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COLLECTION CRIME PARFAIT Créée par Jean Marcilly

Dans la même collection

Roger Peyrefitte, La Soutane rouge. Guy des Cars, Le Faiseur de morts.

Suzanne Prou, Les Amis de M. Paul. Jean Lartéguy, L 'Or de Baal.

René Barjavel, La Peau de César. Pascal Lainé, Plutôt deux fois qu'une. Pierre-Jean Rémy, Le Vicomte épinglé.

Jean Raspail, Le Président.

LA RONDELLE

DU MÊME AUTEUR

Aux éditions Gallimard

Les Immortelles, nouvelles 1966. La rose rose, récit, 1968. New York Party, roman, 1969. L'Aurore boréale, roman, 1973. L'Armoire, roman, 1977. Une ville grise, roman, 1978. Le Camp, roman, 1979. Le Football, c'est la guerre poursuivie par d'autres moyens,

roman, 1981. Les Serpents, roman, 1983. Mémoires de Judas, roman, 1985. Les Immortelles, théâtre, coll. Le Manteau d'Arlequin, 1968. Orden, théâtre, coll. Le Manteau d'Arlequin, 1969. Deutsches Requiem, théâtre, coll. Le Manteau d'Arlequin, 1970.

Chez d'autres éditeurs

Violoncelle qui résiste, Le Terrain Vague, 1971. Bonsoir Man Ray, entretiens, Belfond, 1972. Le Lac d'Orta, Belfond, 1981. La Fin du monde, roman, Denoël, coll. L'Infini, 1984. Étoiles rouges, théâtre, l'Avant-Scène, 1977. Le Procès de Charles Baudelaire, suivi de Fragments pour

Guevara, théâtre, Jacques-Marie Laffont, 1980. The Passport, The Door (Le Passeport, La Porte) théâtre, Ubu

Repertory, éditeur, New York.

Éditions illustrées

A, noir corset velu, poèmes, photographies d'Henry Maccheroni, Les Mains Libres, 1972.

Havkazaran Follies, dessins de Jean-Pierre Vergier, Kesselring, 1976.

Le pays que je veux, photographies de Christian Louis, Cercle d'Art, 1980.

Ultimum Moriens, poèmes, dessins de Shirley Carcassonne, Dominique Bedou, éditeur, 1984.

PIERRE BOURGEADE

L a R o n d e l l e

MERCURE DE FRANCE

MCMLXXXVI

ISSN 0751-1390 ISBN 2-7152-1396-4.

© MERCURE DE FRANCE, 1986. 26, rue de Condé, 75006 Paris.

Imprimé en France

Et lentement, peu à peu, se déroule une histoire dont tout l'intérêt repose sur une imper- ceptible déviation de l'intel- lect, sur une hypothèse auda- cieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l'amalgame des facultés.

Edgar Poe, sa vie et ses œuvres.

Charles Baudelaire

1.

Un vieux quartier de Paris, derrière la gare Mont- parnasse. Une petite place. Des platanes squeletti- ques. L'immeuble qui fait le coin. C'est là.

Pas de concierge. Une porte vermoulue. A droite de la porte, une plaque de cuivre, rongée par le temps :

DUVALLON ET FILS Draperies en gros 2e étage gauche

Ascenseur poussif. Palier étriqué. Peintures murales ocre-jaune, qui s'écaillent. A l'angle de la paroi et du plafond, toiles d'araignées. Au centre de la porte gauche, fixé par quatre punaises, un écriteau calligraphié : ENTREZ SANS FRAPPER. J'appuie sur le bec-de-cane, j'entre.

Dans l'entrée, assise derrière une table de bois blanc, une femme d'une soixantaine d'années

sursaute. Elle somnolait, je l'ai réveillée. Elle est vêtue d'une robe informe, dans les tons beiges. Elle a les cheveux poivre et sel, une tête de fouine. Par-dessous la table, j'aperçois ses bas tire- bouchonnés, ses longs pieds chaussés de charentai- ses.

— Vous désirez ? — Je voudrais voir M. Duvallon. — Vous avez rendez-vous ? — C'est lui qui m'a demandé de venir. — Il vous a écrit ? — Il m'a téléphoné. — Quand ? — Ce matin. — Vous êtes monsieur ?... — Frank Brazier. — Veuillez attendre. Elle repousse sa chaise et se lève. J'entends ses

os cliqueter. Traînant les pieds, elle se dirige vers un couloir étroit qui prend à droite. Une porte s'ouvre, se referme. J'attends trois minutes. L'en- trée sent le pipi de chat. La vieille revient.

— M. Duvallon va vous recevoir. Je la suis dans le couloir mal éclairé. Elle

pousse la troisième porte sur sa droite. J'entre. La porte se referme derrière moi.

Duvallon est assis derrière un petit bureau. Il ne se lève pas. Il me fait signe de m'asseoir sur une chaise cannée, mise en biais devant le bureau. C'est un homme petit, un peu chauve, au teint grisâtre. Il est tout habillé de noir. Je travaille

pour lui depuis treize ans et c'est la première fois que je le vois. Sa voix est douce.

— Content de vous voir, Brazier. — Mes respects, monsieur le Directeur. — Vous avez bien travaillé, ces derniers temps. — J'ai eu de la chance, c'est tout. — Et cette mauvaise blessure ? Guérie ? (J'ai

récolté, l'an dernier, trois balles de 6.35 dans le poumon.)

— Tout à fait. — Des Syriens, je crois ? — Des Irakiens. — De faux Irakiens, si je me souviens bien.

Encore plus redoutables que les vrais ! — Les faux, les vrais, quelle importance ! — Exact. — C'est le passé. — Oui... Il se caresse méditativement le bout du nez. Je

me demande pourquoi il m'a fait venir. Il tousse un peu, s'éclaircissant la voix. Nous y sommes.

— J'ai une mauvaise nouvelle à vous appren- dre, Brazier.

— Ah ? — Le Service est dissous. — Pardon ? — Le Service est dissous. Je prends ma retraite.

Je vais aller élever des moutons dans le Périgord. Vous connaissez la région de Nontron ?

— Non.

— Vous avez tort. C'est une très belle région. Désertique, mais pittoresque. C'est là que je vais me retirer. J 'a i acheté une fermette. Vingt brebis. Vingt chèvres. Je ferai du fromage. Vous aimez le « chabichou » ?

— Jamais goûté. — Vous devriez.

Il ferme les yeux, appuie son front sur sa main. Il a les mains minces, nerveuses, petites, les ongles soigneusement manucurés. Un ange passe. Je fouille dans mes poches à la recherche d 'une cigarette. J ' en sors un paquet de gauloises tout fripé.

— Je peux fumer ? — Bien sûr.

La gauloise a un goût poussiéreux. Je fume en silence. Duvallon reste complètement immobile. Pa r la fenêtre aux carreaux mal lavés, qui donne sur les arbres fanés du square, je vois la lumière du jour devenir jaune. J 'écrase le mégot dans un cendrier.

— On sait pourquoi ? Duvallon paraît se rappeler que j'existe. — Pourquoi , quoi ? — Pourquoi le Service est dissous. — Non.

— Question politique ? — Probable.

— Il n 'y a rien à faire ? — Rien. Je prends le train de Limoges demain

matin. Vous voulez voir une photo de la ferme ?

— Merci. Mais moi, dans tout ça ? Qu'est-ce que je vais devenir ?

— Ce que vous voudrez. Je ne peux empêcher ma voix de trembler. — J'ai trente-sept ans. Treize ans que je suis

dans le Service. Je peux me recaser dans l'adminis- tration ?

— Vous voulez rire. — Alors, quoi ? La soupe populaire ? Il sort de sa poche un carnet, déchire une

feuille, griffonne quelques mots. — Écoutez, Brazier. J'ai une proposition à

vous faire. Je connais un vieux schnock, le colonel Quercy, un ancien camarade de régiment. Il a mon âge, la soixantaine. En quittant l'armée, il a mis sur pied une petite agence de détectives. Il emploie habituellement deux enquêteurs. L'un vient de mourir : crise cardiaque. Je lui ai parlé de vous hier soir. Si vous voulez la place, elle est à vous.

— L'agence est spécialisée ? — Dans le minable : constats d'adultère,

espionnage d'amoureux, filature de caniches. Mais, minute : ça rapporte ! Certains gros bour- geois paient des fortunes pour savoir si leurs femmes s'envoient en l'air l'après-midi, ou si elles visitent les musées. Quercy va vous faire un pont d'or.

— Ouais. Je cherche son regard. Je voudrais y déceler

une once de regret. Mais non. Rien. Regard vide.

Duvallon arrache un poil à sa narine gauche et le contemple attentivement. Silence. Puis de nou- veau, sous ses lourdes paupières, ses yeux glissent vers moi et me fixent. Froids.

— Alors ? Votre réponse ? — J'accepte. Mais je vais me faire chier comme

un rat mort. — Et moi ?

2.

Le colonel Hannibal Quercy, président fonda- teur de l'agence Veritas, a le physique de l'emploi. C'est un colosse aux mâchoires d'acier. Il a les yeux bleus. Pas un poil sur le crâne : la boule à zéro, comme à l'armée. Il est vêtu de tweed et porte une cravate club aux couleurs de son ancien régiment. A la boutonnière, le canapé de la Légion d'honneur. Sa jambe gauche est raide (il a reçu une balle dans le genou pendant la bataille d'Alger). Il ne se sépare jamais d'une canne anglaise, sorte de demi-béquille tenant le coude, qui ne quitte pas sa main gauche. Il me reçoit debout et me tend sa main droite, large comme un sourire de saint-cyrien.

— Heureux de vous accueillir à Veritas, Bra- zier. Duvallon m'a dit le plus grand bien de vous. Vous vendiez du drap ?

— Pas directement. Je m'occupais de la corres- pondance avec les demi-grossistes.

— Drôle d'occupation pour un beau garçon comme vous. Taille ? Poids ?

Brusquement, il m'envoie un coup de béquille en pleine poitrine. Je n'ai pas vu venir le coup, et je manque de m'étaler en arrière. Je me raccroche comme je peux à un classeur. Il rigole.

— Eh bien ? Je me redresse, me frottant la poitrine à la

place du cœur. S'il avait appuyé le coup, il me tuait.

— 1,85 mètre, 78 kilos. — Mon colonel. — 1,85 mètre, 78 kilos, mon colonel. — Vu, Brazier. C'est la première et la dernière

fois que vous m'appelez « mon colonel ». Désor- mais, vous m'appellerez « patron ».

— Bien, patron. Il va s'asseoir derrière son bureau et pose

la béquille devant lui. Il a l'air de beaucoup s'amuser.

— Ce brave Duvallon, vous l'appeliez com- ment ?

— Monsieur Duvallon. — « Monsieur Duvallon » ! Passer sa vie à

s'entendre appeler « monsieur Duvallon » et à vendre de quoi faire des fonds de culotte ! Il ferme boutique, je crois ?

— Il a fait faillite. — Je l'ai prévenu cent fois plutôt qu'une :

« Duvallon, le drap est foutu. » Il y a vingt ans, le bourgeois s'offrait, une fois par saison, un

costume trois pièces. Aujourd'hui, on achète une veste de polyester et on en a pour la vie. Il n'a jamais voulu m'écouter, bien entendu. Je suppose qu'il va aller élever des chèvres.

— Exact. — Il a toujours dit qu'il le ferait. Je m'y

connais en hommes, Brazier : c'est ce qu'il fera de mieux. Vous avez remarqué comme il a les mains petites ? Tout à fait ce qu'il faut pour traire des chèvres... Ha, ha !

Il se renverse en arrière et rit un bon coup. C'est vrai que Duvallon a des mains de femme. Ça m'a tout de suite frappé, quand je l'ai vu. J'ai compris pourquoi, dans le Service, il avait la réputation d'être un remarquable dynamiteur. Avec des mains aussi petites, on peut régler un mouvement d'horlogerie au dixième de seconde.

— Rien ne me fait plus râler que de voir un type rater sa vie ! dit Quercy. J'ai offert vingt fois à Duvallon de travailler avec moi. Mince comme il est, il aurait fait merveille dans les filatures. Vous avez le sens de l'idéal, Brazier ?

— Sûr.

— Ça se voit à vos yeux. Vous êtes l'homme que je cherche.

En quelques minutes, il me met au courant de ce que je dois savoir de l'agence. C'est exactement ce que Duvallon m'a dit. Veritas ne s'occupe que d'affaires sentimentales. Ça n'a l'air de rien, mais c'est un racket ! Quercy est en cheville avec une vingtaine d'avocats qui remettent la carte de

l'agence à leurs clients lorsque ceux-ci sont en quête de preuves pour des procès en divorce : un filon, qui n'est pas près de s'épuiser.

D'autre part, Quercy est membre du « Casoar », association qui regroupe la plupart des officiers. Nombre de ceux-ci se marient sur le tard, au moment où, quittant l'armée, ils « pantouflent » pour prendre des postes de direction dans les gran- des sociétés. Ils épousent des jeunes femmes à la recherche du « gros sac » dont beaucoup, par la suite, ont des aventures, pendant que « papa- gâteau » est au bureau. D'où soupçons, enquêtes, filatures. Là aussi, une source d'affaires sans fin !

Quercy n'a jamais eu plus de deux enquêteurs, partant du principe militaire qu'il faut toujours tout pouvoir contrôler soi-même. Il refuse dix fois plus d'enquêtes qu'il n'en traite. Les honoraires demandés par l'agence sont de cinq mille francs par jour, plus les frais, à quoi vient s'ajouter, en cas de conclusion heureuse, le paiement d'une gratification de « bonne fin » qui peut atteindre plusieurs millions d'anciens francs.

Les enquêteurs sont eux-mêmes rémunérés selon ce système : fixe, frais, gratifications. L'agence a fait plus de trois milliards de chiffre d'affaires en 1983. L'enquêteur décédé, que je vais remplacer, avait lui-même empoché trente millions anciens dans l'année. Si tout se passe bien, je devrais atteindre ce chiffre. Qui se plaindrait ?

3.

Les deux premiers mois passent comme un rêve. Le travail est enfantin. Simples filatures. Un aveugle pourrait les assurer. Nous suivons des amoureux qui bayent aux corneilles, des femmes du monde qui ne se doutent de rien.

Je m'entends très bien avec l'autre enquêteur. Il s'appelle Marc Vallois. C'est un costaud, d'une quarantaine d'années, qui a le nez cassé, et qui porte toujours de superbes cravates.

Les semaines se déroulent selon un rite immuable. Le lundi matin, conférence chez le patron. Chacun de nous se voit confier une affaire. Sauf exception, les enquêtes se règlent avant le week-end. Nous avons feu vert pour mener les choses à notre guise, et nous prêter main forte si besoin est. En cas de coup dur, nous pouvons faire appel aux détectives d'une autre agence, mais le patron n'y tient pas. Le

réussit à le joindre ni au Pakistan, ni aux U.S.A. , ni à Paris.

« Le mercredi matin à 11 heures, la banque genevoise fait savoir à Warluis que la somme promise a bien été versée à son compte numéroté.

« A 11 h 30, Ursula sort de l 'hôtel particulier portant la rondelle dans son sac.

« A 13 h 30, elle rencontre pour la troisième fois le Libanais au restaurant de la Coupole.

« Elle pourrait lui remettre la rondelle immédia- tement (et le plan Warluis-Hayrson-Arabes aurait entièrement réussi !) mais, s 'étant prise au charme de ce beau garçon, elle décide, d 'accord avec lui, de ne rien changer au programme des deux jours précédents. Elle lui remettra la rondelle, au moment de le quitter, à la fin du thé dansant.

« Le Libanais, connaisseur en femmes, et excel- lent danseur, comme vous l'avez vu, accepte avec empressement ce petit additif au programme.

« Les deux jeunes gens déjeunent dans un climat détendu, qui tranche avec la tension des jours précédents. Vous avez remarqué, Brazier, ce changement.

« 16 heures... Ils vont danser. Ils savent qu'ils ne se reverront plus... Ils dansent de façon beaucoup plus sentimentale. Cela non plus ne vous a pas échappé.

« Vient le moment du dernier slow... « Ursula doit remettre la rondelle. Elle pourrait

la prendre dans sa main et la glisser dans la main du Libanais. Mais prise d ' un brutal désir, elle

met vivement la rondelle dans sa bouche (geste qui vous a intrigué) et, d 'un long baiser passionné, elle la fait passer dans la bouche du Libanais !

« A partir de là, tout s'explique aisément. « Pendj Hayrson, ayant eu brusquement des

doutes sur la loyauté de Warluis, est rentré à Paris deux jours plus tôt que prévu.

« La nuit où Warluis a cherché à le joindre, il se trouvait en avion.

« Sitôt arrivé à la Cité universitaire, mercredi en fin de matinée, il met ses amis (dont le furet) au courant de l 'affaire, et envoie deux d'entre eux faire le guet devant la résidence de Warluis.

« A 11 h 30, l 'un des deux suit Ursula quand elle sort. Il arrive derrière elle à la Coupole. Il s 'attend à la voir rencontrer un Américain... Elle a rendez-vous avec un Libanais ! Il pense que Warluis est en train de doubler Hayrson.

« A 16 heures, il descend au thé dansant. « Lorsqu'il voit Ursula embrasser le Libanais

comme elle le fait, il se dit qu'elle est peut-être en train de le mettre en possession de la rondelle, et alors que le Libanais est aux toilettes, il l 'abat.

« Il voudrait bien voir s'il n ' a pas la rondelle dans la bouche, mais il ne le peut à cause de la foule. Il revient donc immédiatement à la Cité universitaire et fait son rapport.

« A ce moment-là, vous, Brazier, ignorez tout de la rondelle. Mais vous êtes astucieux, je l 'ai toujours pensé et ce baiser inattendu confirme les doutes que vous venez d'avoir en surprenant le

geste d 'Ursula (portant sa main à ses lèvres). Vous êtes certain qu'elle a glissé quelque chose dans la bouche du Libanais.

« Cependant, vous n'êtes pas libre de vos mouvements. Vous devez avant toute chose suivre Ursula. Une fois certain qu'elle est rentrée avenue Henri-Martin, vous revenez le plus rapidement possible à la Coupole. Le corps n'est plus là. Il est à la morgue.

« Vous y allez. Vous vous faites enfermer avec le Libanais. Vous vous emparez de la rondelle. L' instant d 'après, les trois Pakistanais amis de Hayrson surviennent à leur tour. Ils abattent le gardien, et ne réussissant pas à écarter les mâchoi- res du cadavre, ils le décapitent et portent la tête, dans un sac, jusqu 'à la chambre de Hayrson, à la Cité.

« Là, il faut bien se rendre à l'évidence : rien dans la bouche du Libanais, Hayrson tance ses acolytes et décide de se rendre lui-même à la morgue, à la recherche d 'un indice.

« Il y tombe sur l 'un des siens, qui, ayant brusquement pris la décision de jouer sa carte, cherche à récupérer la rondelle pour lui-même.

« Les deux hommes se battent à mort devant la porte de la morgue. Vous êtes revenu chercher votre moto. Vous êtes témoin de ce combat sans pitié. Hayrson est poignardé. Vous vous emparez de ses papiers.

« Vous remettez la rondelle à Vallois qui la confie à Astrucchi. Celui-ci en remettra des photos

à Lenoir qui décèlera le sens des cannelures. Mais ni Astrucchi ni Lenoir, obsédés par la recherche d'inscriptions éventuelles, ne songeront à analyser le métal de la rondelle. L'auraient-ils fait d'ailleurs qu'ils n 'auraient pu en percer le secret — secret qu 'Hayrson a emporté avec lui.

« Peu après, vous déposez la rondelle à la consigne d'Austerlitz. Vous vous rendez à la Cité universitaire et vous essayez de remonter la piste Hayrson. Vous vous faites tabasser par les Pakis- tanais et par le furet, un étudiant britannique ami de Hayrson, acquis à ses thèses, et résolu à venger sa mort. »

— Sans parler de la Suédoise qui se prélassait dans le lit de Hayrson, qui a failli me casser le nez ! m'exclamé-je.

— N'avez-vous pas tenté de la violer ? dit Duvallon.

— Euh.. . oui.. . dis-je, surpris. Comment le savez-vous ?

— Elle me l 'a elle-même confié.

— Mais, comment. . . — Cette fille, Gunila Lindstrom, est un agent

américain, spécialisé dans la lutte contre la drogue. Chargée d'infiltrer les milieux pakistanais, elle avait réussi à se lier, depuis une année, avec Pendj Hayrson. Les nombreuses piqûres que vous avez remarquées sur ses bras ont bien été faites par des seringues, mais des seringues vides, si cela peut vous rassurer !

— Mais elle a failli me briser les os !

— Je crois savoir que vous ne lui avez pas déplu, et qu'elle aurait fini, petit à petit, par vous céder (vous savez que le « viol simulé » est une façon de faire l ' amour dont sont friandes beaucoup d'étudiantes américaines), mais au moment où elle allait le faire, elle a entendu le pas des Pakistanais dans le couloir, et elle a été contrainte de vous frapper violemment pour continuer de leur donner le change. Ils auraient pu lui faire un mauvais parti s'ils avaient pensé un instant qu'elle n'était pas de leur côté !

— Elle m ' a fait jeter dans les égouts ! — Elle l 'a fait pour vous sauver la vie. Si elle

n 'avait pas suggéré cela aux Pakistanais, ils vous auraient battu à mort , là, dans la chambre.

— C'est ce que je t 'a i dit, commente Vallois. Je suis surpris que tu n 'en aies rien déduit.

Il a raison. J 'étais sorti vivant de la Cité. J 'aurais dû commencer à reconstituer le puzzle !

— La fille m ' a tout raconté, poursuit Duvallon. Elle avait pour mission d'infiltrer le milieu des trafiquants de drogue, et elle se trouvait en liaison avec notre propre brigade des stupéfiants. Mais voyant la tournure que prenaient les événements, elle s'est doutée qu'il s'agissait d 'une affaire d 'une tout autre nature, et elle a prévenu les Services américains, qui me l 'ont discrètement adressée.

— Qu'est-elle devenue, maintenant ? je demande.

— Elle attend que notre petite conférence s'achève. Elle est dans la pièce à côté. Elle est

prête, je crois, à avoir avec vous, ce que l 'on appelle, dans son pays, une " romance" .

« Mais, si vous voulez bien, enchaîne-t-il, laissons-la patienter encore quelques minutes, et permettez-moi de terminer.

« J'arrive, d'ailleurs, au tout dernier chapitre de l'histoire.

« Vous avez déposé la rondelle à la consigne automatique.. . Vous décidez de la reprendre afin de la confier à Lenoir.. . »

— Mais je ne la trouve pas dans le coffre ! — Elle y est, pourtant . . . Mais elle n'est pas

« posée » sur la partie inférieure du coffre, où vous l'aviez laissée... Elle n ' a pas non plus mystérieusement glissé « dans un coin », où vous vous exténuez à la chercher !... Non. . . N'oubliez pas qu'elle est faite de métal antigravitation, et que cette propriété apparaît seulement lorsqu'elle est au contact d 'un autre métal. Dans ce coffre, elle n'est pas seulement au contact d 'un autre métal, elle en est complètement entourée. Elle a été placée sous la partie supérieure du coffre, dont rien ne la sépare. Elle va immédiatement se coller à cette paroi. Quand vous ouvrez le coffre, elle n'est pas posée en bas, elle est collée en haut. C'est pour cela que vous ne pouviez pas la trouver !

— Il n 'y a donc pas eu de troisième équipe qui s'en serait emparée ?

— Bien sûr que non ! La rondelle est collée au coffre, elle agit d'elle-même contre la pesanteur,

elle a, je vous l'ai dit, une force phénoménale... En vingt-quatre heures, elle fait exploser la gare d'Austerlitz dont elle projette les superstructures vers le ciel. Imaginez l 'effet qu'elle aurait eu sur Challenger !...

— Mais pourquoi n'a-t-elle pas provoqué l'ex- plosion de la gare sitôt qu'elle s'est collée sous le métal ?

— Parce que si puissante que soit l'énergie qu'elle développe, il y a néanmoins une relation nécessaire entre cette énergie et la masse que la rondelle est capable de déplacer dans un temps donné. Si nous nous amusions à ouvrir la fenêtre et à poser, à l 'extérieur de cette salle, une pièce de monnaie sur la rondelle, nous verrions de nos yeux la rondelle partir dans l'espace à la vitesse d 'une fusée, et propulser la pièce jusqu'aux plus lointaines galaxies. Dans le cas de la gare d'Austerlitz, le coffre métallique où vous aviez déposé la rondelle faisait corps avec l'ensemble de la consigne automatique, qui était elle-même scellée dans un mur de ciment, qui était renforcé par un jeu de poutrelles d'acier, qui soutenaient l ' immense voûte de béton, qui recouvrait le corps principal de la gare. La rondelle, qui ne pèse pas dix grammes, a fini par projeter en l 'air cette masse gigantesque... peut-être dix ou douze mille tonnes ! Elle y a mis vingt-quatre heures. Est-ce trop ?

— Non, dis-je. Mais pourquoi la rondelle n'a- t-elle pas disparu dans les airs, une fois ces bâtiments pulvérisés ?

— Parce qu'après l'explosion, le hasard a dû faire qu'elle retombe sur un objet non métallique. Où l'avez-vous trouvée ?

— Sur un morceau de valise...

— Voilà l'explication. J'achève. Le furet a trouvé la clé dans votre portefeuille. Il survient. Vous l'assommez. Il est torturé et finalement tué par les Pakistanais. Il ne l 'a pas volé : c'est lui, je l'ai fait avouer à Warluis sous la pointe du couteau avant de l'expédier dans un monde meilleur, qui, sur les ordres de Warluis lui-même, a assassiné Renaudin de la manière que vous savez. Voilà... Je crois que je n 'ai rien laissé dans l 'ombre.. . Y a-t-il des questions que vous vous posiez encore ?...

— Deux questions, dis-je. J 'aimerais savoir ce qu'est devenue la comtesse Ursula, et j 'aimerais savoir pourquoi Vallois porte des cravates si voyantes.

— Répondez à la seconde question, Vallois, dit Duvallon.

— Je porte des cravates voyantes pour mieux me cacher, dit Vallois. S'il arrive, alors que je fais une filature, que des gens me remarquent, et qu'ils se demandent qui je suis, ils ne manquent jamais de se dire, après réflexion : « Avec de pareilles cravates, ce type n'est sûrement pas un détective ! Il fait tout pour se faire remarquer ! »

— Je suppose que cette réponse vous satisfait ? dit Duvallon.

— Tout à fait, dis-je. Et la comtesse ?

— Répondez, Quercy, dit Duvallon.

— Elle a disparu, dit Quercy. Je dois l 'avouer, je ne sais même pas si elle est vivante ou morte. A-t-elle été transformée en parpaings, elle aussi ? S'apprête-t-elle à réapparaître ? Warluis laisse en mourant une fortune considérable. Si la comtesse vit, nous ne tarderons pas à le savoir.

— A mon avis, elle ne réapparaîtra pas, dit Vallois.

— A mon avis, elle réapparaîtra, dit Duvallon. N'oublions pas qu 'avant de rencontrer Warluis, elle travaillait pour Ercoli. Je parierais qu'elle s'est réfugiée en Italie. Elle y attendra que les choses se tassent avant de jouer les revenantes. Nous verrons bien.

Il se lève. Nous nous levons tous.

— Messieurs, dit Duvallon, il nous reste une dernière chose à faire.

Il va à la fenêtre, il l 'ouvre. Il revient à son bureau, il prend la rondelle entre le pouce et l 'index, il la pose sur le rebord de la fenêtre.

— Messieurs, dit-il, la rondelle, que vous voyez encore, vaut au bas mot mille milliards de dollars. Nous les obtiendrions sans aucune peine des Américains, si nous la leur remettions. Nous serions en droit de nous partager cette somme, que je me permettrais de qualifier d ' importante. Mais j 'estime, messieurs, que l 'objet de notre vie n'est pas l 'argent. Brazier, passez-moi une pièce de vingt centimes.

Je fouille dans mes poches. J 'en sors une pièce de vingt centimes. Je la tends à Duvallon.

— Messieurs, dit-il, je vous demande d'être attentifs quelques secondes.

Il prend de mes doigts la pièce de vingt centimes et, délicatement, il la pose sur la rondelle.

Il y a un éclair. Je perçois un léger sifflement. Duvallon pointe l 'index vers le zénith. « Par là », dit-il. J 'approche de la fenêtre, je regarde vers le

sommet du ciel, je ne vois que du bleu. Duvallon me tape sur l'épaule. — Vous allez vous faire mal aux yeux... passez

dans la pièce à côté. Quelqu 'un vous attend.

Achevé d'imprimer en février 1986 sur presse CAMERON

dans les ateliers de la S. E. P. C. à Saint-Amand-Montrond (Cher)

Numéro d'imprimeur 297 Dépôt légal : février 1986

CRIME PARFAIT Frank Brazier, agent secret français, apprend un jour que le service dont il dépend est dissous. Que faire, désormais ? Sur la recom- mandation de son ancien chef, il est engagé par une agence d e détectives privés, spécialisée dans les affaires "sentimentales". Or, à l'occasion d'une banale filature, Brazier voit se multiplier les meurtres dans un quartier de Paris livré à feu et à sang - tout cela à cause d'une simple petite rondelle de métal... Roman criminel, roman d'espionnage, de science-fiction et d'hor- reur, La rondelle nous offre tous les polars possibles en un seul !

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