Concept Securite Interieure M Cusson

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  Maurice CUSSON CRIMINOLOGUE, ÉCOLE DE CRIMINOLOGIE, UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (2014) “Le concept de sécurité intérieure.” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,  professeur de soci ologie au Cégep de Ch icoutimi Courriel:  jean-marie_trem [email protected]   Site web pédagogique :  http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/   Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,  professeur de soci ologie au Cégep de Ch icoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/   Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/ 

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  • Maurice CUSSON

    CRIMINOLOGUE, COLE DE CRIMINOLOGIE, UNIVERSIT DE MONTRAL

    (2014)

    Le concept de scurit intrieure.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

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    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, pro-fesseur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Maurice CUSSON LE CONCEPT DE SCURIT INTRIEURE. Montral : cole de criminologie, Universit de Montral. Un texte indit,

    2014, 10 pp. Lauteur nous a accord le 30 mars 2014 son autorisation de diffuser lectro-

    niquement cet article dans Les Classiques des sciences sociales.

    Courriel : Maurice Cusson: [email protected].

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 31 mars 2014 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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    Maurice CUSSON

    Le concept de scurit intrieure.

    Montral : cole de criminologie, Universit de Montral. Un texte indit, 2014, 10 pp.

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    Table des matires 1. Action de guerre et action de scurit 2. Police autocratique, police dmocratique 3. Le juge et le policier Rfrences

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    Maurice CUSSON

    Le concept de scurit intrieure.

    Montral : cole de criminologie, Universit de Montral. Un texte indit, 2014, 10 pp.

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    La scurit intrieure est une ralit dont la prsence se fait lour-dement sentir. Dans nos villes et sur nos routes, les policiers, gendar-mes et gardes de scurit ne se laissent gure oublier. Derrire les uni-formes omniprsents se cachent de puissants appareils et de discrets services de renseignement. C'est en centaines de milliers que se comp-tent les effectifs de la scurit publique et prive dans des pays com-me la France et le Canada. Le phnomne n'a rien de nouveau. C'est sous Louis XIV quest ne la premire grande police urbaine de Fran-ce et cela faisait dj des sicles que les hommes de la marchausse, du guet bourgeois, les prvts des marchaux et autres lieutenants s'at-tachaient protger leurs concitoyens, prvenir les agressions et d-prdations, pourchasser les malfaiteurs, secourir les victimes.

    Si la ralit de la scurit intrieure est vidente, le concept lest beaucoup moins. Compare sa pratique, la thorie de la scurit est sous-dveloppe. Ses praticiens, d'abord hommes d'action, sont peu ports l'tude et la spculation. Les grands flics, contrairement quelques grands stratges, ont laiss peu dcrits, sinon anecdotiques. Et sur l'art de la scurit, on ne retrouve pas d'quivalent des grands ouvrages sur l'art de la guerre. Cette lacune commence tre rduite, mais le travail est peine esquiss. En France l'Institut des hautes tu-des en scurit intrieure (dont le nouveau nom est Institut national des hautes tudes de scurit) a donn une impulsion la rflexion sur la scurit intrieure. Dans les pays anglo-saxons, la rflexion se poursuit sur les thmes de Policing et, plus rcemment, de Ho-

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    meland security . l'automne 2007, parat un Trait de scurit int-rieure dont l'ambition est de dresser un bilan des savoir et savoir-faire sur la scurit autant prive que publique (Cusson et coll. 2007).

    La scurit intrieure se dfinit d'abord par sa finalit. Celle-ci se prsente sous trois dimensions : 1. la scurit objective, celle qui pr-vaut quand les crimes et dlits tant rares, nous ne risquons d'tre ni attaqus, ni dpouills, ni exposs une mort violente ; 2. la tranquil-lit d'esprit ou le sentiment dtre l'abri du danger ; 3. la paix civile, qui ne consiste pas vraiment en l'absence de conflit, comme le souli-gne Baechler (1994), mais en l'assurance que ces conflits ne risque-ront pas de dboucher sur la violence. La dfinition peut tre prcise en dsignant les menaces la scurit intrieure : celles qui sont asso-cis la vie en socit, d'abord et surtout l'activit dlinquante et cri-minelle, mais aussi les incivilits et les excs qui font courir un risque aux personnes ou aux biens.

    Cette dfinition n'puise cependant pas la question de la nature de la scurit intrieure. J'utiliserai la mthode comparative pour tracer ses contours. La scurit intrieure doit-elle tre distingue de la scu-rit extrieure, allant ainsi contre-courant de la tendance actuelle visant gommer les diffrences ? Malgr les points communs entre les deux, nous devinons que l'action de scurit est bien diffrente de l'action de guerre. Une police dmocratique appartient-elle la mme espce qu'une police autocratique ? D'emble la rponse parat ngati-ve. Mais en quoi prcisment une authentique police dmocratique se dmarque-t-elle de la police dun rgime autocratique ? La proximit entre le policier et le juge ne nous empche pas de constater qu'ils pra-tiquent des mtiers diffrents. Qu'est-ce qui spare le travail du poli-cier de celui du juge ? Bref, si nous dcouvrons ce qui distingue la scurit intrieure de pratiques parentes, sa nature propre nous sera mieux connue. Il parat dont fcond d'opposer la scurit intrieure, premirement, la scurit extrieure, deuximement, la police des rgimes non dmocratiques et, troisimement, l'activit judiciaire.

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    1. Action de guerre et action de scurit

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    La guerre au terrorisme dont on nous rabat les oreilles nous rappelle qu'il est facile de confondre la scurit intrieure et la scurit extrieure. Et il est vrai que les deux partagent un certain nombre de points communs. Aprs tout, le gnral en chef des forces armes et le chef de police veulent tous deux assurer la scurit de la population. Et les deux ordres d'activits se ressemblent plusieurs gards : l'af-frontement, la dialectique de l'attaque et de la dfense, une part irr-ductible de violence. Au Moyen ge, la diffrence entre le policier et le soldat tait loin d'tre vidente. Le seigneur fodal, homme de guer-re, se chargeait de policer sa seigneurie. La marchausse, anctre de la gendarmerie, tait une force de police militaire (Aubouin et coll. 2005). L'histoire plus rcente nous apprend que les militaires ont sou-vent t utiliss pour des oprations de maintien de l'ordre.

    Passons rapidement sur la premire diffrence tant elle est viden-te. L'arme existe pour parer aux dangers venus de l'extrieur, ceux qu'une puissance ennemie fait peser sur la nation. La scurit intrieu-re sert contrer les troubles et menaces issus de la vie sociale mme. La dfinition mme de la guerre fait sentir une autre diffrence. Rap-pelons celle de Clausewitz : La guerre est un acte de violence desti-n contraindre l'adversaire excuter notre volont . De son cte, Loubet del Bayle (2006) avance que la fonction policire se caractri-se par la possibilit d'user en ultime recours de la force physique (p. 24). Allons plus loin, la pratique quotidienne des policiers en tenue et des professionnels de la scurit prive est largement domine par la prvention, la protection des personnes et des biens ; l'usage de la force apparat exceptionnel. L'importance de la violence pour les mili-taires est sans commune mesure avec la place qu'elle occupe dans l'ac-tion policire quotidienne. Sur le champ de bataille, les deux camps mobilisent toute la force disponible pour dtruire lennemi ou pour lobliger se rendre. Lon veut attaquer par surprise en dployant tou-te la violence ncessaire afin danantir la capacit de rsistance de l'autre. Du ct de la scurit intrieure, du moins en dmocratie, l'on ne fait appel la force quen tout dernier recours, aprs avoir puis

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    tous les moyens de la persuasion. Et cet emploi est gradu : on passe de la force mains nues aux armes non ltales et enfin, en cas extr-me, lon a recours aux armes feu.

    La dynamique de l'escalade violente est inscrite dans la logique de la guerre car deux armes ennemies, chacune voulant avoir le dessus sur l'autre, seront portes renchrir sur la violence de l'autre. Sachant cela, le chef de chaque arme voudra attaquer en mobilisant trs tt toute sa puissance de feu pour craser lennemi avant mme que celui-ci ne puisse riposter. Ct policier, on fait tout pour viter d'tre en-tran dans un mouvement d'ascension aux extrmes, le meilleur moyen tant d'anticiper le dlit et de le prvenir. La scurit intrieure est principalement dfensive : protger, prvenir. C'est pourquoi, dans les services de police, les nombres d'enquteurs ne reprsentent jamais qu'une fraction des effectifs affects la patrouille et la surveillance du territoire.

    Il est vrai que les conventions internationales limitent la violence en temps de guerre. En principe, les non combattants ne sont pas viss et les prisonniers sont raisonnablement bien traits. Mais comme cha-cun sait, les lois de la guerre sont souvent bafoues. l'oppos, la s-curit intrieure est enserre par de multiples lois, rglements et contrles qui rduisent effectivement l'usage de la violence sa plus simple expression. Cela va de la charte des droits et liberts au code criminel, au code civil, aux lois sur la police, aux tribunaux, sans ou-blier l'influence de la presse et de l'opinion publique.

    Il ressort de l'histoire de la police anglaise que, dans les principes et dans les faits, la police mtropolitaine cre en 1829 sous l'impul-sion de Peel offrait une alternative prventive l'utilisation des forces armes contre les meutes et de dsordres graves. Les nouveaux cons-tables anglais avaient reu l'ordre -- qu'ils ont effectivement respect -- d'utiliser la force physique en ultime recourt. De plus, c'tait pro-gressivement que les policiers augmentaient le degr de force (Reith 1952 : 155 et 162). Ce prcepte de la force minimale se vrifie dans les dmocraties occidentales par des nombres extrmement bas de personnes tues par le feu policier (Jobard 2007).

    La primaut donne la prvention est la consquence directe de ce principe. Les professionnels de la scurit savent qu'il faut com-mencer par les moyens non coercitifs, et d'abord la prvention, avant

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    de passer en mode rpression. son tour, le renseignement est nces-saire la prvention car il permet d'anticiper l'vnement, ce qui per-met aux professionnels de la scurit d'agir pour rduire sa probabili-t. Ils le font soit en mettant en place des dispositifs de prvention si-tuationnelle, soit en ragissant rapidement pour empcher que le crime ne soit men jusqu' son terme ou que l'affaire ne s'aggrave.

    la guerre, l'autre , cest l'ennemi alors quen scurit intrieu-re, c'est le concitoyen, aussi fautif soit-il. La diffrence est de taille. Le soldat n'hsite pas tuer ou faire prisonnier le soldat ennemi. Le policier ne tue pratiquement jamais. Et, fait peu connu, rarement pla-ce-t-il un suspect en cellule. Sa pratique quotidienne consiste rappe-ler l'ordre, avertir, faire sentir sa prsence, contrler, calmer, remplir des procs-verbaux, distribuer des contraventions.

    La structure relationnelle de la guerre est binaire, caractrise par l'opposition entre deux camps alors que, en scurit intrieure, la structure est triangulaire, mettant en rapport trois catgories d'acteurs : le protecteur (le policier ou professionnel de la scurit prive), le pro-tg (le citoyen qui risque d'tre victime) et le dlinquant. L'action de scurit se porte donc dans deux directions : d'abord, vers le dlin-quant qu'il s'agit de dissuader ou de neutraliser et, ensuite, vers le ci-toyen menac que le professionnel de la scurit voudra protger par des systmes d'alarme, des camras de surveillance et autres moyens de prvention situationnelle.

    Bref, la logique de l'action de guerre dicte un emploi souvent of-fensif, massif et presque illimit de la violence, cependant que, en s-curit intrieure, le recours la force est dfensif, en ultime recours, gradu et limit. la guerre, prvaut la relation binaire opposants deux ennemis alors que la structure de la scurit intrieure est trian-gulaire : protecteur, protg, dlinquant.

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    2. Police autocratique, police dmocratique

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    Opposer police dmocratique et police autocratique fera mieux ap-prhender la nature de la scurit intrieure non seulement telle que nous la souhaitons, mais encore telle qu'elle existe dans une dmocra-tie digne de ce nom.

    La police dun tat autocratique est sans doute une police. C'est ainsi que, de part et d'autre de ce que l'on appelait hier le rideau de fer, les actions menes par les policiers se ressemblaient : l'enqute, l'ar-restation, le renseignement, la prvention. De plus, la fin vise (ou prtendument vise) par les uns et les autres paraissaient la mme : la scurit. Cependant, au-del de ces ressemblances apparentes, des dif-frences radicales sautaient aux yeux. Elles taient intimement lies ce qui distingue la dmocratie de lautocratie.

    Dans un rgime autocratique, l'appareil policier sert d'abord de garde prtorienne au tyran : il le protge et lui sert d'instrument. Sa finalit relle est de le maintenir au pouvoir en assurant sa scurit personnelle, en faisant la chasse aux opposants, aux dissidents et tous les ennemis ou supposs tels du rgime. C'est dire que la scurit des sujets nest gure la priorit d'une police despotique. Pire, le des-pote a souvent intrt faire rgner la peur, la terreur au sein de la population. Celle-ci est alors atomise et paralyse par la crainte des arrestations, de la torture et des excutions sommaires.

    Le stalinisme offre un exemple extrme des diffrences radicales qui opposent la police d'un rgime autocratique celle d'un rgime dmocratique. La police de Staline prsentait quatre caractristiques (Carrre D'Encausse 1979).

    1. La police est un instrument essentiel de Staline. Il sen sert pour

    conserver le pouvoir, pour soumettre le parti et pour transfor-mer la socit par la force, quitte la briser.

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    2. L'appareil policier n'est pas soumis la loi ni contrl par les tribunaux ; c'est plutt la police qui contrle les juges ; cest Staline et lui seul que les policiers obissent.

    3. Les pouvoirs et la violence de la police sont illimits. Elle pro-cde des arrestations arbitraires et secrtes ; elle torture ; elle enferme les suspects dans des camps aussi longtemps qu'il lui plaira.

    4. La police prend une extension immense. Ses effectifs se gon-flent. Tous les sujets sont encourags, forcs mme dnoncer toute dissidence. La police se rpand comme un cancer. La d-lation devenant gnralise, les mtastases policires envahis-sent tout le corps social.

    Revenons la police dmocratique. Dire quelle est au service des

    citoyens, ce n'est pas seulement un souhait pieux, c'est un fait tabli depuis longtemps par une importante recherche amricaine. En effet, Reiss (1971) avait dcouvert que 87 % des interventions des patrouil-leurs ne procdaient pas de l'initiative des policiers eux-mmes ou de leurs suprieurs, mais taient dclenches par des plaintes ou des de-mandes de service de citoyens. Par la suite, plusieurs autres recher-ches reposant sur des observations systmatiques de policiers en tenue tablissent que, dans nos dmocraties, ceux-ci passent l'essentiel de leur temps rpondre aux demandes des simples citoyens, enregis-trer leurs plaintes, les informer, les protger, calmer les protago-nistes d'une altercation, les secourir. Il est vrai que nos appareils po-liciers servent aussi le pouvoir et protgent nos hommes politiques. Mais ils y consacrent relativement peu d'effectifs. Une police dmo-cratique aide le parti au pouvoir tre rlu, non par la terreur, mais par son efficacit assurer la scurit du plus grand nombre. Il est en effet connu que les chances de rlection d'un parti au gouvernement s'amenuisent quand il choue faire reculer une trop grande inscuri-t. La lgitimit d'un systme politique est conforte quand sa police parvient assurer la scurit gnrale (Loubet del Bayle 2006).

    Pour remplir sa mission, une police dmocratique a besoin de la coopration du public sinon elle est coupe d'informations essentielles et se heurte une rsistance qui freine sa capacit d'action. Et cette coopration ne peut lui tre acquise que si elle est respecte et esti-

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    me. Les policiers ont donc intrt tre civils, impartiaux et servia-bles pour se gagner le respect et l'appui du public. Un partenariat entre la police et les citoyens peut alors se mettre en place, prcisment ce-lui dont il est question dans la police de proximit.

    Une police qui dtient tous les pouvoirs, c'est une ngation de la dmocratie. Nos constitutions et nos lois limitent strictement les pou-voirs des policiers et circonscrivent troitement leurs comptences. Les tribunaux civils, criminels et administratifs, les autorits politi-ques, la commission de dontologie, les mass mdia opposent la po-lice autant de contre-pouvoirs et assurent qu'elle reste dans les limites de la loi. Vient s'ajouter la concurrence entre plusieurs services de po-lice, de gendarmerie et de scurit prive qui restreint encore plus les pouvoirs de chacun. Cette pluralit des centres de pouvoir empche qu'un seul service policier devienne suffisamment puissant pour repr-senter une menace pour la dmocratie. Loin d'envahir tout le corps social, la scurit reste sa place.

    En somme, dans un tat non dmocratique, la police sert au tyran de garde rapproche et celui-ci lutilise pour conserver le pouvoir. En dmocratie, la police est, dans les faits, au service des citoyens et elle veut assurer la scurit du plus grand nombre. Dans un rgime auto-cratique, la police possde des pouvoirs illimits pour faire rgner la terreur. En rgime dmocratique, les pouvoirs de la police sont effica-cement limits par les lois et les contre-pouvoirs.

    3. Le juge et le policier

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    Pendant des sicles, la police ne se distinguait gure de la justice. C'est ainsi qu'au XVIe sicle, le lieutenant criminel de Paris avait si-multanment des pouvoirs de police et de justice (Aubouin et coll. 2005). Aujourd'hui encore, les diffrences ne sont pas toujours bien perues. La parent est manifeste sur deux points. Premirement, le juge et le policier s'accordent sur l'importance de deux fins : la scuri-t et la justice. Deuximement, quand vient le moment de punir les criminels, la police judiciaire et la magistrature sont troitement arti-cules lune lautre dans le systme de justice pnale.

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    Les diffrences mritent d'autant plus d'tre soulignes qu'elles font ressortir des caractristiques essentielles de la scurit intrieure. La finalit premire du juge est la justice : rendre chacun ce qui lui revient. La scurit vient ensuite, et par surcrot. Le policier, pour sa part, vise la scurit d'abord. Mais pour y arriver, il doit respecter la loi, se soucier de justice, y compris de justice procdurale. Les priori-ts sont diffrentes mais ne se contredisent pas. Il est clair que la justi-ce ne s'oppose pas la scurit. En effet, plus les citoyens pensent qu'ils sont traits avec justice, moins ils seront tents de se faire justi-ce eux-mmes par des moyens violents (Baechler 1994). Par ses ju-gements justes et quitables, le juge fait d'une pierre deux coups : la justice et la scurit.

    La sentence prononce par un juge d'un tribunal criminel est essen-tiellement rpressive : il acquitte, condamne et, dans ce dernier cas, dtermine la peine. D'autre part, contrairement l'ide rpandue, il est possible de soutenir que le rle du policier est d'abord prventif : il agit principalement de manire non coercitive sur les causes et les pr-liminaires des dlits dans le but d'empcher qu'ils soient commis (Cusson 2007). Les historiens nous apprennent qu' l'origine de la po-lice, aussi bien en France qu'en Angleterre, la proccupation tait de complter l'appareil rpressif par un dispositif prventif. Ds que, sous Louis XIV, le premier lieutenant de police de Paris, M. de la Reynie, entre en fonction, il pense en termes de prvention. C'est pourquoi il tient tant faire clairer les rues de la ville et rorganiser le guet de nuit. De l'autre ct de la Manche, et plus dun sicle plus tard, la po-lice mtropolitaine de Londres cre par Peel avait explicitement pour mandat de donner la priorit la prvention sur la rpression. Au-jourd'hui encore, le professionnel de la scurit publique, et encore plus prive, consacre le gros de son temps pacifier, aider, surveiller, protger, bref prvenir. Finalement il ne consacre pas tellement de temps la rpression.

    Entre le juge et le policier, il y a toute la diffrence entre la dlib-ration et l'action. Au Palais de justice, le magistrat entend les parties, consulte la loi, pse les arguments de chacun et, en toute quitude et en prenant le temps qu'il faut, il cherche dcouvrir la solution juste. Son activit est de l'ordre de la connaissance. Le second, homme de terrain, ragit, intervient, s'interpose, vainc les rsistances, excute les ordres, accourt d'urgence sur les lieux des altercations et des dangers.

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    La police est une force de premire ligne alors que la magistrature se place derrire, en deuxime ligne. En effet, on fait appel au juge seulement aprs que le crime ait t consomm et quand le dossier d'enqute a t complt. Le procs s'ouvre bien aprs les faits. Rien voir avec le professionnel de la scurit. Ds qu'on l'appelle, il arrive sans dlai soucieux d'viter que l'affaire ne dgnre. Sa place est au front, au coeur de l'action, au plus prs de l'vnement et des gens. Il fait cesser le trouble, protge, procde l'arrestation en flagrant dlit, fait les premiers constats et se situe la premire tape du processus judiciaire. Bref, le juge reste en retrait alors que le policier est plac sur la ligne de feu.

    Gardons l'esprit que les causes soumises un juge ont fait au pralable l'objet d'une svre slection. Pour viter l'engorgement de l'appareil judiciaire, les poursuites des infractions insignifiantes ont t abandonnes. Car il serait draisonnable que les procdures judi-ciaires -- invitablement lentes, lourdes et coteuses -- soit consacres des broutilles. C'est dire que le juge est appel juger des affaires plutt srieuses, souvent graves, celles qui pourraient se solder par un chtiment svre.

    Beaucoup moins graves sont les infractions qui sollicitent quoti-diennement les policiers. Soucieux de prvention, ceux-ci ne voudront pas laisser passer les petites infractions qui, peut-tre, en annoncent de plus graves : l'excs de vitesse qui pourrait provoquer un accident mortel ; la menace qui sera peut-tre mise excution ; l'altercation qui risque de monter aux extrmes. Les actions de police, notait Mon-tesquieu, sont promptes et elles s'exercent sur de petites choses, sur des dtails. Car toujours soucieux de prvention, le policier dtecte dans la faute mineure le signe qui lui permet d'anticiper l'acte grave et dagir en consquence. C'est l une attitude que n'adopte pas le juge.

    Rcapitulons. La fin vise par le juge est la justice et il se place dans le registre rpressif alors que l'objectif prioritaire du policier est la scurit qu'il prfre assurer par la prvention. Gardant ses distan-ces des vnements et des gens, le juge dlibre. Plac en premire ligne, le policier agit. On soumet aux magistrats des affaires srieuses pouvant tre punies svrement cependant que la vigilance des poli-ciers est veille par des faits mineurs qui pourraient annoncer et pr-cder des actes graves.

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    L'numration qui suit rsume le propos en prsentant les dix ca-ractristiques de la scurit intrieure qui ressortent de nos comparai-sons.

    Les caractristiques de la scurit intrieure

    Oppose l'action de guerre et la police despotique :

    1. usage minimal de la force : dfensif, en dernier recours et gradu ;

    2. prfrence donne la prvention d'o l'importance du renseignement ;

    Oppose l'action de guerre :

    3. rapport triangulaire : protecteur, protg et dlinquant ;

    4. alliance avec le citoyen ;

    Oppose la police autocratique :

    5. la scurit pour tous ;

    6. le service du citoyen ;

    7. des pouvoirs et des comptences circonscrits ;

    Oppose la dcision judiciaire :

    8. l'action : intervenir et excuter ;

    9. acteurs posts en premire ligne ;

    10. l'attention aux petites infractions qui pourraient annoncer des faits graves.

  • Maurice Cusson, Le concept de scurit intrieure. (2014) 17

    Dans une dmocratie, qu'arrive-t-il quand la scurit intrieure s'loigne du modle dont les caractristiques viennent d'tre num-res ? Quand il y a confusion entre le militaire et le policier, par exemple, quand la police use de la force comme si elle tait la guer-re ou quand l'arme est appele pour rprimer les troubles, les gens cessent d'tre vus comme des citoyens protger, mais comme des ennemis et on assiste des abus de force. C'est alors que la presse d-nonce les bavures et brandit le spectre de l'tat policier. Chaque nou-vel affrontement violent loigne un peu plus la police de la popula-tion. L'organisation policire est alors coupe des sources de rensei-gnements et du partenariat essentiel son efficacit. Elle devient aveugle, sourde et prive de ses allis naturels. Elle se laisse alors ac-caparer par la rpression, ngligeant la prvention.

    Chacun sait dans quel abme tombe une nation quand un tyran transforme la police en instrument de pouvoir. Le XXe sicle nous a offert trop d'exemples des malheurs et des hcatombes dont se rendent responsables les rgimes autocratiques pour qu'il soit ncessaire de s'tendre sur le sujet.

    Quand il y a confusion entre le rle du policier et celui du juge, la justice est sacrifie la scurit ; quelquefois cest l'inverse ; la pr-vention est oublie au profit de la rpression ; le renseignement ne sert plus qu' l'investigation des crimes graves. Le magistrat-policier abuse de ses pouvoirs judiciaires d'incarcrer, les utilisant pour arracher les aveux des suspects.

    La concentration des pouvoirs judiciaires et policiers entre les mains d'une seule catgorie d'acteur faire perdre la dmocratie l'un de ses contre-pouvoirs essentiels. En effet, la dmocratie, pour rester elle-mme, doit se doter de plusieurs centres de pouvoir, de manire qu'aucun ne puisse dicter sa loi aux autres (Baechler 1985).

    Si d'aventure, le juge se place en premire ligne et, l'instar du po-licier, plonge dans l'action, il perd la tranquillit d'esprit et la distance dont il a besoin pour dlibrer sereinement. Quand le policier, l'ins-tar du juge, s'en tient aux dlits srieux et aux crimes graves, il perd sa capacit d'anticipation et de prvention. Car il ne peut plus voir venir les faits graves annoncs par les menues infractions.

    Les effets pervers engendrs par l'introduction d'lments trangers l'action de scurit donnent penser que celle-ci possde sa logique

  • Maurice Cusson, Le concept de scurit intrieure. (2014) 18

    propre et ses lments spcifiques. Pour atteindre la fin qui est la sienne, l'action de scurit doit d'abord se fonder sur le renseignement qui lui fera connatre les menaces, ensuite, sur la prvention afin de rduire les occasions de dlits et les vulnrabilits des victimes poten-tielles, et enfin, sur l'intervention rapide, par la force si ncessaire, pour faire cesser le trouble, interrompre l'ascension aux extrmes et prendre en chasse les malfaiteurs. L'irruption d'une logique trangre dans l'action de scurit la dnature, nuit son efficacit et affaiblit la dmocratie.

    Rfrences

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    Fin du texte