Cent mille milliards de poèmes s’adresse ainsi à tout lecteur qui ne veut pas rester sur sa

faim parce que le livre prend fin. C’est un « [livre] de chevet » qui se met, sans relâche, à la

disposition du lecteur. Ainsi, sur le modèle des cycles de contes (Les mille et une nuits, Cent

nouvelles, Décaméron), Cent mille milliards de poèmes présente une posture de lecture

195 Gérard Genette, Seuils, p.7. 196 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 197 Raymond Queneau, « Mode d’emploi », s/p. 198 Jean-Marie Klinkenberg : « Jeu et profondeur chez Raymond Queneau », dans Écritures 67, Cahier du Cercle interfacultaire de littérature de l’Université de Liège, 1967, p.49 ; Gilbert Pestureau, « Cent mille milliards de bretzels dans la biosphère ou “grignoter des bretzels distrait bien des colloques” », dans Raymond Queneau poète, Temps Mêlés Documents Queneau, 61-62-63-64, Actes du 2e colloque international Raymond Queneau 1984, p.43. 199 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.167.

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délimitée spatialement et temporellement par ce que Greber a appelé la « texture

combinatoire » du sonnet : la permutation des rimes, la proportionnalité des nombres et le jeu.

En spécialiste de la rime, Queneau a su trouver et dire l’« arc de formes » du sonnet, plutôt que

d’en subvertir les « divers figements locaux » que l’on retrouve dans une appoche du sonnet

comme forme fixe200.

200 Jacques Roubaud, Poésie (récit), Paris, Seuil, coll. « Fiction et cie », 2000, p.155 ; Erika Greber, « La texture combinatoire du sonnet : pour une redéfinition du genre », p.286-287.

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Chapitre 3 : Le château des destins croisés : un récit combinatoire

« Dans la forêt des contes passe, comme un frémissement du vent, la vibration du mythe. »

Italo Calvino, « Cybernétique et fantasmes », dans La machine littérature, tr. Michel Orcel et François Whal, Paris, Seuil, 1984 [1980], p.22.

Cette étude du Château des destins croisés s’est nourrie de beaucoup de lectures aussi diverses

dans leur approche qu’enrichissantes par leur contribution1. Les unes remontent à la première

publication du Château des destins croisés en 1969. Les autres ont bénéficié de l’ajout de la

Taverne des destins croisés, d’un péritexte auctorial et d’une table des matières, soit dans

l’édition italienne de 1973, soit dans sa traduction française en 1976, soit dans sa version

anglaise en 1977. À leur manière et dans leur temps, ces critiques ont toutes confirmé

l’évidence que la caractéristique du Château des destins croisés réside dans « l’idée du

mouvement combinatoire des signes narratifs, de leur entrelacement simultané » qui opère

selon deux systèmes sémiotiques : le texte et les cartes de tarot2. De la combinaison de ces deux

discours, écrit et pictural, naît le contenu des multiples histoires racontées. Pourtant, ce

consensus critique écarte un peu vite la genèse du texte en deux temps, deux récits (« Le

château » et « La taverne ») et deux jeux de tarot (Visconti et Marseille)3. En effet, l’utilisation

et le choix de deux jeux de tarot – parmi de nombreux disponibles – marque d’emblée la

1 Joann Cannon, « The Plurality of the Text: Il castello dei destini incrociati », dans Italo Calvino Writer & Critic, Ravenne, Longo, 1981, p.65-82 ; Joseph M. Conte, « The Uncertain Predictor : Calvino’s Castle of Tarot Cards », dans Literature and Science, sous la dir. de Donald Bruce & Anthony Purdy, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, p.131-147 ; Maria Corti, « Le jeu comme génération du texte : des tarots au récit », Semiotica, VII, La Haye, Mouton, 1973, p.33-48 ; Gérard Genot, « Le destin des récits entrecroisés. Italo Calvino, Il castello dei destini incrociati », Critique, 303-304, Paris, Minuit, août-sept. 1972, p.788-809 ; Leo H. Hoeck (dir.), L’interprétation détournée : Proust, Magritte, Foucault, Beckett, Robbe-Grillet, Coetzee, Calvino, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « CRIN », 23, 1990 ; Kathryn Hume, Calvino’s Fiction: Cogito and Cosmos, New York, Oxford University Press, 1992 ; Warren Motte, Playtexts : Ludics in Contemporary Literature, Lincoln, University of Nebraska Press, 1995 ; Franco Ricci, Painting with Words, Writing with Pictures, Word and Image in the Work of Italo Calvino, Toronto, University of Toronto Press, 2001. 2 Maria Corti, « Le jeu comme génération du texte : des tarots au récit », p.41. 3 Italo Calvino, Tarocchi. Il mazzo visconteo di Bergamo e New York, texte d’Italo Calvino (Il castello dei destini incrociati), analyse de Sergio Samek Ludovici, Parme, Franco Maria Ricci éd., 1969 ; Italo Calvino, Le château des destins croisés, tr. Jean Thibaudeau et l’auteur, Paris, Seuil, coll. « Points », 1976 [1973].

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présence d’une configuration à quatre niveaux. Pourtant, en s’occupant seulement de

l’entrelacement entre les mots et les images, toutes les études consultées abordent Le château

des destins croisés comme un texte illustré. Il est bien plus que cela. En effet, puisque le texte a

été publié en deux temps, c’est-à-dire repris pour être augmenté d’une deuxième version et

d’une postface, nous posons l’hypothèse que le texte est un texte configuré, construit à partir de

quatre composantes reliées entre elles par une combinatoire narrative. Cette hypothèse montre

qu’au lieu d’associer seulement les mots et images, il est possible aussi d’associer les mots

entre eux (dans les deux parties du texte) et d’étudier également les associations des images

entre elles (les deux jeux de tarots). Ce serait différent si le texte était en deux parties mais

utilisait un seul jeu de tarot. Le texte présenterait alors deux variantes d’une même série

d’illustrations. L’auteur ayant fait le choix d’utiliser deux jeux de tarot, le texte demande à être

lu selon ses quatre composantes et non seulement selon trois composantes. L’analyse tout à fait

intéressante de Franco Ricci vient confirmer le fait que le texte n’est pas un texte illustré : il est

en fait le seul « imagetext » calvinien4. Nous verrons l’importance d’une cinquième composante

que le discours postfaciel acutorial intitulé « Note » annonce comme une machine narrative

combinatoire, un carré magique représenté à la fois d’un carré (les quatre composantes) et

d’une croix (leur intersection). C’est en tout cas ce suggère le titre, Le château des destins

croisés, qui annonce la figure du croisement comme fondation textuelle du dispositif et de sa

cohérence sémantique. Ce qui nous intéresse dans ce texte calvinien est donc plutôt ce qui

génère les intersections ou croisement (les fondations de la construction), que l’analyse de la

démultiplication des possibles narratifs.

4 Franco Ricci, Painting with Words, Writing with Pictures. Word and Image in the Work of Italo Calvino, Toronto-Buffalo-Londres, U of T Press, 2001, p.89. Ricci se réfère à la terminologie de John Mitchell pour exprimer la complémentarité de la combinatoire texte/image dans Le château des destins croisés : les images libèrent l’imagination tandis que l’élément verbal opère un système régulé des possibilités offertes par l’action conjointe des axes de combinaisons et de sélection.

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L’évolution du texte original en deux parties est reliée à l’entrée d’Italo Calvino à

l’Oulipo, dont les liens avec Raymond Queneau ont été établies à plusieurs reprises, puisque

Calvino a été traducteur en italien de certaines œuvres de Queneau. La rencontre de ces deux

auteurs s’est donc inscrite dans une interlinguistique : celui de la langue française et de la

langue italienne. À la mort de Queneau, c’est ce travail de la langue qui ressortira dans les

propos de Calvino :

J’ai eu le plaisir de traduire en italien un des romans de cet auteur intraduisible par définition : Les fleurs bleues. Et dans ma poursuite de tous ces jeux de mots et d’intention stylistique j’ai pu approcher quelques-uns de ses procédés mentaux. L’amitié avec lui devait franchir toujours une certaine difficulté de communication des deux côtés, mais il a laissé cette marge d’inexprimé qui fait qu’un rapport humain n’épuise jamais sa richesse.5

La nostalgie des propos calviniens n’occulte pas une rencontre fructueuse entre les deux

auteurs et entre ces deux hommes. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater que la

deuxième version du Château des destins croisés est consécutive à l’entrée de Calvino à

l’Oulipo, en 1973. Notons que le texte calvinien n’st pas pionnier dans l’utilisation des tarots,

mais il est le premier à ne pas les utiliser selon leur sémiotique ésotérique, au contraire des

surréalistes qui ont utilisé à maintes reprises l’ésotérisme des tarots comme mode d’inspiration

ou de questionnement ontologique6.

La particularité de ce texte est qu’il avait déjà paru, en italien, en réponse à une

commande éditoriale pour une édition prestigieuse des cartes de tarot Visconti (texte illustré).

Au moment de son entrée à l’Oulipo, Calvino publie une deuxième version, augmentée d’une

suite (« La taverne »), d’une « Note » auctoriale postfacielle et de deux grilles de tarots

(Visconti et Marseille). Le texte s’éloigne du principe d’illustration pour présenter une 5 Italo Calvino, « Un inventeur de machines littéraires », p.32. 6 June Leavitt, Esoteric Symbols : The Tarots in Yeats, Eliot and Kafka, Lanham, University of Press America, 2007 ; André Breton, « Lettre aux voyantes », La révolution surréaliste, n°5, 15 oct. 1925, p.20-22 ; André Breton, L’art magique, Paris, Phébus, 1991, p.162-164 ; André Breton, « Le jeu de Marseille », dans La clé des champs, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, p.66-68 ; André Breton, Arcane 17. Le manuscrit original, sous la dir. d’Henri Béhar, Paris, Biro, 2008 [1945] ; André Derain, « Le critérium des as », Minotaure, 3-4, Paris, Skira, 1933, p.8.

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combinatoire complexe, à six entrées. La deuxième version du texte est publiée en italien

simultanément à l’entrée de Calvino à l’Oulipo (1973).

Dans ces deux moments de la genèse du texte, la critique voit généralement une simple

surenchère dans la complexification des relations combinatoires : du récit linéaire à

l’entrecroisement des récits, le texte calvinien serait passé au niveau de l’entrecroisement des

deux parties du texte. Ainsi, la critique aborde la deuxième version du texte, par rapport au

processus de génération des récits (la combinatoire texte/image) afin de montrer que les deux

parties du texte fonctionnent sur un même principe d’entrelacement du texte et des cartes de

tarot. Nous pensons au contraire que la complexification de la forme fontionne à partir d’un

changement dans le modus operandi de la narration, à l’image du changement du jeu de tarot.

C’est ce que confirme le péritexte postfaciel auctorial, intitulé « Note », qui est entièrement

dédié à la difficulté de réunir les deux parties dans une même configuration : « Le sens de mon

travail, me disais-je, était ce qui lui imposait le schéma. Comme pour le Château, je devais

d’abord construire pour la Taverne une structure simple et régulière »7. La « Note » renvoie

ensuite au projet structurel de la deuxième partie du texte :

La Taverne des destins croisés telle que pour finir elle vit le jour est le fruit de cette genèse tourmentée. Le tableau avec ses 78 cartes, que je donne pour le plan général de la Taverne n’a pas la rigueur de celui du Château ; les « narrateurs » ne procèdent pas en ligne droite ni selon des parcours réguliers ; il y a des cartes qui interviennent dans tous les récits, et plusieurs fois dans un seul récit. (139)

Derrière une ironie auctoriale évidente de surface (topos du projet optimiste à la

difficulté de sa mise en pratique), on comprend que la configuration s’est déplacée d’un chemin

linéaire à une figure d’entrecroisement, qui révèle la nature combinatoire du texte.

7 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.138.

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La combinatoire est un domaine mathématique qui permet de « démontrer l’existence de

configurations d’un type voulu »8. Pour les oulipiens, les configurations reposent sur des

contraintes librement choisies : « on cherche une configuration chaque fois que l’on dispose

d’un nombre fini d’objets, et qu’on veut les disposer de façon à respecter certaines contraintes

fixées à l’avance »9. Ainsi, l’écriture à contraintes des oulipiens rencontre un terrain de jeu

commun avec la combinatoire : la configuration d’un « type voulu », c’est-à-dire d’un type

contraint. Ce chapitre est consacré à l’étude de la configuration textuelle du Château des

destins croisés qui permet de relier les deux parties du texte entre elles, à partir du « nombre

fini d’objets » que l’auteur s’est choisi : les deux jeux de tarot, les deux parties du texte. Nous

nous sommes posé la question de savoir si la configuration narrative entraînait également un

changement de narrateur, en parallèle au changement de modus operandi.

Dans la première partie de ce chapitre, nous traitons de la relation combinatoire entre le

texte et l’image. Entre ésotérisme et combinatoire, le tarot se prête au questionnement

ontologique. Calvino préfère apporter une réponse combinatoire. Pour lui, c’est à partir des

relations et des différences entre les deux jeux de tarots que peuvent s’établir des combinaisons

reposant sur un système de contraintes (numérique et matérielle), lui-même construit à partir

d’un artifice narratif : pendant la traversée d’une forêt, les personnages ont mystérieusement

perdu l’usage de la parole. En conséquence, le récit se déroule à partir de l’action conjointe des

possibles narratifs des cartes de tarot et des possibles interprétatifs de celui qui met les cartes en

récit : c’est le rôle traditionnel du narrateur. Par les cartes, chaque personnage offre son histoire

au narrateur qui en fait le récit sur le modus de ce qui ressemble à une hésitation entre les

différentes possibilités interprétatives. Nous verrons comment mais nous pouvons déjà

souligner le fait que l’effet est de mettre en relief les « procédés mentaux » qui opèrent lors du

8 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.45. 9 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.44.

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travail interprétatif10. Ainsi, ce que Calvino appréciait le plus chez Queneau (la littérature à

teneur cognitive) est ce qui aurait fondé ce texte marquant l’entrée de l’un (Calvino) dans le

groupe fondé par l’autre (l’Oulipo).

Dans un deuxième temps, l’étude de la combinatoire du Château des destins croisés se

concentre sur un aspect du modus operandi narratif : la métalepse. Point négligé par la critique,

ce procédé à la fois rhétorique et poétique permet de lier et délier les deux parties du texte par le

double mécanisme de la métalepse ponctuelle et généralisée, telle qu’on les retrouve dans les

études de Wagner et Ryan11. Nous nous appuyons sur la technique de la métalepse, à la fois

poétique et rhétorique, pour révéler une procédure de dédoublement multiple de la figure

narrative. Ainsi, contrairement à l’idée du « narrateur-lecteur » de Cannon, à celle du

« narrateur-témoin » de Corti, et à celle du « narrateur-Roland » de Genot, notre étude de la

métalepse montre que le récit qui est fait par le narrateur pour chacune des deux parties du texte

est relayée par les hôtes du château et de l’auberge. Ce sont en effet ces derniers qui décident du

commencement et de la fin des parties de tarot, dans le temps desquelles se situent les récits

enchâssés. Chacune des parties du texte se déroule donc le temps d’une partie de tarot. En

conséquence, le narrateur auto-diégétique et les hôtes se partagent la temporalité du récit ; le

narrateur en lançant le début et la fin du récit-cadre et les hôtes en lançant le début et la fin des

récits enchâssés.

Dans un troisième temps, la réécriture du destin de Roland fait le lien entre le ludique et

le culturel, deux éléments clés de la poétique calvinienne, mais aussi quenienne et oulipienne.

Centré autour du motif de la perte de la raison de Roland, ce récit se trouve au centre de la

question de l’interprétation qui traverse tout le texte calvinien, métaphorisée par l’errance de 10 Italo Calvino « Un inventeur de machines littéraires », propos recueillis par Anne Porot, Les nouvelles littéraires, « Queneau le subversif », 28 oct.-3 nov. 1976, 54e année. 11 Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse, ou la métalepse dans tous ses états », dans Métalepses : entorses au pacte de la représentation, sous la dir. de John Pier et Jean-Marie Schaeffer, Paris, EHESS, 2005, p.201-223 ; Frank Wagner, « Glissements et déphasages. Note sur la métalepse narrative », Poétique, 130, 2002, p.235-253.

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Roland dans la forêt et par les multiples embranchements possibles de son destin. La question

du choix multiple est aussi au centre de la symbolique des tarots dont la spécificité ludique est

d’« [échapper] à la raison », une spécificité à laquelle Calvino-oulipien peut difficilement

adhérer12. Le récit de Roland se situe sans surprise au centre de la grille des cartes de tarot du

« Château des destins croisés », ainsi qu’au centre laissé vide de la grille de « La Taverne des

destins croisés », autour duquel se trouvent les cartes de l’As de Coupe (coupe dans laquelle la

raison de Roland aurait dû se trouver), La Lune (sur laquelle aurait dû se trouver l’As de Coupe

qui aurait contenu la raison de Roland), Le Monde (qui figure deux personnages, ici Roland et

Astolphe, tenant dans un cercle la raison des récits ariostesque et calvinien, à savoir le retour ou

le non-retour de Roland sur le champ de bataille), et enfin La Mort (toujours symbolique en

cartomancie de la représentation de la fin d’un cycle et du commencement d’un autre – ici les

possibles narratifs de Roland). Par sa position médiane dans les deux grilles de tarot, le récit de

Roland offre une clé de lecture dans la combinatoire à quatre composantes.

La combinatoire texte/image

Les tarots : un objet culturel

Abordant les tarots d’après le lien entre le culturel et l’ésotérique, Helen Farley a

récemment montré que le mystère des origines des tarots contribuait à son succès grandissant.

Dans la société contemporaine, le jeu de tarot a en effet été déplacé de la sphère privée (jeu

familial, quête spirituelle, séance de cartomancie, librairies spécialisées) à la sphère publique

(rayonnage consacré au développement spirituel dans les grandes surfaces)13. À la lumière de

ce nouvel engouement pour les tarots, il nous a semblé intéressant de relire Le château des

destins croisés d’Italo Calvino, en fonction des possibilités narratives des tarots offertes par les

12 Danièle Bourque, « Tarot. La pensée en jeu », dans Des jeux et des rites, Montréal, Liber, 2008, p.71. 13 Helen Farley, A Cultural History of Tarot : From Entertainment to Esotericism, Londres-NY, I.B. Tauris, 2009.

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rapports entre les cartes et le narratif. Dès lors, on est en mesure de croire que la combinatoire

texte/image est un élément important – mais pas unique – de la configuration textuelle.

Le tarot et la question des origines

Malgré le manque de preuves scientifiques archéologiques ou historiques sur la question

des origines du tarot, de nombreuses similitudes avec les cartes d’un jeu égyptien daté de la fin

du XIIe siècle, le Mamluk, marquent un lien significatif avec les deux systèmes pictographiques

choisis par Calvino : les tarots Visconti qui datent de la Renaissance italienne (XVe siècle) et

les tarots de Marseille qui ont été confectionnés à partir du XVIe siècle, par les maîtres cartiers

de Marseille qui ont donné leur nom au jeu. Le Marseille a plus largement été diffusé à partir

du XVIIIe siècle, au moment où le jeu de tarot bascule dans l’ésotérique. En matière

d’ésotérisme, le Marseille est le jeu le plus couramment utilisé. C’est donc un défi calvinien de

faire dire autre chose à ce jeu, à la manière dont le roman lipogrammatique de Perec a choisi de

supprimer la lettre la plus utilisée dans la langue française.

Figure 10 : Une carte du Mamluk égyptien, le Huit d’Épée des tarots de Marseille, le Huit d’Épée des tarots Visconti.14

14 L.A., Mayer, Mamluk Playing Cards, sous la dir. d'E. Ettinghaussen et O. Kurz, Leiden, E.J. Brill, 1971, Planche 3. La carte de tarot de Marseille a été scannée à partir du site www.tarot.com, celle du Visconti à partir d’une reproduction récente du jeu qui possède, contrairement à son original, les numérotations et désignations des cartes.

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Dans les cartes présentées à la figure 10, on retrouve communément le décompte de huit

objets, sensiblement de même bi-couleurs, mais de nature différente : les sabres pour le

Mamluk, les épées pour le Visconti et ce qui ressemble à un mélange des deux pour le

Marseille. Le motif du croisement est similaire mais le nombre de croisements n’est pas

identique : un pour les cartes du Mamluk qui construit un losange central à son intersection ; un

pour le Visconti qui révèle un losange central inversé à celui du Mamluk ; deux pour la carte du

Marseille qui montrent deux losanges décentrés dont le relief marque une figure

d’entrelacement apparentée à quelque chose qui a été tissé, forme à laquelle le métal se prête

difficilement. Au niveau des couleurs (dominante bleu, blanc, rouge, or), des formes

(croisement) et du mouvement (courbe), le lien le plus marquant de proximité relie la carte du

Mamluk à celle du Marseille. Un motif est pourtant commun aux trois cartes : le lien entre les

fleurs et les armes blanches. Le rapprochement avec la carte du Visconti est plus délicat même

si la couleur dorée y tient plus d’importance que dans le Marseille. On y retrouve aussi la

couleur verte, fortement présente dans toutes les cartes Visconti, mais absente du Marseille. Si

l’on se réfère à l’approche du visuel par la poétique cognitive en utilisant la terminologie de

Stockwell, le ground est l’élément qui ressort des cartes du Mamluk et du Visconti, tandis que

celle du Marseille se démarque par la mise en avant de sa figure (les huit épées qui

s’entrecroisent) sur son ground laissé uniformément blanc.15

Par l’accentuation de la figure, l’imagerie épurée du tarot de Marseille offre une

interprétation moins complexe pour en faciliter les multiples utilisations divinatoires. Le jeu

Visconti, bien plus ancien que le Marseille, a été confectionné pour représenter les familles de 15 La terminologie figure/ground vient de l’ouvrage de Peter Stockwell (Cognitive Poetics : An Introduction, Londres-New York, Routledge, 2002). Reliées à l’idée de perspective, ces deux notions permettent de mettre constamment en opposition et/ou en complémentarité les différents aspects d’un texte (notamment son aspect visuel), selon que le choix de l’auteur porte plutôt sur la création de moments de défamiliarisation (« distance ») ou de réalisme (« immergence »). Cette approche relance l’idée de non-linéarité d’un texte qui se prête bien à l’analyse de la poétique de l’entrecroisement dans le texte calvinien.

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la noblesse italienne de la Renaissance auxquelles les tarots appartenaient. Le Visconti est de

l’ordre de l’héraldique. Les cartes étaient réalisées par un peintre de cour et représentaient les

emblèmes des familles influentes (les Visconti-Sforza pour le jeu choisi par Calvino). Plus les

cartes étaient richement enluminées, plus cela symbolisait la richesse et le pouvoir de la famille

représentée, d’où la dominance de la dorure sur les cartes du Visconti. Ces cartes étaient

conservées dans un coffret, telles une œuvre d’art, avant d’être transmises en héritage ou à

l’occasion d’un mariage. Ainsi, les deux jeux (au sens de l’anglais deck) choisis par Calvino

marquent une polysémie fonctionnelle : la simplification de la symbolique du Marseille pour

son utilisation pour le grand public, la richesse de l’ornement pour le Visconti pour son

utilisation héraldique par les familles détenant le pouvoir pendant la Renaissance italienne.

Dans l’évolution de leur imagerie, les différents jeux de tarots retracent avant tout, pour

Farley, l’évolution culturelle des peuples européens :

Tarot has evolved and been accomodated within the cultural currents of different times; its purpose altered to suit the prevailing attitudes and beliefs. The symbolism on the cards likewise reflects the fickle results of this human reflection.16 En ce qui concerne l’utilisation des tarots en Europe, l’étude de Farley montre comment

le jeu a évolué d’un objet d’art dans les cours italiennes, à un jeu d’argent en France, avant de

prendre une dimension divinatoire dans plusieurs pays européens, pour finalement être

majoritairement utilisé comme un outil de développement spirituel à l’époque contemporaine.

On retiendra que les tarots se prêtent à diverses utilisations et qu’en cela, le terrain est propice à

utiliser ces cartes comme un support à la combinatoire texte/image.

Le tarot : un jeu ésotérique et combinatoire

Le mythe des origines des tarots (et notamment l’existence des arcanes majeurs) est

ainsi un moyen de perpétuer une des réalités de la société contemporaine qui est de légitimer

16 Helen Farley, A Cultural History of Tarot, p.173.

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son savoir sur des bases anciennes. Il ne nous appartient pas de trancher la question des origines

des tarots mais nous retiendrons que l’histoire des cartes est liée à l’histoire des mouvements de

population et qu’il est possible de retracer une histoire des cartes à partir d’un héritage asiatique

et/ou islamique17. Aujourd’hui toujours beaucoup plus utilisé pour son aspect ésotérique que

ludique, c’est un peu comme si le tarot avait toujours joué sur deux niveaux (ludique et

ésotérique) et évolué dans deux niveaux de la société (noblesse, peuple).C’est ce double

ancrage qui intéresse Calvino : le jeu (la liberté des règles dans les codes interprétatifs) et

l’ésotérique (toutes les histoires du Château des destins croisés s’appuient sur un lien entre

l’homme et le divin), mais aussi les différents niveaux de la société comme le montre le titre

des deux parties de son texte (« Le château » pour la noblesse et « La taverne » pour le peuple).

À la différence avec l’univers unidimensionnel du Cosmicomics qui conduit tous les

personnages à leur indifférenciation selon Ricci, Le château des destins croisés met en place un

univers pluridimensionnel transcendant dans lequel l’ego de chaque personnage (récit de soi,

sélection des cartes) nourrit un des aspects de la configuration18.

Alors que Calvino s’intéresse aux possibilités narratives offertes par les cartes en

réunissant deux jeux d’époques différentes (Visconti et Marseille), le tarot est pour Breton « le

résultat d’un “collage” inexplicable entre les jeux de cartes d’origine arabe ou italienne (arcanes

mineurs) et vingt-deux figures de provenance et de signification non élucidées, en dépit des

efforts de chercheurs innombrables » (163). Ce mystère des origines ne pouvait qu’attirer

Breton dans ses efforts pour sublimer le réel.

17 Rev. Ed. S. Taylor (sous la dir. de), The History of Playing Cards with Anecdotes of their Use in Conjuring, Fortune-Telling and Card-Sharping, Londres, John Camden Hotten, 1805 (Notamment pour sa section II consacrée à l’origine orientale des cartes, mais aussi pour sa section IX consacrée à l’histoire des cartes de tarots). 18 « The primary motif of the cosmicomic series (...) is the ideal of undifferentiation. Instead of separating characters into discreet selves Calvino posits a universal condition of articulated lateral connections that converge to spawn a new prototype, the visual palindrome Qfwfq» (Franco Ricci, Painting with Words, Writing with Pictures. Word and Image in the Work of Italo Calvino, p.82).

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Fasciné par la dimension sacrée et symbolique des tarots, Breton voit dans le tarot « le

seul système divinatoire et apodictique [qui] a eu la fortune d’inspirer des représentations

multiples, bien conservées, et d’une haute valeur esthétique »19. Fortement intéressés par

l’aspect divinatoire du tarot, les surréalistes ont écrit des textes inspirés par le tarot, notamment

sur les propriétés kabbalistiques des arcanes majeurs. Leur engagement social n’étant pas en

reste sur leur intérêt pour l’ésotérique, les surréalistes ont jeté leur dévolu sur l’ordre sociétal

véhiculé par les cartes de tarot, notamment en supprimant les têtes couronnées et leurs

serviteurs (rois, reines, valets, cavaliers) dans leur propre jeu de tarot, intitulé « Jeu de

Marseille » d’après la ville où ils séjournaient20. C’est dans la période de l’entre-deux guerres

que le groupe surréaliste, alors constitué d’une dizaine de membres (André Breton, Victor

Brauner, Wifredo Lam, Oscar Dominguez, Max Ernst, André Masson, Jacques Hérold,

Jacqueline Lamba, Frédéric Delanglade) avait séjourné à Marseille, avant d’obtenir leur visa

d’émigration pour les États-Unis.

Dans le jeu surréaliste, les têtes couronnées disparaissent, tout comme disparaissent

également les Cavaliers et Valets, ces derniers étant d’ailleurs« déchargé[s] de [leur] rang

subalterne »21. Les changements ne s’arrêtent pas là : « Ce qui, ici, est récusé par nous de

l’ancien jeu de cartes, c’est, d’une manière générale, tout ce qui indique en lui la survivance du

signe à la chose signifiée » (67). En conséquence, les suites sont renommées en fonction de

« quatre préoccupations modernes que [les surréalistes tenaient] pour majeures (Fig.11 et 12) :

Signification Emblème Référent Amour Flamme Baudelaire, la Religieuse portugaise, Novalis Rêve Étoile (noire) Lautréamont, Alice, Freud Révolution Rouge (sang) Sade, Lamiel, Pancho Villa Connaissance Serrure Hegel, Hélène Smith, Paracelse

19 André Breton, L’art magique, Paris, Phébus, 1991, p.163. 20 Danièle Giraudy, « Le jeu de Marseille », dans Jeu de Marseille. Autour d’André Breton et des Surréalistes à Marseille en 1940-1941, Marseille, Alors Hors du Temps. 21 André Breton, « Le jeu de Marseille », dans La clé des champs, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, p.68.

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Figure 11 : Les suites du jeu surréaliste et leurs références.

Figure 12 : La carte Paracelse a été réalisée par André Breton ; celle de l’As d’Étoile par Oscar Dominguez.22

L’imagerie et sa symbolique sont complètement renouvelées. L’ancrage des références

surréalistes se fait pluriel, à la fois dans le divinatoire et dans le médical, fidèle en cela à la

profession de Breton, à ses penchants pour la psychanalyse et son intérêt pour les activités

médiumniques (Hélène Smith, Paracelse, Freud), mais aussi dans le révolutionnaire (Pancho

Villa), dans la philosophie (Hegel), dans le littéraire à travers des auteurs (Baudelaire,

Lautréamont, Novalis, Sade) et des figures (la Religieuse portugaise, Alice, Lamiel).

C’est à partir de ce goût surréaliste pour « la volonté de continuer à interpréter librement

le monde » que l’on peut comprendre l’émergence de références littéraires dans la deuxième

partie du texte calvinien. Aux « figures (de personnages historiques ou littéraires) » surréalistes

(Fig.2), Calvino propose un imaginaire référentiel des cartes ancré dans le narratif23. En effet,

22 André Breton, « Le jeu de Marseille », p.67-68 pour les indications sur les suites et leurs références ; Danièle Giraudy, « Le jeu de Marseille », p.87 et 97 pour la reproduction des dix-sept cartes. 23 André Breton, « Le jeu de Marseille », p.68.

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selon un ordre circulaire similaire au mouvement des aiguilles d’une montre, une des deux

grilles des tarots du Château des destins croisés mentionne à son tour : Hamlet, Œdipe, Justine,

La géante de la forêt, Le fossoyeur, L’auteur, Lady Macbeth, Faust, Roi Lear, Le guerrier

survivant, Parsifal, L’indécis24. Chez Calvino, ce sont des figures textuelles et mythologiques

que le texte s’emploie à faire basculer dans l’univers du soi (Hamlet, Œdipe, Justine, Lady

Macbeth, Faust, Roi Lear, Parsifal). Le principe est inversé à celui des Cosmicomics, dont tous

les récits aboutissent au contraire à un archétype. Dans Le château des destins croisés, l’univers

de référence est littéraire et mythologique, à partir duquel Calvino travaille sur le

renouvellement des possibilités narratives. L’univers de référence du jeu surréaliste est fidèle à

l’univers référentiel des surréalistes, celui de Calvino est ancré dans le domaine du narratif.

Calvino opère une démarche différente des surréalistes. En réunissant à la fois les tarots

d’origine italienne et leur évolution dans une version française, son intention n’est pas de

modifier les jeux. Il fait œuvre de mémoire plutôt que de tabula rasa. Quant aux rangs

subalternes, Calvino ne les supprime pas mais leur rend hommage en faisant endosser le statut

de narratrice par la servante/hôtesse du « Château des destins croisés » et le statut de narrateur

par l’aubergiste/hôte de « La Taverne des destins croisés ». Calvino donne donc aux rangs

subalternes le rôle principal dans son texte, il inverse la hiérarchie sociale, contrairement aux

surréalistes qui la suppriment. L’idée de jeu est différente : à partir des règles du jeu, les

surréalistes cherchent à échapper au réel et à la raison, tandis que Calvino pousse les limites de

la raison en créant ses propres règles à partir de deux jeux appartenant à l’univers du réel.

Le jeu qui intéresse Calvino se situe dans la théorie des jeux de langage de Wittgenstein

pour qui il existe trois formes de jeux : l’activité gratuite (le divertissement, la fantaisie, etc.),

24 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.108. La géante de la forêt s’inscrit dans l’imaginaire érotique calvinien centrée sur la représentation de la femme guerrière (Bragamante, Angélique), à contre-pied d’une image féminine angélique, véhiculée par le montage surréaliste : « Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt », disponible à l’URL www.arcane17.com. (Consulté le 29 août 2011).

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l’activité organisée selon des règles à partir desquelles se déterminent un rayonnement de

possibles qui amènent soit au succès soit à l’échec de la conduite ludique, et l’amusement réglé,

cas mixte entre les deux premiers, qui se définit à partir de l’établissement de ses propres règles

du jeu (son espace dans le jeu). À partir de cette terminologie, Pierre Lucier a récemment ajouté

une quatrième forme de jeu : le rite, « plus homogène » que le jeu et qui se reconnaît à son

« caractère réglé, plus répétitif » et à « sa teneur symbolique »25. Le jeu surréaliste, quant à lui,

est de l’ordre du « rite », la quatrième catégorie des jeux de langage proposé par Lucier, tandis

que le jeu calvinien est plutôt de l’ordre de l’« amusement réglé ».

En cela, la démarche calvinienne suit l’approche de la forme sonnet de Queneau, dont ce

dernier précisait dès le péritexte auctorial préfaciel que son procédé combinatoire se distinguait

de celui du cadavre exquis surréaliste. Il est intéressant de retrouver la mention du lien entre les

surréalistes et le tarot dans le début du péritexte calvinien :

Le second texte, la Taverne des destins croisés, est construit suivant la même méthode mais d’après le jeu de tarots aujourd’hui internationalement le plus diffusé (et qui a eu, surtout depuis le surréalisme, un beau destin littéraire) : L’Ancien Tarot de Marseille de chez B.P. Grimaud, qui reproduit (dans une édition « critique » établie par Paul Marteau) un jeu imprimé en 1761 par Nicolas Conver, maître cartier à Marseille.26

La référence, entre parenthèses, permet à Calvino de positionner sa démarche en dehors

de celle des surréalistes, d’une manière plus nuancée que Queneau. N’ayant pas été membre du

groupe surréaliste, il est vrai que Calvino entretient avec les surréalistes une relation moins

passionnelle que celle que Queneau avait avec le groupe, mais surtout avec Breton pour des

raisons personnelles. La référence est tout de même là. Elle amène à penser que dans la

présentation d’un texte combinatoire d’auteurs oulipiens, se démarquer des surréalistes serait

une fonction incontournable du péritexte auctorial. Il est vrai que l’Oulipo n’hésite pas à se

25 Pierre Lucier, « De la règle à la vie », dans Des jeux et des rites, p.22-24. 26 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.134.

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présenter comme un groupe qui a pris le modèle surréaliste comme « repoussoir »27. De

manière plus nuancée, disons que c’est bien à partir du paradigme du jeu que les surréalistes et

les oulipiens trouvent un terrain d’influence non négligeable, car le jeu fait évoluer l’écriture

dans un domaine réglé, qui est le domaine oulipien par excellence, mais qui peut surprendre

plus chez les surréalistes :

Les jeux surréalistes les plus connus sont par exemple « le cadavre exquis » ou « le tarot de Marseille ». Ces jeux-là montrent un certain but : les surréalistes ont inventé ou modifié des jeux afin de transgresser la réalité des adultes, mais sans pourtant abandonner les règles du jeu. Normalement on n’associe pas les règles avec les surréalistes. La règle implique l’ordre et la rationalité, mais la règle du jeu ne donne que le cadre dans lequel règnent le hasard et l’irrationalité.28

Dans le cadre réglé du jeu de tarot, les surréalistes privilégient « le hasard et

l’irrationalité » tandis que l’Oulipo privilégient plutôt la démarche scientifique, le calcul du

hasard, notamment comme moyen de « trouver de nouveaux chemins de la logique, par

exemple dans l’analyse combinatoire ou aussi dans la science économique pour découvrir les

différentes possibilités d’agir dans les différentes situations » (114-115). Pour Rissler-Pipka, la

démarche surréaliste s’éloigne de la théorie moderne du jeu pour son refus de la raison et sa

recherche du spirituel. Toutefois, le fait d’évoluer dans le ludique nécessite un recours à des

règles à partir desquelles se développe soit l’idée de hasard (perspective historique des

surréalistes), soit l’idée de règles supplémentaires (les contraintes oulipiennes). Ainsi, à leur

manière, les uns et les autres ont cherché dans le jeu une ouverture sur l’art, à la fois comme un

phénomène de groupe mais aussi comme un dépassement du soi de l’artiste.

Dans la théorie moderne du jeu, la part importante consacrée à la raison a éloigné le jeu

de sa « simple fonction [qui] a perdu son caractère dangereux, aventureux et inutile » (115).

Malgré l’omniprésence des questions rationnelles et irrationnelles dans Le château des destins

27 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.24-29. 28 Nanette Rissler-Pipka, « Les jeux surréalistes entre Meret Oppenheim et Marcel Duchamp », Mélusine, « La fabrique surréaliste », 2009, p.115.

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croisés (notamment dans le récit de Roland), le jeu calvinien se détache de la théorie moderne

du jeu car la maîtrise du hasard par la logique combinatoire montre que le jeu comporte des

risques au moment de la pratique ludique. C’est bien dans l’espace-temps du jeu que l’on

rencontre ses propres limites, ce qui est justement la fonction de la combinatoire, dont la

propriété est de dépasser l’entendement humain mais dont les règles de combinaison lui

garantissent un cadre construit.

Les cartes : une contrainte numérique dans le système combinatoire

Contrairement aux autres jeux de cartes, le tarot possède une série d’arcanes majeurs.

Originellement non numérotées, c’est depuis la confection des tarots de Marseille que celles-ci

sont numérotées de I à XXI. La numérotation exclut la carte du Fou, une « wild card », à

laquelle il n’est pas attribué de numéro, à la manière du joker dans un jeu de cartes

traditionnel29. Uniques au jeu de tarot, la présence d’arcanes majeurs rend intéressante

l’évolution numérique des cartes.

Originalement numérotées de I à XXI, elles ont évolué en une série de 0 à XXI, où le 0

est représenté par la carte du Fou. La « wild card » est ainsi intégrée au système de

numérotation des arcanes majeurs qui comptabilisent un total de vingt-deux arcanes. En

cartomancie, cette évolution numérale est interprétée comme la manière de se rappeler que la

signification de la fin d’un cycle est avant tout le recommencement d’un autre. Moins pour sa

signification symbolique, cette propriété à la fois cyclique (temps) et circulaire (espace) nous

intéresse surtout par son lien possible avec une poétique de la boucle que nous avons déjà

observée dans le sonnet combinatoire de Cent mille milliards de poèmes, par rapport à son

adaptation de la forme spirale de la sextine. Serait-elle un aspect de la configuration de la

combinatoire du texte calvinien ? 29 Gertrude Moakley, The Tarot Cards Painted by Bonifacio Bembo for the Visconti-Sforza Family. An Iconographic and Historical Study, New York, The New York Public Library, 1966, p.19.

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Pour Michael Dummett, l’évolution de la numérotation est l’élément majeur qui

caractérise la confection française du jeu30. Élément de choix aussi pour la mise au point de la

combinatoire calvinienne, la composante numérique assure un équilibre à l’ensemble de la

relation texte/image. Pour ces deux raisons, il ressort de la numérotation des arcanes majeurs

que les tarots de Marseille se positionnent comme un « grand modèle qui a déplacé la réflexion

sur le tarot », une « famille de jeux » selon Bourque, à partir desquelles Calvino peut construire

des récits qui ne se présentent pas comme une suite l’une de l’autre31. Bourque tient sa

terminologie de la théorie des jeux de langage de Wittgenstein, déjà vue avec Lucier, pour qui il

existe « un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent. Des

ressemblances à grande et petite échelle » ce qu’il appelle des « airs de famille »32. Ainsi, le jeu

d’échecs et le jeu de dames présentent des airs de famille au sein de l’ensemble jeu : leur

damier (support) est le même mais ni les pions (éléments en jeu) ni les règles du jeu ne sont les

mêmes. Entre les tarots Visconti et les tarots de Marseille, les règles ne sont pas non plus les

mêmes, tantôt héraldiques, tantôt ésotériques. Comme règle de base de la combinatoire

textuelle, les deux parties du texte calvinien doivent fonctionner à partir de règles

d’engendrement divergentes, auxquelles s’ajoute la contrainte d’une configuration commune.

La règle d’engendrement principale se trouve dans le nombre de cartes. Pour qu’une

combinatoire commune aux deux parties du texte soit mise en place, le nombre de cartes dans

les deux jeux doit être identique, ce qui n’est pas le cas de tous les jeux de tarot :

Many forms of tarot packs have developed since the fifteen century, ranging in number from ninety-seven to forty-two cards, but all of them have sprung from the seventy-eight cards form exemplified by the Visconti-Sforza pack.33

30 Parlant de la différence entre les jeux italiens et français, Dummett considère le principe de numérotation et de désignation comme « the most important French innovation » (The Visconti-Sforza Tarot Cards, New York, George Braziller, 1986, p.9). 31 Danièle Bourque, « Tarot. La pensée en jeu », p.74 et 75. 32 Pierre Lucier, « De la règle à la vie », p.28 et 29. 33 Michael Dummett, The Visconti-Sforza Tarot Cards, p.1.

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En tant que tarot des origines, le tarot Visconti sont l’archétype des autres jeux car

l’élément numérique est un facteur de distinction entre les jeux et en cela un facteur de stabilité

de la combinatoire, une constante qui révèle une contrainte numérique.

Le reste des cartes, appelé arcanes mineurs, est réparti en quatre suites, les Bâtons, les

Épées, les Deniers et les Coupes, allant chacune du Roi à l’As. Contrairement aux autres jeux

de cartes, l’As y possède la plus petite valeur. En plus de la numérotation des arcanes majeurs,

l’évolution du jeu a également vu des modifications parmi ses cartes de têtes (rois, reines,

cavaliers, valets) qui appartiennent aux arcanes mineurs. Originellement présentes dans les

tarots Visconti, les Reines ont disparu pour quelque temps, avant de réapparaître dans les tarots

de Marseille. Au nombre de quatre, elles sont un deuxième trait caractéristique des tarots parmi

les autres jeux de cartes qui ne possèdent pas de cavalier :

Tarot distinguishes itself from the regular playing card deck by possessing four court cards instead of three. Because of our familiarity with English decks, it is tempting to assume that the additional card in the court of tarot was the Knight, but in reality the Queen was the interloper. It is only in the regular French and English decks that we find a female presence. Outside of these dominions, the court is an all-male affair.34

Lorsque les cartes des reines manquaient dans le jeu, le tarot possédait bien trois cartes

de têtes comme les autres jeux de cartes mais ce n’étaient pas les mêmes puisqu’elles sont

habituellement constituées des rois, reines, valets, contrairement au trio roi-cavalier-valet des

jeux de tarot d’où les reines étaient absentes.

Aux côtés des arcanes majeurs, les arcanes mineurs représentant les têtes des quatre

suites sont donc un élément important dans le choix des deux jeux calviniens. Ainsi de la

contrainte numérique, on passe à une contrainte combinatoire : les deux jeux doivent posséder

le même nombre de cartes et les cartes doivent permettre les mêmes combinaisons. D’ailleurs,

les histoires du Château des destins croisés donnent une grande importance aux reines, surtout

34 Helen Farley, A Cultural History of Tarot, p.7.

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dans la première partie du texte où les dames sont une composante importante de l’univers

chevaleresque.

Lorsque les tarots présentent leur ensemble de quatre têtes, comme c’est le cas des deux

jeux choisis par Calvino, les arcanes mineurs totalisent un nombre de cinquante-six cartes.

Entre les arcanes majeurs et mineurs, un jeu de tarots contient donc soixante-dix-huit cartes.

C’est le cas des tarots Visconti et des tarots de Marseille mais ce n’est pas le cas de tous les

jeux de tarot. Les deux parties du texte du Château des destins croisés utilisant deux jeux de

tarot différents, Calvino a besoin de s’appuyer sur deux jeux qui comportent le même nombre

de cartes. Ainsi, construire une combinatoire commune aux deux parties du texte réduit le

nombre de possibilités des jeux à choisir.

Les tarots calviniens

Pour la première édition du texte, l’éditeur Franco Maria Ricci avait demandé à

Calvino de lui écrire un texte pour illustrer les cartes Visconti dans une édition qui mettait en

valeur le travail d’enluminure des cartes35. La première parution du texte de Calvino faisait

donc partie d’un livre d’art. Dans sa deuxième version, Le château des destins croisés se

présente en deux parties : « Le château des destins croisés » et « La taverne des destins

croisés ». Chacune comporte un récit-cadre (« Le château » et « La taverne ») et des récits

enchâssés, le tout soigneusement configuré et organisé par son double péritexte intitulée

« Table » et « Note »36. L’ouvrage se présente non plus comme un livre d’art mais comme un

ouvrage scientifique, un dispositif. En conséquence, les enluminures ne sont plus que des

reproductions en noir et blanc, dont les détails sont parfois à peine visibles en raison du

format du livre de poche. La deuxième parution du texte déplace ainsi l’importance de

l’image vers celle de la relation texte/image. 35 Italo Calvino, Tarocchi. Il mazzo visconteo di Bergamo e New York. 36 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.133-141 et 142.

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Pour illustrer ce point, nous proposons de comparer deux récits en fonction des deux

premières cartes qu’ils utilisent; le premier récit fait partie du « Château » et le second fait

partie de la « Taverne ». La figure 13 présente l’incipit d’un récit enchâssé (Histoire de

l’ingrat puni) et la première carte utilisée dans le récit (le Cavalier de Coupe du jeu Visconti),

à laquelle s’identifie le personnage offrant son histoire au narrateur :

Se présentant à nous sous les traits du Cavalier de Coupe – un jeune seigneur rose et blond qui déployait un manteau rayonnant de soleils brodés et, comme les Rois Mages, offrait dans sa main tendue un cadeau –, notre compagnon voulait probablement nous informer de sa riche condition, de son penchant au luxe et à la prodigalité, mais aussi – se montrant à cheval – de son esprit d’aventure ; encore qu’il fût – jugeai-je quant à moi, à observer toutes ces broderies jusque sur le caparaçon du destrier – poussé par le désir de paraître plutôt que par une vocation chevaleresque véritable.

Figure 13 : Le début du récit de « Histoire de l'ingrat puni » et sa carte correspondante (le Cavalier de Coupe des tarots Visconti).37

37 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.13.

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La figure 14 présente l’incipit d’un récit enchâssé (Histoire de l’ingrat puni) et la

première carte utilisée dans le récit (le Cavalier de Coupe du jeu Visconti), à laquelle s’identifie

le personnage offrant son histoire au narrateur

En voici un par exemple qui a tout l’air d’être un officier en service, et il a commencé par se reconnaître dans le Cavalier de Bâton, il a même fait passer la carte à la ronde, pour qu’on voie quel beau cheval caparaçonné il montait ce matin, quand il est parti de sa caserne, et quel joli uniforme il portait, garni de plaques brillantes sur la cuirasse, avec un gardénia à la boucle de la jambière. Son aspect authentique – paraît-il dire – c’était celui-là, et si à présent nous le voyons défait et mal en point c’est seulement à cause de l’effroyable aventure qu’il se prépare à raconter.

Figure 14 : : Le début du récit de « Histoire du guerrier survivant » et la carte du Cavalier de Bâton des tarots de Marseille.38

Ces débuts de récit sont consacrés aux aventures de deux personnages se servant des

cartes de cavalier pour raconter leur histoire à partir d’un motif chevaleresque (« le jeune

seigneur » des Visconti) et guerrier (« l’officier en service » des Marseille). Ces cartes

n’appartiennent pas à la même suite (Coupe, Bâton), ce qui place d’emblée la seconde partie du

38 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.79.

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texte comme un miroir déformant de la première. Est-il pour autant un miroir déformé par

l’interprétation du narrateur ?

La relation de miroir se met en place tout au long de la séquence descriptive et

interprétative des cartes. On trouve en effet de nombreuses similitudes lexicales qui jalonnent

les deux descriptions (« caparaçon »/« caparaçonné », « aventure »). Un effet de rime

(phonique) et de répétition (structure) rythme le lien entre les deux parties du texte et leur

illustration. Pourtant, les deux extraits sont bien différents l’un de l’autre, ce qui se remarque à

travers de nombreux détails qui mettent en place des nuances stylistiques : le vêtement de l’un

est « rayonnant » (Visconti) tandis que l’autre est « brillant » (Marseille) ; l’un montre une

situation de raffinement à travers des termes comme « riche », « luxe », « prodigalité » et

« broderies » (Visconti) tandis que l’autre n’est pas en reste puisqu’il se complaît dans le

« beau » et le « joli » (Marseille) ; enfin l’un apparaît au narrateur du château dans le

« paraître » (Visconti), tandis que l’autre est dans l’« [avoir l’air d’être] » (Marseille), ce qui

revient finalement au même. La lecture interprétative du narrateur ne propose donc pas de

miroir déformé mais plutôt des nuances comme le montre le déplacement de « rayonnant » à

« brillant ». Les différences l’amènent en fait à une même conclusion : le faux aspect comme

indice d’une imposture ou artifice narratif pour expliquer la présence des convives autour de la

table, qui sont tous réunis par le motif d’un méfait (tromperie, vol, abandon, etc.).

Pourtant, si on lit ces deux cartes à partir des notions de figure et de ground proposées

par Peter Stockwell, le miroir déformé devient une évidence que l’on ne désignera pas comme

un artifice narratif, mais plutôt comme une garantie de la figure auctoriale dans le texte, de

celui qui forme et déforme selon les besoins de sa combinatoire, comme le montre la carte du

Bateleur, qui est l’expert dans la manipulation d’objets, à partir de laquelle il s’identifie dans le

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récit métaleptique de la deuxième partie du texte39. C’est aussi la première carte du jeu de tarot,

celle qui détient tous les débuts d’histoires possibles.

Pour Stockwell, la figure est un élément du texte sur lequel est mise l’emphase

(« prominence »), par exemple un personnage ou un effet de répétition, tandis que le ground est

tout ce qui n’est pas concerné par la figure. L’important est que le rapport entre les deux est

dynamique et complémentaire et surtout que l’élément mis en figure peut être déplacé au

ground dans la suite du récit. C’est ce que l’on voit notamment sur la carte Visconti où le

personnage (figure) porte une offrande (Coupe) tandis que la carte Marseille déplace l’idée

d’ornement au cheval (le « gardénia à la boucle de la jambière »). Pour autant, le gardénia est le

seul écho visuel entre le cheval et les vêtements du cavalier. D’un texte à l’autre, l’élément

premier est bien représenté par la figure (il s’agit de deux cavaliers) mais l’inversion de leur

position (de gauche à droite pour le Visconti et de droite à gauche pour le Marseille) révèle un

déplacement de focus sur le ground (l’ornement) : la Coupe du Visconti qui va nouer l’intrigue

amoureuse et le gardénia du Marseille, dont la présence sur un cheval militaire peut surprendre

(effet de défamiliarisation). La fleur est un effet d’annonce de l’intrigue amoureuse qui se noue

à partir de la rencontre avec le Cavalier d’Épée et qui révélera l’imposture du convive (le code

de déshonneur suivi par le vol).

La similarité de l’intrigue entre les deux récits, celui qui s’est identifié au Cavalier de

Coupe et celui qui s’est identifié au Cavalier de Bâton, va en augmentant au fur et à mesure que

les cartes sont dévoilées (fascination, intrigue amoureuse, abandon, vengeance), jusqu’à

atteindre un dénouement quasi identique. La symbolique de la Coupe n’étant pas la même que

celle du Bâton, c’est dans la partie médiane du récit que la séquence narrative diffère :

accouplement/abandon dans le Visconti, combat/vol dans le Marseille. Ainsi, l’intérêt n’est pas

dans l’aspect plus ou moins authentique du cavalier, mais dans le dénouement du récit qui 39 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.115.

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permet de les démarquer l’un de l’autre malgré la thématique commune du méfait, mais aussi

de faire le lien avec le récit suivant.

Dans le Visconti, le dernier mot est donné à la force vengeresse. Dans le Marseille, le

dernier mot est donné à une tierce personne, l’Ermite, une des autres cartes par laquelle la

figure auctoriale se définit dans le récit métaleptique de la deuxième partie du texte. En

conséquence, l’Ermite intervient en médiateur pour expliquer les faits au héros, en tant que

modalité connotative de lecture accompagnée à partir de la combinatoire texte/image.

Les possibles narratifs des cartes

Dans Le château des destins croisés, les personnages ont perdu l’usage de la parole

pendant la traversée d’une forêt enchantée. Dès lors, réunis autour d’une table d’un château ou

d’une taverne, ils sont dans l’impossibilité de faire le récit de leurs aventures. Ce sont les tarots

qui vont servir de substitut du langage. Grâce au pouvoir narratif des cartes, le narrateur du

récit-cadre, qui partage le sort des convives muets, peut interpréter les histoires pour les mettre

en récit. Les cartes et le narrateur font naître le récit dans un double temps narratif du récit-

cadre : le convive sélectionne les cartes, le narrateur les met en récit.

Ainsi, à partir du récit pictographique, gestuel et émotif du convive se construit le récit

verbal du narrateur, qui se fait en deux temps : des cartes aux récits et des récits aux cartes.

Dans le texte calvinien, on observe que c’est en effet tantôt le récit qui génère la carte (primauté

du narrateur sur l’objet narré), mais le plus souvent la carte qui génère le récit (primauté de

l’objet narré sur son narrant) : « Les premiers narrateurs procèdent de la même façon : ils

mettent l’une après l’autre trois ou quatre cartes, qui constituent une première séquence –

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proposition, puis poursuivent en ajoutant des cartes une par une »40. De la notion de texte, nous

passons ainsi à celle de dispositif (Fig.15) :

Figure 15 : Une double page du Château des destins croisés.41

La double page présente une certaine forme de symétrie dans le lien entre le texte et

l’image : la page de gauche montre du texte et de l’image, tout comme la page de droite. Deux

cartes se retrouvent dans les deux pages (l’As de Coupe et La Papesse), ce que rappelle le récit

de la page de droite :

L’émotion causée par ce récit ne s’était pas encore dissipée qu’un autre des convives fit signe qu’il voulait raconter à son tour. Un passage, surtout, de l’histoire du cavalier, semblait avoir attiré son attention, ou plutôt l’une des rencontres fortuites entre tarots des deux rangées : celle de l’As de Coupe et de La Papesse.42

Entre les deux pages a eu lieu un changement de récit : la page de gauche représente la

fin d’un récit enchâssé, la page de droite représente le début d’un autre. La dissymétrie y est en

fait évidente : le nombre de cartes n’est pas le même (dix-sept contre quatre), leur taille diffère 40 Gérard Genot, « Le destin des récits entrecroisés. Italo Calvino, Il castello dei destini incrociati », Critique, 303-304, août-sept. 1972, p.790. 41 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.20. 42 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.21.

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(de la quasi-illisibilité des cartes représentées en page gauche, à la version lisible de la page de

droite). L’espace représenté par la page est le même. En conséquence, les dix-sept cartes sont

automatiquement miniaturisées par rapport aux quatre qui occupent le même espace. Pourquoi

représenter des cartes dans un format quasi-illisible ? Il s’agit en fait d’un rappel de ces cartes,

dont c’est la deuxième occurrence dans le récit. Le dispositif de la page de gauche n’a en fait

pas pour fonction de faire (re)lire les cartes, seulement d’en signaler la présence. Les séquences

récapitulatives relient les cartes entre elles dans un deuxième temps de lecture (macro-textuel)

et non plus comme un support au récit (micro-textuel).

À la différence de la première partie du texte, les récits de « La taverne des destins

croisés » ne comportent pas de séquence récapitulative, ce qui est une différence de dispositif

textuel et de régime narratif entre les deux parties du texte : plus de pictographique dans « Le

château des destins croisés », mais moins dans « La taverne des destins croisés ». En

conséquence, des pages entières n’ont plus besoin des cartes pour générer du récit. Il n’y a alors

plus d’illustration laissant le régime narratif fonctionner en mode autonome. Il s’agit sans

surprise du deuxième récit métaleptique, de celui qui s’identifie dans le texte comme l’auteur et

qui n’a donc plus besoin ni de l’intermédiaire des cartes ni de celui du narrateur pour raconter

son histoire43.

L’absence des séquences récapitulatives dans la deuxième partie du texte relève en fait

d’un ordre pratique, d’une contrainte matérielle. D’un point de vue numérique, les récits du

« Château » sont réguliers en dix-sept cartes, tandis que ceux de la « Taverne » oscillent autour

d’une trentaine, mais leur nombre n’est pas fixé. Disposé en séquences régulières de dix-sept

cartes en marge du texte, la contrainte matérielle est facilement réalisable par l’imprimeur,

même si les cartes doivent être miniaturisées. En revanche, la question de la lisibilité des cartes

rend impossible la disposition des séquences récapitulatives pour la deuxième partie du texte. À 43 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.116-122.

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la rencontre entre le numérique et le rythme des récits naît une contrainte matérielle, et en cela

éditoriale, comme on avait pu le constater également pour le dispositif textuel de Cent mille

milliards de poèmes, avec les vers découpés de la forme-sonnet.

La page de droite marque le début d’un nouveau récit : les cartes sont disposées

verticalement en marge du texte, en fonction de leur ordre d’apparition dans le récit. La

première carte sert de déclencheur au récit. En s’identifiant à une carte, le convive du récit-

cadre passe au statut de personnage du récit enchâssé que fait le narrateur. Chaque début de

récit enchâssé signale donc un déplacement métaleptique de type intradiégétique : le même

personnage évolue dans deux niveaux narratifs différents qui sont reliés par les cartes. Les

possibles narratifs des cartes servent aussi de liaison entre les niveaux narratifs du texte.

Comme deuxième exemple des possibles narratifs des cartes, il est important de

s’attarder sur la combinatoire qui se met en place entre les cartes, puisqu’une carte sera utilisée

différemment dans plusieurs récits, et parfois plusieurs fois dans un même récit selon un

paradigme de multiplicité sémantique. Leur signification se renouvelle continuellement en

fonction de leur collocation, c’est-à-dire des cartes qui les entourent. Par exemple, la carte du

Cavalier de Coupe est le lieu d’une double identification de deux convives. Cette carte est le

démarreur de l’« Histoire de l’ingrat puni » dans la première partie du texte (Visconti) et le

démarreur de l’« Histoire de l’indécis » dans la deuxième partie du texte (Marseille). Il est donc

possible de lire ces deux récits comme une lecture des possibles narratifs du Cavalier de Coupe,

en fonction d’une structure arborescente dont le point de départ est le même mais dont les

embranchements sont divergents.

Dans « Le château des destins croisés », c’est le Roi de Deniers qui suit le Cavalier de

Coupe du Visconti. Le narrateur y voit un indice de la mort du père (le Roi) et en conséquence

de la transmission d’un héritage (Deniers). Le Cavalier qui va devenir Roi à son tour doit alors

se trouver une épouse digne de devenir sa Reine. Il part donc à sa recherche. Son départ

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annonce le motif du changement. L’émotion traduite par la gestuelle du convive traduit deux

impostures possibles : soit celle du personnage qui est ravi du décès de son père, soit celle du

narrateur qui n’a a priori aucune raison d’interpréter le décès du roi comme une valeur

positive :

L’expression de douleur avec laquelle il avait disposé la première, puis celle de joie avec laquelle il montra la suivante, semblaient vouloir nous faire comprendre que, son père étant venu à mourir – le Roi de Deniers représentait un personnage légèrement plus âgé que les autres, d’aspect posé et prospère –, il était entré en possession d’un héritage considérable et s’était tout aussitôt mis en voyage.44

Les éléments « douleur », « joie », « décès », « héritage » suivis de la précipitation

(« tout aussitôt ») marque pourtant une suite logique des événements. Le motif est celui de la

prise de pouvoir. Le narrateur écarte d’emblée l’expression des sentiments causés par la perte

d’un proche. Ce premier récit enchâssé détourne le texte de la possibilité de basculer dans le

modus operandi lyrique.

Dans « La taverne des destins croisés », le narrateur interprète la « tristesse » du

Cavalier de Coupe comme relevant d’une intrigue sentimentale :

La tristesse qu’on lit sur son visage tandis qu’il place, avec un Huit de Coupe et un Dix de Bâton l’arcane que selon les pays on appelle L’Amour, ou L’Amoureux, ou encore Les Amants, fait songer à une peine de cœur qui l’aurait poussé à se lever au milieu d’un banquet, pour prendre l’air dans la forêt. (63-64)

Le motif du premier récit s’est déplacé : ici le récit commence là où l’autre avait

bifurqué : le banquet et l’arrivée d’un « personnage imprévu » comme motif de la vengeance de

la femme des bois qu’il a abandonnée (17). Dans le deuxième récit, le Cavalier de Coupe est

l’histoire de celui qui retourne vers cette femme des bois, qui par conséquent n’a plus le statut

d’une personne abandonnée. En quelque sorte, le deuxième récit fait écho au premier, en

rachetant la thématique du méfait.

44 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.13-14.

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L’important ici est que les deux histoires sont les premiers récits enchâssés de chaque

partie du texte. Dès lors, la similitude des motifs narratifs et son modus operandi inversé

(marqué par le positionnement inversé des Cavaliers sur les cartes) autorise à lire la deuxième

partie du texte comme une reprise déformée de la première. Les récits de la deuxième partie se

construisent à partir des premiers, mais le changement de jeux de tarot entre les deux parties du

texte (Visconti et Marseille) sert à augmenter les possibilités combinatoires et non pas à fixer la

fonction archétypale des cartes de tarot : il ne s’agit pas d’un Cavalier de Coupe utilisé comme

point de départ de deux récits variants, il s’agit de deux Cavaliers de Coupe qui engendrent

forcément des récits différents, dont l’un vient compléter l’autre, en fonction des bifurcations

possibles.

Continuités et discontinuités narratives : La métalepse aux croisements des récits

Métalepses

En tant que figure rhétorique, la métalepse permet de « substituer l’expression indirecte

à l’expression directe »45. La combinatoire texte/image offre une première forme de métalepse

par la substitution d’une expression indirecte (le narrateur) à l’expression directe (les cartes

choisies par les convives). Ainsi, la définition de Fontanier nous semble utile pour rendre

compte des liens entre les récits de soi (l’histoire racontée par les cartes) et leurs mises en mots

par le narrateur dans les récits enchâssés (le récit de l’autre).

La métalepse est aussi une figure qui met en évidence « une manipulation sur le jeu

avant-après, antécédent-conséquent, préalable-résultat »46. Dans le texte calvinien se met

justement en place un jeu de la contiguïté, notamment par la publication du texte en deux temps

(motif du péritexte) mais aussi par la configuration des niveaux narratifs (les récits enchâssés

45 Pierre Fontanier, Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977 [1830], p.127. 46 Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche – Encyclopédies d’aujourd’hui », 1999, p.247.

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ont tous pour fonction de décrire le temps de l’avant château/taverne). La définition poétique

d’Aquien et Molinié sera donc un outil précieux pour rendre compte des relations entre le texte

calvinien et le péritexte auctorial où est abordé le sujet et les mécanismes de la configuration

narrative.

Transposée de la rhétorique en narratologie par Gérard Genette, la métalepse devient

une « transgression délibérée du seuil d’enchâssement » dans les niveaux narratifs d’un récit47.

Poursuivant la pensée genettienne, le poéticien Frank Wagner s’intéresse aux pratiques

métaleptiques, qui, « dans leur diversité, ont toutes en commun le fait de signaler l’essence

construite du récit, c’est-à-dire le procès de textualisation »48. C’est une pratique au service

d’« esthétiques de la rupture » (241). En tant qu’outil narratif, la métalepse a bien une fonction :

briser l’illusion mimétique du récit par un effet de discontinuité entre le réel et le fictionnel, par

exemple lorsqu’une figure auctoriale intervient dans la fiction, comme c’est le cas de la

métalepse d’auteur.

Pour Wagner, la métalepse est caractéristique d’une modernité qui s’écrit tantôt sur le

mode polémique (Diderot, Nouveau roman), tantôt sur le mode ludique (Marquez, Echenoz) et

tantôt sur le mode logique (Calvino, Roubaud). Dans cette dernière catégorie qui cible la

pratique métaleptique de deux auteurs oulipiens, Wagner s’appuie sur trois romans oulipiens :

Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, La belle Hortense de Jacques Roubaud, et

Le vol d’Icare de Raymond Queneau. Par le déplacement de ses personnages dans les différents

niveaux narratifs du récit, Le vol d’Icare est pour Wagner un texte précurseur de la pratique

métaleptique moderne. Dans cette étude, il est question de la métalepse comme « mode

logique », comme modalités de jointure entre les deux parties du Château des destins croisés,

entre le texte et le péritexte, mais aussi entre le texte et le lecteur.

47 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1983, p.58. 48 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.239.

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L’étude de Wagner est la première qui aborde les textes écrits par des auteurs oulipiens

comme des récits métaleptiques. Habitué des formes de métatextualisation dans les textes à

contrainte, il envisage la pratique métaleptique comme « une variété particulière de

métatextuel », précisément lorsque « la dissipation métatextuelle de l’illusion réaliste […]

constitue une incitation à relire l’intégralité du texte en fonction d’[un] nouveau mode

lisibilité »49.

L’écriture à contraintes des oulipiens s’identifie à l’axiome de Roubaud en fonction

duquel « un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte »50. La dimension

métatextuelle du texte oulipien à contraintes est donc un postulat de l’écriture à contraintes

oulipienne dont il est toujours intéressant de découvrir les mécanismes pour chaque poétique

d’auteur. Ainsi, faire un lien entre le métatexte (la contrainte dans le texte) et la métalepse

(présence d’une figure auctoriale dans le texte) revient à envisager ces deux notions comme des

outils complémentaires de la poétique auctoriale contrainte, puisque les deux visent un effet

d’autoreprésentation du texte51.

Pour la narratologue Marie-Laure Ryan, le passage entre l’univers du réel et le plan

fictionnel se fait selon deux modes : l’illocutoire et l’ontologique52. Le déplacement de l’un à

l’autre mode est caractéristique d’une métalepse ponctuelle ; elle est alors dite « rhétorique »

(207). Selon Wagner, ce mode permet de « lier et [d’]homogénéiser le texte à un degré optimal

dans un souci de cohérence qui constituerait le gage d’une proportionnelle vraisemblance »53.

Ryan poursuit : l’auteur intervient dans la narration pour « parler de » (le plus souvent d’un

49 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.239 et 248. Au sujet des formes de métatextualisation de l’écriture à contraintes, voir son étude sur la « Visibilité problématique de la contrainte » (Poétique, n°125, fév. 2001, p.3-15) et son application dans notre premier chapitre. 50 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.88. 51 Janet Paterson, « L’autoreprésentation : formes et discours », Texte, 1, « L’autoreprésentation : le texte et ses miroirs », sous la dir. de Brian Fitch et Andrew Oliver, 1992, p.189. 52 Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse, ou la métalepse dans tous ses états », dans Métalepses : entorses au pacte de la représentation, sous la dir. de John Pier et Jean-Marie Schaeffer, Paris, EHESS, 2005, p.206. 53 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.238.

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personnage) mais les mondes réel (celui de l’auteur) et fictionnel (celui du personnage dont

l’auteur parle) restent distincts, même si la métalepse les met ponctuellement en rapport54.

Le second mode de déplacement, détaillé par Ryan et qualifié d’« ontologique » a lieu

lorsque les mondes réel et fictionnel subissent ce qu’elle appelle une « contamination

métaleptique » (207-208). Pour Wagner, ce mode permet de

[…] délier [le texte], de l’ouvrir à la prolifération des possibles narratifs non retenus mais parodiquement énumérés – ce qui favorise la contestation de l’illusionnisme et par contraste autorise la mise en évidence de l’arbitraire scriptural, au sein d’une esthétique de la fragmentation généralisée.55

Dans ce second cas, la narration se fait sur le mode du « parler à », c’est-à-dire que l’auteur

évolue dans le même monde que les personnages56. Cette métalepse « ontologique »,

paradoxalement serait donc à la fois une « opération narrative » (203) et une « figure mentale »

(216). Tel qu’il apparaît dans l’étude de Ryan, le schéma de la métalepse ontologique que l’on

reproduit à la figure 15 identifie bien le flou volontairement entretenu par de tels textes entre

deux plans narratifs normalement séparés, à tout au moins par la description narratologique

classique (genettienne) :

Figure 16 : Le schéma de la métalepse ontologique selon Marie-Laure Ryan.57 54 Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse, ou la métalepse dans tous ses états », p.203. 55 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.239. 56 Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse, ou la métalepse dans tous ses états », p.207. 57 Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse, ou la métalepse dans tous ses états », p.208. (Le dispositif en boucle rappelle celui en spirale de la sextine, que Cent mille milliards de poèmes a pris comme modèle pour sa formule de rimes).

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Dans les deux modes de métalepse (rhétorique et ontologique), le passage entre les

différents niveaux narratifs peut se faire aussi bien dans un sens que dans l’autre. Narratologues

et poéticiens s’accordent donc à voir la métalepse comme une « opération récursive » (206).

C’est pourquoi Genette parle de métalepse lorsqu’il y a une « transgression ascendante de

l’auteur s’ingérant dans sa fiction (comme figure de sa capacité créatrice) » et

d’« antimétalepse » lorsqu’il s’agit de « sa fiction s’immisçant dans sa vie réelle »58. Parfois

située entre les niveaux intradiégétique et métadiégétique, notamment dans le cas de narrations

enchâssées, la métalepse narrative fait passer les personnages à différents niveaux du récit

(récits enchâssants et enchâssés). C’est aussi parfois un personnage qui se révèle être l’auteur,

le plus souvent à la fin du récit, ce qui a pour effet d’entraîner une (re)lecture herméneutique du

texte par effet de rétroaction. De ponctuelle (la métatextualisation en fin de récit), elle devient

généralisée à tout le récit (métalepse ontologique) et inscrit par définition le récit dans un

régime narratif de type métaleptique différent du niveau heuristique. La terminologie de Ryan

(métalepse ponctuelle ou généralisée) met en avant ce qui distingue les pratiques métaleptiques

chez Wagner aussi : leur « amplitude et [leur] fréquence », phénomènes narratifs qui définissent

le récit métaleptique, et la temporalité du récit en général59.

La métalepse : contribution à la critique calvinienne

Les études critiques sur Le château des destins croisés portent généralement sur les

éléments que Calvino a désignés comme points de départ de sa démarche créative : « l’idée

d’utiliser les tarots comme machine narrative »60. Franco Ricci se concentre notamment sur la

propriété d’« imagetext » du texte calvinien, tandis que Nannicini Streitberger envisage le mode

58 Gérard Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p.27. 59 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.247. 60 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.136.

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ekphrastique comme un « [générateur] d’histoires »61. Caractéristique d’une pratique

sémiotique de nature combinatoire qui s’écrit à partir d’un paradigme de la « multiplicité », le

lien entre la combinatoire et le récit ekprastique a été traité par Cannon, Motte et Neefs dans

des études éclairantes 62. Stephen Chubb est le seul à parler de la multitude des niveaux narratifs

du Château des destins croisés mais son analyse conclut à la séparation entre les différents

niveaux de la voix auctoriale malgré des tentatives de « merging »63. Au contraire, nous

focalisons notre étude sur les modalités propres (proprement calviniennes et proprement

combinatoires) à ce merging comme les interstices, les croisements, ou encore les points de

jointure. Par le principe de la contamination métaleptique, les déplacements du Château des

destins croisés marquent une figure d’entrelacement, comme on l’avait observé déjà dans

certaines cartes de tarot, et non pas d’enchâssement des niveaux narratifs, même si le procédé

héraldique ramène à la perspective d’emboîtement et de mise en abyme. Les deux dimensions

sont présentes dans le texte calvinien.

61 Pour Franco Ricci, la poétique calvinienne est une « iconology as a method of telling stories » (3), qui fonctionne à partir d’une « ekphrastic impulse » (5) comme un « imagetext » (89) dans Le château des destins croisés, (Franco Ricci, Painting with Words, Writing with Pictures. Word and Image in the Work of Italo Calvino). Pour Chiara Nannicini Streitberger, les tarots sont une « ekphrasis génératrice d’histoires », (La revanche de la discontinuité : bouleversements du récit chez Bachmann, Calvino et Perec, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p.122). 62 Italo Calvino, « Multiplicity », Six Memos for the Next Millenium, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p.101-124. Joann Cannon envisage la combinatoire comme moyen de révélation: « the priority of the literary system over individual expression, upholds the tremendous potential of the literary system itself » (« The Plurality of the Text », Calvino Writer and Critic, Ravenne, Longo, 1981, p.65). Pour Motte, c’est la notion d’« extravagance » qui caractérise la spécificité du Château des destins croisés : « Any text may be considered as game, [Calvino] suggests; all texts attempt (in varying degree, and more or less discreetly) to seduce the reader; any literary act relies on a series of choices that are by nature combinatory. It is precisely through the exagerative aspect of this text, its unavoidably apparent structure, that Calvino chooses to define and illustrate the “geometry of story-telling” upon which he believes all literature to be grounded » (« Telling Calvino », Playtexts. Ludics in Contemporary Literature, Lincoln & Londres, University of Nebraska Press, 1995, p.145). C’est l’angle d’approche que nous avons choisi pour notre étude du Château des destins croisés par le biais du « procès de textualisation » (Wagner) qui définit la pratique métaleptique. Quant à Jacques Neefs, son étude est centrée sur le texte « potentiel » (208) de type oulipien et de « l’invention de formes qui n’ont d’existence que dans la virtualité des versions que le lecteur choisira » (208). La spécificité du Château des destins croisés est justement d’utiliser le mode de l’hypothétique pour transférer la virtualité au niveau du texte, par l’omniprésence du procédé métaleptique, c’est-à-dire le narrateur-personnage-auteur qui rend visible/lisible les différents parcours au lecteur avant de choisir un des chemins en fonction de la séquence de cartes (« Queneau, Perec, Calvino : création narrative et explorations logiques », Beiträge zur Romanischen Philologie, XXV, Berlin, Rüttin & Loening, 1986, p.205-209.). 63 Stephen Chubb, I, Writer, I, Reader, The Concept of Self in the Fiction of Italo Calvino, Hull, Troubador, 1997, p.101 (« In The Castle, for all its merging, the levels of authorial voice seem relatively clear-cut: real-life author (Calvino), fictional narrator (unnamed), storytelling characters. »).

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Aucune étude consultée ne met explicitement en relation la machine narrative

calvinienne et la pratique métaleptique, alors qu’on l’attendait chez Nannicini Streitberger, que

Chubb en est si proche et que Motte conclut à une « mise en abyme »64. Pourtant, si l’on

considère la présence des cartes en marge du récit, la valeur iconographique du récit et, par la

mention des cartes dans le cours de la narration, sa dimension ekphrastique, ne serait-elle pas le

point de suture figurant la notion de croisement ?

En indiquant dans le péritexte auctorial postfaciel que le point commun aux trois parties

de la trilogie (« Château »/« Taverne »/« Motel ») n’aurait pas été le jeu de cartes mais

l’émergence d’un « langage de substitution » comme conséquence à « la lipophonie » ou

« linguistic castration » des personnages du récit-cadre, Calvino désigne le croisement entre le

récit verbal et l’image comme réel élément de merging65. Contrairement aux études

mentionnées, le péritexte désigne le récit verbal comme élément dominant, et non

l’iconologique, ce qui signifie qu’au-delà du paradigme combinatoire inhérent à l’aspect

iconographique du texte, le récit devrait comporter des signes de croisement narratif dans sa

composante verbale. Nous nous étonnons que cet aspect ait peu retenu l’attention des critiques.

Si les cartes de tarots sont un incontestable élément de ce que Calvino a appelé sa « machine

narrative combinatoire », nous pensons qu’au niveau du récit verbal et iconologique, la pratique

métaleptique est génératrice de croisements textuels66. Le genre textuel en serait une autre

64 Warren Motte, « Telling Calvino », p.151. Pourtant, Ryan voit le rapprochement de la mise en abyme et de la métalepse comme « ambigu » : « La mise en abyme invite la comparaison avec la métalepse par son effet auto-référentiel, mais à première vue les deux figures diffèrent : alors que les cas de métalepse ontologique […] ouvrent des brèches dans la structure de l’édifice narratif, brèches qui permettent aux niveaux de s’enchevêtrer, la mise en abyme se contente d’ajouter des images bien délimitées du texte au sommet de la pile, sans permettre à ces images de déborder leur cadre (« Logique culturelle de la métalepse, ou la métalepse dans tous ses états », p.208). 65 « Le motel des destins croisés », resté à l’état de projet, aurait utilisé la bande dessinée comme support iconologique et sémantique et non pas les tarots (Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.140). Marcel Bénabou, « Calvino, oulipien exemplaire », Magazine littéraire, « Dossier Oulipo », n°398, 2001, p.38 ; Franco Ricci, Painting with Words, Writing with Pictures. Word and Image in the Work of Italo Calvino, p.108. 66 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.134.

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composante67. Nous aurions là trois des sommets d’un carré (les tarots, le récit métaleptique, le

genre textuel) que la contrainte viendrait compléter, puisque la postface auctoriale présente à

plusieurs reprises l’écriture à contraintes comme l’élément supplémentaire qui donne à la fois

sens et signification à sa poétique68.

De la métalepse au métatextuel : le sujet sous contrainte(s)

Poursuivant sa réflexion sur les formes de métatextualisation de la contrainte dans le

champ des littératures à contraintes, Frank Wagner propose une position à rebours des idées

reçues en matière de distanciation de l’auteur par le dispositif d’écriture à contraintes : dans un

texte hyperformaliste, c’est « la part de l’intime » qui ressortirait des textes construits à partir

de contraintes formelles, souvent considérés comme des textes-machines ou des exercices

d’écriture, catégorisés, quant à eux, par leur « impersonnalité »69.

Par son prosélytisme et son didactisme affiché par l’organisation fréquente d’ateliers

d’écriture et la régularité de leurs lectures publiques, l’Oulipo n’est pas étranger à cette

confusion. Notamment Raymond Queneau dont le péritexte de Cent mille milliards de poèmes

(1961) a inscrit ce recueil de poésie combinatoire dans le paradigme de la littérature-machine70.

Texte prodrome de l’Oulipo, sa publication a eu un effet boule de neige. Ce texte a pourtant été

le seul texte de Queneau à parler péritextuellement de son échafaudage de contraintes. Queneau

67 Notamment la loi de permutabilité du conte selon l’analyse structurale de Vladimir Propp (Morphologie du conte suivi de « Les transformations des contes merveilleux » et de E. Mélétinski « L’étude structurale et typologique du conte », tr. Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov, Claude Kahn, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1970 [1965], 254 p.). 68 Dans Le château des destins croisés, l’écriture à contraintes est présentée comme un recours (« Il fallait une nécessité générale de construction, qui conditionne l’imbrication de chaque histoire dans les autres ou bien tout cela était gratuit », p.137) mais aussi comme un obstacle (« les contraintes et empêchements », p.138). Calvino envisage la construction comme un schéma, tantôt puzzle, tantôt plans, carrés, losanges, étoiles, cubes et polyèdres (« Le sens de mon travail, me disais-je, était ce qui lui imposait le schéma », p.138). 69 Frank Wagner, « Le Sujet sous contrainte(s) », dans Le roman français au tournant du XXIe siècle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p.432. 70 L’épigraphe fait référence aux machines de Turing transposées dans le domaine littéraire ; la préface est intitulée « Mode d’emploi » ; la rencontre entre le genre textuel et la combinatoire serait de l’ordre d’un anti-lyrisme ; le succès de l’ouvrage dans le domaine informatique, etc.). Dans notre second chapitre, nous avons démontré que sous un discours de surface hyperformaliste, le texte-puzzle mettait en place une forme d’interaction programmée et constante (péritexte et texte) entre l’écriture et la lecture, c’est-à-dire selon Wagner, le sujet sous contrainte(s).

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est d’ailleurs connu pour un auteur qui a « la pudeur de la contrainte »71. En effet, aux côtés du

péritexte de Cent mille milliards de poèmes, dont le titre ne pouvait pas passer inaperçu

(« Mode d’emploi »), on ne retrouve guère qu’une occurrence épitextuelle de l’utilisation des

contraintes formelles, à propos de la « structure circulaire » de ses trois premiers romans (Le

chiendent, Gueule de Pierre, Les derniers jours)72. On retrouve également une occurrence

génétique pour les manuscrits de Morale élémentaire. Le propos ne semble d’ailleurs pas

intéresser Queneau, puisqu’entre les deux temps de publication de Morale élémentaire a été

retiré l’échafaudage formel de ce texte73. En regard de toutes les œuvres publiées par Queneau,

la récolte est donc bien maigre mais elle est en cela pertinente pour les questions du

« subjectif » et du « provisoire » que pose Wagner dans la problématique du « sujet sous

contrainte(s) »74.

Dans le domaine des formes littéraires, Jean Rousset n’a-t-il pas mis en garde contre « la

tentation qui mènerait à concevoir schématiquement la création sur le mode mécanique ou

artisanal »75 ? Si l’Oulipo se targue, en tant qu’ouvroir, de faire de et dans l’artisanal et que

Queneau a toujours dit ne pas avoir de « mécanique propre », les oulipiens ont communément

récusé faire dans le gratuit : le geste oulipien est « un défi au hasard »76. Dès lors, « la surprise

du lecteur est d’abord le fruit d’un travail d’exploration de l’auteur, la récompense d’une

71 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.88. 72 Raymond Queneau, « Technique du roman », dans Bâtons, chiffres et lettres, éd. revue et aug., Paris, Gallimard, coll. « Idées-NRF », 1965 [1950], p.28. 73 Voir à ce sujet les « Notes et variantes » de Morale élémentaire établies par Claude Debon pour l’édition en Pléiade des œuvres complètes de Raymond Queneau (notamment la page 1466). 74 Frank Wagner, « Le Sujet sous contrainte(s) », p.432. 75 Jean Rousset, Forme et signification : essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1964, p.vi. 76 Raymond Queneau, « Conversations avec Georges Ribemont-Dessaignes », dans Bâtons, chiffres et lettres, p.38 ; Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le castor astral, 2006, p.29. La « mécanique propre » peut se comprendre aussi comme la porte ouverte aux clinamens (le défaut dans la structure), ou bien comme la propre mécanique de l’auteur. La suite de la citation (« j’ai celle de tout le monde ») encourage à la deuxième interprétation mais l’antéposition du nom sur l’adjectif « propre » a pour effet de rendre possibles les deux interprétations.

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sélection parmi d’autres options »77. C’est pour cela que derrière le jeu souvent mathématisé

des auteurs oulipiens, Wagner a raison de ne pas oublier qu’il y a le « je » de celui qui joue.

Ainsi, lorsqu’on écrit à partir d’une combinatoire, ce qui ressort n’est pas la mécanique plus ou

moins bien huilée de l’ensemble, mais les choix qui ont été privilégiés parmi les différents

choix possibles, et ces choix sont bien faits par quelqu’un, en l’occurrence l’auteur qui exploite

tous les possibles des contraintes qu’il s’est imposées.

On retrouvait cette idée dans l’étude sémiotique de Maria Corti portant sur la première

version du Château des destins croisés d’Italo Calvino, et qui fait encore aujourd’hui référence

pour l’étude du texte, comme pour les études calviniennes en général. Pour Corti, le rapport

constamment surdéterminé dans le texte entre le choix et le « non-choisi » des récits contribue à

faire ressortir la « compétence de l’artiste » :

Parfois l’écrivain accentue la polyvalence du signe de la cartomancie moyennant une phrase interrogative ou hypothétique où nous voyons qu’il s’interroge sur la signification d’un des signes de la série. En d’autres termes, il arrive que le rapprochement des cartes ne présente aucune difficulté et se prête à une exégèse prévisible, alors que parfois au contraire le rapprochement bute contre l’obstacle de l’ambiguïté ; la succession narrative, intentionnellement interrompue, donne naissance à un moment de suspension où tout est possible.78

On retrouve cette idée dans l’étude de Wagner pour qui « les particularismes personnels

et les préférences intimes régissent toutes les étapes de l’écriture à contrainte(s) »79. C’est

pourquoi, pour paraphraser Rousset, la création peut être une fabrication, à condition que celle-

ci soit vue en deux temps : la fabrication d’un texte et la construction de soi, et que le soi y

définit aussi bien l’auteur que le lecteur : « Le sujet sous contrainte(s), c’est certes celui qui

écrit, mais aussi ou plutôt tous ceux qui tiennent le livre entre leurs mains » (438). Il y a un

sujet auteur et un sujet lecteur, pour un seul texte.

77 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.29. 78 Maria Corti, « Le jeu comme génération du texte : des tarots au récit », p.40-41. 79 Frank Wagner, « Le Sujet sous contrainte(s) », p.433.

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La posture ludique de l’Oulipo ne se comprend d’ailleurs que dans l’idée d’un jeu

entendu comme « un construit humain », que Jacques Henriot a explicité tout au long d’un

ouvrage tout à fait éclairant, mais force est de constater qu’il a été négligé par les études sur le

jeu80. On retrouve cette notion également dans une autre étude de Wagner consacrée à la

réception des textes à contraintes :

Afin de se prémunir contre la tentation d’un « objectivisme théorique » difficilement tenable lorsqu’il est question de la lecture, il importe de rappeler que les nombreuses isotopies du texte littéraire, dont il vient d’être question, ne relèvent pas tant du donné que du construit, ou si l’on préfère du reconstruit.81

Ainsi, dans ce jeu difficile du face à face avec ses propres possibles d’auteur et de

lecteur, l’écriture à contraintes évolue dans le cadre de « l’identité composite du narratif », dans

l’espace qui se crée entre le « game » (le jeu) et le « playing » (la manière de jouer)82. Le sujet

configure des « identités narratives obliques et plurielles » dans lesquelles les « écrivains se

construisent au présent de l’écriture à contrainte(s) » et les lecteurs dans le présent de la lecture

(434). C’est le sujet qui joue et qui instaure par le jeu une distance avec son propre « je ».

Alors dans les deux artifices narratifs que représentent le métatextuel et la métalepse,

n’aurions-nous pas un de ces ponts que l’auteur oulipien bâtit entre le culturel et l’individuel ?

À la suite de la réflexion de Wagner, nous posons donc l’hypothèse que la pratique

métaleptique actualise une des ruses et détours de l’intime dans le texte formel. Tandis que le

métatextuel opère à un niveau de lisibilité du récit, la métalepse serait un outil de la visibilité

d’une figure auctoriale dans le texte83. En cela, la métalepse est un outil narratif au service de la

métatextualisation de la contrainte.

80 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.285. 81 Frank Wagner, « Pannes de sens. Apories herméneutiques et plaisir de lecture », p.187. 82 Frank Wagner, « Le Sujet sous contrainte(s) », p.433 et 434. 83 « La métalepse n’est donc ici que la partie la plus visible d’une bien plus vaste entreprise de contestation métatextuelle » (Frank Wagner, « Glissements et déphasages. Notes sur la métalepse narrative », p.241).

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206

La dialectique texte/péritexte

Dans la deuxième partie du texte, dont le récit-cadre s’intitule « La taverne », la

structure narrative est plus complexe, même si elle présente également sept histoires :

« Histoire de l’indécis » (1), « Histoire de la forêt qui se venge » (2), « Histoire du guerrier

survivant » (3), « Histoire du royaume des vampires » (4), « Deux histoires où on se cherche

pour s’y perdre » (5), « Moi aussi je veux raconter la mienne » (6), « Trois histoires de folie et

de destruction » (7). Mais on voit que les sept récits indiqués par la « Table » comportent un

plus grand nombre d’histoires : 5 se divise en fait en 5.1 et 5.2, et 7 se divise en 7.1, 7.2 et 7.3.

Au total, sept récits mais dix histoires.

À moindre échelle, le procédé fait penser aux possibilités permutatives des vers de Cent

mille milliards de poèmes, à partir desquelles on passe d’un système binaire (les 14 vers des 10

sonnets-géniteurs) à un nombre de combinaisons encadré par les règles poétiques transmises

partiellement dans le « Mode d’emploi ». Ainsi, en suivant le fil narratif offert par la formule de

rimes, il a fallu établir un système de numérotation des vers qui permet de se repérer dans la

combinatoire de sonnets (des sonnets-géniteurs aux sonnets dérivés. Par exemple la

combinaison [8.5] et [8.7] révèle l’importance du choix des mots-rimes : « L’un et l’autre a

raison non la foule insoumise/L’un et l’autre a raison non la foule imprécise », sans lesquels ici

les vers seraient identiques ; ce qui est une impossibilité de la structure contrainte que l’auteur

s’est imposée et qu’il explique (partiellement) dans le « Mode d’emploi ». Rappelons que dans

la numérotation à deux composantes, le premier chiffre est celui indiquant le numéro du sonnet-

géniteur (8) et le deuxième la position du vers dans le sonnet (5 ou 7). Il s’agit donc des vers 5

et 7 du sonnet 8.

Comme dans Cent mille milliards de poèmes, c’est encore le péritexte auctorial qui a

pour fonction de dire le lien entre les deux parties du texte : « Le tableau, avec ses 78 cartes,

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que je donne pour le plan général de la Taverne n’a pas la rigueur de celui du Château »84.

Mais au lieu de montrer les liens entre les deux textes (de quel tableau s’agit-il ? Les deux

grilles des cartes de tarot présentées dans le texte ?), le péritexte met l’accent sur le changement

de paradigme entre les deux parties du texte. Pour la première partie du texte, le discours

auctorial insiste sur la facilité créative : « Il me fut facile de construire de cette façon la croix

centrale des récits de mon “carré magique” » (136) ; « ligne droite » (139) ; « parcours

réguliers » (139). Pour la deuxième partie du texte, le discours auctorial se polarise autour de la

difficulté: « le fruit d’une genèse tourmentée » ; « labyrinthe » ; « Est-ce que je devenais

fou ? » ; « influence pernicieuse », « vertige », « je décidais d’abandonner », « absurde »,

« perte de temps », « sables mouvants », « je m’enfermais », « obsession maniaque » (139).

L’effet de rapidité est ici conséquent puisque toute cette isotopie du tourment tient en une seule

page, venant tempérer la facilité d’écriture de la première partie du texte, tout en montrant les

difficultés de la théorisation du projet lors de sa mise en pratique : « Il était absurde de perdre

davantage de temps dans une opération dont j’avais déjà exploré les possibilités implicites et

qui n’avait de sens que comme hypothèse théorique » (139). Il est question ici de la

confrontation de l’auteur avec la contrainte. Ainsi, par le nombre de références qui lui est faite,

le discours auctorial nie la difficulté en en faisant « un lieu d’expression privilégié du

pulsionnel »85. La lisibilité péritextuelle du sujet sous contrainte(s) est une forme de modalité

connotative. L’effet est cathartique, puisque l’auteur représente son travail artisanal par une

figure obsessionnelle. Mais l’effet est aussi comique car la description de la pulsion se

transforme en caricature par un double effet d’accumulation et de prolifération des termes. Le

jeu de langage est utilisé comme un exutoire de soi qui permet la mise à distance de la pulsion

par le rire. En effet, puisque l’auteur est le seul à s’être imposé cette difficulté, mieux vaut rire

84 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.139. 85 Frank Wagner, « Le Sujet sous contrainte(s) », p.434.

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de la situation que s’en lamenter. Si les études génétiques ont montré qu’il est difficile de

penser un texte en terme de version finalisée, du moins faut-il arriver à s’en séparer, ce que le

péritexte auctorial parle en terme de déni :

Si je me décide à publier la Taverne des destins croisés, c’est avant tout pour m’en libérer. Aujourd’hui encore, alors que le livre est en épreuves, je continue de le retoucher, de le démonter, de le récrire. C’est seulement lorsque ce volume aura été fabriqué que j’en serai sorti une fois pour toutes ; du moins je l’espère.86

Par effet d’ironie, le péritexte remplit sa fonction de présentation du texte qu’il

accompagne, puisque cette édition du Château des destins croisés est agrémentée de « La

taverne ». Ainsi, il faut donner envie de lire la deuxième partie du texte à ceux qui ont déjà eu

le loisir de lire la première version du texte. Le discours de la contrainte est donc chargé de

mettre en relief les liens entre les deux textes, et la nature de ces liens, présentés comme une

inversion entre l’un et l’autre, afin de les rendre à la fois autonomes et complémentaires.

Dans cette différence entre les deux parties du texte, il est en effet aisé de voir un

mécanisme d’appât du lecteur, qui, s’il joue le jeu, va chercher à démonter les mécanismes, voir

à sortir du labyrinthe textuel dans lequel l’auteur dit s’être laissé enfermer. Le recueil, vendu au

lecteur sur le mode de la tourmente par le discours postfaciel, présente en fait l’« esthétique de

la complicité » oulipienne dont la dialectique entre auteur et lecteur modèle est celle d’une

« attente [qui] se double d’une attention, et la réception d’une complicité partagée »87. On peut

alors considérer la postface comme un mode d’emploi du texte selon un mode de lecture

multiple : le travail de l’artisan précis, bien cousu (« Le château »), le travail du savant fou,

décousu (« La taverne ») et le discours du joueur qui alterne entre les différentes possibilités

narratives (Le château des destins croisés). Cette interprétation est mieux corroborée que le

mobile de complexification du projet par l’ajout de seulement cinq cartes entre les deux parties

86 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.139-140. 87 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.53.

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du texte : la grille des cartes de tarot du « Château » comporte 73 cartes alors que la grille des

tarots de « La taverne » en comporte 78. On a pourtant vu que la contrainte numérique était une

des raisons du choix calvinien d’utiliser les tarots Visconti et Marseille car tous deux possèdent

le même nombre de cartes (78). Nous avons donc ici le lieu d’un clinamen mais aussi d’une

jointure entre les deux grilles de tarots : il y a cinq cartes manquantes dont deux non reproduites

dans « Le château » et trois espaces libres dans la grille de « La taverne ». On pourrait pister ces

cinq cartes absentes et se demander pourquoi Calvino n’a pas utilisé ces cartes. L’ancienneté du

jeu n’est pas une réponse car si l’on sait que certaines cartes du Visconti se trouvent dans des

lieux inconnus des bibliothèques mais pas forcément des collectionneurs ou autres mystiques,

le péritexte précise que cela n’a pas empêché leur utilisation dans le récit, c’est simplement la

reproduction qui n’a pu en être faite :

Quelques cartes du jeu de Bembo ont été perdues, dont deux très importantes pour mes narrations : Le Diable et La Maison-Dieu. Là où ces cartes sont appelées par mon texte, je n’ai pu par conséquent mettre en marge l’image correspondante.88

La métatextualisation de la contrainte se fait ici sur le mode dénotatif du recours au

clinamen, mode de la fabrique non-mécanique oulipienne ; le jeu inscrit et visible dans la

mécanique même.

Dans la deuxième partie du texte, on retrouve ce passage de la thématique de la facilité à

celle du tourment. Dans les « Deux histoires où on se cherche pour s’y perdre », c’est d’abord

la sérénité qui marque la fin du récit : « Le noyau du monde est vide, le principe de ce qui se

meut dans l’univers c’est l’espace du rien, ce qui existe se construit autour d’une absence, au

fond du graal il y a le tao » (107). Mais cet état ne dure pas, et le tourment reprend le dessus.

Ainsi le récit des « Trois histoires de folie et de destruction » s’achève par l’idée du

88 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.133.

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« désastre », qui est en même temps l’explicit du texte (131). Le péritexte fait donc écho au

texte, comme une redite, à partir d’un autre mode discursif.

Si nous insistons sur les échos entre les récits enchâssés et le péritexte auctorial

postfaciel, c’est parce qu’ils rappellent les mécanismes de la pratique métaleptique : les notions

d’amplitude et de fréquence de Wagner, la notion de récursivité de Ryan, la thématique des

récits. Ainsi, entre les quatre premiers récits enchâssés (« Histoire de l’indécis », « Histoire de

la forêt qui se venge », « Histoire du guerrier survivant », « Histoire du royaume des

vampires ») et les deux derniers (« Deux histoires où on se cherche pour s’y perdre » et « Trois

histoires de folie et de destruction »), le texte déploie une combinatoire narrative, dans laquelle

le narrateur ménage des moments de pause dans le récit, notamment pour différer son propre

récit.

Pratiques métaleptiques dans les récits du Château des destins croisés

Pour étudier les formes métaleptiques dans le texte calvinien, nous avons découpé notre

analyse en fonction des niveaux narratifs du récit : les récits-cadres (un texte sans image), les

récits enchâssés (relation linéaire du texte et de l’image) et ce que nous avons appelé les récits

métaleptiques (relation ergodique entre le texte et l’image).

Des récits-cadres aux grilles de cartes

Les récits-cadres représentent l’incipit de chaque partie du texte89. Ils marquent aussi le

début de chaque partie de tarot. Ainsi une partie du texte se déroule le temps d’une partie de

cartes, c’est-à-dire dans le temps où chaque convive raconte son récit et que tous les tarots sont

utilisés de façon à aboutir à une grille de cartes qui fait office de matrice des récits. Ainsi les

récits-cadre commencent une partie de cartes et les grilles les terminent. Les deux sont reliés à

89 Les deux récits-cadres s’intitulent « Le château » (p.9-12) et « La taverne » (p.59-61).

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un même niveau narratif par le mécanisme de la combinatoire texte/image qui opère à différents

niveaux narratifs.

Le premier récit-cadre marque une double entrée dans le récit et dans le texte. Il est en

cela plus détaillé que le second récit-cadre, intitulé « La taverne », à qui revient seulement la

fonction de lancer une nouvelle partie de cartes. Mais l’un et l’autre ont un rôle précis dans le

texte. Ainsi, comme pour marquer d’emblée leurs différences, le mode narratif change dès leur

incipit : de « je franchis un pont-levis vermoulu » (9), on passe à « nous voici hors du noir »

(59). Dans le « Château », le narrateur arrive seul et rejoint des convives qui ont subi le même

sort que lui : au cours de la traversée mouvementée d’une forêt ont lieu toutes sortes d’épreuves

(« rencontres, apparitions, duels ») qui ont causé à chacun la perte de la parole. Le narrateur au

statut autodiégétique a subi le même sort. Dans la « Taverne », les convives arrivent ensemble,

d’où l’utilisation de la première personne du pluriel qui marque la continuité du premier récit :

les convives du premier récit-cadre ont déjà achevé ensemble une partie de cartes. La seconde

partie du récit s’ouvre sur la mise en place d’une nouvelle partie de cartes. Le commencement

de chaque partie se déroule en fonction d’un code précis, suivant le modèle du rituel : la sortie

d’un lieu « touffu » ou « noir » et l’arrivée dans un lieu de refuge (château/taverne), la

familiarisation avec les lieux (description) et la prise de conscience de l’impossibilité de parole

de tous les convives, la présence de mets et de boissons, un jeu de cartes de tarot à partir duquel

les convives vont proposer leur histoire et le narrateur en disposer.

La symétrie semble parfaitement orchestrée entre les deux parties du texte. Pourtant,

entre l’avant (l’épreuve de la forêt) et le pendant (le séjour au château), le miroir est bien un

miroir déformé. On retrouve ici l’indice métonymique de contiguïté qui définit la métalepse

rhétorique selon Aquien et Molinié. Les deux incipit suivent un même code, mais ils s’en

démarquent aussitôt pour suivre leurs propres embranchements. Ainsi, pour « Le château »,

l’entrée se fait dans un lieu « obscur », « vaste », éclairé par des « chandeliers » (9). Celui de

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« La taverne » se fait dans la « fumée » qui se dégage des flammes des « chandelles » qui se

consument (59). Le déroulement du premier récit semble alors s’être écoulé dans le temps où

les chandelles se sont consumées, au même titre que les convives, d’abord « tous beaux de leur

personne et vêtus avec une élégance recherchée » (10), puis «bien et mal habillés, épouvantés,

épouvantables à voir, tous avec des cheveux blancs, jeunes et vieux » (60). La première

fonction du récit-cadre est de situer le récit dans le domaine de l’obscur et donc de

l’inexplicable, dans lequel le seul point de repère est la notion du temps qui passe. L’ésotérique

n’est pas loin, en filigrane.

Dans « Le château », le narrateur se confronte d’emblée à l’inexpliqué par une

interprétation des lieux en deux temps « contradictoires » (10) : l’apparence d’une « cour

fortunée » (9) mais aussi l’apparition d’un faux-semblant, en fait un « relais » (10) dont l’hôte

et l’hôtesse « avaient fini par se prendre pour les suzerains de quelque fastueuse cour » (10). Le

narrateur se dit d’ailleurs face à un « spectacle » (9) dont tous les acteurs sont figés, en attente

de celui qui pourra faire le récit de leurs aventures et animer par là-même les personnages

présents (« je m’étais assis à l’unique place laissée libre »). Ainsi, c’est lorsque le narrateur

vient rejoindre les convives autour de la table de dîner que commencent les festivités muettes :

le déroulement du repas, suivi de l’apparition du jeu de tarots. L’effet est envoûtant, les

convives se familiarisent avec les cartes (« nous »), les « éparpillent » avant que l’un d’eux

commence le processus des récits enchâssés (12). Ainsi, entre le début et la fin du premier récit-

cadre, on est passé du « je » au « nous » et à un autre « je », signe du construit et du reconstruit

wagnérien.

D’un récit-cadre à l’autre, les convives sont devenus familiers des lieux, on passe bien

d’un château à une auberge comme les deux interprétations contradictoires du premier récit le

laissait entendre, signe de la cohérence sémantique de l’ensemble. En conséquence, le

deuxième récit-cadre se fait plus bref puisqu’il se déroule sur trois pages au lieu de cinq :

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l’univers étant familier, il n’est plus nécessaire de le détailler. Ainsi, de la description des

décors somptueux, il ne reste plus que des dessins sur les tables représentant les suites des

cartes de tarot (bâtons, épées, deniers, coupes) associés aux motifs des histoires de la première

partie du texte (la forêt, les duels, l’or, les mets) dont les couleurs rappellent celles des codes de

couleur des tarots de Marseille (jaune, bleu, blanc, rouge), auxquelles sont ajoutées les deux

couleurs dominantes de la première partie du texte : le vert de la forêt et le noir de l’obscurité

dans le récit-cadre qui annonce la noirceur thématique des récits, la forêt est elle-même

« touffue », mais aussi le noir qui opère un contraste en inscrivant la trace de l’écriture sur la

page blanche90.

Les cartes sont omniprésentes dans le deuxième récit-cadre. De leur découverte lente et

minutieuse dans la première partie du texte à celui qui finalement se décidait à se présenter

comme « je », le récit passe maintenant à une situation de désordre où chacun veut les cartes

que l’autre prend : « nous nous arrachons les cartes des mains, et nous les éparpillons sur la

table » (61). De l’ordre au désordre, on retrouve pourtant le même verbe « éparpiller ». Ce sont

les grilles de tarots qui ont pour fonction de ramener l’ordre dans le récit-cadre : en figurant une

mise à plat des récits et de leurs croisements, les grilles proposent une interprétation des récits,

non plus un à un, mais cette fois-ci regroupés dans un ensemble : de l’éparpillement des cartes à

leur configuration et à la configuration des récits (Fig.16) :

90 « Le jaune pour l’intelligence, le bleu, état mystique, le rouge, la passion et le blanc, le néant. » (Danièle Giraudy, Jeu de Marseille. Autour d’André Breton et des Surréalistes à Marseille en 1940-1941, p.75)

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Figure 17 : Les deux grilles des cartes de tarot (Visconti et Marseille) dans Le château des destins croisés.91

De l’une à l’autre grille du « Château », la configuration n’est pas la même, même si

chacune représente explicitement les douze convives situés autour de la table à partir des cartes

qui leur sert d’identification. Dans la grille de gauche, les douze convives sont désignés par les

cartes avec lesquelles ils s’identifient, procédé démarreur du récit. Dans la grille de droite, ils

sont en revanche nommés. Parmi ce deuxième groupe de douze convives, la présence de

l’auteur surprend mais fait écho au treizième convive présenté en surplus dans la grille de

gauche (en bas à droite), qui n’est autre que la carte par laquelle le narrateur s’est présenté (le

Sept de Bâtons). Ainsi d’une grille à l’autre, on a perdu un convive, justement le narrateur du

récit. C’est un indice visuel de la métalepse d’auteur, puisque ce dernier s’est substitué au

91 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.46 et 108.

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narrateur dans la deuxième partie du récit. L’effet est encore métonymique : de l’hôte des

convives, dont le narrateur intradiégétique, à l’hôte des récits qui n’est autre que le narrateur

extradiégétique, ici représenté sous une figure auctoriale.

La disposition des convives autour des deux tables marque le signe d’une configuration

arborescente des récits : à partir des cartes identificatoires se construisent les différents

embranchements entre les récits, jusqu’aux cartes centrales qui sont celles les plus souvent

utilisées. Il est intéressant de remarquer le vide au centre de la deuxième grille. Serait-ce le

signe de la disparition du narrateur ou un écho au récit de Perceval :

Le noyau du monde est vide, le principe de ce qui se meut dans l’univers c’est l’espace du rien, ce qui existe se construit autour d’une absence, au fond du graal il y a le tao. Et il montre le rectangle vide, au centre, qu’entourent les tarots.92

Peut-on envisager que le narrateur de la première partie du texte et Perceval, présent

dans la deuxième partie du texte, soit le même personnage ? Le narrateur-observateur du

premier récit-cadre nous avait déjà mis sur la piste de Perceval. En effet, tout comme Perceval,

il se plie aux directives du « châtelain » ou de « l’hôte » (11) qui dirige les opérations : le

déroulement du dîner, le commencement de la partie de cartes. Le silence du dîner et

l’impossibilité de poser des questions montre un Perceval à qui il n’est plus donné la possibilité

de poser des questions, dont le destin n’est plus que de goûter aux bons mets des hôtes

mystérieux, ce qui n’est déjà pas si mal. Dans la deuxième partie du texte, on sait que

Perceval/Parsifal n’est pas le narrateur puisque son histoire est suivie dans la deuxième partie

du texte par une autre qui s’intitule « Moi aussi je veux raconter la mienne ». Le narrateur

venant de raconter le récit de Perceval qui s’est identifié aussi au Cavalier d’Épée, ce dernier

n’est pas celui qui prend en charge le « je » du récit, mais il en est une figure possible, comme

le montre le fait que le deuxième récit métaleptique utilise aussi cette carte.

92 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.107.

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Ainsi, les récits-cadres sortent de l’ensemble du texte car ils sont les seuls à ne pas

comporter d’images. Celles-ci arrivent dans un deuxième temps du récit. Les récits-cadres

peuvent en fait être considérés comme l’incipit des deux récits (« Le château » et « La

taverne »), les grilles constituent l’explicit des récits-enchâssés. Elles font le lien entre le récit

(cadre et enchâssé) et une nouvelle transgression du seuil d’enchâssement : le récit métaleptique

(des deux narrateurs). Dans la combinatoire image/texte, ce sont les images qui génèrent le

texte. Les grilles montrent un procédé inverse : elles représentent un schéma à plat des récits de

chaque partie du texte. La relation se fait cette fois-ci du texte à l’image. Des récits-cadre qui

contiennent les grilles aux récits enchâssés, on passe d’une lecture paradigmatique (croisement

des récits) à une lecture syntagmatique (linéarité).

Les récits enchâssés

Dans la première partie du texte, sept histoires sont narrées : « Histoire de l’ingrat

puni » (1), « Histoire de l’alchimiste qui vendit son âme » (2), « Histoire de l’épouse damnée »

(3), « Histoire du voleur de tombes » (4), « Histoire de Roland fou d’amour » (5), « Histoire

d’Astolphe sur la lune » (6), « Toutes les autres histoires » (7). Leurs titres montrent une

différence de paradigme : les quatre premières désignent des archétypes (l’ingrat, l’alchimiste,

l’épouse, le voleur) auxquels sont respectivement attribuées différentes fonctions dans le récit

(puni/qui vendit son âme/damnée/de tombes). Les deux histoires suivantes désignent des

références explicites à la réécriture du Roland furieux dont Calvino fut un grand amateur et un

spécialiste93. La dernière est celle qui devrait être le récit du narrateur (métalepse rhétorique)

93 Il publia notamment une édition commentée du Roland furieux, à la suite de son étude de « La structure du Roland furieux », écrite en 1974 à l’occasion du Ve centenaire de la naissance de l’Arioste, un an après la publication conjointe du « Château » et de « La taverne » (Italo Calvino, La machine littérature : essais, p.131-140). « Dans la littérature italienne du vingtième siècle, rarement un auteur classique n’a été l’objet d’une prédilection aussi tenace et persévérante de la part d’un écrivain contemporain, comme l’a été l’Arioste de la part d’Italo Calvino: tout au long de sa carrière littéraire, la lecture du Roland furieux a été une expérience de découverte et de confrontation critique, toujours renouvelée, qui s’est répercutée en profondeur sur son activité

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mais elle ouvre en fait sur la relecture des suivantes. L’effet est double : défamiliarisation pour

le lecteur et artifice métatextuel sous forme de métalepse ontologique. Le narrateur signale ainsi

le retour au récit-cadre, qui est le sien :

La tâche de déchiffrer les histoires une à une m’a fait jusqu’à présent négliger la particularité la plus saillante de notre mode de narration, à savoir que chaque récit court à la rencontre d’un autre, et tandis qu’un des convives progresse sur sa lancée, un autre parti de l’autre bout avance en sens opposé, puisque les histoires racontées de gauche à droite ou de bas en haut peuvent aussi bien être lues de droite à gauche ou de haut en bas, et vice versa, si on tient compte du fait que les mêmes cartes, en se présentant dans un ordre différent, changent de sens, et que le même tarot sert dans le même temps à des narrateurs qui partent des quatre points cardinaux.94

Le narrateur révèle pour la première fois le modus operandi du croisement et

l’importance des déplacements dans la relation texte/image.

Dans les récits enchâssés, quelles étaient les indications de ces changements et des

déplacements des récits à partir des quatre points cardinaux ? On les retrouve dans les

séquences récapitulatives des cartes qui ponctuent chaque récit enchâssé de la première partie

du texte95. En effet, entre les récits linéaires et la grille des cartes, la première partie du texte est

doté d’une étape intermédiaire dans la configuration des récits : les séquences qui récapitulent

les cartes utilisées dans chaque récit enchâssé. Elles peuvent être superposées dans la première

grille. Leur absence dans la deuxième partie du texte montre que celle-ci fonctionne sur un

mode de lecture plus autonome que la première.

La présence conjointe des séquences et des grilles sont le signe d’une propriété

topologique du texte calvinien :

Les récits tabulés se lisent comme on lit une carte (routière) : tout est là en même temps, mais seul un labyrinthe mesuré en permet l’exploration, la lecture, l’orientation : ainsi

créative » (Paolo Grossi, « Calvino et l’Arioste : Notes en marge », dans Italo Calvino le défi au labyrinthe, sous la dir. de Paolo Grossi et Silvia Fabrizio-Costa, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1998, p.130). 94 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.47. 95 Notons l’absence de symétrie entre les deux parties du texte en ce qui concerne les séquences récapitulatives des cartes puisque la seconde partie du texte ne présente aucune carte.

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de la topologie du texte, où l’on peut chercher ses points de repère, ou suivre des instructions plus ou moins péremptoires.96

Pour le sémioticien Gérard Genot, le texte calvinien se définit en fonction d’un

croisement entre le linéaire (les fonctions dans les récits) et l’ergodique (les configurations ou

croisements entre les récits). Dès lors, chercher à lire la contrainte dans le texte comme une

trace de la poétique auctoriale et comme un écho entre le texte et son péritexte, c’est lire le

métarécit des récits, dont les séquences récapitulatives sont des indices de modalité connotative

(écriture et lecture programmée). Selon Genot, les points d’inflexion spatiale sont les lieux qui

marquent « un changement de sens de la ligne du récit » (790). En cela, ils sont des indices

métatextuels de la matrice textuelle. puisqu’elles peuvent individuellement s’y superposer, et en

cela trouver leur place dans le dispositif textuel.

Pour l’oulipien Claude Berge, la topologie est « l’étude des formes qui ne sont pas

rigides », ce qui différencie selon lui la topologie de la géométrie, comme le montre aussi le

péritexte auctorial du Château des destins croisés qui dit s’être perdu dans la résistance des

formes géoétriques97. Le fait que le niveau intermédiaire entre la configuration des micro-récits

et le récit-cadre ne figure pas dans la deuxième partie du texte montre un changement dans la

modalité de programmation lectorale entre les deux parties du texte : sur le mode accompagné

pour la première partie (dénotatif), sur le mode autonome pour la deuxième (connotatif). Les

séquences récapitulatives sont un outil de transmission de la poétique auctoriale contrainte.

En ce qui concerne la première partie du texte, les cartes y sont représentées selon un

schéma, en lignes ou en colonnes, qui change de sens à chaque fois qu’un nouveau récit

enchâssé commence. Le sens est déterminé par les cartes communes aux deux récits, à partir

96 Gérard Genot, « Le destin des récits entrecroisés. Italo Calvino, Il castello dei destini incrociati », p.792. 97 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.49. Berge désigne la topologie comme « l’étude des formes qui ne sont pas rigides », au contraire de la géométrie ; Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.137.

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desquelles le nouveau récit va se construire (cohérence de l’ensemble) : de gauche à droite, ou

de droite à gauche, de haut en bas ou de bas en haut. Par effet de rétroaction, c’est le récit du

narrateur qui permet de s’orienter dans les séquences de cartes, qui elles-mêmes permettent de

s’orienter dans la grille (Fig.17) :

Figure 18 : Les points d’inflexion spatiale selon Gérard Genot (« Le château.»).98 Sur ce schéma, chaque ensemble de flèches représente un récit. L’interruption entre les

deux flèches (le changement de ligne ou de colonnes) est le point d’inflexion spatiale de chaque

récit. Ces derniers peuvent comporter un point d’inflexion spatiale (I, II, III, V, VI) ou plusieurs

(IV). Le sens des flèches montre que chaque récit propose des « variations d’écriture-lecture »

(790). Le schéma met en évidence la discontinuité narrative des récits en fonction des lieux où

le récit s’interrompt. Ainsi la topologie permet de se repérer dans un texte envisagé par Genot

comme une sorte de « labyrinthe mesuré » (792). En ce qui concerne spécifiquement le texte

calvinien, le dispositif textuel est une première étape dans la mise à jour du système de

croisement des cartes (entre la linéarité et la grille) et des récits (du récit enchâssé à leur

entrecroisement).

98 Gérard Genot, « Le destin des récits entrecroisés. Italo Calvino, Il castello dei destini incrociati », p.791.

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En poursuivant la réflexion de Genot à tous les récits de la première partie du texte

(mode accompagné), mais aussi à la deuxième partie du texte (mode autonome), la notion

d’inflexion spatiale serait-elle en rapport avec le dispositif métaleptique ?

Figure 19 : Les points d’inflexion spatiale dans l’« Histoire d’Astolphe sur la Lune » et un des récits de « Toutes les autres histoires » (« Le château »).

Par effet de superposition, la figure 18 contextualise la topologie du récit de « L’histoire

d’Astolphe » sur la grille des tarots, ainsi que celle du récit métaleptique intitulé « Toutes les

autres histoires ». La mise en parallèle de ces deux schémas montre qu’une partie des cartes

sont communes entre les deux récits, ce que Genot appelle « les relations [implicites] »99. En

fait, le narrateur les rend ici explicites puisqu’il a soin de les désigner dans le récit : « Les

arcanes Chariot Amour Lune Fou (qui servait déjà au rêve d’Angélique, à la folie de Roland, au

voyage de l’Hypogriffe »100.

Ces cartes, qui sont toutes empruntées aux récits de la réécriture du Roland furieux, sont

au centre de la grille, c’est-à-dire le lieu de croisement le plus fort entre les récits. Dans le récit

99 Gérard Genot, « Le destin des récits entrecroisés. Italo Calvino, Il castello dei destini incrociati», p.793. 100 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.49.

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que le narrateur fait de « Toutes les autres histoires », il opère une lecture croisée des récits.

C’est la première et seule fois qu’il le fait dans la première partie du texte. Du linéaire à

l’ergodique, le narrateur aurait-il changé de statut ? Puisqu’il est un convive parmi les autres

(statut autodiégétique), qui ne sait pas ce qui lui est arrivé pendant l’épreuve de la forêt, le

lecteur sait que le narrateur n’a pas un statut omniscient. Si le narrateur de « Toutes les autres

histoires » est le même narrateur que celui des récits étudiés par Genot, il semble pourtant être

omniscient dans le dernier récit de la première partie du texte. Qu’en est-il pour la deuxième

partie du texte ?

D’emblée, l’omniprésence des changements de sens dans les récits demandent un

ajustement topologique : des flèches représentant le déroulement des récits de la première partie

du texte, il ne peut que rester les points d’inflexion spatiale, les jointures. Le sens étant donné

par la suite numérique que l’on a superposée à la grille des cartes : de la première carte utilisée

(1) à la dernière (30). Voici ce que cela donne pour le premier récit de « La taverne des destins

croisés » (Fig.19) :

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Figure 20 : Les points d’inflexion spatiale dans l’« Histoire de l’indécis » (« La taverne »).

Le mouvement de zigzag observé pour le récit de « Toutes les autres histoires » (Fig.19)

s’accentue dans le premier récit de la deuxième partie du texte (Fig.18). Ce qui est

caractéristique dans ce nouveau schéma, c’est que le nombre des cartes utilisées fait circuler le

récit dans toutes les lignes horizontales de la grille des tarots. Du point de vue vertical, seule

une ligne est laissée libre, justement celle où commencera le prochain récit : la Reine de Bâton

de « La géante de la forêt ». Ainsi, la deuxième grille ménage de façon plus évidente le lieu de

croisement entre les deux récits qui se trouve être du côté où l’auteur est indiqué en périphérie

des cartes. Dans la deuxième partie du texte, l’absence des séquences récapitulatives offre donc

la plus forte occurrence métaleptique : l’auteur comme lieu de croisement des récits. Au lieu

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d’être une suite de la première partie du texte, la deuxième en serait une variation métaleptique,

un exercice de style du dispositif métaleptique.

Les récits métaleptiques

Nous désignons ainsi les récits qui sont disposés après la grille complète des cartes de

tarots. Dans la première partie du texte, l’incipit de « Toutes les autres histoires », marque un

retour au premier récit-cadre afin de commenter la grille des cartes :

La grille est désormais entièrement couverte par les tarots et les récits. Toutes les cartes ont été retournées sur la table. Même mon histoire y est comprise, bien que je ne sache plus dire laquelle c’est, tant est serré l’entrelacement de toutes à la fois. En fait, la tâche de déchiffrer les histoires une à une m’a fait jusqu’à présent négliger la particularité la plus saillante de notre mode de narration, à savoir que chaque récit court à la rencontre d’un autre, et tandis qu’un des convives progresse sur sa lancée, un autre parti de l’autre bout avance en sens opposé, puisque les histoires racontées de gauche à droite ou de bas en haut peuvent aussi bien être lues de droite à gauche ou de haut en bas, et vice versa, si on tient compte du fait que les mêmes cartes, en se présentant dans un ordre différent, changent de sens, et que le même tarot sert dans le même temps à des narrateurs qui partent des quatre points cardinaux.101 Le retour au niveau intradiégétique permet au narrateur de prendre du recul sur ce qui se

passe dans les récits métadiégétiques : un jeu de cartes à plusieurs dont les règles d’ordre et de

sens et les contraintes convergent vers le motif du croisement, par ailleurs annoncé en titre du

recueil (destins croisés) et en péritexte (« Château »/« Taverne »/ « Motel »). Les cartes de tarot

ne révèlent pas au narrateur son histoire, mais la lui contextualisent parmi six histoires

possibles (l’ingrat puni, l’alchimiste, l’épouse damnée, le voleur de tombes, Roland, Astolphe).

Dans les récits enchâssés, la narration hypothétique conserve aux récits le statut de possibles et

non de récits réels. Le narrateur n’a pas de certitude quant à son interprétation. Il fonctionne par

déduction, doute et probabilités. Parmi les différentes combinaisons possibles, il est donc

nécessaire de faire une opération de sélection. Opérons donc un recoupement de toutes les

cartes qui se croisent : la paire formée par l’As de Coupe et la Papesse entre les méta-récits 1 et

101 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.47 (Nous soulignons).

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2 et un carré formé par le Valet d’Épée, le Sept de Bâtons, le Sept de Deniers et l’Étoile entre

les méta-récits 2 et 3, où apparaissent deux carrés sémiotiques :

« Histoire de l’alchimiste qui vendit son âme » « Histoire de l’épouse damnée »

Lumière Ténèbres Scintillement Pâleur Ébloui Étoile Splendeurs Feux follets Étoile Cierge allumé

À partir de ces deux carrés et des deux lectures de la carte de l’Étoile, on constate

qu’entre les deux méta-récits s’installe une disproportion entre l’« euphorique » (Lumière,

Scintillement) et le « dysphorique » (Ténèbres, Pâleur) qui sont deux catégories courantes dans

l’analyse thymique102.

Le croisement des cartes marque encore un autre carré formé par la Mort, le Pape, le

Huit de Deniers et le Deux de Bâtons entre les méta-récits 3 et 4, mais aussi une absence de

croisement entre les méta-récits 4 et 5, puisque le paradigme change entre les archétypes des

méta-récits 1, 2, 3, 4 à la réécriture de l’Arioste dans les méta-récits 4 et 5, et enfin une paire

formée sans surprise par le Fou et l’Amoureux (les deux textes-sources du destin de Roland,

Roland amoureux et Roland furieux) entre les récits 4 et 5.

Possédant un nombre de douze cartes, ce récit se croise au lieu du croisement des récits

(As de Coupe, Papesse, Valet d’Épée, Sept de Bâtons, Sept de Deniers, l’Étoile, Mort, Pape,

Huit de Deniers, Deux de Bâtons, Fou, Amoureux) donne un nombre de cartes équivalent au

nombre de convives/joueurs présents autour de la table et des tarots, avec en plus le narrateur

figuré par le Sept de Bâtons dans la grille (12 + 1). Le narrateur principal ne fait pas son récit

métadiégétique mais le croisement de son récit avec les autres marque une métalepse

ontologique (généralisée à tous les récits). Avec la figure du croisement, la métalepse passe du

ponctuel (rhétorique) au général (ontologique), car c’est à partir des croisements de quatre

102 Louis Hébert, « Le carré sémiotique », dans Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com .

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cartes (parmi les 17 utilisées dans chaque méta-récit) que s’installe le lien entre les histoires

(passage d’une métalepse à une autre). Pour reprendre la terminologie wagnérienne, son

amplitude est maximale (dans tous les récits) mais sa fréquence est aussi ponctuelle.

Dans la deuxième partie du texte, le même schéma s’applique : la grille des tarots

précède l’histoire du narrateur, qui s’intitule « Moi aussi je veux raconter la mienne »103. Le

système narratif mis en place dans le recueil (Château/Taverne) bascule : le narrateur intra-

hétérodiégétique, narrataire des récits picturaux et de la gestualité des narrateurs seconds

devient extra-homodiégétique. Mais, une fois encore, une temporisation a lieu car, au lieu du

récit attendu correspondant au genre du cycle de contes où le narrateur devrait faire à son tour

le récit des aventures qui expliquerait sa présence parmi les convives de « La taverne », le

narrateur entame un autre récit qui prend l’écriture comme motif (sous le signe des Bâtons) à

travers les trois cartes qu’il a choisies pour le représenter (Fig.20) :

Figure 21 : le Cavalier d’Épée, L’Ermite et Le Bateleur (Tarots de Marseille).104

103 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.109-122. 104 La carte du Cavalier d’Épée a été téléchargée à partir du site www.tarot.com . Les deux autres (illisibles sur www.tarot.com) ont été téléchargées à partir d’un site consacré à la réédition toute proche (Octobre 2011) d’une édition millenium des tarots de Marseille, plus fidèle à son original, disponible partiellement à partir de l’URL http://tarot-de-marseille-millennium.com/tarot_edition_millennium.html. (Consulté le 29 août 2011).

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Plutôt que de faire le récit de ses aventures, il choisit de présenter l’aventure de son

écriture, dénonçant ainsi le procès de textualisation dont parlait Wagner à propos de la pratique

métaleptique. Ainsi, le Sept de Bâtons que le narrateur du « Château » a choisi pour le

représenter fait écho à la famille des Bâtons que choisit aussi le narrateur de « La taverne ». Par

le croisement de l’isotopie de l’écriture à travers le choix de la famille des Bâtons, une figure

auctoriale s’insère dans le texte, comme le montre la mention « L’auteur » dans la deuxième

grille des cartes. Le nom de Calvino comportant sept lettres, on est autorisé à y voir la marque

d’une figure auctoriale représentant l’auteur réel dans le croisement entre le « Sept de Bâton »

et « L’auteur ».

Comme dans « Le château », c’est le lieu d’un changement de règles du récit narratif qui

passe à la première personne :

J’ouvre la bouche, je veux articuler un mot, je gémis, ce serait le moment de raconter la mienne, il est clair que les cartes de ces deux-là sont celles de mon histoire aussi, l’histoire qui m’a conduit jusqu’ici, une série de mauvaises rencontres qui n’est peut-être qu’une série de rencontres manquées.105 L’absence des séquences de cartes dans « La taverne » rend la tâche de croisement plus

délicate. On y passe en effet de la suite des cartes à la grille mais il n’y a pas l’intermédiaire des

séquences. Contentons-nous donc de l’indication de la paire commune de la formule « ces

deux-là », qui renvoie par effet cataphorique aux deux histoires précédentes (« Deux histoires

où on se cherche pour s’y perdre ») qui comportent 31 cartes contre les 34 utilisées dans « Moi

aussi je veux raconter la mienne ». Il s’agit donc plutôt d’un triangle que d’une paire : 34 – 31 =

3. Le narrateur choisira en effet trois cartes pour le représenter, à la différence des autres

narrateurs qui s’identifient à une seule.

Dans « Moi aussi je veux raconter la mienne », au lieu du récit métadiégétique attendu

(le cadre spatio-temporel des aventures dans la forêt), le narrateur raconte l’aventure de son

105 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.108 (Nous soulignons).

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écriture de « La taverne ». Le mode hypothétique (« serait ») marque l’artifice narratif du

changement de niveau narratif. L’effet d’annonce est métaleptique : puisque le narrateur évite

le récit de ses aventures, c’est au narrataire extradiégétique (intermédiaire avec le lecteur réel)

de comprendre que l’effet d’annonce rétrospective est un mécanisme de rétroaction de la

lecture : le récit des aventures a déjà été dit dans les méta-récits de « La taverne » et il vient

aussi d’être lu dans le récit enchâssé précédent les « Deux histoires où on se cherche pour s’y

perdre ». Son récit est compris dans les autres récits, que l’on peut construire à partir des

croisements de cartes. Il y a une mise en abîme des récits, comme le suggérait le principe

héraldique des tarots Visconti.

L’effet est d’établir un nouveau paradigme de lecture des cartes, comme le montrent les

cartes de Bâton qui passent d’un outil thématique dans la diégèse (à la fois la forêt, le choix

face à un croisement et un outil pour résoudre une situation) à un outil extradiégétique, ici

l’écriture106. Si le narrateur raconte, c’est bien l’auteur qui écrit. Entre « Le château » et « La

taverne », on a changé de seuil narratif malgré que les voix narratives fusionnent par effet de

rétroaction.

La machine narrative change entièrement de niveaux : le système et ses opérations

basculent dans le niveau extradiégétique. L’effet n’est pas que ponctuel dans le récit : « lire »

les cartes correspond maintenant à l’opération récursive de les déchiffrer :

J’écarte un tarot, j’en écarte un autre, je me retrouve avec bien peu de cartes en main. Le Cavalier d’Épée, L’Ermite, Le Bateleur, c’est toujours moi tel que tour à tour je me suis

106 Ces trois éléments se retrouvent dans les deux parties du texte. Nous avons relevé 11 occurrences de la relation métonymique entre le bâton et la forêt (p.13, 14, 16, 21, 27, 30, 34, 72, 74, 89 et 124). Jean-Pierre Aubrit signale l’importance de la forme métonymique dans le récit bref, à la fois effet psychologique traduisant une obsession mais aussi un « point majeur d’articulation du développement narratif » (« Les vertus de la concentration », dans Le conte et la nouvelle, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2006, p.145). Nous avons relevé peu d’occurrences de la métaphore du croisement (p.28, 64) et sept occurrences de la métaphore de l’outil : (p.32, 65, 75, 87, 92, 93, 99). Sans surprise, l’isotopie de l’écriture s’insère à tous les niveaux du texte, effet autorisé par la métalepse ontologique.

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imaginé que j’étais cependant que je continuais d’être assis promenant ma plume sur la page de haut en bas.107

On retrouve ces trois cartes dans « Deux histoires où on se cherche pour s’y perdre » : le

Cavalier d’Épée y représente le personnage principal de la deuxième histoire , où l’on reconnaît

aussi Roland, le guerrier majestueux de la première partie du texte, ou encore Perceval, le

chevalier silencieux de la deuxième partie du texte ; l’Ermite y figure à la fois l’alchimiste et le

Faust du « Château » ; le Bateleur y figure le « charlatan ou mage de foire, qui a déballé sur une

table pliante un laboratoire de petits pots dépareillés » (102). La métalepse ontologique s’insère

maintenant à tous les niveaux narratifs et fait écho à la formule wagnérienne du sujet qui est

« partout » dans le texte à contraintes108.

Dans « Moi aussi je veux raconter la mienne », le Cavalier d’Épée figure « l’élan

guerrier de la jeunesse [qui] s’éloigne au galop par des sentiers d’encre, avec l’anxiété

existentielle et l’énergie de l’aventure, dépensés dans un carnage de ratures et de feuilles jetées

au panier », où l’on retrouve un écho du discours postfaciel et un écho du guerrier de l’histoire

précédente, en plus d’une isotopie de l’écriture évidente (« encre », « ratures », « feuilles ») qui

se déploie à partir d’une opposition symétrique entre un climax et un anticlimax dans la figure

du Bateleur : la fougue du Cavalier d’Épée tempérée par la patience symbolisée dans la carte

de L’Ermite :

Certaines nuits je me réveillais pour courir noter une correction décisive, qui ensuite entraînait une chaîne interminable de modifications. D’autres fois, je me couchais avec le soulagement d’avoir trouvé la formule parfaite ; et le matin, à peine levé, je la mettais au panier.109

107 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.115. On remarque une surdétermination des cartes par rapport au personnage représenté : trois cartes pour un personnage. 108 Frank Wagner, « Le Sujet sous contrainte(s) », p.434. 109 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.115 et 139.

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L’auteur-Ermite « se retrouve dans les vêtements d’un vieux moine, depuis des années

isolé au fond de sa cellule, rat de bibliothèque qui traque à la lumière d’une lanterne une

sagesse oubliée parmi les notes en bas de page et les renvois des index », à mi-chemin entre le

tao, l’absurde et la folie, tout comme l’idée de folie obsessionnelle véhiculée par le discours

auctorial dans le péritexte (115 et 139).

L’auteur-Bateleur,

[…] seul à représenter honnêtement ce que j’ai réussi à être : un prestidigitateur ou illusionniste qui dispose sur son étalage de foire un certain nombre de figures et qui, les déplaçant, les réunissant, les échangeant, obtient un certain nombre d’effets. (115)

rappelle la posture ludique du joueur calvinien qui cherche un ordre pour éviter celui du

« gratuit » (137). L’écho se fait cette fois-ci avec le récit précédent, à la différence que « les

pots dépareillés » deviennent dans le récit métaleptique de l’auteur un nombre de « figures » et

d’« effets ». Par la contrainte, l’auteur a trouvé un ordre pour les assembler : ils ne sont plus

« dépareillés ». La métonymie « pots » renvoie à la mention en postface du « container des

récits croisés », mais aussi aux grilles des cartes de tarots et au format des cartes dont leurs

figures sont toutes insérées dans un cadre (lieu où figure leur numérotation et leur désignation),

et enfin à l’auteur.

Ainsi, du projet à sa réalisation, rien n’est gratuit mais tout relève d’une combinaison

entre les pots (container), les figures (récits) et les effets de manipulation et sélection (croisés)

de celui qui combine, manipule et sélectionne, contre celui qui combinait et découpait dans

Cent mille milliards de poèmes (l’auteur) et celui qui y opérait les sélections (le lecteur). Lire

Le château des destins croisés en ignorant les liens entre le texte et son péritexte ne prive pas de

la dimension métaleptique et métonymique du texte, mais prive le lecteur des mécanismes pour

s’y repérer (le jeu entre les combinaisons et la sélection). Du côté du métatextuel, la

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transmission de la contrainte en péritexte est une nécessité dans le texte calvinien car elle y est

constituante du sens et non un axiome formel qui ne requiert pas d’être transmis au lecteur.

Un dispositif d’enchaînement ou d’entrecroisement ?

Ainsi, du récit-cadre jusqu’à la grille de tarot a été franchi un seuil narratif. L’apparition

de la grille des tarots Visconti dans le déroulement du récit, entre l’« Histoire d’Astolphe sur la

lune » et « Toutes les autres histoires », marque un nouveau franchissement des seuils narratifs

car au lieu de raconter, ce qui constitue la raison de sa présence au château, le narrateur

principal raconte autrement les récits enchâssés, en mettant cette fois-ci en avant

l’« entrelacement des cartes », et, par là-même, la figure du croisement110. La métalepse est

ontologique (effet de contamination de la réécriture). En parallèle, le mode hypothétique des

récits enchâssés a disparu, le narrateur a acquis le statut de narrateur omniscient qui n’est plus

intéressé par la quête de son histoire (mémoire) mais par celle de son récit : « Il ne reste plus de

moi que l’obstination maniaque de compléter, de fermer, de faire revenir les récits » (53). C’est

donc plus la grille des cartes de tarot que la structure enchâssée qui marque le « mouvement

métaleptique » de la première partie du texte111. Le dispositif métaleptique intervient à la fin

des deux contes : « Toutes les autres histoires » pour la métalepse narrative de la partie

« Château » et « Moi aussi je veux raconter la mienne » pour la partie « Taverne ». Cette

position est stratégique. Nous savons qu’en ce qui concerne la pratique métaleptique, certains

lieux sont désignés par Wagner comme « privilégiés », comme le sont l’incipit et l’explicit

(248).

Dans une étude sur le métarécit, Chiara Nannicini Streitberger propose deux modes

opératoires du dispositif d’enchâssement des récits : l’« enchaînement », qui consiste à faire

succéder des histoires par « alternance », et l’« entrecroisement », qui procède par alternance 110 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.53. 111 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.244.

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sans lien explicite entre les récits112. Selon Nannicini, « pour être considéré comme un récit au

deuxième degré, [le récit dans le récit] doit nécessairement interrompre la ligne narrative

principale » (157). Le dispositif des récits enchâssés ne ferait alors pas partie des métarécits.

Pourtant, on reconnaît dans la notion d’interruption de la ligne narrative principale un modus

operandi des pratiques métaleptiques dont Nannicini ne parle pourtant à aucune reprise. Si nous

sommes d’accord avec Nannicini que le dispositif d’« enchaînement » ne peut pas être

considéré comme un métarécit car les différents narrateurs se relaient alors que leurs histoires

évoluent dans des mondes parallèles, il n’y a donc pas de transgression des niveaux narratifs

dont parle Ryan (157). Au contraire, nous pensons que le dispositif d’« entrecroisement » (157)

fonctionne à partir d’un lien explicite entre les récits et que celui-ci est d’ordre métaleptique. Y

a-t-il enchaînement ou croisement entre les deux parties du texte ?

En poétique, la métalepse marque un « mouvement du texte sur lui-même »113. Elle est

une figure de substitution (rhétorique), mais aussi une « figure d’inclusion doublée de

répétition »114. Elle est donc l’idée d’un recommencement sans fin. Dupriez associe cette

fonction de la métalepse au sigle « d.c. (italien da capo, « du début ») » utilisé en musique pour

signifier un retour au début du morceau ou d’une partie du morceau (95). Pour un texte

littéraire, Dupriez rapproche le « da capo » du dispositif textuel en boucle, déjà observé dans

Cent mille milliards de poèmes dans son dispositif en spirale (94-95). La formule du « da

capo » se retrouve dans Le château des destins croisés, disposée comme explicit de la première

partie115. L’emprunt à l’italien est conservé dans le texte traduit de l’italien au français : la

formule est donc mise en italique, selon la convention typographique qui signifie qu’un mot est

emprunté à une autre langue. Conservée en fin de récit, l’italique a pour fonction d’attirer 112 Chiara Nannicini Streitberger, La revanche de la discontinuité : Bouleversements du récit chez Bachmann, p.157. 113 Frank Wagner, « Glissements et déphasage. Note sur la métalepse narrative », p.243. 114 Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10-18 », 1984, p. 95. 115 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.56.

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l’attention sur le mécanisme de rétroaction : l’auteur signale ici la propriété du texte à

s’autodésigner (spécularité) tout en invitant à lire la deuxième partie comme une variation de la

première, c’est-à-dire une autre partie de cartes mais avec les mêmes personnages. L’effet

visuel se double d’un changement de paradigme qui métatextualise par un procédé métaleptique

une poétique de la boucle qui aurait deux points de suture, comme dans une lemniscate de

Bernouilli (Fig.21), alors que la combinatoire de Cent mille milliards de poèmes correspondait

davantage à une poétique de la boucle en spirale.

Figure 22 : Une représentation de la Lemniscate de Bernouilli.116

Si l’on reprend les deux pratiques métaleptiques de la fin des deux récits – « Le

château » comme métalepse narrative et « La taverne » comme métalepse ontologique –, on

peut alors se demander si la métalepse d’auteur de la deuxième partie du texte n’a pas un effet

évidemment contaminant sur la première partie du texte. La figure de la boucle inscrirait-elle le

texte dans une pratique métaleptique généralisée de type ontologique ? Étudions donc le lieu de

suture ou de rupture entre les deux parties du texte.

Les deux récits qui terminent la première partie du texte sont ceux du « châtelain-

aubergiste » désigné comme celui qui « héberge » les chevaliers et dames égarés et celui de « la

diligente aubergiste ou châtelaine prévenante » désignée comme celle qui [sert] à boire »117. Le

récit se finit donc par celui de ses hôtes (les « pots » de la première partie) : ceux qui rendent

possible le lien entre l’extérieur (le passé de la forêt) et l’intérieur (le présent du récit-cadre et 116 L’image est copiée de l’URL http://www.mathcurve.com/courbes2d/lemniscate/lemniscate.shtml. 117 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.53 et 55.

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celui des récits enchâssés). Notons l’importance du genre épicène de la lexie « aubergiste »

auquel il faut ajouter la mention de « châtelain » et de « servante » pour distinguer leur identité

et leur fonction dans le récit. Ces deux derniers récits sont consécutifs à la présence de la grille

des tarots dans le texte. Pourtant, les cartes qu’ils utilisent figurent dans cette grille, c’est-à-dire

que sans leurs récits, la grille serait incomplète.

Le dernier des récits est celui du pot « servante » et il s’avère le plus important puisque

c’est à la fin de ce récit (et fin du « Château ») que le jeu de cartes sera à nouveau battu,

annonçant le commencement d’une autre partie, sur décision de la servante, comme lors d’une

séance divinatoire où la personne lue par les cartes les bat, avant que la personne lue ne les

retourne afin de pouvoir commencer à être lue. On peut en déduire que la fonction des convives

dans le récit est d’être réunis autour de la table et que leur rôle dans le récit-cadre est de

proposer une lecture du destin des hôtes, ce dont se charge le double paradigme des cartes et

des narrations. L’interprétation orphique du texte par Kathryn Hume ramène le personnage

« servante » à une figure d’Eurydice, tandis que les chevaliers égarés seraient autant d’Orphée

qui échouent, ou pas, dans leur interprétation des signes.

L’excursus du récit-cadre est lié à celui du dernier enchâssé. Si le récit du « Château »

s’achève sur le pot « servante » qui propose le recommencement d’une partie, on peut supposer

que « Le château » est celui du pot « châtelain » (Orphée). Le da capo, symbolique du récit en

boucle, représente le point de suture entre les deux récits-cadre (« Château »/« Taverne »). Dès

lors, on peut envisager « La taverne » comme le récit du destin du pot « servante » (Eurydice),

qui se fait sur un autre discours, avec d’autres cartes, mais avec les mêmes personnages, ce qui

est caractéristique du genre textuel du cycle de contes dans lequel les récits se font écho les uns

avec les autres118. L’utilisation des deux jeux de tarot marque un écart métaleptique entre les

deux récits. Si « La taverne » utilisait le même jeu de tarot que celui utilisé dans « Le château 118 Jean-Pierre Aubrit, « Le retour des personnages », dans Le conte et la nouvelle, p.172-175.

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(Vicsonti), la deuxième partie du texte serait un récit appartenant à la catégorie de

l’enchaînement : un seul code visuel pour deux récits. Mais le récit de « La taverne » se fait à

partir du jeu de tarot dit de Marseille, pas celui des tarots Visconti utilisés dans la partie

« Château ».

Nous avons donc deux codes visuels pour deux récits, où nous retrouvons à nouveau les

quatre sommets d’un carré :

Château Taverne

Tarots Visconti Tarots de Marseille

Nous proposons donc que Le château des destins croisés appartient aux deux

dispositifs : à l’enchaînement et à l’entrecroisement. L’enchaînement tout d’abord entre chaque

récit-cadre et les récits enchâssés, dont les pratiques métaleptiques proposent une première

forme de croisement. L’entrecroisement ensuite entre le paradigme des cartes de tarots et celui

des récits qui en sont tirés. La structure en boucle enfin, comme réunion entre les deux

dispositifs : l’enchaînement comme « container des récits » (métonymie) et la pratique

métaleptique comme croisement (« la croix centrale de mon carré magique »).

Continuités et discontinuités narratives : la réécriture aux croisements des textes

Le château des destins croisés s’appuie sur le motif de la perte du langage, que « la

machine narrative combinatoire » s’emploie à retrouver, par l’intermédiaire du narrateur, des

narrateurs seconds et des cartes de tarot, mais aussi comme nous venons de le voir, par irruption

de l’auteur dans le récit avec la pratique métaleptique119. Un autre moyen de combler cette perte

du langage est de faire appel à la mémoire littéraire, ici dans sa composante plutôt culturelle

que mythologique. À travers la pratique de la réécriture, il s’agit de redonner au récit un son

119 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.134.

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familier par le bénéfice de « l’immédiateté de la référence », celle de la forme fixe pour

Queneau (le sonnet), celle du mythe pour l’Oulipo, celle de l’Arioste pour Calvino120.

Pour aborder une œuvre de Calvino, la critique choisit le plus souvent d’en isoler une

période plutôt qu’une autre, par exemple la période expérimentale marquée par son long séjour

parisien au cours duquel il devint, en 1973, un correspondant étranger de l’Oulipo. Pour le

spécialiste calvinien Rocco Capozzi, choisir d’aborder Calvino à partir de sa filiation avec

l’Arioste est au contraire un moyen efficace de mettre en avant le principe de continuité de

l’œuvre calvinienne. En effet,

[…] Dans la littérature italienne du vingtième siècle, rarement un auteur classique n’a été l’objet d’une prédilection aussi tenace et persévérante de la part d’un écrivain contemporain, comme l’a été l’Arioste de la part d’Italo Calvino : tout au long de sa carrière littéraire, la lecture du Roland furieux a été une expérience de découverte et de confrontation critique, toujours renouvelée, qui s’est répercutée en profondeur sur son activité créative121.

Entre Calvino et l’Arioste, les liens sont à la fois culturel et linguistique. Originaires de

la région d’Émilie-Romagne, ils sont tous les deux des spécialistes de la tradition folklorique

italienne, plus particulièrement celle dite dans le patois de la région des plaines du Pô. Pour

Calvino, réécrire la figure de Roland à partir du Roland furieux, c’est ainsi faire œuvre de

mémoire et cultiver cette mémoire. Réécrire le texte de l’Arioste est donc plus qu’un élément

ponctuel du texte qui se diffuse seulement à deux de ses récits enchâssés (« Histoire de Roland

fou d’amour » et « Histoire d’Astolphe sur la Lune »). Il en est la source :

La référence littéraire qui me vint spontanément à l’esprit fut le Roland furieux ; même si les miniatures de Bonifacio Bembo précédaient de presque un siècle le poème de l’Arioste, elles pouvaient représenter très bien le monde visuel dans lequel l’imagination du poète s’était constituée. J’essayai aussitôt de composer, avec les tarots Visconti, des séquences inspirées du Roland furieux ; il me fut facile de construire de cette façon la croix centrale des récits de mon « carré magique ». Il suffisait qu’autour prennent forme d’autres histoires qui se croisaient entre elles, et ainsi j’obtins une sorte de mots croisés

120 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.207. 121 Paolo Grossi, « Calvino et l’Arioste: Notes en marge », dans Italo Calvino le défi au labyrinthe, sous la dir. de Paolo Grossi et Silvia Fabrizio-Costa, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1998, p.130.

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faits de figures au lieu de lettres, où en plus chaque séquence peut se lire dans les deux sens.122

Le texte de l’Arioste est l’univers de référence que Calvino choisit pour mettre en récit

les cartes du jeu Visconti. Le Roland furieux est donc le matériau littéraire et culturel qui a

permis à Calvino de trouver un langage pour générer du récit à partir du double apport de son

imaginaire personnel et des cartes de tarots.

Parmi les destins désignés par le texte (l’ingrat, l’alchimiste, l’épouse, le voleur, Roland,

Astolphe, l’indécis, la forêt, le guerrier, les vampires), pourquoi choisir celui de Roland qui

n’est pas le seul à ouvrir sur la problématique de la réécriture et du jeu de la référence

culturelle123 ?

On a déjà constaté que le récit de Roland était un récit médian des deux grilles de tarots.

Il est aussi celui qui est régulièrement cité par la critique. Genot le désigne d’ailleurs comme le

« narrateur » de la première partie du texte124. Concernant les deux parties du texte, Hume

interprète Le château des destins croisés comme le texte orphique de Calvino où « he bravely

faces the weakness of our interpretative strategies, and shows how they lead to one abyss after

another – death, madness, dismemberment, and deconstruction »125. C’est justement le sujet de

la figure ariostienne de Roland, en proie à la folie, au démembrement et à la déconstruction de

soi, mais aussi à sa reconstruction. C’est aussi le sujet du récit de l’« Histoire de Roland fou

d’amour » dans Le château des destins croisés, où Roland échoue à interpréter les signes émis

par les arbres (forces adjuvantes) qui lui indiquaient le fait qu’il avait fait le mauvais choix de

122 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.136. 123 Dans « Histoire d’Astolphe sur la Lune », on reconnaît un autre personnage clé du Roland furieux (celui qui a pour fonction de récupérer la raison de Roland) ; l’« Histoire du royaume des vampires » est sans doute une réécriture du destin de la fée Mélusine ; sans parler de la réécriture de Perceval, Faust et de bien d’autres encore. Le texte évolue incontestablement dans l’univers mythologique et dans la réécriture des classiques chère à Calvino (« Pourquoi lire les classiques », dans La machine littérature). 124 Genot, Gérard. « Le destin des récits entrecroisés. Italo Calvino, Il castello dei destini incrociati », Critique, 303-304, août-sept. 1972, p.799. 125 Kathryn Hume, Calvino’s Fictions : Cogito and Cosmos, p.173.

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poursuivre Angélique. Pour Hume, la problématique de l’interprétation est en fait la

problématique centrale du Château des destins croisés, ce qu’elle montre sous la forme d’un

carré sémiotique :

Figure 23 : Le carré sémiotique du Château des destins croisés selon Kathryn Hume.126

Ainsi, tout comme les autres personnages des récits enchâssés du Château des destins

croisés, Roland fait face à un destin orphique qui est la conséquence d’une interprétation

illogique des signes. À la place de la violence que subissent d’autres personnages du texte

calvinien, Roland est le seul à modifier le processus orphique, et pour cause puisqu’Angélique

lui échappant, il n’a pas d’Eurydice.

Écrire-lire l’intertexte : la réécriture entre commentaire et copie

Animé par une dynamique de collaboration entre littéraires, philosophes et linguistes, le

collectif Texte et discours aborde le texte comme un « objet construit » dont la facture repose

sur une « approche intégratrice des divers niveaux de complexité » plutôt que sur celle de « la

126 Kathryn Hume, Calvino’s Fictions : Cogito and Cosmos, p.172. Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Calvino a révélé en épitexte avoir procédé à une « adaptation personnelle de formulation de sémiologie structurale d’A.J. Greimas » (« Comment j’ai écrit un de mes livres », dans La bibliothèque oulipienne, n°20, 1983, p.6). En proposant de configurer des carrés sémiotiques à partir des textes calviniens, Hume met ainsi en valeur le lien étroit entre l’écriture calvinienne et les théories sémiotiques contemporaines de l’écriture du Château des destins croisés, notamment la réflexion de Greimas sur « Le jeu des contraintes sémiotiques » (Du sens : essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, p.135-155).

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somme des interprétations des énoncés successifs »127. Dans le même ouvrage collectif, le

philosophe Jacques Poirier s’interroge sur « le danger des morceaux choisis et la façon dont la

découpe détermine le sens »128. Sa contribution fait écho à celle de Cossutta : puisqu’il y a

« excès de la signifiance sur le sens », il y a aussi « menace d’altération par fragmentation »129.

Pour illustrer son propos, Poirier propose deux approches distantes mais complémentaires du

mythe d’Œdipe :

Pour Freud, comprendre Œdipe roi, c’est avant tout en résumer le mécanisme, et donc nouer les fils ; à une autre extrémité, pour un Michel Leiris, comprendre Œdipe, c’est dénouer ces mêmes fils : rien d’étonnant à ce qu’Œdipe ait commis l’inceste, et l’oracle d’Apollon n’y est pour pas grand-chose, puisque le vrai oracle, graphique celui-là, consiste en ce « Œ » initial qui scelle son destin.130

Du tout au détail chez Freud mais du détail au tout chez Leiris, l’idée des mêmes fils est

un point de départ intéressant lorsqu’on aborde le problème du commentaire envisagé non pas

comme une pratique de la copie, mais plutôt comme un mécanisme de pensée qui construit de

la réécriture, un mécanisme qui est même à la base de toute réécriture. Certes, on peut choisir

de réécrire une figure de Roland sans s’occuper des textes-sources mais alors on risque la copie,

non par commentaire mais par ignorance du sujet. Pourtant, face au nombre de textes qui se

sont inscrits dans la filiation de la réécriture du destin de Roland, les coupes sont inévitables,

comme le signalait Poirier. En fait, ce qui importe n’est pas la coupe, mais la trame, qui agit sur

le récit à la fois comme un programme de lecture et une contrainte pour la réécriture. Ainsi,

lorsque Poirier se heurte à la difficulté du commentaire d’« incorporer sans altérer » le sens du

texte, la réécriture se nourrit, au contraire, du principe de l’incorporation par altération, sans

127 Frédéric Cossutta, « Catégories descriptives et catégories interprétatives en analyse du discours », dans Texte et discours : catégories pour l’analyse, sous la dir. de Jean-Michel Adam, Jean-Blaise Grize et Magid Ali Bouacha, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Langages », 2004, p.189-190. 128 Jacques Poirier, « Segmentation : le commentaire entre abyme et mosaïque », dans Texte et discours: catégories pour l’analyse, p.243. 129 Frédéric Cossutta, « Catégories descriptives et catégories interprétatives en analyse du discours », p.213 ; Jacques Poirier, « Segmentation : le commentaire entre abyme et mosaïque », p.244. 130 Jacques Poirier, « Segmentation : le commentaire entre abyme et mosaïque », p.250.

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lequel elle serait copie (244). Les « mêmes fils » observés dans le commentaire de Freud et de

Leiris servent un objet différent : rester collé au sens du texte, ce qui correspond au

commentaire, ou construire du nouveau, ce qui correspond à la réécriture. Si tant est qu’il est

possible de distinguer un sens du texte, la réécriture joue au contraire sur les possibles narratifs.

Ainsi, pour qu’il y ait réécriture, il faut d’abord qu’il y ait commentaire, c’est-à-dire

comprendre en quoi le Roland de l’Arioste s’éloigne du Roland de Boiardo et comprendre aussi

ce qui permet d’en imaginer d’autres à partir d’une trame narrative et configurationnelle ;

comprendre donc comment et en quoi l’espace des possibles de Roland en fait un pré-texte que

la réécriture n’épuise pas.

Figures de Roland

Référence culturelle et historique, Roland est le champion des armées franques, le héros

des conquêtes de Charlemagne. Choisir Roland comme un des sujets du Château des destins

croisés, c’est donc aussi s’inscrire entre le réel et le fictionnel. Dès lors, son destin guerrier se

prête aux desseins de l’épopée qui chante les valeurs guerrières et les prouesses de ses héros.

Pourtant, Boiardo, l’Arioste et Calvino ont tous les trois choisi de placer Roland face à un choix

manichéen : renoncer ou non à son statut de héros collectif, c’est-à-dire suivre ou non

Angélique.

Dans le texte calvinien, deux récits enchâssés sont titrés en fonction d’une intrigue du

Roland furieux, « Histoire de Roland fou d’amour » et « Histoire d’Astolphe sur la Lune ».

Dans la première partie du texte, on a vu que le récit métaleptique faisait un premier

commentaire de l’entrelacement des cartes et des récits : « Les arcanes Chariot Amour Lune

Fou (qui servait déjà au rêve d’Angélique, à la folie de Roland, au voyage de

l’Hypogriffe) »131. Le premier indice narratif du croisement des cartes et des récits cible

131 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.49.

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entièrement l’intrigue issue du Roland furieux. La réécriture est ainsi placée au centre du

dispositif textuel, à partir du mode des « “obvious” traces »132. En misant sur « l’immédiateté

de la référence » au lieu de sa dissimulation, le commentaire est alors exempt de chercher les

traces du texte-source et peut ainsi se consacrer pleinement à son mode de réécriture, c’est-à-

dire exactement ce à partir de quoi Poirier se distancie : le mode d’altération par lequel naît le

jeu de la réécriture133.

Au début du XVIe siècle, Matteo Maria Boiardo, courtisan à la cour de Ferrare, écrit

l’Orlando innamorato (Roland amoureux), un récit qui chante pour la première fois l’héroïsme

des sentiments plutôt que ceux des exploits guerriers du champion de Charlemagne que la

tradition folklorique présentait toujours comme un chevalier chaste, notamment dans la chanson

de geste éponyme qui date du XIe siècle. Chez Boiardo, Roland néglige les terrains de combat

pour se consacrer entièrement à sa dame et à sa protection héroïque, mais plus vraiment en

fonction du code de chevalerie. Boiardo fait donc une « traduction ludique » de l’univers

courtois de la chanson de geste. Texte resté inachevé à la mort de l’auteur, il a rapidement été

« occulté par le succès du Roland furieux de l’Arioste »134.

Dans le Roland furieux, l’Arioste choisit de complexifier la situation en s’attardant sur

les motifs donnant à Angélique la possibilité du choix. La séduction de Roland est une mission

qu’Angélique accomplit par obéissance au père, roi des armées maures qui affrontent les

armées de Charlemagne dont Roland est le héros. Le but est donc d’éloigner Roland des

champs de bataille. Séduire Roland n’est que l’accomplissement du destin social d’Angélique

puisque c’est un devoir qu’elle effectue pour le roi, c’est-à-dire son père. Mais elle ne manque

pas d’y greffer un élément de destin personnel en succombant aux charmes du jeune soldat 132 Lucia Re, « Ariosto and Calvino: The Adventures of a Reader », dans Ariosto Today. Contemporary Perspectives, sous la dir. de Don Beecher, Massimo Ciavolella, Roberto Fedi, Toronto, U of T Press, 2003, p.211. 133 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.207. 134 Pascaline Nicou, (« La poétique de l’émerveillement dans le Roland amoureux de Boiardo », Labyrinthe, 19, 2004 (3), p.139-141, mis en ligne le 19 juin 2008, à l’URL : http://labyrinthe.revues.org . (Consulté le 27 septembre 2011) ; Italo Calvino, « La structure du Roland furieux », dans La machine littérature, p.131.

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blessé qu’elle a soigné (Médor). Par le motif de la relation triangulaire, l’Arioste introduit un

élément de vraisemblance dans le récit épique, comme pour justifier le fait qu’Angélique ne

succombe pas au charme irrésistible du guerrier champion, mais plutôt à son miroir inversé : le

jeune soldat blessé. Le Roland calvinien ne répond plus au code narratif de l’épopée. Loin de

son empereur et hors de son propre domaine d’expertise, Roland n’a plus accès à la gloire

héroïque. Calvino effectue une parodie du genre épique.

Dès lors, Angélique et Médor d’un côté et Roland de l’autre, évoluent dans les mêmes

lieux (la forêt) mais n’y vivent pas la même histoire : l’amour pour les uns, la pensée de

l’amour pour l’autre. Dans le Roland furieux, les arbres sont un indice de l’amour qui unit

Angélique et Médor, puisque leurs noms sont gravés dessus. En déchiffrant leurs noms, Roland

se demande bien pourquoi sa dame le désigne d’un autre nom que le sien, avant de se rendre à

l’évidence qu’il se berce d’illusions et qu’Angélique n’est en fait pas sa dame. Comme son titre

l’indique, l’intérêt du Roland furieux est la réaction de Roland, le héros guerrier qui ne connaît

pas l’échec135. Héros sans quête, Roland bascule dans la folie et déracine les arbres de la forêt

puisqu’ils sont coupables d’avoir offert refuge à Angélique et Médor. Grâce à l’intervention de

nombreux adjuvants et événements, Roland pourra retourner sur le champ de bataille. Le destin

héroïque est préservé, Roland redevient le bras droit de Charlemagne, à défaut de pouvoir être

celui d’Angélique, et les armées maures sont finalement repoussées. Tout est bien qui finit bien.

On est dans le genre du conte.

Dans la réécriture calvinienne, l’épreuve de force est au contraire le lieu d’une ellipse,

figure qui caractérise « par nature » le récit bref dont la fonction est d’« inviter le lecteur à

135 « A completely new title, Orlando furioso, stressing rather the madness than the love of Orlando » (Antonio Franceschetti, « The Orlando innamorato and the Genesis of the Furioso », dans Ariosto Today. Contemporary perspectives, sous la dir. de Don Ciavolella Beecher & Robert Massimo Fedi, Toronto, University of Toronto Press, 2003, p.33).

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prolonger le récit »136. La description de la fureur n’est évoquée dans le récit calvinien que sous

la forme d’une question :

Et cela voudrait dire qu’au bout de tous les détours qu’on voudra vient le moment où [les chevaliers de l’armée de Charlemagne] l’attrapent et le ligotent, Roland, et lui renfoncent dans la gorge son intelligence récusée ?137

Pour renforcer l’ellipse, le récit poursuit par une « temporisation » en évitant dans un

premier temps de répondre à la question, ce qui a pour effet d’attirer l’attention sur la différence

d’embranchement avec le texte-source138. Ainsi, tout comme le narrateur évite de faire le récit

de ses propres aventures, le récit de l’histoire de Roland ne répondra pas à la question et le récit

reprend son cours alors que Roland a déjà pris sa décision :

Voici donc pour finir son visage devenu serein et lumineux, l’œil limpide comme il n’était pas même dans l’exercice de ses raisons d’autrefois. Que dit-il ? Il dit : – Laissez-moi comme ça. J’ai fait le tour et j’ai compris. Le monde se lit à l’envers. Voilà.139

Roland choisit le double renoncement, s’éloignant ainsi de toute perspective

manichéenne : il ne retournera pas auprès de Charlemagne et ne poursuivra pas Angélique. Il

reste l’amoureux et le guerrier en suspens, comme le montre la pause soigneusement ménagée

dans le récit qui sert aussi à indiquer la permanence des sentiments :

Il montrait maintenant la Reine d’Épée. En cette figure blonde qui offre, au milieu des lames effilées et des plaques de métal, l’insaisissable sourire d’un jeu sensuel, nous reconnûmes Angélique, la magicienne venue de Cathay pour la ruine des armées franques, et nous fûmes certains que le comte Roland en était encore amoureux. (36)

Par effet de mémoire, voilà maintenant un Roland en amoureux transi. Ainsi, de Boiardo à

l’Arioste, le destin de Roland se déplace de la parodie des exploits amoureux à la parodie des

136 Jean-Pierre Aubrit, « Les vertus de l’ellipse », dans Le conte et la nouvelle, p.152. 137 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.40. 138 La notion est reprise des Leçons américaines de Calvino (« Rapidité ») mais c’est Umberto Eco qui en détaille les vertus narratives dans son étude Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (« S’attarder dans le bois », p.55-79). 139 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.40. (Nous soulignons).

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exploits guerriers, tandis que la réécriture calvinienne se focalise sur la parodie du statut de

héros collectif, en passant de l’épreuve de destruction pour laquelle la version de l’Arioste est

célèbre, à l’épreuve de la reconstruction de soi.

La figure de l’arbre : une poétique de la boucle

De l’entrelacement au croisement, la différence est mince, comme le montrent les

différentes fonctions attribuées à l’arbre qui en font un élément central du texte. Ainsi, l’incipit

du texte, et commencement du premier récit-cadre, commence par marquer le passage entre

deux lieux : « Au milieu d’un bois touffu, un château offrait son refuge à tous ceux que la nuit

avait surpris en chemin » (9). Selon Umberto Eco, « entrer dans le bois » est une « métaphore

du texte narratif »140. Au contraire, c’est en sortant du bois que le texte calvinien commence, et

il n’aura de cesse d’y revenir par l’intermédiaire des récits rétrospectifs que sont les récits

enchâssés.

La figure de l’arbre est d’ailleurs omniprésente dans le destin de Roland et dans les

autres récits : fonction de l’adjuvant (aide), de l’obstacle (empêchement), de la révélation

(connaissance de l’autre), de sa conséquence (destruction) et finalement de l’harmonie

retrouvée (refuge). C’est d’ailleurs le motif commun des récits enchâssés et des récits-cadre.

Ainsi, en entrant dans le bois, Roland se destine à un nouveau paradigme qui lui est tout

d’abord inconnu, ce que le narrateur signale par l’interprétation fausse de la carte du Chariot :

« C’était ainsi que l’imagination déréglée de Roland se figurait la marche enchantée

d’Angélique à travers bois »141. Mais dans le bois, c’est au contraire un désenchantement qui

l’attend puisqu’Angélique y roucoule déjà de doux moments en compagnie de Médor.

Le parcours de Roland dans le bois change alors de direction : de la quête de l’autre au

repli sur soi. Pour Umberto Eco, le bois est justement le lieu de l’exercice de son possible où 140 Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, p.7 et 12. 141 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.37.

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« chacun a le loisir de tracer son propre itinéraire en prenant à droite ou à gauche d’un arbre

donné, à chaque arbre rencontré »142. Roland n’a pas abouti à sa quête initiale (Angélique) mais

l’épreuve à laquelle il a dû faire face lui a permis de découvrir l’exercice de son choix, son

espace des possibles. Cela représente, pour nous, le réel mobile de la réécriture calvinienne.

Ainsi, dans le récit calvinien, tout comme les cartes de tarots ont un endroit et un envers

en cartomancie (changement de sens de la carte), le savoir est bicéphale, à l’image de la pièce

de monnaie qui a toujours un côté pile et un côté face, dont le hasard va déterminer le côté sur

lequel la pièce va tomber. Nous avons déjà mentionné que le texte oulipien fonctionne comme

un processus calculé, celui d’un anti-hasard, alors dans le récit calvinien (« Histoire de

l’indécis »), la pièce va bien éivdemment ne pas décider arbitrairement pour son héros : elle

« reste sur la tranche, au pied d’un vieux chêne, juste entre les deux routes »143. C’est à lui de

s’engager par son choix, sur le mode oulipien du calcul. Parmi les deux possibilités qui lui sont

attribuées, la pièce reste en suspend. C’est aussi le motif du récit de Roland : entre le retour à

son destin héroïque et la quête d’Angélique, il reste l’amoureux suspendu et en suspens, comme

le désigne visuellement la carte du Pendu qui termine le récit de Roland (Fig.23) :

142 Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, p.12. 143 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.65.

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Figure 24 : La carte du Pendu (Tarots Visconti). C’est le trait distinctif du Roland calvinien qui évolue alors dans un entre-deux : le

monde illusoire de l’endroit (l’amour possible du chevalier pour sa dame) et celui bien réel de

l’envers (l’amour impossible du chevalier pour celle qu’il a cru être sa dame).

Pierre Laurette a montré que la figure de l’arbre était métaphorique du dispositif textuel

arborescent et combinatoire, comme « une expression mathématique du possible » car il

représente un « exemple frappant d’une transcendance infinie »144. L’arbre rejoint aussi, pour

Poirier, l’obsession du labyrinthe, en tant que rappel permanent, si ce n’est obsessif, que « le

savoir constitue un objet substitutif, en lieu et place de l’objet absolu, définitivement hors

d’atteinte »145. L’arbre apparaît alors comme « l’être licite, mystérieux, à égale distance du

minéral et de l’organique, qui donne le modèle de l’unité de l’être et qui, dans une douce

réciprocité des éléments, réalise l’union harmonieuse des extrêmes », ce qui sera le choix de

Roland146.

La fin du récit enchâssé se termine par une idée de boucle (« tour ») qui figure

l’économie du récit qui a pour leitmotiv de donner tour à tour la parole à ses personnages.

Pendu à un arbre par les pieds, la tête en bas, la position du Roland calvinien marque

visuellement le paradigme d’une inversion des valeurs, du héros collectif au renoncement. La

réécriture calvinienne choisit le leitmotiv de raconter Roland en dehors du genre héroïque, non

sans un ajustement de taille : le transfert du paradigme collectif (le héros des autres) à un

paradigme individuel (le héros de soi).

Le lien avec le texte-source est une métatextualisation de la configuration du récit car

l’exercice du possible de Roland est le signe d’un embranchement non pertinent, malgré le

parcours dans les deux sens que suggère la position de Roland. Au niveau structurel, suivre la

144 Pierre Laurette, Le thème de l’arbre chez Paul Valéry, p.174. 145 Jacques Poirier, « Tout savoir pour mieux ignorer : sur Georges Perec », p.119. 146 Pierre Laurette, Le thème de l’arbre chez Paul Valéry, p.175.

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branche « Angélique » a amené le récit à une fin précoce comme sur un schéma arborescent où

l’embranchement ne génère pas de résultat. Par contre, retourner à la branche « Charlemagne »

serait revenu à suivre plus fidèlement la trame du Roland furieux, ce que la rigueur de la

structure arborescente du Château des destins croisés rend impossible : si Roland dit avoir fait

le tour, ce n’est pas de pouvoir faire le chemin dans l’autre sens. Il ne peut retourner sur ses

pas. D’ailleurs son choix montre qu’il ne le veut pas. Le tour de Roland serait plutôt celui

d’être passé du collectif à l’individuel : quand on a fait le tour de l’autre à soi, quel espace

reste-t-il ?

Ainsi, le tour du texte est de révéler, à partir de l’histoire de Roland, son double modus

operandi : la linéarité de l’arborescence qui garantit une trame narrative mais la nécessité d’un

système plus complexe pour configurer un croisement entre les récits. À partir du récit de

Roland, le texte va déployer sa combinatoire : « La Raison du récit qui couve sous le Hasard

combinatoire des tarots épars »147. Par l’effet combiné du métatexte et de la métalepse, on a vu

que le texte réfléchissait en permanence son mode de fabrication : les ramifications désignent

ainsi tout aussi bien le signe sous lequel Calvino a placé son texte, les réseaux neuronaux du

cerveau humain, sur le modèle des procédés mentaux auxquels les textes de son ami Queneau

l’ont habitué :

Ce qui m’intéresse est la mosaïque où l’homme se trouve encastré, le jeu des rapports, la figure à découvrir à travers les arabesques du tapis. Je sais bien que je ne peux échapper à l’humain, même si je ne fais pas d’efforts pour transpirer d’humanité les histoires que j’écris se construisent à l’intérieur d’un cerveau humain, à travers une combinaison de signes élaborés par les cultures humaines qui m’ont précédé ?148

De quel cerveau s’agit-il ? La perte de parole des personnages laisse la voie libre à celui

du narrateur qui écrit son récit à partir du paradigme du choix, notamment à partir d’une

147 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.40. 148 Italo Calvino, « Entretiens sur Science et Littérature » (1968), dans La machine littérature : essais, p.35. Les entretiens datent de 1968, période de la commande éditoriale de la première partie du texte du Château des destins croisés.

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abondance de formes interrogatives au moment des carrefours entre deux possibilités

d’embranchement, comme nous l’avons indiqué avec deux des citations dans le récit de Roland,

mais le tour est diffusé dans tous les récits, souvent doublé du mode hypothétique, et

d’adverbes marquant tantôt l’incertitude (peut-être, etc.) tantôt l’excès de certitude (« La carte

du Fou, qui nous fût montrée ensuite, était exceptionnellement adéquate au propos »149). La

rhétorique de l’amplification qui caractérise l’écriture à contraintes, selon Reggiani, se retrouve

bien encodée à tous les niveaux de la narration. Pourquoi un tel besoin de forcer les possibilités

interprétatives si ce n’est pour contourner le sujet, pour dépasser son propre exercice du

possible, en regardant notamment les choses à l’envers, comme le motif du récit de Roland le

propose ?

Le motif de l’inversion fait partie de la lecture interprétative de cette carte qui signifie

en cartomancie un changement, le sens d’une contrainte et une pause dans le temps.

L’interprétation de la carte dans le récit est fidèle à sa signification divinatoire, ce qui n’est pas

le cas de toutes les cartes utilisées. Dans la combinatoire texte/image du récit de Roland, la

cohérence est maximale. D’ailleurs, la carte par laquelle Roland s’identifie est une de celles

choisies dans le récit métaleptique pour désigner une figure auctoriale : le Cavalier d’Épée des

tarots Visconti, à propos de laquelle il écrit : « L’élan guerrier de la jeunesse s’éloigne au galop

par des sentiers d’encre, avec l’anxiété existentielle et l’énergie de l’aventure, dépensés dans un

carnage de rature et de feuilles jetées au panier »150. C’est exactement le motif de la réécriture

de Roland : le passage d’un état fougueux à la tourmente, puis le travail sur soi pour trouver un

état d’apaisement.

Dans la marge sortante du texte, son péritexte, on retrouve une transposition de ce motif

à propos de la genèse de l’écriture, entre la facilité créative de l’écriture de la première partie du

149 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.39. 150 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.115.

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texte et la « genèse tourmentée » de la seconde, tout comme le destin de Roland passe de

l’ordre au désordre (139). Au troisième temps de la paix retrouvée par le choix du renoncement

fait écho l’étape de la publication du texte qui se fait dans un déni : « Si je me décide à publier

la Taverne des destins croisés, c’est avant tout pour m’en libérer » (139).

Ainsi, choisir de parler de Roland comme un lieu de croisement textuel, c’est se placer

directement au centre d’un puzzle intertextuel, celui de la réécriture mais aussi d’une

dialectique entre le texte et le péritexte qui montre que la métatextualisation se diffuse à tous les

niveaux narratifs. Dans le texte calvinien, lorsque Roland renonce à Charlemagne et à

Angélique, il réalise le « modèle de l’unité de son être »151. Son choix est celui de la

« transcendance infinie », à la fois suspension dans le temps et pendaison dans l’espace (174).

Les possibles narratifs : du cycle de contes au récit de soi

Dans le domaine du folklore, l’étude de Volkov cible la « particularité spécifique du

conte populaire » qui est la difficulté de définir le sujet du conte :

Voici comment on détermine habituellement le sujet : on prend une partie quelconque du conte (bien souvent celle qui, par hasard, saute aux yeux), on voit de quoi il est question, et le tour est joué. C’est ainsi qu’un conte où l’on trouve un combat contre un dragon s’appellera « Le combat contre le dragon ».152

Cette approche fait l’impasse d’une réflexion sur l’amplitude narrative du sujet. En effet, le

combat contre le dragon est-il une « séquence » narrative du conte, diffuse parmi d’autres

actions de type héroïque, ou constitue-t-il le sujet du conte autour duquel toutes les séquences

sont construites153 ?

151 Pierre Laurette, Le thème de l’arbre chez Paul Valéry, p.175. 152 Vladimir Propp, Morphologie du conte, suivi de « Les transformations des contes merveilleux » et de E. Mélétinski « L’étude structurale et typologique du conte », tr. de M. Derrida, T. Todorov et C. Khan, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1970 [1965], p.15. 153 Jean-Michel Adam et Françoise Revaz, « Le texte narratif comme combinatoire », dans L’analyse des récits, Paris, Seuil, 1996, p.70-72.

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Face à cette imprécision, l’étude importante de Vladimir Propp construit une approche à

partir de la « loi de permutabilité du conte »154. Pour lui, une fonction correspond à « l’action

d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue »

(29):

[…] ce qui change dans les contes, ce sont les noms (et en même temps les attributs) des personnages ; ce qui ne change pas, ce sont les actions, ou leurs fonctions. On peut en conclure que le conte prête souvent les mêmes actions à des personnages différents. (31)

Pour garantir une cohérence sémantique à l’ensemble, la succession des fonctions se doit d’être

« toujours identique » car c’est un effet de vraisemblance que « le vol ne peut se produire avant

que la porte ne soit enfoncée » (31). Il en est de même pour Roland qui ne peut pas renoncer à

Angélique avant de savoir qu’il est l’objet d’un subterfuge. C’est donc à partir de la loi de

succession que s’organise la loi de permutabilité. L’analyse séquentielle permet d’élargir le

cadre générique du conte à celui du narratif, dont le conte fait partie. Il existe donc une

hiérarchie des fonctions, tout comme l’écriture à contraintes s’organise à partir d’une hiérarchie

des contraintes, selon leur utilisation macro ou micro-textuelle, ou encore selon leur

formulation avant, pendant ou après l’écriture.

D’ailleurs, tout comme les trente et une fonctions fixées par Propp pour le conte

folklorique, la combinatoire évolue dans un espace numérique limité, qui est de l’ordre de

l’« exponentie[l] », comme l’algorithme 1014 mis au point par Queneau pour construire la

forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes155. Pour configurer la combinatoire du Château

des destins croisés, le rapport est le même mais à une moindre échelle. Il y a en effet les dix

motifs narratifs choisis par Calvino (l’ingrat, l’alchimiste, l’épouse, le voleur, Roland,

Astolphe, l’indécis, la forêt, le guerrier, les vampires) mais aussi les douze convives assis

autour de la table et représentés sur les grilles des cartes de tarot. Si l’on ajoute le récit

154 Vladimir Propp, Morphologie du conte, p.14. 155 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.49.

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métaleptique du narrateur qui représente la treizième carte à l’origine des embranchements, cela

fait treize récits. Si l’on ajoute celui de l’auteur par effet de contamination métaleptique entre

les deux parties du texte, on a un quatorzième récit. On tombe alors sur un algorithme qui

contient les mêmes composantes que celui de Cent mille milliards de poèmes, mais avec un

opérateur qui diffère : 10 x 14. Le rapport entre les deux parties de l’algorithme est, dans le

texte calvinien, celui du produit, pas de la puissance comme dans le texte quenien. Pourtant, on

a déjà remarqué que les récits non linéaires fonctionnaient à partir d’une structure identique à

celle de Cent mille milliards de poèmes : [7.1], [7,2], etc. Le château des destins croisés

s’inscrit donc aussi dans l’exponentiel, mais à la différence de la forme-sonnet quenienne, toute

sa structure n’en dépend pas, il n’en est qu’un embranchement possible. Si l’on se souvient que

ce même algorithme est aussi une composante de la combinatoire de La vie mode d’emploi.,

cette remarque est importante pour le texte combinatoire oulipien, c’est d’ailleurs peut-être une

contrainte interne au groupe.

Envisager le récit à partir de sa combinatoire narrative met en évidence la nécessité de la

sélection des possibles :

parmi [les combinaisons] quelques-unes seulement trouvent une forme et un sens, qui s’imposent au milieu de la poussière insensée et sans forme ; comme les soixante-huit cartes du jeu de tarots dans les rapprochements desquelles apparaissent des séquences de récit qui aussitôt se défont.156

En fonction du cadre choisi, toutes les combinaisons ne sont pas possibles. Dès lors, ce qui

intéresse les oulipiens est de « démontrer l’existence de configurations d’un type voulu », c’est-

à-dire d’une écriture qui se construit à partir de l’action conjointe d’une combinatoire

(« configuration ») et de l’écriture à contraintes (« un type voulu »)157. On a vu que le nombre

des cartes de tarots était une contrainte numérique, mais il fait aussi partie de la combinatoire

156 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.107. (Le jeu de cartes comportant soixante-dix-huit cartes, le nombre « soixante-huit » serait-il un clinamen?). 157 Claude Berge, « Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », p.44-45.

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texte/image. D’ailleurs pour Corti, « le jeu de tarots se présente alors comme un ensemble

limité de signes à l’intérieur duquel il existe une virtualité combinatoire, génératrice de toutes

les fonctions et de toutes les intrigues des différents récits »158. Le château des destins croisés

est bien un texte configurationnel au sens oulipien car les possibles narratifs du récit se

nourrissent de l’action conjointe de la combinatoire et de la contrainte, par une figure du

croisement qui prend ici la forme d’une « croix » et d’un « carré », comme l’affirme le discours

auctorial postfaciel : les quatre sommets du carré représente les quatre possibilités, la croix met

en évidence, par la sélection, un seul choix possible parmi les quatre, ce qui donne pour le récit

de Roland :

Charlemagne non-Charlemagne

Soi

non-Angélique Angélique

De l’influence des théories formalistes sur les oulipiens, nous retenons les tentatives

communes de focaliser l’attention sur les lieux interstitiels : le chevauchement chez Propp, la

rime en fin de vers chez Queneau, le croisement chez Calvino. Mais, puisque l’intérêt de Propp

est de faire une étude morphologique du conte folklorique, la « division chevauchante » (15) lui

pose problème et c’est pourquoi il privilégie « la valeur constante » (29), alors que le principe

même de chevauchement entraîne l’apparition de variantes159. L’étude de Propp montre ainsi

que,

[…] les fonctions [des personnages] se répètent d’une manière stupéfiante. C’est ainsi que pour mettre à l’épreuve et récompenser la belle-fille, nous rencontrons aussi bien Baba Yaga que Morozko, l’ours, le sylvain ou la tête de jument. En poursuivant ces recherches, on peut établir que les personnages des contes, si différents soient-ils, accomplissent souvent les mêmes actions. Le moyen lui-même, par lequel une fonction se réalise, peut changer : il s’agit d’une valeur variable. Morozko agit autrement que Baba Yaga. Mais la fonction en tant que telle est une valeur constante. Dans l’étude du conte, la question de savoir ce que font les personnages est seule importante ; qui fait

158 Maria Corti, « Le jeu comme génération du texte : des tarots au récit », p.35. 159 Vladimir Propp, Morphologie du conte, p. 15 et 29.

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quelque chose et comment il le fait, sont des questions qui ne se posent qu’accessoirement.160

La citation est importante car elle met en évidence la différence entre une approche

morphologique (que les études structurales prendront en exemple) et une approche

combinatoire. L’une s’occupe des constantes (le continu), l’autre des variantes (le discontinu).

Il y a bien un art de la variation parmi les auteurs oulipiens, d’ailleurs il se fait souvent au sein

du groupe, jusque dans « l’appropriation collective de personnages »161. L’art de la variation est

ainsi convoqué comme la pirouette finale du péritexte auctorial du Château des destins croisés :

« j’ai toujours aimé faire varier mes parcours »162. Comme le précise Queneau, « supposer que

l’on parte d’un livre pour en écrire un autre, c’est croire que l’on a acquis quelque chose en

écrivant le premier. Je souhaite ne jamais me faire de pareilles illusions »163.

À partir de ces lieux interstitiels (toujours les « mêmes fils » de Poirier), les démarches

s’opposent : l’approche formaliste cherche l’action (ce que), afin de faire du collectif ;

l’approche « structurElle » des oulipiens cherche à renouveler par la question des moyens (qui

et comment), afin de passer notamment du collectif au singulier164. Il est certain que la

deuxième approche se nourrit de la première. En effet, la combinatoire oulipienne doit

beaucoup au travail de Propp et aux théories formalistes en général. Et on sait combien

l’écriture à contraintes, cette écriture programme, à la fois programmée pour le pôle auteur et

programmante pour le pôle lecteur, qui cherche toujours le comment et un peu moins souvent le

pourquoi, est attentive aux moyens (comment construire et sortir du labyrinthe) et combien elle

doit aux théories formalistes, structurales et post-structurales.

160 Vladimir Propp, Morphologie du conte, p.29. (L’auteur souligne). 161 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.208. 162 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.140. 163 Raymond Queneau, « Conversations avec Georges Ribemont-Dessaignes », dans Bâtons, chiffres et lettres, p.41. 164 François Le Lionnais, « Le second manifeste », dans La littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, p.19.

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Le texte ludique entre labyrinthe et dédale

Le défi au labyrinthe oulipien, que l’utilisation de la contrainte transforme toutefois en

dédale afin de temporiser le défi en le rendant humainement possible, est en cela un exercice de

mémoire, un défi au temps à la fois fuyant (le passé), toujours hors d’atteinte (le futur) et en

cela permanent (dans le présent). Selon Semetsky, cette inscription dans un temps multiple est

aussi la particularité des lectures divinatoires du jeu de tarots :

The dynamic structure of intelligence, according to Lotman, is determined by three functions: the transmission of textual information, the creation of a new information, and memory as a capacity to preserve and reproduce information. The Tarot layout is thereby a text transmitting available information, which is being preserved or virtually stored in the diachronic depths of the collective unconscious, the Memoria. During readings this text is reproduced for the purpose of re-creating this information, to revive in the present moment the memories of the past and the memories of the future, both co-existing in the present.165

Par l’utilisation des tarots, Le château des destins croisés pose ainsi une trame

temporelle dans le défi au « labyrinthe » qu’est aussi la réécriture166. Les tarots viennent

compléter l’imaginaire oulipien du labyrinthe qui s’inscrit dans le temporel par la réécriture

mais qui évolue avant tout dans une combinatoire spatiale, et dans un espace de l’écriture

contraint :

L’auteur oulipien, s’il existe est celui qui écrit sous la contrainte. Il est, on l’a dit, « le rat qui construit le labyrinthe duquel il se propose de sortir ». Qu’il y parvienne ou non, d’ailleurs, n’est pas l’essentiel. Il atteint à sa liberté d’auteur en affrontant la contrainte librement choisie.167

Attiré par la « version géométrique du combinatoire » qui offre un tout, le labyrinthe

oulipien est un lieu de paradoxe à la fois « monde ordonné, puisque géométrique, mais ordonné

165 Inna Semetsky, « Memories of the Past, Memories of the Future: Semiotics and the Tarot », AS/SA, 13, 2003, p.199. Mis en ligne à l’URL http://french.chass.utoronto.ca/as-sa/ASSA-No13/Article6en.html (Consulté le 2 octobre 2011). 166 Italo Calvino, Le château des destins croisés, p.138. 167 Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.84.

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autour du rien »168. C’est le même rapport au monde que notait Frank Wagner dans son étude

des pratiques métaleptiques qui s’inscrivent chez Calvino dans « un espace de doute généralisé,

dans la mesure où il contrarie toute espèce de certitude représentative »169. Mais le double

mandat oulipien apporte une autre réponse. À la fois analytique c’est-à-dire à la fois un

« [travail] sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce

que les auteurs avaient soupçonnées » et synthétique, c’est-à-dire une « [ouverture sur] de

nouvelles voies inconnues de nos prédécesseurs », l’Oulipo évolue en plein dédale, c’est-à-dire

dans une configuration qui fait sens à tous niveaux 170.

Ainsi, en traitant la question du commentaire et non celle de la création, Poirier se

heurte à l’idée d’une « œuvre littéraire perçue comme une sorte de puzzle » pour laquelle

« chaque pièce en soi (le petit carreau de céramique) ne signifie rien »171. Il envisage plutôt un

espace de commentaire possible car « lire exige qu’on immobilise le flux du langage et qu’on

capte les mots indépendamment du mouvement dans lequel ils sont pris »172. Mais lorsque le

« préambule » de La vie mode d’emploi de Georges Perec propose un « art du puzzle » auquel

Poirier fait référence, le propos de Perec n’est pas tant de dire que chaque pièce ne signifie rien

mais de dire que « seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces »173. En

effet, dans une esthétique ludique compte seulement l’espace entre le mot et le texte qui permet

de créer du possible, et donc en ce qui nous concerne ici de faire de la réécriture-mémoire

168 Paul Braffort, « Italo Calvino sur les sentiers du labyrinthe », Magazine littéraire, « Dossier Oulipo », n°398, 2001, p.59 ; Jacques Poirier, « Tout savoir pour mieux ignorer : sur Georges Perec », p.119. 169 Frank Wagner, « Glissements et déphasages. Note sur la métalepse narrative », p.250. 170 François Le Lionnais, « La LIPO (Le premier Manifeste) », p.17. 171 Jacques Poirier, « Segmentation : le commentaire entre abyme et mosaïque », p.250. 172 « On ne peut se livrer à la fragmentation que si le texte est perçu comme procédant d’une mise en abyme généralisée, à savoir que l’œuvre se reflète idéalement (ou du moins est censée se refléter) en chacune de ses parties, fût-ce la plus ténue, de sorte que chaque détail constitue un miroir du tout – à la façon dont un titre de roman peut se lire à la fois comme fragment et comme totalisation » (Jacques Poirier, « Segmentation : le commentaire entre abyme et mosaïque », p.250) 173 Georges Perec, La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, coll. « Littérature », 1978, p.15.

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(écriture) à partir du commentaire (lecture). La pièce est porteuse de sens, mais pour qu’il y ait

signifiance, il doit y avoir un lien potentiel avec d’autres pièces/textes174.

L’esthétique ludique voit dans cet inévitable déplacement qui gêne Poirier le sens même

de sa pratique, qui réside dans la « relation avec l’imagination du possible »175. Le jeu étant ici

entendu selon les termes philosophiques de Jacques Henriot comme un « imaginaire en acte », à

la fois collectif (objectif, exogène, déjà là, pré-imaginé) et individuel (subjectif, endogène,

construction de soi), son approche rejoint le double intérêt oulipien pour l’individuel et le

collectif. (156-157)

Le jeu, tel qu’il est pratiqué à l’Oulipo (qu’il soit de l’ordre explicite du puzzle, du go,

des échecs ou du tarot mais aussi implicite d’une posture ludique en général), est celui d’« un

construit humain » (224), à partir de règles que celui qui joue s’est imposé à lui-même :

Monter un escalier comme tout le monde, quand on a des raisons précises de l’emprunter, ce n’est point jouer. Mais le monter à reculons, voilà qui est jouer, parce que cela résulte d’une décision purement arbitraire. L’arbitraire du thème est à lui seul le jeu. Il y aurait d’ailleurs également jeu si l’on décidait de monter le même escalier en le prenant dans le bon sens, mais à la condition que cette décision ne soit commandée, ni par l’urgence, ni par la contrainte et qu’elle ne réponde à aucun besoin immédiat. Une telle manière de voir correspond à ce que l’on veut dire quand on parle d’« inutilité » et aussi quand on décrit le jouer comme une forme d’activité qui possède une fin en soi. Le joueur peut fort bien faire de l’escalier un outil au second degré, dont l’utilisation lui donne le moyen de réaliser un exploit, de mesurer ses pouvoirs, ou simplement de les exercer. (285)

Henriot prête ainsi au joueur un statut héroïque (« exploit ») dont, dans un premier temps,

l’arbitraire se nourrit de la mise en mémoire des règles collectives. Dans un deuxième temps,

l’arbitraire s’exerce dans le positionnement de l’individu face au collectif. Le jeu procède ainsi

toujours d’une « conscience réfléchie » :

Le choix, la suite des choix qu’accomplit le joueur se situe à l’intérieur de ce que l’on pourrait appeler son possible propre. Comme il y a une mesure théorique du possible

174 « La signifiance est le procès interne par lequel le texte construit les conditions de sa lisibilité, de sa réception » (Frédéric Cossutta, « Catégories descriptives et catégories interprétatives en analyse du discours », p.202). 175 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer, la métaphore ludique, p.288.

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physique ou mathématique, il y a aussi une marge, une limite au possible de chacun. À chacun son possible. Un joueur ne fait jamais que ce qui est en son pouvoir. Son domaine, son espace de jeu se définit précisément par l’intervalle qui sépare son possible du probable. À l’intérieur de ce champ aux limites variables, il arrive qu’il prenne en considération le probable ; mais il ne s’y tient pas.176

La pratique ludique est une pratique calculée des risques, mais cela ne veut pas dire

qu’il n’y a pas de l’incertain dans le jeu car la pratique du jeu demande un perpétuel

réajustement des données au cours du jeu, notamment en ce qui concerne la prise en compte du

probable par rapport au possible. Le processus ludique de l’écriture à contraintes subit aussi à

plus ou moins de degrés des réajustements au fur à mesure de son exécution :

Le roman se termine, et l’écrivain chercheur peut alors en formuler la recette définitive. Non plus que cette recette a priori dont la rédaction du texte n’eût été que l’application plus ou moins bête et plus ou moins disciplinée, mais une recette tout autre, élaborée dans la dynamique de l’écriture et sans commune mesure avec ses prémisses.177

Le degré semble maximal pour Lahougue, il l’est moins pour les oulipiens.

Ainsi, revenant à l’idée d’entrelacement qui pose le problème de l’espace du

commentaire, le jeu oulipien en fait son terrain de jeu. C’est ainsi que l’on retrouve, sans

surprise, cette double lettre entrelacée /œ/ au cœur à la fois de l’intrigue et de la structure de La

disparition de Georges Perec. On la retrouve aussi à la base de l’analyse métrique de Jacques

Roubaud sur l’évolution métrico-historique de l’alexandrin (vers réglé, vers libre) en fonction

du e muet178. On la retrouve encore chez Raymond Queneau qui fait du motif de la cuisine des

176 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.156 et 251. Henriot reprend la distinction pascalienne entre « possibilité » envisagée comme « le possible considéré d’une manière théorique » et « pouvoir » envisagé comme « le possible conçu dans son rapport concret à l’individu » (251). 177 Jean-Marie Laclavetine et Jean Lahougue, Écriverons et liserons en vingt lettres, p.119. 178 « Ce qui s’écrit restera frappé de l’étrangeté angoissante dont le roman de Georges Perec La disparition représente comme l’allégorie : dans ce texte écrit sans la lettre e, ce qu’on ne peut découvrir, tout aveuglant que ce soit, si on ne le sait pas, la langue, rebâtie sur cette excision, est capable de reconstituer à peu près tous ses sons, mais pas le e muet, héros ultime du roman d’Alexandre » (Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, p.202).

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257

œufs le point de départ de l’un de ses poèmes (« Art poétique (suite)»179). On la retrouve enfin

chez Jacques Jouet qui s’est appliqué à montrer « la potentialité que [le mythe] ouvre » en

traitant la question de la Sphinge de multiples façons : « Ce que j’essaie de raconter quand je

re-conte l’histoire de la Sphinge, c’est qu’il y a plusieurs réponses possibles. Par conséquent, le

dialogue à partir de là s’engage, et ne peut cesser de s’engager »180. Œdipe rencontre la Sphinge

alors qu’une première partie de l’oracle a déjà été accomplie (le meurtre du père), les questions

à la Sphinge vont le précipiter dans la deuxième partie de l’oracle qui est de prendre la place du

père, comme roi et comme amant de la reine, sa mère. On pense aussi au travail de Perec sur le

langage dans W ou le souvenir d’enfance où le /w/ a été choisi comme support à l’imaginaire de

l’enfance perecquienne, à la fois comme une figure du double (v) et de la douleur (Weh), pour

représenter une réalité à la fois fondatrice et destructrice pour Perec, à la fois constante de son

être et de son œuvre. Ce travail du /w/ n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la complémentarité

entre constantes et variables du conte puisque le /w/ est proche de l’oméga grecque, signe des

constantes dans l’étude de Bédier sur les fabliaux français181.

Pour les oulipiens, la réécriture est donc un lieu de « permanence de la mémoire

humaine »182. Leur défi au labyrinthe, leur devenir-rat, est un épuisement de « la réponse

unique définitive [qui] tue le langage et le texte complètement » (208). Aborder le labyrinthe du

point de vue ludique, c’est voir le labyrinthe comme un dédale, c’est-à-dire s’intéresser à la

figure de l’entrelacement qui permet à la fois de nouer (Dédale est celui qui conçoit le

labyrinthe) et de dénouer (en tant que concepteur du labyrinthe, Dédale en possède la « clé ») la

trame, par exemple, celle de la réécriture. En écho à Poirier, nous pouvons dire qu’il devient

179 Raymond Queneau, Œuvres complètes, I, sous la dir. de Claude Debon, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Pléiade », 1989, p.270. 180 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.207-208 (Nous soulignons). 181 Vladimir Propp, Morphologie du conte, p.23. 182 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.207.

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possible et nécessaire de « détisser dans l’après-coup ce qui avait été tramé » mais pour le

tramer autrement, ce qui est l’objet de la réécriture183.

Comme on l’a vu avec l’approche métaleptique de Wagner qui consiste à lier et délier le

texte, le commentaire, qui permet de nouer (Freud), de dénouer (Leiris) et de varier (Oulipo),

opère à plusieurs niveaux. L’étude conjointe des continuités et discontinuités narratives dans le

texte calvinien, consacrée aux croisements des récits (la métalepse) et aux croisements textuels

(la réécriture), révèle un double dispositif arborescent et combinatoire, dans lequel la contrainte

opère la marque de fabrique du sujet de l’écriture : le geste auctorial, le concepteur d’une

configuration de type métonymique, entre le « container des récits croisés » et de la « croix »,

mais aussi par la figure de l’arbre qui cache la forêt et qui permet le lien avec la suite des

Bâtons que la figure auctoriale choisit comme carte identificatoire au début de son récit

métaleptique. La combinatoire du Château des destins croisés est celle du texte/image, celle de

l’algorithme 10 x 14 mais encore celle plus générale des bâtons, chiffres et lettres, le titre de

l’ouvrage théorique majeur de Queneau (Bâtons, chiffres et lettres). Dans le texte calvinien,

l’œuvre de mémoire est double : le versant de l’Arioste par la réécriture du Roland furieux et le

versant Queneau par les trois composantes de la combinatoire où les bâtons sont une

métonymie de l’écriture, les chiffres de la combinatoire et les lettres de l’univers de référence

du texte calvinien. Ainsi, par la structure enchâssée et métaleptique de la narration, le texte

calvinien, sous couvert du cycle de contes (le récit à tour de rôle) et de la multitude de ces

références (matière carolingienne et arthurienne, Arioste, Queneau, etc.) s’inscrit en fait dans le

récit de soi qui est en fait toujours une « lecture de l’autre »184.

183 Jacques Poirier, « Segmentation : le commentaire entre abyme et mosaïque », p.244. 184 Philippe Lejeune, « Écriture de soi et lecture de l’autre », dans Écriture de soi et lecture de l’autre, sous la dir. de Jacques Poirier, Clamecy, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Le texte et l’édition », 2002, p.214.

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CONCLUSION

« Si le calcul et le hasardement combinent leurs effets dans l’élaboration progressive du construit ludique, c’est parce que chaque jeu, pris dans sa totalité, fonctionne comme un système hypothético-déductif. »

Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, José Corti, 1989, p.287.

Dans ce travail sur les modalités de transmission de la contrainte, nous avons montré comment

le système oulipien du potentiel met en place une « esthétique de la complicité » à partir de la

notion de partage de l’écriture, qui est envisagé comme la transmission des règles d’un jeu à

deux, entre auteur et lecteur1. Cela nous a permis d’aborder le texte à contraintes – oulipien ou

non – en fonction de sa spécificité dans le domaine littéraire, c’est-à-dire en tant que texte

configuré. Doublement programmé par l’auteur, le texte configuré est un espace réglé à la fois

du côté de l’écriture, dans la mesure où celle-ci poursuit l’exécution d’un programme, et du

côté de la lecture, du fait que sa configuration constitue, du point de vue du lecteur, une forme

de programmation. C’est donc un texte interactif par sa manière de programmer une figure

lectorale complice. Dans le texte oulipien, la complicité comporte un paradoxe : entrer dans le

terrain connu et reconnaissable des formes littéraires alors que ce terrain n’est cependant jamais

le même, puisque les oulipiens jouent la carte de la potentialité des formes. Le mode de

collaboration trouve alors soit une fonction de complicité s’il s’agit d’un lecteur « averti », soit

d’information dans le cas du lecteur qui rencontre un texte oulipien pour la première fois,

comme ce fut le cas du « Mode d’emploi » de Cent mille milliards de poèmes de Raymond

Queneau, qui est le texte prodrome de l’Oulipo. Il y a une nécessité d’opérer à partir d’un mode

1 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.65.

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de « collaboration » afin que le lecteur, qu’il soit déjà « averti » ou non, puisse s’y repérer2.

C’est là qu'intervient le « système hypothético-déductif » ludique dont parle Henriot – cité en

épigraphe à cette conclusion – qui se définit par les modalités de personnalisation des règles du

jeu dans chaque poétique d’auteur3. Le texte à contraintes est donc un texte interactif qui

propose au lecteur d’entrer dans son jeu.

Dans cette étude, nous avons montré que depuis les origines du champ des littératures à

contraintes, qui sont consécutives à l’officialisation de l’Oulipo dans les années 1960 et à la

publication de Cent mille milliards de poèmes, les textes oulipiens ont d’emblée joué la carte de

l’interactivité entre écriture et lecture, ce qui est la spécificité du texte oulipien au sein du

champ des littératures à contraintes. Parmi les critiques, seul le poéticien Frank Wagner situe

l’« interactivité entre écriture et lecture » mise en place par le texte à contraintes comme ce qui

devrait être « la préoccupation principale des auteurs de littérature dite “à contraintes” »4. Il

constate aussi que les textes qui s’inscrivent dans le champ préférent majoritairement

programmer une modalité d'« indifférence » plutôt qu’une « collaboration » avec le lecteur5. Le

corpus est pourtant là, certes mineur par sa quantité, mais cela n’occulte pas les enjeux de

lecture soulevés par le texte interactif. Serait-ce que la notion d’interactivité, inséparable du jeu,

pose un défi de lecture ?

Dans le cas de l’indifférence, la posture du lecteur complice – nécessaire à l’interaction

écriture-lecture – n’est pas actualisée ; seul reste accessible le jeu formel que le lecteur peut

entreprendre de reconfigurer par une démarche cryptanalytique. Cette modalité est très

2 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, p.159 ; Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.8 et 5. 3 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.5 et 8 ; Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.287. 4 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7. 5 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.7-8. Nous constatons également que le mode de la concurrence que Wagner entend comme un défi est totalement négligé. Un travail spécifique à cette modalité serait intéressant pour l’avancée des recherches dans le champ des littératures à contraintes, à partir de la problématique de l’écriture collaborative, envisagée du point de vue ludique.

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largement étudiée dans le champ des littératures à contraintes, champ dominé par le succès de

l’oulipien Georges Perec dont l’œuvre multiforme appartient autant au phénomène crypté,

qu’au « sociologique », mais aussi qu’au ludique que Perec entend modestement comme ses

« prouesses » ou « gammes » oulipiennes, et enfin aussi au « romanesque »6. La combinaison

de ces quatre éléments fait du texte perecquien un texte à la fois puzzle du soi de l’auteur et de

l’autre, le lecteur qui peut – s’il le souhaite – reconstruire le puzzle. Toutefois,

l’expérimentation ludique n’y occulte pas systématiquement la signature de livres « qui se

dévorent à plat ventre sur son lit », comme l’a. montré l’étude de Sylvie Rosienski-Pellerin sur

les processus ludiques dans les textes romanesques de Perec7.

Pour notre part, nous avons choisi de prendre pour objet d’étude les textes oulipiens qui

posaient un enjeu de lisibilité, et même d’illisibilité dans le cas de Cent mille milliards de

poèmes : ceux qui justement ne peuvent pas « se [dévorer] à plat ventre sur son lit » mais plutôt

crayon, papier, dictionnaire, voire calculatrice en main dans le cas de Queneau. Nous les avons

abordés à partir de la notion de jeu développée par Jacques Henriot, qui montre que le jeu est

avant tout un « construit ludique », donc quelque chose qui ne peut être de l’ordre gratuit,

contrairement aux idées reçues sur le jeu, que Genette a notamment contribué à divulguer à

propos de l’Oulipo8. Force a été de constater qu’aucune étude des textes ludiques, ne fait

référence à Henriot, alors que sa contribution est essentielle à la compréhension du texte

ludique, notamment de l’oulipien9.

Notre étude entend donc contribuer aux théories de la lecture aux études oulipiennes

mais aussi queniennes et calviniennes, parce que l’interactivité entre l’écriture et la lecture y est

6 Georges Perec, « Notes sur ce que je cherche », dans Penser/Classer, Paris, Hachette, coll. « Textes du XXe siècle, 1985, p.10. 7 Sylvie Rosienski-Pellerin, PERECgrinations ludiques : étude de quelques mécanismes du jeu dans l’œuvre romanesque de Georges Perec, Toronto, Gref, coll. « Theoria », 1995, p.2. 8 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.287. 9 Voir à ce propos l’étude de Rosienski-Pellerin déjà mentionnée, notamment aux pages 151-181, consacrées au jeux énonciatifs et à l’énonciation du jeu dans Un homme qui dort, malgré qu’elle n’aborde pas le texte perecquien en termes de « construit ludique », l’étude est éclairante.

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abordée sous un nouvel angle, à la fois cognitif – par la configuration construite d’un système

qui repose sur des opérations – et social – par le choix, quenien et calvinien, de la modalité de

collaboration. L’interaction n’y est pas virtuelle puisqu’elle demande une action physique et

mentale, mais elle y est potentielle car elle est du ressort du lecteur. C’est pourquoi nous nous

sommes intéressée à la piste de l’interactivité pour des textes qui demandent une manipulation

matérielle autre que celle de simplement tourner les pages du livre. En effet, dans Cent mille

milliards de poèmes, le lecteur est potentiellement un reconfigurateur de sonnet, et dans Le

château des destins croisés il est un reconfigurateur du processus interprétatif10.

En découpant les pages de son livre pourtant traditionnellement broché, Queneau

exploite une contrainte matérielle afin d’inscrire le sonnet comme forme virtuelle, constamment

mouvante, qui force le lecteur à penser à la potentialité du sonnet et non à le lire comme une

forme fixe. En nous appuyant sur une approche statistico-historique de la forme-sonnet – la

« sonnettologie » de Maurice Thuilière – nous avons ainsi pu montrer que Cent mille milliards

de poèmes relevait à la fois de la forme traditionnelle, comme 95% des sonnets, et de

l’expérimental, comme les 5% des sonnets restants11. L’étude des formules de rimes par

Thuilière a révélé que la forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes séparait en fait le

texte en deux entités et non en quatre, selon le traditionnel schéma strophique en quatre temps

(deux quatrains et deux tercets). Nous avons donc observé qu’il valait mieux aborder le sonnet

quenien en termes de huitain – les deux quatrains – et de sizain – les deux tercets. La contrainte

matérielle des vers découpés est déjà un indice d’une lecture formelle qui se focalise sur la

cohérence strophique du sonnet.

10 L’adverbe « potentiellement », qui est une signature oulipienne, signifie que la stratégie lectorale fera du texte ce qu’il est ou n’est pas. Le lecteur lit bien comme il veut, quelle que soit la stratégie ludique encodée dans le texte. Dans cette étude, nous avons montré que si le lecteur veut jouer le jeu de la « collaboration », et même, dans les cas que nous avons étudiés, de la « complicité », le jeu dont il est question laisse tout le loisir de trouver un espace d’interprétation personnelle. 11 Maurice Thuilière, Assez brève histoire du sonnet, p.8.

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263

À partir des résultats statistiques de Thuilière que nous avons appliqués à la formule de

rimes du sonnet quenien, le sizain quenien de type ccdeed est justement celui que Thuilière

considère comme la formule de « cohérence maximale » car il s’appuie sur trois règles :

« rendre minimum l’indice d’alternance des rimes, ne garder que des sizains sur 3 rimes,

appliquer la règle de l’alternance des rimes » (61). Dans le huitain quenien, on retrouve la

formule de rimes du sonnet lentinien, dit aussi sonnet des origines, qui est constituée de rimes

croisées (abababab) permettant de joindre efficacement les deux quatrains entre eux, achevant

ainsi la cohérence de la forme. Ainsi, parmi les 1927 combinaisons de rimes possibles (47 au

huitain et 41 au sizain), la forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes se situe dans une

combinatoire qui oscille entre démarche traditionnelle envisagée comme volonté de mise en

mémoire de la forme par le travail de la rime, et comme démarche expérimentale qui

représente, selon Thuilière, une volonté de bâtir du neuf sur de l’ancien12. Ce résultat rejoint un

des principes oulipiens, hérité de Queneau : faire de l’expérimental sans pour autant s’inscrire

dans une perspective avant-gardiste de tabula rasa, comme le montre le premier axe de

recherche oulipien, historique : l’anoulipisme. Si Cent mille milliards de poèmes est considéré

par les oulipiens comme un texte exemplaire de leur second axe de recherche dit

synthoulipisme, force est de constater que l’axe historique des recherches oulipiennes est

également présent. C’est ce qu’annonçait déjà le premier manifeste oulipien : « En résumé,

l’anoulipisme est voué à la découverte, le synthoulipisme à l’invention. De l’un à l’autre

existent maints subtils passages »13. La forme-sonnet de Cent mille milliards de poèmes

actualise donc un de ces passages, douze ans avant la publication du premier manifeste oulipien

pour le grand public. Queneau, en oulipien exemplaire, prouvait déjà le « mouvement en

marchant », disons ici plutôt « système » que mouvement, car le terme peut prêter à confusion

12 François Le Lionnais, « À propos de littérature expérimentale », s/p. 13 François Le Lionnais, « La Lipo (Le Premier Manifeste) », dans La littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, p.18.

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lorsqu’il s’agit de l’Oulipo, qui se définit comme un groupe littéraire mais certainement pas

comme un mouvement14. Cent mille milliards de poèmes n’a évidemment rien de gratuit,

puisqu’il invite à la découverte et à l’invention par la manipulation de ses vers découpés,

offrant ainsi au lecteur de reconfigurer la forme-sonnet.

D’illisible, le texte quenien est en fait un texte qui ne cible pas directement le processus

interprétatif, même si celui-ci n’y est pas absent. C’est du côté de la cybernétique que l’on

trouve une analyse précise des textes qui ont pour propriété de combiner une action réelle de

l’utilisateur – ici le lecteur – au processus interprétatif. Espen J. Aarseth propose quatre

fonctions pour distinguer le rôle de l’utilisateur, dont chacune renvoie à un type de texte

différent comme on peut le voir sur la figure 24 :

Figure 25 : Les modalités interactives du texte ergodique.15

Nous savons déjà que par sa rhétorique de l’amplification le texte à contraintes n’est pas

un texte « ordinaire ». Nous savons aussi que les deux textes de notre corpus fonctionnent à

partir d’un régime rhétorique collaboratif, ce qui est rare dans le corpus disponible de texte et

de textes à contraintes. Mais entre cybertexte et hypertexte, l’analyse d’Aarseth est tout à fait

éclairante, autant pour déterminer la nature de nos deux textes combinatoires à contraintes –

soit « hypertexte », soit « ergodique », soit les deux –, que pour confirmer notre propre analyse

14 Georges Perec, « Notes sur ce que je cherche », dans Penser/Classer, p.11. 15 Espen J. Aarseth, Cybertext : Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997, p.64.

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de Cent mille milliards de poèmes et Le château des destins croisés en tant que textes

configurés. Pour Aarseth, le texte ergodique actualise plusieurs « fonctions d’utilisateur » :

We may define an ergodic text as one in which at least one of the four user functions, in addition to the obligatory interpretative function is present. Not incidentally, this figure might also be seen as a depiction of cybernetic feedback loop between the text and the user, with information flowing from text to user (through the interpretative function) and back again (through one or more of the other functions). (65)

Selon la définition d’Aarseth, le texte ergodique n’est donc pas représentatif de tous les

textes à contraintes, mais seulement de ceux qui jouent la carte de la collaboration à partir d’un

système combinatoire. En vogue parmi les études post-structuralistes, l’hypertexte serait plutôt

relié à l’idée de rhizome deleuzien qui ne finit pas de se reproduire à l’infini et donc de

s’explorer. L’engouement des critiques du champ des littératures à contraintes pour la modalité

cryptée est profondément ancrée dans une approche post-structuraliste du texte. Nous avons

montré que Cent mille milliards de poèmes et Le château des destins croisés fonctionnent sur

un autre régime, d’où la nécessité de le rendre lisible au moyen d’une modalité collaborative

double : explicitée péritextuellement et visible textuellement. Leur programme prévoit leur fin,

transmise au lecteur par l’intermédiaire du discours de la contrainte. Ils sont des textes

ergodiques, et non des hypertextes.

Toutefois, il est vrai que le texte quenien restera illisible à qui refuse de jouer le jeu de

penser le sonnet autrement que comme une forme fixe – traditionnellement considéré comme

une forme-rectangle –, alors même que la contrainte matérielle métatextualise la combinatoire

ergodique. La contrainte matérielle est donc aussi une occurrence textuelle de la modalité de

collaboration. En tant que joueur, l’auteur a établi un dispositif textuel à trois composantes : le

« mode d’emploi » auctorial préfaciel, la forme-sonnet (le texte), le péritexte allographe

postfaciel (« À propos de littérature expérimentale »). L’action conjointe des deux péritextes,

l’un par la transmission des règles poétiques dans le « Mode d’emploi », l’autre par la

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présentation des lois combinatoires dans « À propos de littérature expérimentale », prépare bien

le lecteur à une lecture combinatoire de type ergodique. Pour se rendre lisible, la modalité

péritextuelle de collaboration y est donc une nécessité ; mais pas un « aveu »16.

À sa manière, Le château des destins croisés rend également visible et explicite sa

propriété interactive. En faisant de l’auteur ou plutôt de ses figures auctorales – narrateur,

narratrice, bâteleur – un reconfigurateur du processus sémiotique, le texte configure une

machine narrative qui s’appuie sur un mélange des niveaux narratifs organisé par les lois de la

métalepse, aussi bien ponctuelle que généralisée. Alors que la formule de rimes de Cent mille

milliards de poèmes invitait à lire le texte à partir du principe de versus, le texte calvinien

présente une programmation lectorale basée sur un principe de rétroaction : « La taverne des

destins croisés » (écrit en 1973 dans sa version originale) vient en effet éclairer – dans la fiction

– la configuration du « Château des destins croisés » (écrit en 1969 dans sa version originale),

tandis que la postface offre une rétroaction en prenant comme sujet la genèse de l’écriture des

deux parties du texte, l’une aisée (« Le château »), l’autre « tourmentée » (« La taverne »)17. La

programmation lectorale du texte calvinien est donc configurée par un principe similaire à celui

du texte quenien, mais sous des lois génériques différentes.

À la différence du texte quenien, Le château des destins croisés expérimente sur les

possibilités intermédiales du discours romanesque, à la fois fiction écrite que nous avons

étudiée à partir de l’axe de la réécriture des classiques (le Roland furieux d’Arioste), et fiction

imagée puisque le texte se développe à partir du contenu narratif des cartes de deux jeux de

tarot. Le système combinatoire de l’intermédialité n’est en fait qu’un moyen artificiel de mettre

au jour le système hypothético-déductif d’une communauté de personnages. L’artifice de la

perte de parole permet de mettre au jour les procédés mentaux reliés à l’interprétation, ou du

16 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6. 17 Italo Calvino, « Note », dans Le château des destins croisés, p.139.

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moins ceux que l’auteur réel – le concepteur du texte potentiel – aimerait voir opérer, avec la

particularité d’évoquer tous les programmes de lecture possibles dans le texte ; comme si

l’échafaudage du programme n’avait pas été supprimé. En dernier lieu, le péritexte auctorial

calvinien montre alors comment l’auteur a réussi à réunir les deux parties de son texte sous une

même configuration : la croix (la diagonale qui ressort de la deuxième grille de cartes) et le

carré explicitant le modus operandi narratif de la première partie du texte 3 x 4 (personnages

dont le narrateur) + 1 (la métalepse auctoriale). La croix représentant « La taverne » s’inscrit

évidemment dans le carré représentant « Le château ». Le principe rétroactif permet donc de

configurer également une relation d’emboîtement entre les deux textes, comme on peut le

constater dans ce schéma que nous avons conçu à partir des six composantes du texte calvinien,

formant une croix positionnée dans un carré, que Calvino désigne comme le « container de ces

récits croisés » (137). À partir de notre analyse des points de jointure entre les deux parties du

texte (combinatoire texte/image, métalepse et réécriture), nous avons pu établir notre propre

container des récits croisés (Fig.25) :

Figure 26 : Notre container des récits croisés dans Le château des destins croisés.

Au centre de la croix, reliant les quatre composantes du texte (les deux parties du textes

et les deux jeux de tarots) se trouve l’écriture à contraintes et donc l’auteur, celui qui a contruit

le dispositif textuel à contraintes.

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Lorsque le texte est construit conjointement par le programme d’écriture et la

programmation lectorale, comme c’est le cas de Cent mille milliards de poèmes et du Château

des destins croisés, s’ajoute une composante de degré de visibilité ou d’invisibilité de la

contrainte. Lorsque le texte à contraintes est programmé selon la modalité de collaboration la

plus forte, à la fois péritextuellement et textuellement, la configuration textuelle se double

d’une configuration discursive. Cette combinaison donne ce que l’on a désigné du nom de

« discours de la contrainte », c’est-à-dire le programme qui rend le texte interactif, à la fois

recevable et manipulable par le lecteur. Ainsi, ce que Marc Lapprand pose comme le « statut de

la contrainte » est en fait l’élément sur lequel repose tout le dispositif textuel.

Parmi les quatre composantes désignées par Lapprand – « explicite » / « implicite »,

« visible »/ « invisible » –, les modalités explicite et visible sont spécifiques au discours de la

contrainte qui opère communément dans les deux textes de notre corpus – même si le contenu

en est différent, de l’ordre de la transmission des règles poétiques pour l’un mais de l’ordre de

la genèse de l’écriture pour l’autre18. Pour Lapprand, la modalité « explicite » correspond à un

mode de transmission par le péritexte, tandis que la modalité « implicite » s’appuie sur « le

degré de transparence du texte » (48). Par leur pratique péritextuelle, double dans le cas de Cent

mille milliards de poèmes (auctoriale et allographe) et simple dans Le château des destins

croisés (auctoriale), les textes de notre corpus relèvent du mode explicite. Si l’auteur est

évidemment celui qui construit la configuration discursive (« explicite » ou « implicite »), notre

approche intergénérique du discours de la contrainte a révélé que, dans le cadre du texte

combinatoire, le genre textuel était également une composante dans la programmation

(« visible » ou « invisible »). Dans le prolongement de la remarque de Wagner, nous avons

donc déterminé que le fait de rendre lisible et lecturable le texte combinatoire était bien du

ressort de l’auteur, mais qu’il n’était pas pour autant un retour de l’autorité auctoriale dont se 18 Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo, p.48.

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méfie Wagner : il était aussi de l’ordre des règles génériques. Pour autant, pour Lapprand,

lorsque la contrainte est invisible, le texte peut devenir un « leurre » (48)19. Toutefois, si

« leurre » il y a, nous pouvons dire qu’il correspond plutôt à une critique que l’Oulipo fait du

processus herméneutique : à la recherche d’un code sous-jacent, le lecteur trouvera toujours

quelque chose à se mettre sous la dent. C’est la force de l’approche cryptanalytique ou

herméneutique du texte. Il est vrai que les oulipiens ont eux-mêmes ouvert la voie de

l’herméneutique par leur axe de recherches anoulipiques mais l’anoulipisme marque moins un

penchant pour la cryptanalyse que l’affirmation d’une posture artistique anti-tabula rasa et

donc anti avant-gardes20. Il y a sans conteste une dimension historique dans la démarche

oulipienne qui, de fait, assure les beaux jours de la critique cryptanalytique.

Nous faisons donc le constat regrettable que le champ des littératures à contraintes se

soit jusqu’à présent construit majoritairement à partir d’une lecture herméneutique du texte à

contraintes, alors qu’il nous semble plus intéressant d’aborder les textes à contraintes comme

des moyens de développer de nouvelles stratégies de lecture, comme par exemple celle de

l’interactivité entre écriture et lecture. Pour notre part, nous avons essayé de porter un regard

novateur sur une forme de texte ludique, en termes d’outils d’analyse pour aborder les textes

expérimentaux de notre corpus.

Sur le modèle des algorithmes posés par Lapprand qui définissent, selon lui, la poétique

oulipienne en cinq ensembles (combinatoire, liberté, optimisation, anoulipisme et

synthoulipisme), notre travail a permis de formuler deux nouveaux algorithmes :

– Programme d’écriture + programmation lectorale = configuration discursive

– Auteur + contrainte + genre textuel = configuration textuelle

19 On pense notamment à la contrainte « Canada-dry » ou au « pôle quevalien » de l’Oulipo. Ce dernier découle du « Principe de Queval » qui consiste à « écrire un texte qui, devant être fidèle à une contrainte, est en fait écrit suivant une autre, qu’il ne respecte d’ailleurs pas) » (Jacques Roubaud, « L’auteur oulipien », p.83). 20 « La tendance analytique travaille sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné » (François Le Lionnais, « La Lipo (Le premier manifeste) », p.17).

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La distinction entre le niveau de la configuration discursive et celui de la configuration textuelle

permet de remédier à de nombreuses incompréhensions concernant le texte à contraintes,

notamment lorsqu’il s’agit du texte combinatoire dont le discours des possibles le rend

difficilement « recevable » à ses lecteurs21. Ainsi, pour Wagner, « la révélation des contraintes

utilisées [risque] de stériliser la lecture, voire dans certains cas de la rendre superflue »22.

Ce travail s’est donc avéré fertile, moins en trouvailles herméneutiques que dans la

compréhension de la posture ludique oulipienne en termes de « pensée du jeu » et d’« exercice

du possible » de chaque joueur (auteur et lecteur)23. Entre « la pensée du jeu » et « l’exercice du

possible », se met en place un espace de jeu que vient combler le lecteur. Ainsi, si la

programmation essaie de se conformer au programme en cherchant les points de jointure, elle

ne peut jamais être exhaustive car elle se réfère à une forme optimisée, qui n’est qu’une

approximation du programme, certes la plus conforme possible au projet24. Malgré la

transmission des règles poétiques dans le « Mode d’emploi » quenien ou malgré la transmission

de la genèse de l’écriture dans la « Note » calvinienne, qui sont en fait de véritables interstices,

voire le jeu inscrit dans son propre système (clinamen, indicible, etc.), on a constaté que cela ne

programmait pas pour autant une lecture réduplicative25.

Au terme de ce travail, nous pouvons poser que la transmission des contraintes est à la

fois un choix auctorial et une nécessité du genre textuel. Nous ajoutons à cela que les enjeux de

lecturabilité du texte combinatoire à contraintes programment une réciprocité entre le

programme d’écriture et la programmation lectorale. Dans Cent mille milliards de poèmes et

21 Christelle Reggiani, « Contrainte et littérarité », p.14. 22 Frank Wagner, « Visibilité problématique de la contrainte », p.6. 23 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, p.164 et passim et 245. 24 Dans le cas particulier du clinamen oulipien, l’approximation est volontaire, comme on le voit dans la suppression d’un chapitre de La vie mode d’emploi. Le clinamen est un autre cas de transmission de la contrainte sur le mode explicite-visible que nous avons analysée en fonction du lien entre texte et péritexte. Une étude sur les modalités et enjeux du clinamen serait un complément intéressant à ce travail. 25 Wagner parle de « réduplication » comme d’une production du sens « systématiquement inverse du cheminement suivi par l’auteur au cours de sa création. » (« Visibilité problématique de la contrainte », p.13).

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dans Le château des destins croisés, cette réciprocité est relayée par l’explicitation du

programme en péritexte. Le mode explicite-visible est donc à la fois une nécessité du texte

combinatoire et une décision auctoriale. Jusqu’à présent, aucune recherche dans le champ des

littératures à contraintes n’avait mis en relation la question de l’intergénéricité à celle de la

potentialité de la contrainte. On a vu que cela permettait de mieux comprendre l’interactivité

entre écriture et lecture puisque celle-ci se révèle être une nécessité dans le cadre du texte

combinatoire. Le jeu est alors déplacé vers les stratégies discursives et leurs interactions avec le

texte. C’est ce que nous avons démontré en regard de l’interaction texte-péritexte.

À la recherche d’une technè oulipienne, à partir de la poétique quenienne dans Cent

mille milliards de poèmes et de la poétique calvinienne dans Le château des destins croisés,

nous avons constaté que la posture oulipienne avait évolué au cours de ses cinquante ans

d’existence. L’ouvrage de Lapprand mettait la modalité « explicite-visible » comme la

catégorie de discours de la contrainte la plus exemplaire dans les textes oulipiens, mais nous

avons constaté que ce n’était pas le cas. Cette modalité était présente dans les textes des

origines du groupe, mais les oulipiens – Queneau et Calvino les premiers – n’ont pas poursuivi

cette démarche qui est caractéristique des origines du groupe. D’une génération oulipienne aux

autres, la première génération œuvrait à fonder un groupe auquel participaient de nombreux

mathématiciens habitués des protocoles d’écriture, modes d’emploi, programmes, algorithmes,

etc. Les générations suivantes – et notamment l’actuelle – ont fait de l’interactivité entre

écriture et lecture leur priorité, mais en la déplaçant du côté de la rencontre entre auteurs et

lecteurs, à raison de lectures publiques et à la faveur de l’organisation de nombreux ateliers

d’écriture ; bref, d’une présence forte dans la communauté. En tout cas, l’intitulé de leur film

récent (Oulipo mode d’emploi) prouve bien que le mode d’emploi est toujours un paradigme

discursif qui les définit, et que la modalité explicite-visible est essentielle pour eux.

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Grâce à ce déplacement du domaine de l’écriture vers celui de la lecture par une

présence forte dans la communauté, on comprend mieux pourquoi l’Oulipo occupe une place de

choix dans les ateliers d’écriture. En effet, en privilégiant l’interaction entre écriture et lecture,

l’écriture oulipienne suit le même parcours que les ateliers d’écriture dans lesquels l’écriture à

contraintes fait figure d’incontournable. De même, les ateliers d’écriture n’ont pas tant pour

tâche de faire écrire que d’apprendre à lire.

Apprendre à mieux lire, c’est l’effet secondaire le plus fréquent d’un atelier d’écriture... Et c’est normal : la relecture est la seconde phase de la création, le second regard indispensable après la spontanéité du premier jet ; elle amène à cette troisième phase de la création qu’est la réécriture26.

En cela, la problématique des ateliers d’écriture, tout comme celle, plus complexe, de

l’écriture oulipienne à contraintes, et comme celle plus générale du champ des littératures à

contraintes, sont des apports tout à fait essentiels à la question centrale d’un « contrat de

réciprocité » entre auteurs et lecteurs27. Nous avons vu comment ce contrat émerge de la

littérature elle-même, ou du moins – mais de façon essentielle – d’une forme de littérature. Que

le système du potentiel oulipien construise sur des savoirs et des techniques empruntés aux

sciences dites humaines, ainsi qu’aux sciences dites exactes, ne l’empêche pas – bien au

contraire – de s’ancrer dans le littéraire, tout en se payant le luxe d’être transposable à d’autres

domaines. Ne serait-ce d’ailleurs pas la réelle liberté permise par l’utilisation des contraintes ?

26 André Marquis et Hélène Guy, L’atelier d’écriture en questions : du désir d’écrire à l’élaboration du récit, Québec, Nota Bene, 2007, p.21. (La citation est reprise de l’auteure québécoise de science-fiction Elisabeth Vonarburg). Pour avoir une idée plus précise de l’utilisation de ce rapport dynamique entre écriture et lecture dans les ateliers de création littéraire, nous renvoyons aux travaux de l’Université Laval (Lecture et écriture, une dynamique : objets et défis de la recherche en création littéraire, sous la dir. de Christiane Lahaie et Nathalie Watteyne, Québec, Nota Bene, 2001 ; Autour de la lecture : médiations et communautés littéraires, sous la dir. de Josée Vincent et Nathalie Watteyne, Québec, Nota Bene, 2002). 27 André Marquis et Hélène Guy, L’atelier d’écriture en questions : du désir d’écrire à l’élaboration du récit, p.29. (Les propos sont de Paul Chamberland qui fut un pionnier dans la théorisation des ateliers d’écriture au Québec).

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