Colonialisme Surrealisme

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LE COLONIALISME MIS À NU. Quand les surréalistes démythifiaient la France coloniale (1919-1962) Sophie Leclercq Presses Universitaires de France | « Revue historique » 2008/2 n° 646 | pages 315 à 336 ISSN 0035-3264 ISBN 9782130568780 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-historique-2008-2-page-315.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sophie Leclercq, « Le colonialisme mis à nu. Quand les surréalistes démythifiaient la France coloniale (1919-1962) », Revue historique 2008/2 (n° 646), p. 315-336. DOI 10.3917/rhis.082.0315 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Deutsches Historisches Institut - - 84.14.4.242 - 15/10/2015 12h23. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Deutsches Historisches Institut - - 84.14.4.242 - 15/10/2015 12h23. © Presses Universitaires de France

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LE COLONIALISME MIS À NU. Quand les surréalistes démythifiaient la France coloniale (1919-1962)Sophie Leclercq

Presses Universitaires de France | « Revue historique »

2008/2 n° 646 | pages 315 à 336 ISSN 0035-3264ISBN 9782130568780

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Le colonialisme mis à nu.Quand les surréalistes démythifiaientla France coloniale (1919-1962)

Sophie LECLERCQ

Alors que depuis plusieurs siècles la construction par l’Occidentde sa propre image a largement procédé du regard sur d’ « Autres »qu’il croyait découvrir, le XXe siècle a révélé que ce regard repose enpartie sur une série de mythes. Sur la scène intellectuelle, font irrup-tion ces « Autres » qui se sont approprié les référents culturels del’Europe pour s’adresser à lui. Mais, en dépit de la rupture queconstitue la décolonisation, l’appréhension des « périphéries » parl’Occident reste marquée par ces représentations qu’il a reçues enhéritage. Le colonialisme s’est construit, depuis le XIXe siècle, sur despréjugés, hérités d’un passé plus lointain ou forgés dans son siècle.Si l’opinion fut longtemps indifférente à l’idée coloniale, elle y estenfin acquise dans l’entre-deux-guerres. Or l’intériorisation du« mythe de l’impérialité française » a été possible grâce à une sériede représentations de la France et de ses colonies qu’il véhicule.Roland Barthes, qui a regardé son époque à l’aune de ces mythes,en souligne quelques-uns dont est faite la pensée coloniale et pluslargement la vision du monde extra-occidental. Du mythe petit-bourgeois du Nègre redouté puis maté par le Bichon de Paris-Matchà la grammaire africaine censée faire passer la pilule de la « pacifi-cation » en Algérie, il nous explique que le colonialisme n’a existéqu’au prix d’une incroyable mythification1. Au temps des décoloni-

Revue historique, CCCX/2

1. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1970 (1957), p. 60-63,« Bichon chez les Nègres » ; p. 128-134, « Grammaire africaine » ; et p. 189 sur « la constructiondu mythe de l’impérialité française ».

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sations, de plus en plus d’intellectuels, français ou d’outre-mer,prennent conscience de cette nature du discours colonial.

Les intellectuels qui revendiquent, encore après la SecondeGuerre mondiale, leur appartenance au surréalisme rejoignent l’ex-trême gauche anticolonialiste à la faveur des « événements »d’Indochine et d’Algérie. L’intelligentsia de l’après-guerre se saisitde la bannière anticolonialiste car elle a pris conscience que letemps de la décolonisation est venu, que la mystique coloniale n’estplus tenable dans le contexte de l’après-guerre et que les coloniséss’expriment désormais. Mais ce combat n’est pas nouveau pour lessurréalistes ; ils ne font que répéter ce qu’ils réclamèrent dès lesannées 1920 : la fin du colonialisme2. Alors isolés dans cette pos-ture sur la scène intellectuelle et littéraire, ils se rapprochentdès 1925 du Parti communiste. Mais contrairement au commu-nisme qui, « sur ce chapitre, ne porte pas en lui de révolution cul-turelle »3, les surréalistes ont très tôt conscience que le colonialismese joue également sur le plan culturel. Pour eux, les colonisés sontdavantage que de simples prolétaires exotiques ; archétype de l’op-pression, le monde des colonisés est aussi porteur d’une extrêmerévolte à même de faire voler en éclats les multiples enfermementsde la culture occidentale. Or ils décèlent ce que le colonialisme ade mythifié car leur poésie tout autant que leur aspiration à sesituer dans la marge les invitent à poser un regard « délié » sur laFrance coloniale. Souhaitant faire du surréalisme un mouvement àla fois poétique et politique, leur parti pris du minoritaire se jouenon seulement dans la revendication anticoloniale, mais aussi dansla construction de représentations esthétiques de l’ « Autre » quifavorisent cette prise de conscience. Ils sont parmi les premiersintellectuels à tenir la colonisation alors érigée en mythe national,tout particulièrement en 1931 au moment de l’Exposition colonialeinternationale de Vincennes, pour une mascarade. Leur entreprisede démythification est aussi re-mythification, puisqu’elle va de pairavec la production de « contre-mythes », forgés tant dans leur pra-tique poétique de l’Ailleurs que dans leur conscience politique anti-occidentale.

316 Sophie Leclercq

2. Pour une histoire détaillée de l’anticolonialisme surréaliste, voir Sophie Leclercq, Les sur-réalistes face aux mythes de la France coloniale, 1919-1962, thèse de doctorat soutenue en juillet 2006 àl’Université de Versailles - Saint-Quentin sous la dir. de Jean-Yves Mollier, dont cet articlereprend l’un des aspects.

3. Sophie Bessis, L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2002(2001), p. 69. Voir aussi Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes : colonisés et anticolonialistes enFrance (1919-1939), Paris, L’Harmattan, 1982.

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CONTRE LE MYTHE COLONIAL :UNE POSITION MINORITAIRE

Dans l’entre-deux-guerres, l’idée coloniale, qui avait eu tant demal à intéresser les Français, finit par s’imposer, soutenue par unimaginaire colonial qui s’est installé dans les représentations collec-tives. La France coloniale vit son âge d’or. L’anticolonialisme estalors une position très minoritaire, incarnée politiquement par leParti communiste, mais rarissime parmi les intellectuels4. Pourtant,la fin du premier conflit mondial laisse émerger dans le champ litté-raire et artistique une mise en question désenchantée de la civilisa-tion occidentale, dans laquelle les surréalistes s’engouffrent. Sur leplan politique, ils se mobilisent sans cesse durant l’entre-deux-guerres contre le colonialisme. Le premier temps fort de leur contes-tation est celui de la guerre coloniale dans le Rif marocain quioppose l’armée française aux insurgés ralliés à Abd el-Krim.En 1925, les surréalistes se posent la question de l’engagement auxcôtés du Parti communiste5. C’est à la faveur de la mobilisationcontre cette guerre coloniale que le rapprochement va s’opérer, parl’intermédiaire du groupe de la revue Clarté. Dans cette revue, demême que dans Le Surréalisme au service de la révolution et dans L’Huma-nité, les surréalistes dévoilent un discours anticolonial déjà singulier,dans lequel on décèle certaines valeurs qui leur sont chères : parexemple, l’appel à la désertion et le passage à l’ennemi, qu’onretrouvera dans l’arsenal discursif des opposants à la guerred’Algérie. Quelques années plus tard, en 1931, ils s’insurgent contrel’Exposition coloniale qu’ils tiennent pour un grand spectacle depropagande au service du colonialisme. Par leurs tracts collec-tifs, leurs articles, et l’organisation, aux côtés de la Ligue anti-impérialiste rattachée au Parti communiste, de la contre-exposition« La vérité sur les colonies », leur propos vise à déconstruire lemythe de la mission civilisatrice qui s’exprime à Vincennes. L’Expo-sition coloniale, présentée comme un « Luna-Park », est démontéepar les mots et présentée comme le lieu du faux et du trompe-l’œil.Au discours colonial de la duperie correspond la mascarade des« décors de carton-pâte ». Les surréalistes se mobilisent sur d’autresactualités, comme les mutineries et les condamnations de Yen Bay

Le colonialisme mis à nu 317

4. Voir Claude Lianzu, Histoire de l’anticolonialisme en France du XVIe siècle à nos jours, Paris,

Armand Colin, 2007.5. Voir Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes, 1919-1969, Paris, CNRS Édi-

tions, 1995.

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en Indochine, qui ont divisé l’opinion en 19306. La crise éthiopiennede 1935 oriente, quant à elle, leur critique vers un anti-impérialismequi ne distingue pas entre l’expansionnisme sur le continent euro-péen et celui qui a cours dans les territoires d’outre-mer7. Cettemobilisation anticoloniale s’opère dans le giron du Parti communistefrançais, qui met au point sa politique anticoloniale à partirde 1925, non sans mal8. Idéologiquement, les surréalistes en sonttrès proches, puisqu’ils ne réclament pas une humanisation de lasituation coloniale mais contestent le colonialisme dans son principemême et en appellent à « l’évacuation immédiate des colonies »9.Comme les communistes, ils ne conçoivent l’émancipation des colo-nies que sous une forme révolutionnaire. Mais, à la différence de cesderniers, ils ne réduisent pas l’opprimé colonial au prolétaire. Leurrejet de l’Occident sur le plan de la culture ainsi que leur fasci-nation pour les mondes non occidentaux, qu’ils englobent sous lacatégorie du Primitif, les invitent à considérer l’aliénation colonialeau-delà de la seule vision communiste. À ce titre, la représentationpoétique, esthétique et presque romantique qu’ils se font des non-Occidentaux et, de proche en proche, des colonisés est, au mêmetitre que le modèle révolutionnaire communiste, le matériau de leuranticolonialisme.

Dans les années 1920, la connaissance des peuples lointains estlimitée aux productions ethnographiques qui se développaient etaux récits de voyage, écrits en général dans un contexte colonial etdans un esprit d’adhésion au colonialisme. Les représentations ducolonisé relayées par la culture populaire, dans les journaux tels queL’Illustration, le divertissement ou la publicité, sont imprégnées d’unesérie de préjugés à même de justifier dans les consciences la pré-sence française outre-mer. Un discours et une iconographie popu-laires qui composent la mode coloniale investissent le paysage

318 Sophie Leclercq

6. Paul Éluard, Yen Bay, Le Surréalisme au service de la révolution (LSASDLR), no 1, juillet 1930,p. 8 ; Albert Valentin, Le haut du pavé, LSASDLR, no 2, octobre 1930, p. 21 ; Paul Éluard, Ledélassement de la canaille, LSASDLR, no 4, décembre 1931, p. 14 ; Paul Éluard et Benjamin Péret,Revue de la presse, LSASDLR, no 5, mai 1933, p. 23 ; Louis Aragon, Front rouge, Littérature de larévolution mondiale, no 1, juillet 1931, Moscou, organe de l’Union internationale des écrivains révolu-tionnaires.

7. Voir notamment de nombreux articles de LSASDLR, le numéro de Documents 1934. Inter-vention surréaliste (1934), ou encore Je ne mange pas de ce pain-là de Péret, dont « La bande desquatre » et « La guerre italo-abyssine » (Éditions surréalistes, 1936, OC, t. I, Paris, Le Terrainvague, 1969, p. 233-283). Voir enfin l’appel collectif Ni de votre guerre, ni de votre paix du 27 sep-tembre 1938.

8. Voir Jacques Doriot, Les colonies et le communisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1929. Voir aussiLa question coloniale dans l’humanité (1904-2004), textes réunis par Alain Ruscio, Paris, La Dispute,2005.

9. Tract collectif Ne visitez pas l’Exposition coloniale, mai 1931.

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mental de l’opinion française. Chez les surréalistes, la critique radi-cale de l’Occident passe par la mise en exergue de catégories poéti-ques comme l’Orient, le Nègre, ou encore le Sauvage, que l’ethno-logie en phase d’institutionnalisation tente de sortir des éternellesréférences du Bien et du Mal. Par ces modèles, les surréalistes n’en-tendent pas, comme certains ethnologues, dire le « vrai », la « réa-lité » de ce qu’est le non-Occidental colonisé. Selon eux, sa revalori-sation éthique ne peut émaner des scientifiques, géographes ouethnologues, comme en témoigne la méfiance d’André Breton vis-à-vis de ces positivistes dès le Manifeste du surréalisme 10. Pour LouisAragon, l’ethnographie est une « science au service des impéria-lismes »11. La vérité scientifique ne leur paraît pas appropriée pourdémythifier le discours colonialiste ; bien au contraire, ils s’opposentà la justification de la pratique coloniale par le paradigme scien-tifique forgé dans la seconde moitié du XIXe siècle et qui a pleine-ment intégré le discours républicain procolonial. Or, dans lesannées 1920, ce paradigme d’origine « racialiste » n’est pas éra-diqué12. À l’opposé de cette logique scientifique, ils entendentsubstituer d’autres représentations qui sont autant de « contre-représentations ». Ainsi, les surréalistes utilisent largement la figuredu Primitif, du Sauvage, avec les préjugés de leur époque qu’ellecomporte. Mais ils idéalisent ce Primitif, catégorie vague qui, tantôtIndien, tantôt Papou, tantôt Nègre13, est l’antithèse du civilisé etdevient alors instrument de contestation. Leur primitivisme bienconnu a effectivement une vocation esthétique, mais il rejoint aussides préoccupations politiques évidentes.

Une autre de ces figures systématiques, à la fois idéalisées etstéréotypées, est celle de l’Orient, mythique, énergétique et idéal.Celle-ci leur permet d’exprimer dès 1925 leur refus du colonialisme.Le mythe de l’Orient, qui avait déjà animé l’intelligentsia duXIXe siècle, notamment les saint-simoniens, connaît un regain d’in-térêt dans les années 1920. Les surréalistes s’en emparent eux aussi :l’Oriental qu’ils mettent en exergue correspond peu aux réalités despeuples asiatiques, mais davantage à un modèle poétique etmythique. Antithèse de l’Occident, cette catégorie est un lieu mental

Le colonialisme mis à nu 319

10. Manifeste du surréalisme (1924), in OC, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, 1988, p. 345.11. Louis Aragon, La vérité sur les colonies. Une salle de l’exposition anti-impérialiste,

L’Internationale de l’Enseignement, no 10, octobre 1931, p. 21-24.12. Voir Carole Reynaud Paligot, La République raciale, 1860-1930, Paris, PUF, 2006 ; pour la

période suivante, voir Benoît de L’Estoile, Le goût des autres. De l’Exposition coloniale aux Arts premiers,Paris, Flammarion, 2007.

13. Sur cette variation de ce que recouvre le Primitif, voir dès 1922 le texte de RobertDesnos, Pénalités pour l’enfer ou Nouvelles Hébrides, in Nouvelles Hébrides et autres textes (1922-1930), Paris,Gallimard, 1978, p. 61.

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plus que physique qui réunit à la fois la lueur de la révolutiond’Octobre et la spiritualité extrême-orientale. Au champ lexical dupourrissement qu’ils assignent sans cesse à l’Europe, ils opposentcelui de la lumière, de la pureté et de la régénérescence qu’incarnel’Orient. Contre un Occident malade, ils développent l’image d’unOrient salvateur, inversant alors la vision de l’Europe sauvant lescolonies des ténèbres par la colonisation. Associant l’Orient au Bar-bare, les surréalistes affirment que son temps est venu, que « c’est autour des Mongols de camper sur nos places »14. Ils récupèrent lescatégories de la barbarie et de la civilisation qui alimentent la visioncoloniale mais y opposent un appel à la violence libératrice del’Orient. Tandis que d’aucuns entendent restaurer le rayonnementperdu par la mise en valeur de la « plus grande France » et la « civi-lisation », les surréalistes, eux, veulent en finir avec l’ordre occi-dental et convoquent cet Orient. Ils ne transcendent pas le mani-chéisme d’une opposition binaire entre un Orient et un Occidentirréconciliables, mais ils prennent personnellement le parti de cetOrient, développant un discours provocateur de passage à l’en-nemi15. De plus, ils en inversent les attributs et les valeurs, instaurantune perturbation du discours occidental. En certaines occasions, ledualisme de cette opposition est même dépassé jusqu’à rendre lescatégories d’Occident et d’Orient inintelligibles ; Robert Desnos s’yapplique en 1925 dans sa Description d’une révolte prochaine, en souli-gnant l’origine barbare et orientale de la civilisation européenne16.Ainsi, la récupération du mythe de l’Orient vise à contrecarrer lesréférents du discours qui justifie la suprématie de l’Occident et àbouleverser cette géographie mentale. Or la plupart de leurs textesqui traitent de l’Orient expriment clairement le rejet de la situationcoloniale en tant que telle. Le mythe de l’Orient s’avère être le cata-lyseur de l’intérêt politique pour le sort des colonisés. La mêmeannée, la guerre coloniale du Rif leur donne l’occasion de mettre encorrespondance leur volonté de se rapprocher du Parti communisteet celle de prendre le parti de l’Oriental qui, étant avant tout celuiqui s’oppose à l’Occident, peut être incarné par le Rifain insurgé.

Plusieurs surréalistes s’emparent enfin de la figure du « Nègre ».Dans les années 1920, le Nègre est le réceptacle des préjugés et des

320 Sophie Leclercq

14. La Révolution d’abord et toujours, La Révolution surréaliste, no 5, 15 octobre 1925, p. 31-32. Cette phrase est reprise des propos de 1831 du journaliste Saint-Marc Girardin.

15. « Monde occidental, tu es condamné à mort. Nous sommes les défaitistes de l’Eu-rope (...). Que l’Orient, votre terreur, enfin, à notre voix réponde. (...) Nous sommes ceux-là quidonneront toujours la main à l’ennemi » (Louis Aragon, Fragments d’une conférence, La Révolutionsurréaliste, no 4, 15 juillet 1925, p. 23).

16. La Révolution surréaliste, no 3, 15 avril 1925, p. 25-27.

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fantasmes qui en composent la mode et la mise en spectacle : la sen-sualité alliée à la bestialité, l’innocence alliée à la déviance, le donpour le rythme syncopé des revues nègres et du jazz noir américainautant que pour la boxe17. Même si les représentations qu’ils endonnent s’appuient elles aussi sur certains lieux communs, elles ins-taurent un décalage qui permet d’aller à l’encontre de ces préjugés.Le Nègre est, dès 1918, un groom qui sourit à pleines dents chezAragon, tandis qu’il fait l’amour chez Desnos et qu’il est faussementblanc chez Péret18. Pour Philippe Soupault, qui, comme MichelLeiris, Robert Desnos et de nombreux surréalistes, a témoigné de safréquentation assidue des boîtes de jazz où se produisent des Noirs-Américains, le Nègre est celui qui prend sa revanche sur un Occi-dent déclinant. D’Horace Pirouelle au Grand Homme, en passant biensûr par Le Nègre, Edgar Manning19, les Nègres de Soupault ne sont nidrôles, ni ridicules, ni soumis. Ils ne sont pas non plus une carica-ture de l’Africain, mais plus souvent des descendants d’esclaves quiconnaissent autant la civilisation qu’ils jouent avec elle ; ils n’ont desauvage que leurs mœurs de malfrat, de noceur, d’artistes ou d’ex-plorateurs, qui forcent l’admiration de l’auteur. Mais c’est surtoutchez René Crevel que la figure du Nègre se révèle comme le levierle plus évident de l’anticolonialisme surréaliste. La récurrence de cepersonnage dans ses textes relève de l’obsession. Même si certainstraits caractéristiques, comme la sensualité, y sont associés dans l’en-semble de son œuvre, on remarque une évolution de cette figure.Dans ses premiers écrits des années 1920, qui sont les plus person-nels, Crevel évoque ses relations avec les Noirs de Paris ; sa visiondu Nègre est alors empreinte de la mode de l’époque et de sesdrames personnels liés à sa sexualité et à sa maladie. Utilisant, à lamanière des photographies de Man Ray, le contraste du noir et dublanc, René Crevel prend le parti du Nègre et inverse les catégoriesdu discours impérialiste. Dans ses textes plus tardifs desannées 1930, Le Clavecin de Diderot et Les Pieds dans le plat20, le Nègre

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17. Jean Jamin, Objets trouvés des paradis perdus ; à propos de la mission Dakar-Djibouti,dans Collections passions, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1982, p. 69-100 ; Jody Blake, Le Tumultenoir, Modernist Art and Popular Entertainment in Jazz-Age Paris, 1900-1930, University Park, Pennsyl-vania State University Press, 1999, chap. 5, « Jamming on the Rue Fontaine », p. 111-136.

18. Louis Aragon, Soifs de l’Ouest, Nord-Sud, no 13, mars 1918 ; Robert Desnos, Pénalités pourl’enfer ou Nouvelles Hébrides (1922), op. cit. ; Benjamin Péret, Chronique cinématographique, L’Huma-nité, 1er octobre 1925, in OC, t. 6, Paris, José Corti, 1992, p. 235.

19. Philippe Soupault, Vie d’Horace Pirouelle, Paris, Simon Kra, 1925 (écrit en 1917 et publiépartiellement dans le no 37 des Feuilles libres en septembre-octobre 1924) ; Le Nègre, Paris, SimonKra, 1927 ; Le Grand Homme, Paris, La Revue de Paris, 1929.

20. Le Clavecin de Diderot, Paris, Éditions surréalistes, 1932 ; Les Pieds dans le plat, Paris, 1933,rééd. Pauvert, 1974.

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est l’Afrique personnifiée et un prisme à travers lequel l’auteur lit lesaberrations du colonialisme. René Crevel fait la satire du concertdes grandes nations impérialistes et exprime un anticolonialisme vis-céral qui correspond en tout point au ton surréaliste. Rien d’éton-nant à ce que l’ancienne amante d’Aragon, la très négrophile NancyCunard, sollicite plusieurs surréalistes, dont René Crevel, pour laréunion de sa Negro Anthology et y fasse figurer le texte surréaliste col-lectif Murderous Humanitarism, qu’il rédige21. Chez les surréalistes, lecannibalisme du « Nègre Rouge »22 est donc transposé sur le plansymbolique et accueilli positivement ; le Nègre n’est plus le « gui-gnol » dont parle Roland Barthes, mais le modèle culturel et social àvenir. Le préjugé racial qui justifie la colonisation est alors mis enpièce. Proche de la représentation du Sauvage, le Nègre en est l’ar-chétype. Mais il est aussi l’incarnation même de l’opprimé, del’aliéné. Avec le Nègre, on se rapproche un peu plus encore du por-trait surréaliste du colonisé.

À ces modèles qui consolident leur vision du colonisé, s’opposentles figures du colon et du colonisateur. Elles incarnent tout ce que lessurréalistes exècrent, bien au-delà de la question coloniale. Elles fontécho au bourgeois, mais aussi à l’ « oppresseur », au « persécuteur »,à l’ « exploiteur », au « civilisé », au « philanthrope », etc. La figuredu « colon mal absolu », qui fait pendant à la figure de l’ « indigènemal absolu » de la vision coloniale, sera un invariant de la littératurede contestation qui émane des périphéries23. Ce manichéisme relèvedes mêmes raccourcis que la conception coloniale, mais il est aussiune forme de contestation. Or les surréalistes s’inscrivent volontiersdans cette logique d’inversion radicale que la littérature de résistanceutilisera largement. Cette modélisation du colonisé comme inversepositif du colon et même du civilisé revient aussi à une forme d’ « ico-nisation de l’Autre » et, de ce fait, de réduction de son être à tout ceque n’est pas l’Occidental. Comme l’explique Homi Bhabha, cetteréduction de l’ « Autre » à une image opposée est aussi une forme defétichisme, qui rappelle alors la récupération des objets non occiden-taux par les surréalistes24. Cette « fétichisation » du non-Occidentalprocède de son « esthétisation », qui en donne une vision partielle-

322 Sophie Leclercq

21. Nancy Cunard, Negro Anthology, London, Cunard & Wishart & Co., 1934 ; reprint Frede-rick Ungar Publishing & Co., New York, 1970. René Crevel y publie également « The Negress inthe Brothel » (trad. Samuel Beckett).

22. Roland Barthes, op. cit., p. 60-63.23. Edward Said, Culture et Impérialisme, Paris, Fayard / Le Monde diplomatique, 2000,

p. 377-378.24. Sur cette appropriation, voir Sophie Leclercq, L’appropriation surréaliste de l’ « art sau-

vage » dans l’entre-deux-guerres : l’objet surréaliste contre l’objet colonial, Histoire de l’art, no 60,p. 137-148.

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ment fantasmée. Mais elle consiste de ce fait en une exaltation quipermet aux surréalistes d’en faire à la fois un opprimé par excellenceet un lieu exceptionnel de force latente. Ainsi, Sauvage, Primitif, Bar-bare, Oriental, Nègre, Indigène, Opprimé, Exploité et Marginal semêlent pour forger une figure du Colonisé qui est, à leurs yeux, lecreuset de la révolte. Cette modélisation de l’ « Autre » leur permetde condamner de manière radicale toute l’œuvre coloniale, dernieravatar de la civilisation. L’exaltation du colonisé, qui perd parfoisprise avec la réalité, constitue la singularité de leur anticolonialismeet permet aussi sa virulence. Ces figures fonctionnent donc commedes « contre-mythes », puisqu’elles permettent de déconstruire lesmythes de « mission civilisatrice », de « plus grande France », de« progrès colonial », qui sont au cœur de la légitimité coloniale. Laphraséologie colonialiste est, à ce titre, bien identifiée et démembrée.Bien avant que les intellectuels dénoncent le terme de « pacification »qui qualifiera la guerre d’Algérie, les surréalistes avaient consciencede sa fonction25. De même, le colonialisme est tenu pour une penséeraciste qui a son fondement dans « le classique dégueulis quant àl’inégalité des races »26. C’est d’ailleurs l’humanisme colonial, secondsouffle dont les tenants du colonialisme sont à la recherche dans lesannées 193027, que les surréalistes attaquent comme l’un des grandsmaux de l’Occident et un pur prétexte à son hégémonie. Dans cetteveine de réfutation du principe colonial, ils refusent toute idée d’hu-manisation du colonialisme à laquelle renvoient les courants réfor-mistes prêchant le progressisme et l’assimilationnisme. À plusieursreprises, la bourgeoisie de couleur élevée à la représentation politique– dont Blaise Diagne est l’une des principales figures – est décriée28,comme s’y emploient les étudiants martiniquais de Légitime défense,alors proche du surréalisme, et de L’Étudiant noir. Ainsi, les représen-tations que les surréalistes proposent de l’Occident et des colonisésleur permettent de déconstruire les postulats de la doxa coloniale ; ence sens, elles sont la condition d’émergence d’un anticolonialismeradical.

Le colonialisme mis à nu 323

25. René Crevel écrit notamment, dans Les Pieds dans le plat : « Parce que la guerre sévit àl’état endémique aux colonies, dès que le colonisateur se livre en tel point, tel jour, un peu plusférocement qu’ailleurs, que d’habitude, à son activité massacreuse, il est parlé de pacification »(op. cit., p. 229).

26. René Crevel, Le patriotisme de l’inconscient, LSASDLR, no 4, décembre 1931, p. 3.27. Voir Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde,

« Pluriel », 1972, chap. IX ( « À la recherche d’un humanisme colonial » ), p. 253-301.28. Déclaration collective Murderous Humanitarism, mai-juin 1932, in Negro Anthology, op. cit. ;

René Crevel, Le patriotisme de l’inconscient, op. cit., p. 5 ; Louis Aragon, Mars à Vincennes, « Persé-cuté persécuteur », Œuvre poétique, vol. V, 1930-1933, Belgique, Livre du Club Diderot, 1975, p. 215.

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Cet anticolonialisme ne peut donc pas se réduire à un aligne-ment sur la politique du Parti communiste, même si celle-ci, fondéesur l’idéal révolutionnaire, en est proche. Des années plus tard,André Thirion résumera très bien la nature de cet anticolonialismede l’entre-deux-guerres lorsqu’il écrit :

« La “question coloniale” opposait violemment le surréalisme à l’idéo-logie officielle, aux préjugés dont presque tous les Français s’entou-raient. Cette opposition n’était pas seulement la conséquence d’opi-nions politiques ou le résultat de notre alignement sur l’idéologiecommuniste, elle avait aussi ses racines dans notre refus de considérerla civilisation chrétienne comme un progrès absolu, dans l’intérêt queportaient les surréalistes aux coutumes et traditions des Sauvages. (...)L’attitude des surréalistes à l’égard de la pensée, de l’art des peuples« coloniaux », de l’oppression dont ceux-ci étaient victimes déterminaune ligne de rupture avec la droite et avec la plupart des intellectuelsde gauche et d’extrême gauche. Elle nous valut des hostilités militantes,mais elle était en soi une force plus cohérente et plus évidente quenotre marxisme. Elle a résisté à l’épreuve du temps et a permis l’ex-traordinaire expansion mondiale du surréalisme. »29

À cette époque, hors du milieu strictement politique, la positionanticoloniale est des plus rares et ne s’exprime jamais collectivement.Les intellectuels considérés comme anticolonialistes stigmatisent lesabus plus qu’ils ne remettent en cause le colonialisme dans son prin-cipe. Cette exception surréaliste correspond à leur volonté de sesituer intellectuellement mais aussi sociologiquement dans la marge,d’être a priori contre l’ordre établi. Comme l’explique Roland Bar-thes, « lorsque le mythe atteint la collectivité entière, si l’on veut libé-rer le mythe, c’est la communauté entière dont il faut s’éloigner »30.La démythification du colonialisme est en effet l’action du minori-taire lorsque la pensée majoritaire adhère à la vision coloniale. Cettedissidence séduit les surréalistes, puisqu’elle répond à leur volonté dedétruire la culture occidentale. Pensée de la marge, l’anticolonialismecorrespond donc pleinement à leur esthétique de l’engagement.

UN RE-JEU AFFAIBLI DE L’ANTICOLONIALISMEAU TEMPS DES DÉCOLONISATIONS

La Seconde Guerre mondiale pousse la plupart des surréalistes àl’exil en Amérique et met certains d’entre eux, notamment leur chef

324 Sophie Leclercq

29. André Thirion, Révolutionnaires sans Révolution, Paris, Robert Laffont, 1972, p. 454.30. Roland Barthes, op. cit., p. 231.

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de file, en contact avec la pensée de la résistance noire-américaine,en particulier celles de la négritude et de l’indigénisme. Leur expé-rience de l’Amérique noire se joue au Brésil pour Benjamin Péret,en Martinique pour André Breton, en Haïti pour ce dernier etPierre Mabille, ou encore pour Wilfredo Lam, Aimé Césaire, etc.Au fil de leurs écrits et de leurs allocutions, on retrouve des schémasrécurrents dans leur manière d’appréhender les Noirs-Américainsmais aussi les Amérindiens : les survivances des cultures « minori-taires » sont perçues comme autant de résistances à l’occidentalisa-tion. S’inspirant du regard parfois manichéen qu’ils portaient surl’ « Autre » dans l’entre-deux-guerres, leur défense des Noirs d’Amé-rique procède d’une différenciation tranchée entre leurs cultures etl’apport occidental. Certaines réalités sont volontairement occultées.Breton et Péret refusent par exemple de voir le syncrétisme quirègne partout en Amérique sur les plans religieux, culturel et socialet qui fait la complexité de ces sociétés sans laquelle elles ne peuventêtre comprises. Ainsi, au cours de leur exil américain, leur anticolo-nialisme, ne pouvant s’exprimer par la mise en pièce du « mythe del’impérialité française », se mue en critique de l’occidentalisation.Les Noirs-Américains sont présentés comme des résistants et nonplus comme des victimes. À Port-au-Prince, André Breton et PierreMabille cultivent l’image d’une culture haïtienne noire, africaine,vaudou et qui porterait en son sein la révolte contre l’Occident. Levaudou est perçu comme un lieu d’opposition au catholicisme, cequi est un point de vue très subjectif quand on sait la pénétration dusecond dans le premier et la transitivité de l’un à l’autre pour lesHaïtiens. Cette manière d’appréhender Haïti en repérant desespaces de résistance et des antagonismes fait de ce pays un lieu pri-vilégié d’insurrection. À ce titre, leur vision épouse particulièrementbien les contours de l’indigénisme. De même en Martinique, ils vontdans le même sens que les animateurs de la revue Tropiques qui,adhérant à la pensée de la négritude, valorisent l’héritage africaincomme vecteur d’affirmation identitaire et de résistance. Ainsi, ilsentendent contrecarrer la situation coloniale ou néocoloniale desNoirs d’Amérique en soutenant le contre-mythe de l’authentiqueAfricain résistant à la culture occidentale. Si cette attitude est cri-tiquée par certains, comme Jean-Paul Sartre qui la juge essentialiste,elle se développera dans l’après-guerre avec les penseurs de la résis-tance anticoloniale. En exhortant les Haïtiens à la fierté de leurs ori-gines africaines, André Breton les appelle, au cours de ses confé-rences, à achever leur décolonisation sur tous les plans, y comprisdans le domaine culturel. Les surréalistes portent en effet l’accentsur les effets de la colonisation dans la sphère culturelle qui est

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essentielle, puisqu’elle permet de réfléchir aux phénomènes d’accul-turation, dont les poètes de Tropiques se font les spécialistes, maisaussi de néocolonialisme, très présent en Haïti. Aimé Césaire lerépète encore aujourd’hui lorsqu’il dit : « À tort ou raison, j’ai tou-jours pensé que l’arme pour nous – on n’y croyait pas suffisam-ment –, c’est la culture. »31

En dépit de ces simplifications, la confrontation avec ces lieux,leur mise en contact pragmatique avec des hommes de la résistanceà la colonisation – en particulier avec Aimé Césaire qui, dans sacorrespondance des années de guerre avec Breton, fait pleinementallégeance au surréalisme32 – permettent aux surréalistes d’envisagerles « périphéries » sur un mode moins simpliste et moins exotique.L’expérience de l’Amérique les « déniaise » quant à leur relationaux non-Occidentaux et à leur perception de la domination. La fré-quentation d’Aimé Césaire leur fait prendre conscience que la ques-tion coloniale se modifie avec la fin de la guerre, du moins dans lesespoirs des colonisés. La rencontre avec les poètes noirs desCaraïbes et, en retour, l’événement que créent les conférencesd’André Breton33 ou sa préface « Un grand poète noir » au Cahier duretour au pays natal, sont quelques actes « versés au dossier du surréa-lisme »34. En préfaçant ce poème, André Breton mais aussi Ben-jamin Péret, pour la traduction espagnole, préfigurent, avant mêmela fin de la guerre, les actes de reconnaissance aux porte-parole dela décolonisation qui auront cours quelques années plus tard35.

En effet, de retour d’exil, la présence du surréalisme sur ce cha-pitre ne s’exprime pas tant par ses membres que par des individuscomme Aimé Césaire ou Michel Leiris qui, sans y appartenir, ren-dent hommage à l’influence qu’il a exercée dans la formation deleur anticolonialisme. Après la guerre, lorsqu’André Breton revientd’exil en 1946, suivi par Benjamin Péret en 1947, le mouvement estavant tout remis en question dans un paysage intellectuel qui setrouve profondément modifié. Jean-Paul Sartre, Tristan Tzara,nombreux sont ceux qui se posent la question de sa survivance. Lessurréalistes sont désaccordés, extérieurs à un débat intellectuel

326 Sophie Leclercq

31. Aimé Césaire à Maryse Condé, Lire, juin 2004, p. 117.32. Voir plusieurs passages des lettres d’Aimé Césaire à André Breton écrites pendant la

guerre, conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet (BLJD), fonds Breton.33. Sur cet épisode haïtien, voir la thèse de Sophie Leclercq, op. cit., en particulier les abon-

dantes archives Breton sur son séjour en Haïti (DVD-Rom de la vente André Breton, 42, rue Fontaine,Calmelscohen, Paris, 2003). Voir aussi Gérald Bloncourt et Michael Löwy, Messagers de la tempête.André Breton et la révolution de janvier 1946 en Haïti, Pantin, Le Temps des cerises, 2007.

34. Expression d’Aimé Césaire dans sa lettre à André Breton du 4 avril 1944, BLJD.35. Jean-Paul Sartre préfacera Léopold Sédar Senghor, Frantz Fanon ou encore Albert

Memmi.

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centré sur la guerre d’hier. L’indignation contre l’opuscule de Ben-jamin Péret, Le Déshonneur des poètes (1945), qui a critiqué la poésie dela Résistance, ternit leur image et reflète leur position aux yeux deceux qu’il attaquait. Pourtant, de Georges Bataille à Maurice Blan-chot, en passant par les nouveaux adeptes du mouvement, commeJulien Gracq, et ceux qui abordent le mouvement dans son rapportavec les mondes non occidentaux, comme Jules Monnerot36, lestextes sur le surréalisme se multiplient. Ils soulignent tous son rayon-nement d’avant guerre et posent la question de son avenir ; à cetitre, la mise en question du surréalisme peut aussi être perçuecomme son entrée dans l’Histoire et son accession à une nouvelle« respectabilité »37. Quelques jeunes artistes et écrivains, qui n’au-ront certes pas le poids de leurs aînés, rejoignent alors lemouvement qui se reconstruit, non sans difficultés.

Si l’après-guerre est placée sous le signe du changement, les sur-réalistes, forts de leur éloignement de l’Europe et de leur méfiancevis-à-vis de l’Occident, perçoivent vite que cette reconstruction estavant tout une restauration des anciens cadres. Derrière les réformeset les déclarations de principe, cette restauration de l’ordre d’avantguerre est encore plus vraie pour le monde colonial. À partirde 1947, les surréalistes reprennent le discours anticolonialiste quiétait le leur avant la guerre, avec le tract Liberté est un mot vietnamien.L’anticolonialisme est alors l’un des mots d’ordre sur lesquels AndréBreton, Benjamin Péret et quelques poètes de la jeune génération,comme Jean Schuster ou Gérard Legrand38, tentent de reconsoliderle mouvement. Dans leurs revues, qui reparaissent peu à peu, oudans celles auxquelles ils collaborent collectivement, comme LeLibertaire, ils égrènent à nouveau leur litanie anticoloniale. Car, sileur discours se trouve quelque peu modifié, leur position apparaîtavant tout comme le re-jeu de leur engagement d’avant guerre : lessurréalistes rejouent le même dans une époque différente, puisque

Le colonialisme mis à nu 327

36. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme (1945), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1964 ;Georges Bataille, Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme, Critique, no 2, juillet 1946 ;Maurice Blanchot, Quelques réflexions sur le surréalisme, L’Arche, no 8, août 1945, p. 93-104 ;Julien Gracq, André Breton, quelques aspects de l’écrivain, Paris, José Corti, 1948 ; Jules Monnerot, Lapoésie moderne et le sacré, Paris, Gallimard, 1945.

37. Voir Pascal Ory, Le temps où les surréalistes eurent raison. Quelques notes sur la respec-tabilisation des avant-gardes, Mélusine. Cahiers du Centre de recherches sur le surréalisme, no 11, « His-toire-historiographie », 1990, p. 17-27.

38. Jean Schuster et Gérard Legrand, tous deux écrivains, deviennent à partir de 1948 parmiles principaux représentants de cette génération qui cherche à maintenir le surréalisme. JeanSchuster prend en charge certaines revues comme Médium ou Le Surréalisme même. Pendant la guerred’Algérie, il codirige Le 14 Juillet et co-rédige la première version du Manifeste des 121 avec DionysMascolo. Gérard Legrand dirige la revue surréaliste Bief et co-rédige L’art magique avec AndréBreton. Il sera souvent l’interlocuteur des comités et du groupe des 121 pour les surréalistes.

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celle du colonialisme triomphant à laissé la place à l’ère des décolo-nisations. Ce re-jeu de leur anticolonialisme est manifeste dans lemanuscrit de Jean Schuster, La guerre d’abord et toujours, qui reprend,dans sa forme et dans ses tournures, le pamphlet collectif La révolu-tion d’abord et toujours de 192539. Les quelques intellectuels qui seréclament du surréalisme rappellent l’antériorité de cet anticolonia-lisme en se déclarant « rigoureusement fidèles à leur esprit de tou-jours »40, comme André Breton lors du meeting « pour la défense dela liberté » organisé en 1956 par le Comité des intellectuels françaiscontre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord41. Mais ils nesont plus seuls à décrier le mythe colonial et se retrouvent noyés aumilieu d’un mouvement intellectuel qui, conscient que le mondecolonial est désormais entré dans l’ère des décolonisations, s’estemparé de cette revendication pour s’en faire parfois une spécialité.Pendant la guerre d’Indochine, lors des soulèvements en Afrique ou,surtout, au moment de la guerre d’Algérie, qui envahit alors le pay-sage politique et intellectuel, ils ne manquent pas les rendez-vousanticolonialistes, mais ces rendez-vous sont lancés par d’autres. Depar le « vieillissement » du mouvement et face aux figures de prouede l’anticolonialisme de l’après-guerre, comme Jean-Paul Sartre ouRaymond Aron, ou même certains intellectuels de moindre enver-gure mais qui systématisent cette revendication, comme DanielGuérin42, leur propos anticolonial est d’un écho relativement faibleet ne représente plus la même force ni la même subversion qu’avantguerre.

Devenus des anticolonialistes parmi d’autres, les surréalistes pré-servent néanmoins une singularité. Ils restent attachés aux représen-tations défiant le colonialisme, qui font de leur engagement un partipris moins politique qu’éthique, presque esthétique. Leur appréhen-sion des colonisés par des représentations génériques est reprise dansl’après-guerre ; elle n’est cependant pas la même pour tous lespeuples. Si les figures du Sauvage des îles, du Noir, de l’Indien et del’Extrême-Oriental, bien que modifiées, restent idéalisées, le mondearabo-musulman ne donne pas lieu à une appréhension romantique.

328 Sophie Leclercq

39. La guerre d’abord et toujours, manuscrit en plusieurs versions écrit à deux mains, 1956,« Projet pour une déclaration démagogique sur la guerre d’Algérie », SCR 4 .10, Fonds JeanSchuster, dossiers Algérie, IMEC.

40. Le Surréalisme même, printemps 1957, 3e de couverture.41. André Breton parlant au meeting pour la défense de la liberté, salle des Horticulteurs, le

20 avril 1956, Le Surréalisme même, no 1, 1956, p. 4-5.42. Voir Daniel Guérin, Ci-gît le colonialisme, La Haye, Mouton, 1973, et Quand l’Algérie s’insur-

geait, Claix, La Pensée sauvage, 1979. Voir aussi le fonds archives D. Guérin, « Colonialisme, anti-colonialisme », guerre d’Algérie, cartons 78 à 91 de la Bibliothèque de documentation internatio-nale contemporaine.

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Cette civilisation est perçue comme différente de l’occidentale, maisne s’y oppose pas diamétralement, elle ne la transcende pas. Elleserait plutôt une civilisation concurrente, qui peut conduire auxmêmes enfermements, en premier lieu religieux. Ainsi, les événe-ments coloniaux concernant le Maghreb, qui joue pourtant un rôlede premier plan dans la lutte pour la décolonisation, s’ils mobilisentles surréalistes, ne donnent lieu qu’à des textes politiques43, commec’est le cas de la guerre d’Algérie. Mais, dans leur discours polé-mique, on retrouve un certain attrait pour la production de figuresexemplaires, de représentations quasi mythiques. Les surréalistesprocèdent à une certaine « iconisation » des leaders afin de mieuxappréhender ces questions. Abd el-Krim, sous l’influence du Particommuniste, était déjà présenté comme un révolutionnaire. Demême, Messali Hadj, le chef du MNA, est comparé aux grandesfigures de la Révolution française ou apparaît comme un marxisteconvaincu44. Dans un cas comme dans l’autre, leur nationalisme estévacué, tout comme certains aspects de leur politique. Cettemanière qu’avaient les surréalistes de ne voir que ce qu’ils voulaientvoir et de faire des grands militants colonisés des personnages héroï-ques va aussi rendre plus difficile leur compréhension de la com-plexité politique des décolonisations. La défense par André Bretondu mondialisme de Garry Davis, dont le sens de la responsabilitépolitique va finalement s’avérer bien mince, montre aussi le piègeque peut représenter la fascination quasi romantique pour uneforme d’esthétique contestataire. Leur discours anticolonial est, làencore, porteur de contre-représentations, de figures stigmatisées. Lemaréchal Lyautey est par exemple attaqué avec constance – de laguerre du Rif aux années 1960, en passant par l’Exposition colo-niale dont il est le commissaire général – et devient le « colon malabsolu », au même titre que Jacques Soustelle pendant la guerred’Algérie45. De même, le parachutiste de l’armée française, en Indo-

Le colonialisme mis à nu 329

43. Voir Jean-Claude Blachère à propos d’André Breton, La pensée anticolonialiste d’AndréBreton, Mélusine, 1997, p. 29-46.

44. André Breton parlant au « meeting pour la défense de la liberté », op. cit., p. 4-5 ; manus-crit des réponses à quatre questions dactylographiées au moment du procès de Mohamed Marocet de ses compagnons le 24 janvier 1957, Archives Breton (CD-Rom de la vente 42, rue Fontaine,op. cit., lot 2438) ; Pierre de Massot, Le prisonnier de la mer, Le Surréalisme même, no 2, prin-temps 1957, p. 159-162. Notons que dans l’antagonisme entre MNA et FLN qui divise égalementl’opinion intellectuelle en France, les surréalistes penchent, au moins dans un premier temps, pourle MNA, perçu comme plus révolutionnaire, moins nationaliste que le FLN, et préféré des milieuxmilitants que ces quelques surréalistes fréquentaient.

45. Les surréalistes relaient à ce titre la polémique qui, en 1955-1956, oppose cet ethnologueet gouverneur général en Algérie au Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de laguerre en Afrique du Nord auquel ils appartiennent. Voir les rapports de séances du comité et lescoupures de presse du fonds Mascolo, Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC).

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chine ou en Algérie, est le modèle de l’agression par une nationcolonialiste qui ne peut accepter une décolonisation inéluctable46. Lafigure du « para » s’oppose diamétralement à la diabolisation du fel-lagha opérée par la propagande française47. Des mythes concurrentsont alors pour fonction de lever le simulacre de la propagande colo-niale qui soutient les idées de pacification en Algérie ou d’éradica-tion du communisme en Indochine. Bien que l’époque soit diffé-rente et que la pensée anticolonialiste des intellectuels se soitsensiblement politisée, les surréalistes restent donc sensibles à unecertaine esthétique de la contestation anticoloniale qui oriente demanière non négligeable leur discours dans le sens de cette démythi-fication mais aussi d’une remythification concurrente. D’ailleurs,cette fascination presque esthétique pour l’anticolonialisme rejointleur goût pour les cultures matérielles des colonisés ; certains n’hési-tent pas à les invoquer dans leurs messages en faveur de la décoloni-sation, comme André Breton lors du procès de Mohamed Maroc,ou comme Vincent Bounoure qui ironise sur la guerre d’Algériedans le compte rendu d’une exposition d’art amérindien48.

Ainsi, cette esthétisation par la déconstruction des mythes colo-niaux et la production de mythes concurrents, si elle a fait la forcede leur anticolonialisme de l’entre-deux guerres, constitue aussi lalimite de celui d’après guerre. Elle n’a plus la même force dedéconstruction face à la complexité des décolonisations qui requiè-rent un discours plus réaliste.

LE COLONISÉ COMME ARCHÉTYPE

Dès les années 1930, leur propos anticolonial s’accompagne éga-lement d’un parti pris d’ordre éthique qui est celui du « minoritaire ».Dans son essai en réponse à Jean Clair, qui avait cru bon de voirdans le surréalisme l’un des germes de l’intégrisme anti-occidental

330 Sophie Leclercq

46. Enquête parue dans Bief, no 1, 15 novembre 1958 ; La page héroïque, Médium, no 4, jan-vier 1955, p. 49 ; Gérard Legrand, La patrie est l’opium de la jeunesse, Médium, no 6, avril 1953,et Les SS partout !, Médium, no 3, mai 1954, p. 8 ; Alain Joubert, Les allées et venues, Bief, no 12,15 avril 1960.

47. Voir dans les archives du Centre des archives d’outre-mer les nombreuses affiches de lapropagande française en faveur de la « pacification » dans lesquelles la diabolisation du fellaghaest un propos récurrent.

48. Manuscrit des réponses à quatre questions dactylographiées au moment du procès deMohamed Maroc le 24 janvier 1957, op. cit. ; Vincent Bounoure, Irréductibles aimés du soleil, Bief,no 1, 15 novembre 1953.

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d’aujourd’hui, Régis Debray analyse la position des surréalistes decette manière : « De 1925 à 1960, du Manifeste contre la guerre duRif à celui des 121 contre la guerre d’Algérie, je ne vois qu’une lignedroite et claire : le parti pris du minoritaire. »49 Pierre Drieu LaRochelle critiquait déjà en 1938 cette propension des surréalistes, eten particulier d’André Breton, presque dans les mêmes termes, ens’en prenant au meneur de la « secte » et à « son parti pris pour toutce qui est dans la marge plutôt que dans le plein texte humain »50.Des fous ou des déviants aux colonisés, c’est un autre enfermementde l’Occident que les surréalistes rejettent dans le colonialisme. Mais,cette fois-ci, la domination est systématisée à l’échelle de communau-tés humaines tout entières. En ce sens, la colonisation est à leurs yeuxl’archétype du dressage institué comme mode de fonctionnement dela société occidentale. Le colonisé se situe donc moralement, àl’image du déviant ou du fou, dans la marge, aux confins de l’Occi-dent, comme il l’est culturellement et géographiquement51. La cons-cience qu’avaient les surréalistes de l’importance de la marge, héritéedu XIXe siècle, se décline dans la défense de la minorité, du minori-taire, de la périphérie. Ainsi, de par leurs héritages, mais aussi sousl’influence de l’idéologie marxiste révolutionnaire qui stigmatise larelation de dominant à dominé, ils développent dès les années 1920une position de type éthique qui est celle d’un parti pris pour ceuxque l’Occident met en minorité, les dominés de l’intérieur et de l’ex-térieur. Mais ces dominés sont aussi, dans le prolongement de leurvision poétique, des résistants, des révoltés en puissance, peut-être ledernier vivier révolutionnaire. Cette esthétisation des colonisés enlutte pour leur Indépendance est récurrente dans les revues surréa-listes d’avant et d’après guerre. Elle est aussi mise en évidence dansun manuscrit de Jean Schuster et dans les corrections qu’y apporteraAndré Breton. Jean Schuster y affirme, par exemple :

« À l’Occident sénile qui, de son lit de mâchefer, prétend encorerégenter moralement la planète, nous ne cesserons pas de sitôt d’oppo-ser ces témoins à charge que sont les Peaux-Rouges des deux Améri-ques, crépuscule muet et terrible, ou la révolte qui, des Mau-Mau duKenya, devrait demain s’étendre au Congo et au Cameroun [Et Bre-ton de préciser : “Et l’Afrique du Nord ?”]. Le moindre sursaut des

Le colonialisme mis à nu 331

49. Régis Debray, L’honneur des funambules, Paris, L’Échoppe, 2003, p. 30. On pourraitajouter, à la longue liste de contre-mythes établie par Régis Debray, Abd el-Krim contre Lyautey,le fellagha contre le parachutiste, Soustelle contre Messali Hadj, etc.

50. Pierre Drieu La Rochelle, Au temps des surréalistes, Je suis partout, 11 mars 1938, in Surles écrivains, Paris, Gallimard, 1964, p. 282.

51. Voir à ce titre l’analyse de Michel Foucault qui englobe les colonisés dans les catégoriesde ceux qu’on enferme, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, p. 38.

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peuples opprimés par le colonialisme est a priori de nature à nous exal-ter davantage que la prétendue “destruction de l’exploitation capita-liste”, depuis que cette destruction ne vise plus, à travers tous les com-promis imaginables, qu’à faire passer les cordons de la bourse desmains molles aux mains à outils. »52

Michel Leiris, au soir de sa vie, confirmera ces propos en consi-dérant le surréalisme comme plus foncièrement anticolonialiste quemarxiste53. Leur discours anticolonial ne se situe donc pas vraimentdans l’action politique concrète mais bien plus dans ce retourne-ment des valeurs, ce parti pris du minoritaire qui s’articule avec lamise en exergue de représentations symboliques. C’est pourquoi, aufort de l’action politique, les surréalistes s’attachent à certains gestesexemplaires. C’est le cas, par exemple, de l’insoumission et de ladéfection des réservistes, puisqu’ils la défendent bien avant la guerred’Algérie, dès la guerre du Rif en 1925. Le soutien aux insoumis,qui est reproché aux rédacteurs du Manifeste des 121 auxquels lessurréalistes appartiennent, renvoie à leur mot d’ordre provocateurdes années 1920 quant à la trahison et le passage à l’ennemi. Lescorrections que le groupe surréaliste apporte au texte de la futureDéclaration sur le droit à l’insoumission, dès la deuxième lecture, attestentleur attachement à ce principe, tout comme les remarques apposéespar Breton au manuscrit de Schuster54.

Si dans l’après-guerre leur anticolonialisme pourrait s’avérer bienmince au regard de l’engagement de certains de leurs contemporains,il est bien plus un principe éthique, le principe de contestation etd’insoumission souligné par Georges Bataille, qu’une politique véri-table. Porteur de représentations du colonisé, de cet attachement àdes attitudes exemplaires et à ce parti pris a priori pour le minoritaire,il repose sur une esthétique de l’anticolonialisme – celle-là même qui leurprocure une certaine conscience des mythifications coloniales et lesprédispose à leur déconstruction, mais qui rend leur position plusanecdotique dans le contexte de l’après-guerre.

DÉMYTHIFIER, REMYTHIFIER

Dans l’entre-deux-guerres, la mission civilisatrice naturelle del’Europe, la supériorité de la culture occidentale, tous ces référents

332 Sophie Leclercq

52. Manuscrit issu des archives Jean Schuster annoté par André Breton, fonds Schuster, IMEC.53. Michel Leiris, Entretien avec Jean Jamin et Sally Price, Gradhiva, no 4, été 1988, p. 29-56.54. Voir les manuscrits des versions successives de la Déclaration, fonds Dionys Mascolo,

IMEC, ainsi que le manuscrit de Jean Schuster, op. cit.

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du paradigme colonial allaient de soi. Le colonialisme est pourRoland Barthes de ces mythes qui ont forgé le XXe siècle et à proposdesquels il explique :

Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en par-ler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et enéternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication,mais celle du constat : si je constate l’impérialité française sans l’expli-quer il s’en faut de bien peu que je ne la trouve naturelle, allant desoi : me voici rassuré55.

Comprenant cette logique du « mythe de l’impérialité française »qui s’exprime au moment de l’Exposition coloniale, les surréalistesprotestent en ces termes : « La foire internationale, et voilà com-ment le fait colonial, fait européen comme disait le discours d’ouver-ture, devient fait acquis. »56 Contrairement à leurs contemporains del’entre-deux guerres, ils ont pleinement conscience qu’il procèdealors d’un discours de tromperie en passe de convaincre la majorité.Les représentations poétiques ou plus polémiques qu’ils convoquentdans leur dénonciation les prédisposent à cette clairvoyance et lesenjoignent à la déconstruction du mythe colonial. Appuyé sur cesfigures parfois simplificatrices, leur anticolonialisme revêt certaineslimites comme la compréhension approximative de la résistancepolitique des colonisés ou un caractère indéniablement romantique.Mais la production de ces mythes concurrents procure aussi à leurpropos sa radicalité, puisqu’il est fondé avant tout sur l’ « évacuationimmédiate des colonies », à l’heure où les « progressistes » réclamentune humanisation du sort des colonisés dans le cadre maintenu del’empire français. Relevant de ce que Jean-Paul Sartre appellera la« négativité » des surréalistes, qui se nourrit de leur rejet de l’ordreétabli, il est aussi ce qui les singularise sur la question coloniale dansl’après-guerre. Albert Memmi n’écrira-t-il pas en 1956 : « Le refusdu colonisé ne peut être qu’absolu, c’est-à-dire non seulement révolte,mais dépassement de la révolte, c’est-à-dire révolution »57 ? Leursreprésentations du colonisé, qui sont chargées de la priorité qu’ilsaccordent à l’absolu en poésie mais aussi en politique, font donc lasingularité et la précocité de leur revendication. Utopique égalementleur attachement à l’idée que la fin du colonialisme doive nécessai-

Le colonialisme mis à nu 333

55. Roland Barthes, op. cit., p. 217.56. Ne visitez pas l’Exposition coloniale, mai 1931, op. cit., tract collectif signé par A. Breton,

P. Éluard, B. Péret, G. Sadoul, P. Unik, A. Thirion, R. Crevel, L. Aragon, R. Char,M. Alexandre, Y. Tanguy, G. Malkine (les surréalistes étrangers n’ont pas apposé leur signaturepar peur des représailles).

57. Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1957 ; coll.« Folio », 2002, p. 160.

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rement s’accompagner de la fin de la domination culturelle ; cettecritique de l’acculturation s’est pourtant révélée comme la conditionnécessaire à toute décolonisation effective et est au cœur de larevendication des intellectuels de l’ère des décolonisations.

Leur déconstruction du colonialisme par le biais de ces représen-tations est aussi, nous l’avons vu, une remythification. Lorsqu’ilsprennent à revers le mythe colonial, ils n’évitent pas certains traverscomme celui d’une autre forme de primitivisme, d’essentialisme,d’une croyance sans borne au potentiel révolutionnaire du dominé.À ce titre, le Primitif exposé aux dangers de la Nature, mais aussi leSauvage aux mœurs violentes, représenté par la figure du cannibale,sont exploités et même exacerbés pour justifier la mission civilisa-trice. Ces représentations du bon Sauvage et du Sauvage dangereuxne sont pas absentes de la poésie surréaliste, mais elles sont décalées.Or, comme l’explique Roland Barthes, d’une certaine façon, leprincipal ennemi du mythe est sa propre mythification ; en somme,son détournement. Du malfrat « nègre » de Soupault ou de Crevelau fellagha nord-africain, du Barbare oriental, l’ennemi à qui l’ondonne la main, au vaudouisant-révolutionnaire-en-puissance deBreton et de Péret, les catégories du bon et du mauvais Sauvagesont brouillées. Lorsqu’il se situe à l’intérieur de la société occiden-tale, le Colonisé n’est jamais pleinement occidentalisé, civilisé – ensomme, dressé –, mais sa révolte couve. Ce n’est donc pas en éradi-quant les mythifications de l’ « Autre », comme se proposent de lefaire quelques ethnologues des années 1930 par la vérité scienti-fique, que les surréalistes remettent en cause les préjugés dépréciatifsqui se transmettent aux colonisés, mais en les subvertissant. Leurdémythification du colonialisme est donc, en ce sens, undétournement généralisé de l’imaginaire colonial.

À l’heure des décolonisations, de nombreux intellectuels pren-nent à leur tour conscience de la nécessité de déconstruire le mythecolonial, comme Aimé Césaire s’y emploie dans le Discours sur le colo-nialisme 58. Face à eux, la participation des surréalistes paraît anecdo-tique. D’ailleurs, alors que les textes de l’entre-deux-guerres, notam-ment les tracts collectifs, passent à la postérité59, les textesanticolonialistes de l’après-guerre restent à l’état de manuscrit aufond des archives, comme le long texte de Schuster annoté parBreton ou le manuscrit du texte La guerre d’abord et toujours. Leur par-

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58. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Dakar, Présence africaine, 1955.59. Le tract Ne visitez pas l’Exposition coloniale a notamment été exposé dans le hall d’entrée du

Musée national des arts africains et océaniens, Palais de la porte Dorée.

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ticipation au combat de la décolonisation est pourtant bien réelle,comme en témoigne la précocité de leurs apports au manuscrit de la« Déclaration pour le droit à l’insoumission dans la guerred’Algérie » et sa co-rédaction par le surréaliste Jean Schuster. Maisce texte ne deviendra le fameux « Manifeste des 121 » qu’à lafaveur de la signature de Jean-Paul Sartre. L’écho des surréalistesdans le combat anticolonialiste de l’après-guerre reste faible et laforce de leur esthétique anticoloniale s’est épuisée. Mais cet essouf-flement ne doit pas faire oublier que, plus de trente ans avant cetemps des décolonisations annoncées, alors que l’époque leur signi-fiait toute l’incongruité de leur revendication, les surréalistes ont su,par la force de leur esthétique anticoloniale, réclamer ce quiadviendra avec les Indépendances. Le mérite de ces poètes, àl’avant-garde politique tout autant qu’esthétique sur cette affaire, estpeut-être celui-ci : avoir su braver l’air du temps.

Sophie Leclercq a soutenu une thèse au Centre d’histoire culturelle dessociétés contemporaines de l’Université de Versailles - Saint-Quentin intituléeLes surréalistes face aux mythes de la France coloniale, 1919-1962, et dirigée par Jean-Yves Mollier. Elle est chargée de l’édition scientifique au département de larecherche et de l’enseignement du musée du quai Branly. Elle assure égale-ment un séminaire à l’Institut d’études politiques de Lille consacré auxmémoires coloniales et poursuit des recherches sur ce thème et celui de l’anti-colonialisme. Sa thèse sera publiée au début de l’année 2009 aux Presses duréel.

RÉSUMÉ

Dans la France de l’après-guerre, de plus en plus d’intellectuels se saisissent dela bannière anticolonialiste, en particulier lors de la guerre d’Algérie. Parmi eux, ceuxqui se réclament encore du surréalisme n’en sont pas à leur coup d’essai. De laguerre du Rif à la crise éthiopienne, en passant par les événements de Yen Bay oul’Exposition coloniale, ils affichaient déjà un anticolonialisme total en ce sens qu’ilsrejetaient le colonialisme dans son principe. Or leur revendication, si elle s’adosse àcelle du Parti communiste, est aussi le fruit de leur sensibilité à une série de repré-sentations qu’ils élaborent dans leur écriture ; le Primitif, le Nègre ou l’Oriental for-gent, de proche en proche, leur conception du Colonisé. Cette approche culturelle lesprédispose à prendre conscience des mythes colonialistes comme ceux de « missioncivilisatrice » ou d’ « humanisme colonial » qui, selon les surréalistes, trompent l’Eu-rope entière. Leur anticolonialisme procède alors d’une déconstruction de ce queRoland Barthes qualifie de « mythe de l’impérialité française ».

Mots clés : XXe siècle, surréalisme, anticolonialisme, mythe colonial, décolonisa-tion, primitif, « nègre ».

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ABSTRACT

After the World War II in France, more and more intellectuals adopt the anticolo-nialist cause, particularly during the Algerian war. For the ones, among them, affilia-ted to surrealism, this is not a new commitment. On the occasion of the Rif war or theEthiopian crisis, during the Yen Bay insurrection or the Colonial Exhibition of 1931,they had expressed a radical anticolonialism position, by refusing the principle ofcolonialism itself. Not only linked to their affiliation to the Communist Party, thisclaim is also the result of their interest in otherness largely expressed in their wri-tings ; the Primitive, the Negro or the Oriental represent the different images of theColinized. This cultural approach enables them to underline what they consider ascolonial myths, such as the « civilization task » or the « colonial humanism », spreadall over Europe. Thus, their anticolonialism is a dismantling of the « myth of Frenchimperiality », as qualified by Roland Barthes.

Key words : 20th Century, Surrealism, Anticolonialism, Colonial Myth, Deco-lonization, Primitive, Negro.

336 Sophie Leclercq

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