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    Chromatikon II Annuaire de la philosophie en procs

    Yearbook of Philosophy in Process

    sous la direction de Michel Weber et de Pierfrancesco Basile

    Presses universitaires de Louvain2006

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    S o m m a i r e C o n t e n t s

    Avant-propos .....................................................................................................5

    Abrviations .....................................................................................................15

    I. Sminaires de recherche Research Seminars

    Vincent Berne,Panexprientialisme et subjectivation ....................................................19

    Jean-Marie Breuvart,L'mergence d'une philosophie de l'existence chez Whitehead .........35

    Didier Debaise,Les ordres de la nature dans Procs et ralit .......................................49

    Guillaume Durand,Whitehead et Einstein : le problme des relations ...............................61

    Stphan Galetic,La lecture russellienne du pragmatisme jamesien ...............................75

    Franck Robert,Quest-ce quune couleur ?.......................................................................97

    Xavier Verley,Ernst Mach, un physicien philosophe.................................................. 111

    II. Etudes critiques Critical Studies Pierfrancesco Basile,

    The One and the Many .......................................................................... 123

    John B. Cobb, Jr.,

    Experience and Language ..................................................................... 137 Paul Gochet,

    Philippe Devaux, dcouvreur de la pense anglo-saxonne............... 151

    Brian G. Henning,Is There an Ethics of Creativity? ......................................................... 161

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    Claude de Jonckheere,Enqute whiteheadienne sur lethnopsychanalyse.............................175

    Pierre Montebello,Univers, Cerveau, Images. La question psychophysiologique chezBergson......................................................................................................205

    Andr Robinet,L'originalit de la conception du droit naturel chez G. W. Leibniz 219

    III. Comptes rendus Critical Reviews Anderson Weekes,

    The Many Streams in Ralph Preds Onflow .......................................227

    Ronny Desmet,Gary Herstein, Whitehead and the Measurement Problem ................245

    Steve Hulbert,Philip Rose, On Whitehead .....................................................................251

    Ohad Nachtomy,Pauline Phemister, Leibniz and the Natural World .............................255

    Jean-Claude Dumoncel,

    Michel Weber (d.), After Whitehead ...................................................261

    IV. Informations rticulaires Reticular News Colloques Symposia.................................................................................283

    Sminaires Seminars ...............................................................................283

    Publications Publications .......................................................................283 Collection Chromatiques whiteheadiennes ..........................................284 Process Thought Series................................................................................286

    Rseaux Networks ...................................................................................289 Centre de philosophie pratique Chromatiques whiteheadiennes ........289 International Process Network (IPN) .........................................................290

    Table des matires Table of Contents ..................................................291

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    Av a n t - p r o p o s

    Michel WeberLe message, parfois subliminal il est vrai, que nous livrent les grandsphilosophes, de Socrate1 Deleuze2 en passant par Marc-Aurle3 , peut sersumer par un imprieux sois digne de lvnement . tre digne de cequi (nous) arrive, cest poser laction approprie ou convenable. LAvant-propos de lAnnuaire 2005 se proposait de considrer lidal philosophiquewhiteheadien laide de trois critres tissulaires : le risque de laventure, ladestruction de toute opinion, et la corrlation de la recherche et delengagement. Il semble expdient de revenir cette anne encore sur laquestion de ladoxa en lexemplifiant historiquement.

    Le philosophe nest certes pas le seul acteur pouvoir mettre enperspective les ravages de la violence symbolique, cest--dire de lamanipulation de ladoxa par les strates sociales dominantes. Le sociologue, lepsychologue, lanthropologue et lhistorien peuvent, cela va sans dire (et ilsne sont pas les seuls), nous offrir des clairages importants. Tout semble se jouer au niveau de la profondeur historique de lanalyse : plus lvnementest rcent, moins il est problmatisable partir de sonefficace et plus il fautfaire appel une vision pour linterprter. Lontologie whiteheadiennepermet du reste dexprimer cette limitation de fort lgante manire laidedu concept de monde actuel ( actual world ) : le monde contemporain

    nous est inconnu, seuls nous parviennent des donnes passes et celles-cisont dautant plus nombreuses quelles sont anciennes (Whitehead donne unfondement ontologique la limitation physique que matrialise le doublehypercne de Minkowski-Einstein). Quoi quil en soit, la philosophiewhiteheadienne nest pas sans ressources dans le domaine socio-politique,nous allons le voir.

    La violence symbolique opre systmatiquement un double dplacementido-factuel : dune part, les noncs idologiques sont qualifis de faits ;dautre part, les faits sont traits de constructions idologiques. Onremarquera que ce double dpassement exploite au surplus un glissementsmantique entre la positivit implicite de lidologique factualis et langativit explicite de la factualit idologise. Nous ne sommesdfinitivement pas loin de la double ligature batesonienne.

    bien y regarder, lindividu lambda nest pas du tout dsorient : il est enquelque sorte r-orient, parfaitement format par une dialectique qui luichappe (cest la conditionsine qua non de son efficacit). Lindividudsorient est celui qui, cherchant sextraire de la relation de dominationdoxique dans laquelle il se trouve immerg, ne possde pas, ou pas encore,dappuis pour ce faire et est donc ballott au gr du double dplacement. Saconscience est proprement liminale : il suffit dune chiquenaude pour quil

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    rintgre la confortable doxa ou pour quau contraire toute la lumire sefasse et que la brisure doxique ait lieu. Or, il existe une littraturecourageuse et lucide qui fait la diffrence : le travail de recherche historiqueet dlucidation conceptuelle queffectuent (e.g.) Annie Lacroix-Riz4 et SergeHalimi5 permet de mettre en lumire ce double dplacement et, ce faisant, deprciser la nature exacte des enjeux contemporains dans le monde delducation.

    Lacroix-Riz dmontre que le basculement de la France dans le campfasciste loccasion de la dfaite de 1939 a t prpar de longue date pardes financiers et des industriels soucieux de prvenir la menacerouge tout enprservant leurs intrts strictement conomiques (un vnement notable

    tant la rnovation de la Synarchie en 1922). Mais dans limaginairecollectif, la barbarie imprialiste et gnocidaire du peuple allemand aremplac avantageusement celle, pourtant factuellement imprialiste etgnocidaire, des financiers europens et amricains.

    Pour sa part, Halimi montre que les descriptions dAdam Smith (TheWealth of Nations , 1776) nen sont pas : dfinir lindividu comme unconsommateur ne cherchant qu maximiser son intrt ne correspond pas un fait surtout pas au XVIIIe mais une projection idologique dontsinspireront directement Friedrich Hayek et Milton Friedman (puis,transitivement, M. Tatcher et R. Reagan). De la mme manire que Ptainavait longuement prpar le tournant politique apparemment causspontanment par la dfaite , Hayek et consorts ont planifi le grand bond en arrire ds 1947, alors mme que lOccident connassait une vaguede prosprit sans prcdent (et qui durera jusquen 1973).

    On le voit, dans les deux cas, cest la collusion du politique et delconomique qui fait problme. Or, on le sait au moins depuis BertramGross6 , le fascisme peut se dfinir par une telle corrlation. Que penser dslors des dernires formes de violence symbolique qui lzardent le paysagesocial et ducationnel ? Avant que de rpondre, il est bon de faire retour audouble dplacement ido-factuel voqu plus haut.

    Dune part, les propositions idologiques sont qualifies de faits. Leparadigme contemporain de ce dplacement est le travestissement de la politique (ou de lidologie) de mondialisation enmondialisation pure et simple.Ce qui procde dune politique planifie de longue date est prsent commeun mouvement spontan, comme le reflet de la ncessit naturelle. Onsentend dire quon le veuille ou non, quon le regrette ou non, cest unfait . Mensonge ! La prdation par moins de 0,5 % de la populationmondiale de toutes les richesses disponibles (et lanticipation de la prdationde celles que la force arme sapprte rendre disponible) ne saurait treconfondue avec une ncessit aveugle, quelle soit naturelle ou culturelle moins bien sr de reconnatre que lhumanit doive se cantonner dans laguerre de tous contre tous7. Comment expliquer du reste que cette

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    Avant-propos 7

    mondialisation doive sappuyer sur une militarisation croissante ? Lecapitalisme ne constitue-t-il pas une des formes les plus perverses de la barbarie ?

    Le capitalisme se dfinit par une cruaut sans communemesure avec le systme primitif de la cruaut, une terreur sanscommune mesure avec le rgime despotique de la terreur8.

    Dautre part, les faits sont traits de constructions idologiques. Ceux qui,tels (timidement) Craig R. Eisendrath9 et (tmrairement) David RayGriffin10 , remettent en cause la politique criminelle du gouvernement tats-unien (ou de ce qui en tient lieu) se retrouventipso facto marginaliss. Lafactualit du fait est dsamorce par de savantes politiques dedsinformation qui visent contrler lopposition de lintrieur et quiempchent ainsi la plus grande majorit des individus de dpasser le stadede la dsorientation et la plupart des organisations alternatives dacqurir une efficace. La politique est lart dempcher les gens de se mlerde ce qui les regarde, avait crit Paul Valery

    Pourtant ici aussi une mise en profondeur historique permet danticiper11 :il est maintenant communment admis que lvnement dclencheur de laguerre amricano-espagnole (la destruction du croiseur Maine dans le portde La Havanne en 1898) a t programm par les Etats-Unis eux-mmes. Demme, un faisceau prsomptif se resserre autour du bombardement annoncde Pearl Harbor en 1941. En fin, il est obvie que la version officielle du 11-septembre 2001 esttotalement incohrente. Rien de tel que la promotion de laparanoa afin dasseoir une politique, quelle quelle soit. Deux avantagessont loquents : dune part, le citoyen se terre dautant plus volontiers chezlui, vitant soigneusement de se dmarquer ; dautre part, la figure delAutre qui est celle de lEnnemi lui permet de se constituer unsemblant didentit et de pallier ainsi leffondrement des grands rcits (cf. D.-R. Dufour aprs Lyotard et Bourdieu). Cest ce que Adam Curtis aappel la puissance du cauchemar12 . Ne faudrait-il pas relire Cline ?

    Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus,ranonns, transpirants de toujours, je vous prviens, quand lesgrands de ce monde se mettent vous aimer, c'est qu'ils vontvous tourner en saucissons de bataille C'est le signe Il estinfaillible13.

    la lumire de Deleuze ?Notre socit produit des schizos comme du shampoing Dop

    ou des autos Renault, la seule diffrence quils ne sont pasvendables14.

    Les socits occidentales se caractrisent de plus en plus par deuxdangereuses assutudes qui se renforcent lune lautre : la tyrannie des

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    mdias et des psychotropes. Ce sont elles qui expliquent en grande partielapathie de nos contemporains pour la chose publique15. En prendreconscience permet de mesurer quel point on pourrait revenir un idaldmocratique digne de ce nom. La libration des assutudes mdiatique etmdicamenteuse serait toutefois impensable sans une politiqueducationnelle rnove de fond en comble16. Dici-l, dans ce granddortoir, comme un texte taoste appelle l'univers, le cauchemar est le seulmode de lucidit17.

    En conclusion, la remise en cause de tout programme de redistributionsociale et lexaltation du rle de lentrepreneur sont devenus des lieuxcommuns. Il est assez piquant que le monde universitaire encourage

    maintenant la commercialisation pure et simple de l'enseignement etladoption du lexique ad hoc18 : luniversit est semble-t-il totalementassimilable une entreprise industrielle avec son CEO (le recteur), ses clients(les tudiants), et ses produits (les formations diplmantes et les innovationsindustrielles). On nous pardonnera dy revenir.

    Quelle est au juste la dynamique qui anime la sacro-sainte rforme deBologne ? Sa promotion exploite trois niveaux constituant autantdarguments imbriqus qui peuvent tre exposs indpendamment. Dabord(cest largument tout public), Bologne signe une nouvelle tape politique duprocessus dintgration ; on se rjouira donc du dveloppement de lacitoyennet europenne par la cration dun espace ducatif commun.Ensuite (cest le volet proprementscientifique), Bologne permet unetransformation des programmes par dcloisonnement et intgration, ce quine manquera pas damliorer le niveau de la recherche et lenseignement desuniversits europennes et donc de renforcer leur attractivit. Enfin vient lamachinerieconomique et sa double crainte de (d)classement. Dune part, lesuniversits sont maintenant cest-un-fait-inluctable en comptitionau niveau mondial ; dautre part, elles doivent imprativement rendre leursformations et recherches adquates au March.

    Or, ces exigences ne sont autres que celles du patronat europen, tel quilsexprime au sein de l'European Roundtable of Industrialists (ERT, fonde en1983) et, par transitivit, du GATS et de la Commission europenne19. Enrationalisant la gestion, on favorisera la concurrence entre universits etloptimisation du cot des tudes. En dveloppant les liens entre l'cole etl'entreprise (partenariat, formation en alternance, participation du patronat l'laboration des programmes), on permettra ladquation aux besoins duMarch et ladaptation aux mutations industrielles et technologiques (maisquid des mutations socio-politiques induites ?). Ce faisant, on se donne lesmoyens de maximiser le profit des institutions denseignement, par(re)dfinition entrepreneuriales , et de maximiser le profit des entrepriseselles-mmes20. Le but nest plus, comme au bon vieux temps, de privatiserles profits et de socialiser les pertes : il ny a plus lieu de socialiser quoi que

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    Avant-propos 9

    ce soit. Et, de la mme manire que lhgmonie de la publicit dans lemonde mdiatique constitue la meilleure garantie de leur assujettissementidologique, lobligation pour luniversit de financer ses missions par appel lentreprise verrouillera enfin la pense unique en dtruisant les conditionsde possibilit de la pense , qui, dans le contexte qui nous occupe, ne peut treque subversive, nous lavons dj soulign.

    Deux dernires remarques en guise de conclusion. On le sait, les outilsstatistiques sont faits pour tre manipuls, au propre comme au figur : enelles-mmes les donnes statistiques ( la diffrence des probabilits, notons-le) sont muettes. Dans des brlots tels que ceux de Pitte et de Truffin21 , ontrouve des comparaisons supposes clairantes entre le financement tatique

    de la recherche aux Etats-Unis et en Europe, ou encore entre le pourcentagede clients (pas ncessairement de diplms) de lenseignement suprieur. Or,il faut tre aveugle et sourd pour ne pas savoir, dune part, que limportancedu financement public tats-unien est principalement li (directement etindirectement) aux budgets militaires22 ; et, dautre part, que le systme universitaire amricain esttrs ingal, voire globalement mdiocre. Ontrouve tout en bas de lchelle les junior colleges , qui sont destablissements formellement rattachs lenseignement suprieur, maisdont le niveau ne dpasse pas ncessairement celui du lyce23. Ils sont suivisde prs par ces community colleges , qui, faute de moyens, ne peuventoffrir quun enseignement au rabais pour les classes moyennes en voie depauprisation. Et ainsi de suite des national liberal-arts colleges jusquaux national universities , public ivies et enfin les privateivies o trne Harvard24. Que 36 % des amricains aient transit, dunemanire ou dune autre, par une de ces institutions dites of highereducation nest donc pas statistiquement significatif. Plutt : cela ne veutabsolument rien dire. Ou bien on est mal (ds-)inform, ou bien on estvictime dune indigence intellectuelle fort embarrassante dans certainsmilieux, ou bien il sagit dune rhtorique sclrate.

    La seconde dition de lannuaire de la philosophie en procs poursuit le travailde rflexion et douverture entam lanne dernire. Le logo des Chromatiques a t liss afin de rendre son impression plus esthtique (ilsagit dun retour la version vectorielle : leffet dynamique avait t obtenupar pixelisation). Le travail de mise en rseau de Pierfrancesco Basile a djcommenc produire ses effets ; nous devrions atteindre notre vitesse decroisire lanne prochaine.

    Linnovation la plus remarquable de cette anne acadmique consiste dansla cration du Centre de philosophie pratique Chromatiqueswhiteheadiennes , qui est brivement prsent dans la partie informations

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    rticulaires. Il devrait permettre dapprofondir et dacclrer la dynamique chromatique en consolidant un dialogue interdisciplinaire,intraphilosophique, mais aussi extra-universitaire autour de luvre deWhitehead.

    Notes for Contributors

    The editors welcome submissions of papers on any aspect of processphilosophy (broadly understood), its history, and its relationships to otherareas of contemporary philosophy. TheYearbook also publishes reviews andreview-articles on books of general philosophical significance: these shouldoffer a fair account of the targeted material, together with an historical andconceptual contextualization leading to a clear assessment of the targetedwork. Submissions should be sent to the editors as a .rtf or .doc. Please sendas well a .pdf file if the paper contains diagrams, images, logical or Greeksymbols. Papers (about 4000/5000 words), review articles (about 3000/4000words) and critical reviews (1500/2000 words) should be sent to MichelWeber ([email protected] or [email protected]) and to PierfrancescoBasile ([email protected]). The deadline for the next issue is July 15th ,2007.

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    Avant-propos 11

    Notes

    1 La lecture socratique de Arendt demeure infrangible (The Life of the Mind [1971]. One-volume edition, San Diego, New York, London, HarcourtBrace Jovanovich, Inc., 1978).

    2 Gilles Deleuze,Logique du sens , Paris, ditions de Minuit, 1969, p. 174.Nietzsche est srement ici contrapuntique : cf. les volumes de Deleuzede 1965 et de 1973. (Blanchot parlera dcriture fragmentaire, de parolede fragment, de parole o se rvle l'exigence du fragmentaire, comme en pointill.) Sur le procs deleuzien, on se rfrera toujoursavec bonheur ltude de Jean-Claude Dumoncel :Le Pendule du DocteurDeleuze , Paris, ditions et Publications de lcole Lacanienne, 1999.

    3 Naimer que lvnement qui vient notre rencontre et qui est li nouspar le Destin. (Marc-Aurle,Penses , VII, 57, traduit par Pierre Hadot,La citadelle intrieure. Introduction auxPenses de Marc Aurle , Paris,ditions Fayard, 1992, p. 353.) Brhier traduit : Aimer seulement ce quitarrive et ce qui est dans ta destine. (inLes stociens. Textes traduitspar mile Brhier, dits sous la direction de Pierre-Maxime Schuhl,Paris, NRF ditions Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1962.)

    4

    Annie Lacroix-Riz,Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Premire Guerre Mondiale la Guerre Froide (1914-1955) , Paris, ditions Armand Colin,1996 ;Industrialisation et socits (1880-1970) : L'Allemagne , Paris, ditionsEllipses, 1997 ;Industriels et banquiers franais sous l'occupation : lacollaboration conomique avec le Reich et Vichy , Paris, ditions ArmandColin, 1999 ;Le choix de la dfaite. Les lites franaises dans les annes 1930 ,Paris, ditions Armand Colin, 2006.

    5 Serge Halimi,Le grand bond en arrire , Paris, ditions Fayard, 2004.6 Bertram Gross,Friendly Fascism : the New Face of Power in America , New-

    York, M. Evans & Co., 1980. Cf. Geoffrey Geuens,Tous pouvoirsconfondus. Etat, capital et mdias lre de la mondialisation , Anvers, EPO,2003.

    7 In the nature of men, we find three principal causes of quarrel: first,competition; secondly, diffidence; thirdly, glory. The first makes maninvade for gain; the second, for safety; the third, for reputation. []During the time men live without a common power to keep them all inawe, they are in a condition which is called war; and such a war is ofevery man against every man. [] continual fear, and danger of violent

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    death; and the life of man, solitary, poor, nasty, brutish, and short. []The notions of right and wrong, justice and injustice, have there no place.Where there is no common power, there is no law. (Thomas Hobbes,Leviathan [1651] Edited with an Introduction by C. B. Macpherson,Penguin, 1968, pp. 185 sq. (Part I, Chap. 13.)

    8 Gilles Deleuze et Flix Guattari,L'Anti-dipe , Paris, Les ditions deMinuit, Critique, 1977, p. 448. La simple discrimination historique entrecapitalisme industriel, financier et fascisant est donc bien totalementinsuffisante.

    9 Craig R. Eisendrath & Melvin A. Goodman,Bush League Diplomacy. Howthe Neoconservatives are putting the World at Risk , Amherst, PrometheusBooks, 2004. (Eisendrath est lauteur du classiqueThe Unifying Moment.The Psychological Philosophy of William James and Alfred North Whitehead ,1971/1999 et, plus rcemment, deAt War With Time. The Wisdom ofWestern Thought from The Sages to a New Activism for Our Time , New York,Helios Press, 2004.)

    10 David Ray Griffin,The New Pearl Harbor: Disturbing Questions about theBush Administration and 9/11 , Northampton, MA, Interlink Publishing,2004 ;The 9/11 Commission Report: Omissions and Distortions , The 9/11Commission Report: Omissions and Distortions, Redford, MI, OliveBranch Press, 2005 ;Christian Faith and the Truth Behind 9/11: A Call toReflection and Action , Westminster, John Knox Press, 2006. Cf. David RayGriffin, John B. Cobb Jr., Richard Falk & Catherine Keller,The AmericanEmpire and the Commonwealth of God: A Political, Economic, ReligiousStatement , Westminster, John Knox Press, 2006.

    11 Cf. Howard Zinn,A Peoples History of the United States : 1492Present , NewYork, HarperCollins, 1980 et Anne Morelli,Principes lmentaires de la propagande de guerre, utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tide ,Bruxelles, ditions Labor, 2001.

    12 Adam Curtis, The Power of Nightmares : The Rise of the Politics ofFear , diffus par la BBC2 en 2004. Cette thmatique funeste nousrenvoie au clbre chapitre XVII duPrince de Machiavel (sur la cruaut) ;cf. galement Daniel Bougnoux,La crise de la reprsentation , Paris,

    ditions La Dcouverte, 2006 : Il semble [] que lpreuve de la terreurdoive anantir la reprsentation et ses corrlats ordinaires, la distance, levis--vis dun objet de regard ou de connaissance face auquel un sujet sesitue. Avec la terreur le sujet tombe terre , cras ou mlang ce quiarrive sans image ni recul ni coupure smiotique Dans langoisse ou lecri, il sabme dans une inarticulation abyssale, un retour au chaos. En

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    Avant-propos 13

    fracassant lordre de la reprsentation, lexprience panique appeleterreur prcipite leffondrement symbolique. (p. 151)

    13 Louis-Ferdinand Cline,Romans. Tome I. Voyage au bout de la nuit. Mort crdit. dition prsente, tablie et annote par H. Godard, Paris,ditions Gallimard, Bibliothque de la Pliade CLVII, 1981, p. 68.

    14 Gilles Deleuze et Flix Guattari,L'Anti-dipe , op. cit. , p. 292.15 Voir, e.g., respectivement les recherches de Ignacio Ramonet (Tyrannie de

    la communication [ditions Galile, 1999]. dition augmente, Paris,ditions Gallimard, Folio, 2001) et de Daniel Bougnoux (La crise de la

    reprsentation , op. cit.) et Philippe Pignarre (Les malheurs des psys.Psychotropes et mdicalisation du social , Paris, ditions La Dcouverte,2006).

    16 Sur lidal de la paideia en philosophie du procs, cf. : Michel Weber, From Grown Organism to Organic Growth: From Greek toWhiteheadian Organicism , in Mark Dibben and Thomas Kelly (eds.),Applied Process Thought: Frontiers of Theory & Research , Frankfurt /Lancaster, ontos verlag, Process Thought XIII, 2007.

    17 mile M. Cioran,Syllogismes de l'amertume [1952], inuvres , Paris,ditions Gallimard, Quarto, 1995, p. 753.

    18 Grard de Slys,Priv de public, qui profitent les privatisations , Bruxelles,ditions EPO, 1995 ; du mme auteur, Un rve fou des technocrates etdes industriels. L'cole, grand march du XXIe sicle , Mondediplomatique , juin 1998. Cf. Susan George, Les transnationales au curdes institutions europennes. Cinquime colonne Bruxelles , Mondediplomatique , Dcembre 1997.

    19 En 1997 dj, le Corporate Europe Observatory publiait une plaquettemontrant que ce sont les quarante-cinq PDG membres de lERT qui font et surtout dfont la politique europenne ; cf. Beln Balany, AnnDoherty, Olivier Hoedeman, Adam Ma'anit and Erik Wesselius,EuropeInc. Regional & Global Restructuring and the Rise of Corporate Power ,London, Pluto Press, 2000 ; voir aussi leur site et S. George, article cit.

    20

    Bien que lon sache depuis depuis longtemps que la maximisation duprofit nest pas le (seul) critre de gouvernance cf. les modles deScitovsky 1943, Baumol 1958, et Marris 1964 , nous reprenons laversion nave de la vulgate plantaire. (Sur les modles cits, cf. Anne-Marie Kumps et Robert Wtterwulghe,Fondements structurels de

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    14 Michel Weber

    lentreprise. Une analyse conomie / droit , Paris, ditions Cujas, 1977, pp.114 sq.)

    21 Claude Truffin,L'universit dchiffre. Le financement des Universits enCommunaut franaise de Belgique , Bruxelles, ditions de lUniversit deBruxelles, 2006 ; Jean-Robert Pitte, Jeunes, on vous ment ! : Reconstruirel'Universit , Paris, ditions Fayard, 2006.

    22 Cf., e.g., Howard Zinn,A Peoples' History of the United States, op. cit. 23 Cf. Loc J. D. Wacquant, The Zone , in Pierre Bourdieu (sous la

    direction de),La misre du monde , Paris, ditions du Seuil, 1993, pp. 181

    sq.24 Pour une classification plus systmatique, on pourra se rfrer parexemple aux grilles tablies par laCarnegie Foundation for the Advancementof Teaching : The Carnegie Classification of Institutions of HigherEducation (cf. leurs pages Toile : ).

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    A b r v i a t i o n s

    AE : The Aims of Education , 1929 (Free Press, 1967).

    AI : Adventures of Ideas , 1933 (Free Press, 1967).

    CN : The Concept of Nature , 1920 (Cambridge U. P., 1964).

    D : Lucien Price, Dialogues , 1954 (Mentor Book, 1956).

    ESP : Essays in Science and Philosophy ,1947.

    FR : The Function of Reason , 1929 (Beacon Press, 1958).

    IM : An Introduction to Mathematics , 1911.

    IS : The Interpretation of Science , 1961.

    MT : Modes of Thought , 1938 (Free Press, 1968).

    OT : The Organisation of Thought , 1917.

    PM : Principia Mathematica , 1910-1913 (Cambridge U. P., 1925-27).

    PNK : Principles of Natural Knowledge , 1919/1925 (Dover, 1982).

    PR : Process and Reality , 1929 (Corrected edition, 1978).

    R : The Principle of Relativity , 1922.

    RM : Religion in the Making , 1926.

    S : Symbolism, Its Meaning and Effect , 1927.

    SMW : Science and the Modern World , 1925 (Free Press, 1967).

    UA : A Treatise on Universal Algebra , 1898.

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    I. Sminaires de recherche Research Seminars

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    P a n e x p r i e n t i a l i s m e e ts u b j e c t i v a t i o n :

    l e s e n s d e l i n t r i o r i t c h e zW h i t e h e a d

    Vincent Berne 1

    Dans un article consacr lattribution dune intriorit aux vnements,

    Pierre Cassou-Nogus dnonce lincohrence de la position whiteheadienne.Celle-ci consisterait concevoir le monde comme un procs consistant dansla transition entre des procs intrieurs aux entits actuelles mais signorantles uns les autres. Limmanence soi de chaque occasion-sujet enfermeraiten mme temps quelle latomise, le procs de lunivers : Ainsi, le passagede la nature est pens [] comme une transition de procs en procs, quireste un intrieur insaisissable de la nature2 . Le devenir ne serait alors quune exprience intrieure qui nexiste ni pour autrui, ni pour soi3 .Comment penser la transition entre procs intrieurs, extrieurs les uns auxautres ? Le monde nest-il quun fantasme transitoire comme semble lesuggrerReligion in the Making4 ?

    Selon notre auteur, Whitehead ferait un usage discret mais prpondrant

    de la fonction de la conscience (comme principe de slectivit) tout enexhaussant celle-ci au rang dune phase suprieure, certes, mais rarementatteinte, de lexprience. Lopration de recognition des rgularits devientalors dcisive. Si chaque occasion-sujet renferme un procs intrieur qui estune exprience perceptive, la solution nest-elle pas alors chercher dans lerenvoi ce qui transcende lactualit, lternit des objets ternels, unthmatisme transcendant surdterminant chaque instant du processus ?Prisonnier du cadre des philosophies de la conscience qui dfinissent celle-cicomme une proprit dillumination intrieure caractristique du vcu,Whitehead mettrait lui-mme en pril, par cette attribution dune intrioritaux vnements, la processualisation de lacte et de la puissance, typique duschme spculatif deProcess and Reality. Et en ce sens, le panexprientialismewhiteheadien ne serait quun panpsychisme dissimul.

    La question gnrale dont nous partirons sera la suivante : pourquoi uneoccasion-sujet est-elle doue dintriorit ? Nous montrerons que leproblme pos par larticle de P. Cassou-Nogus reste ignorant du sens queprend dans la Trilogie des annes 1929-1933 (SMW , PR et AI ) laprocessualisation de lacte et de la puissance. Ainsi, lattribution auxvnements dune intriorit propre ne repose-t-elle pas sur la projection denotre vcu de conscience sur les ralits naturelles comme il le

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    soutient5 mais, au plan ontologique, sur 1) le rejet des universaux de latradition et de lactualisation vide hrite du modle prdicatif, et 2) surlapplication dun principe de dtermination maximale des singuliersquiconduit Whitehead concevoir lindividualit relative dune entit actuellecomme un maximum local dont la dtermination complte implique que lesdiffrences individuantes soient, en tant que qualits ou contrastes ,vcues dans limmanence soi de quelque individualit.

    1. Signification du rejet de la bifurcation dela nature

    Comme le note P. Cassou-Nogus, le rejet de la bifurcation de la nature est lorigine de laffirmation dune intriorit universelle qui conduit lestompement de la diffrence anim/inanim. Or, on notera que sonexpos du problme procde selon un chemin inverse de celui emprunt parDeleuze. Celui-ci soulignait que lextension de la notion dintrioritconduisait avantageusement rcuser lide quun point de vuearchitectonique serait ncessaire pour dcider de lidentit individuelle. Leproblme pos par larticle prcdemment voqu se trouvait donc djhypostasi en solution par Deleuze : celle-ci est chercher dans lide que lanotion dindividuation est purement relative aux parties des entitsconcrescentes que sont les sentirs (physiques, conceptuels, ou transmus6) et

    que si la diffrence vie sefface, les singularits mergentes, que la processthought comprend daprs lattachement structurel du sujet lobjet7 , servlent tre collectives et prives la fois, particulires et gnrales, cest--dire ni individuelles ni universelles8. Le caractre fantomatique de luniversen procs, son caractreinsaisissable , sexpliquerait alors par linterdictiondun point de vue architectonique.

    Mais laffirmation de la consistance de la nature ne revient pasimmdiatement poser un pont entre nature et connaissance9. Cetteindpendance ne pourrait-elle pas signifier dabord linconnaissabilit de lanature du point de vue de lesprit ? Le rejet de la bifurcation de la nature serduirait alors une sorte dopration blanche : la nature tant indpendantede lesprit, celui-ci ne peut la connatre telle quelle est, et doit donc enreconstruire lobjectivit partir de ses lois propres. Il faut donc renverser leprsuppos de la philosophie transcendantale n de lidalisme subjectif : ceprsuppos, cest la thse du caractre asymtrique de la relation entrelobjet nature et lesprit connaissant. Parce que seul lesprit pense, marquerlextriorit de lun sur lautre revient penser la nature ou lares extensa comme ce qui signore soi-mme, et lesprit ou lares cogitans comme ce quiconnat et soi-mme et toutes les autres choses10. Lignorance de soicaractristique de lobjet-nature le destine alors la transgression de la rgle

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    qui pose lhtrognit nature/esprit, puisque sa caractristique principaleprend lallure dune privation en regard de laquelle lacte de connaissance,qui tire cet objet du nant dans lequel il tait tomb, parat salvateur. En cesens, laffirmation de lindpendance de lobjet-nature conduiraitinvitablement la dcouverte quun principe meilleur commande delasservir au sujet connaissant. Ce scnario repose sur le prsuppos que lamatire ou, plus prcisment, les entits fondamentales du rel, ne pensentpas ou de manire plus gnrale ne peroivent rien de ce quelles sontdans le monde, et de ce que le monde est pour elles. Cest ce prsuppos queWhitehead renverse.

    Par lattribution aux entits actuelles de la facult prhensive celui-ci va

    ruiner lidalisme subjectif et donner tout son sens au rejet de la bifurcation,laquelle doit, terme, impliquer mais contre tout paradigmematrialiste unenaturalisation des idalits de la raison et des processuscognitifs. Le refus dune bifurcation, dans la nature, entre des objetsphysiques (inapparents donc reconstruits thoriquement par la physiquespculative) et des entits mentales dduites des donnes de la perception, adonc pour consquence laffirmation apparente de lindpendancepistmique de la nature, de son caractreself-contained. Mais cetteindpendance revt alors une signification inverse de celle quelle prenddans lidalisme subjectif. Parce que la naturena pas dextrieur , le sujet estune intriorit jete dans un monde dont limmanence soi est dj la rgle.Il sagit pour le Britannique de sorienter vers un schme spculatif uniquerduisant la morphogense et la concrescence de lunivers un seul typedentit assorti de quelques principes mtaphysiques ou catgoriauxhomognes. Whitehead dfend donc lunivocit du rel.Nature etreprsentation de la nature doivent relever dun seul modle cosmologique : laconnaissance est pense comme lune des formes du procs.

    Lextension de la notion dintriorit et le renvoi celle-ci comme la rgion de notre exprience particulire ont moins pour effet denclore leprocs en un intrieur htrophnomnologiquement inobservable, quedlargir lexprience humaine en un schme spculatif promouvant lesnotions de morphormanences de lexprience, dentit actuelle, de socit,de nexus. Mais un tel largissement est-il justiciable du reproche deprojection avanc par P. Cassou-Nogus ? Nous soutiendrons que tel nestpas le cas, dans la mesure o les conditions mtaphysiques de laconcrescence et de lidentit relative des entits actuelles reposent sur unprincipe de dtermination maximale des singuliers qui implique linclusionde la notion dexprience de soi et du monde dans la constitution rellede telles entits. A ce titre, remarquons que lextension de la notiondintriorit est en premier lieu justifie par le refus de lisolementmonadique des entits actuelles caractristique du substantialisme classique.

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    2. InterconnexitEn insistant sur la ralisation temporelle des Formes, Platon mettaitsimultanment laccent sur la temporalit gnrale qui affecte luniversvisible et sur lordre mathmatique qui pouvait rgner entre les chosesinterconnectes. Dans lecontinuum du monde, le caractrea posteriori descoordonnes spatio-temporelles des ralits sensibles exige loutilmathmatique, car linterconnexit des choses oblige penser lespace partir dune mathmatique applique qui permettrait de comprendrecomment, en dpit de leur proximit formelle et dfinitionnelle, des chosespeuvent produire des effets diamtralement opposs11. Lintroduction de la

    notion dinterconnexit est donc solidaire du rejet des classificationsaristotliciennes . Celles-ci reposaient, dit Whitehead, sur une analyse desrelations mutuelles des classes12 et oprait par exclusion rciproque(mutually exclusive classification)13. Or, cette relation mutuelle entre classes est juge condamnable pour la conception statique de la substance que, selonlui, elle vhicule : comment lessence dune chose relle pourrait-ellesexprimer dans les termes dun faisceau dabstractions14 ? La formule de lasubstance nexprime que le caractre per se et spar des entits sensibles,indpendamment de leurs interrelations (interconnections)15 relles : rendre compte de cette manire des atomes ultimes, ou des monadesultimes, ou des sujets ultimes jouissant dune exprience, cest rendreinintelligible un monde interconnect dindividus rels. Lunivers sy briseen une multitude de ralits substantiellement spares dont chacuneexemplifie un faisceau de caractres abstraits, lesquels ont trouv un refugecommun dans sa propre individualit substantielle . En ce sens les thoriesaristotliciennes de la prdication et de la substance premire se rsument une conjonction des attributs et une disjonction des substancespremires16 .

    Il sagit alors dviter le scnario suivant : celui dune ralit mystrieuseen arrire-fond, intrinsquement inconnaissable en aucune relation directe.Sur lavant-plan de la sensation immdiate se droule laction et linteractionde qualits varies, diversifiant en surface lunit substantielle de lindividusolitaire en question17 . Whitehead sappuie alors sur leTime , et observeque la structure du rel est constitue de rapports arithmtiques(distribution des quantits) et de formes gomtriques (dtermination du

    type denvironnement). Il prescrit une distribution des quantits (arearrangement of proportional quantities)18 et la dtermination dun typedenvironnement (a pattern of circumstances)19. Ces deux mthodes ont pour but de prciser ce que sont les interrelations (interweaves) entre les entits. Ilfaut ainsi en revenir aux questions fondamentales par lesquelles il serapossible de dterminer la place dune chose dans le monde :How much ? Inwhat proportions ? In what pattern of arrangement with others things ? Une

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    gomtrie approprie sans mtrique, puisquon se situe avant lagense de lespace-temps doit alors servir lanalyse de la coordination etde la connexion des entits en mme temps quelle doit permettre de dfinirleur type de contrastes, les formes de tensions qui existent entre elles. Ainsi,toutes les relations physiques significatives se rsumeront unpositionnement des entits dans le schme extensif.

    Whitehead met ici laccent sur lide que la contigut ne relve pas delaccidentalit et que le voisinage spatio-temporel relve bien de la compltedtermination de lentit actuelle, de sa dfinit. Cette exigence de prcisiondes coordonnes spatio-temporelles des objets de lexprience suitdirectement de la dfinition de lacreative advance comme ce qui produit

    lheccit dune chose20

    , sa complte dtermination. Le projet dune thorie delextension vient donc tayer la thse selon laquelle Whiteheaddvelopperait implicitement une thorie de lheccit intrinsque. Cest laconnexit qui explique pourquoi une chose est lo elle est, et non sonessence abstraite21. Or, la thorie de linterconnexit requiert une conceptionde lindividu comme maximum local dont nous allons montrer quellerepose sur une critique de la distinction traditionnelle entre universaux etparticuliers.

    3. Thorie des universaux ingrdiantsSelon le chapitre 10 deSMW , notre exprience immdiate est constitue dela connaissance prhensive directe doccasions relles. Ce que nousconnaissons des occasions renvoie un domaine dentits qui lestranscende. Nous y reconnaissons rptitions, invariances, rgularits. Ainsi, la manifestation relle des mmes choses dans dautres occasions signifiequelles transcendent ces occasions et rvlent un domaine dentitssoustraites au temps, appeles objets ternels et dont il faut comprendrequelles sont des essences qualitatives ou quantitatives, comme cet objetternel simple quest telle nuance de rouge. Ce que la nature contient depermanences sera alors dcrit comme le domaine de lidalit22. Or, lalumire des affirmations de Whitehead dansPR , cinq thses se distinguent :

    a. les particuliers sont apprhends par lintermdiaire des universaux(PR 152)

    b. la forme non-individualise (constitution formelle) de chaque chose nestrien dautre quune collection duniversaux (PR 56)c. le principe subjectivistenon reform soutient que les donnes de

    lexprience sont adquatement descriptibles en termes duniversaux, etrefuse la ralit de toute perception directe dentits particulires, ce quoisoppose la philosophie de lorganisme (PR 157)

    d. il doit y avoir une constitution relle de chaque chose (PR 59)

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    e. lessence relle de la chose est lo rside lentit, sonceci (PR 60)Il est ais dapercevoir la contradiction, nos yeux cruciale, entre (1) et (3).

    Si les entits actuelles ne se rduisent pas un faisceau duniversaux,comment Whitehead peut-il soutenir enPR 152 comme le fait lidalismesubjectif quil a rejet que les particuliers sont apprhends par ou aumoyen (by means) des universaux ? Prcisons : si Whitehead reprend dansPR les termes universaux et particuliers , il ne rcuse pas moinslhistorique du problme des universaux23. Ce qui est critiqu, cestla maniredont est construite la distinction. En effet, la difficult rside dans la faon dontle particulier est suppos se rapporter doublement luniversel. Il syrapporte (i) comme ce qui est permable aux universaux ; et (ii) par son

    imprdicabilit absolue lgard dautres particuliers. La notion classique de particulier concret est dfinie comme ce qui dune part se rduit unfaisceau de proprits transcendantes et, dautre part, comme ce qui ne serduit pas cette agglomration de proprits puisque, si tel tait le cas,chacune de ses parties le transcendant, il pourrait entrer tout entier, quoiquepartie par partie, dans la description dautres particuliers, contrelhypothse. Autrement dit, il nest pas possible de concevoir un particulierconcret la fois comme ce qui se laisse dterminer par des universaux, etcomme ce qui ne se laisse dterminer par rien de ce qui dtermine les autresparticuliers comme ce qui nentre pas dans la description dun autreparticulier .

    La critique whiteheadienne repose donc sur lide que, si un particulier estun faisceau de proprits, alors ce nest pas unhapax qualitatif, etinversement, car un telhapax qualitatif possderait une qualit particulire,incommunicable, qui nest pas un universel transcendant sa propreparticularit et susceptible dentrer dans la description dautres particuliers.Lopposition traditionnelle universaux / particuliers est donc malconstruite, puisquelle pose comme strictement corrlatifs des termes qui nele sont pas : contrairement ce qui est suppos, le particulier ne se rduitpas au rceptacle informe des universaux. Les particuliers concrets nont pasdabord pour fonction de faire exister pleinement les universaux enseffaant dans lexercice de cette fonction, puisquun particulier estprcisment son moi individuel, sans rapport ncessaire aucun autreparticulier24 .

    La distinction traditionnelle repose donc sur la tension entre un universelsans substantialit et unceci particulier sans caractre stable. Si, en vertu delinterdit pistmique pos par Aristote, le particulier nest pas objet descience, alors ce qui est substance, cest--dire ce qui nest jamais qualit,devra invitablement tre constitu contre linterdit dun ensemblecoordonn duniversaux. Il devra relever la fois du conceptuel et du nonconceptuel. En cela, la solution scotiste au problme de lindividuation, en

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    mme temps quelle ouvre une pense de lexistence comme intriorit etsubjectivit, fournit un modle appropri la pense dunhapax qualitatif.

    4. Un modle de dtermination maximaledes singuliers : lheccit scotiste

    Linterprtation scotiste du problme de lindividuation lgu, mais non pasnonc comme tel, par Aristote, consiste en dernier lieu exprimerlindividuel dans des formules qui font, elles aussi, intervenir desuniversaux. Mais lavantage de la solution scotiste consiste accepterlinterdit aristotlicien sans repousser lindividualit hors du champconceptuel. En effet, Duns Scot affirme conjointement ces deuxpropositions : il ny a de science que de luniversel ; il y a de droit une science des individus, inaccessible un esprit plerin25.

    En effet, lheccit scotiste appartient,sans rien y ajouter quidditativement, la coordination essentielle par laquelle un individu peut se dfinir ;seulement individuante , elle le dtermine sans modifier sa quiddit. Cettediffrence est donc conue sur le modle dune dtermination surrogatoire(superaddita) pour laquelle il ny a pas de concept disponible, mais qui, endroit, appartient encore lordre duconceptuel. Telle est, en substance laconception dveloppe par Duns Scot26 qui introduit, eu gard Aristote et

    Porphyre, une nouveaut inoue : la pluralit des formes au-del mmede lespce dfinie27 . Ce qui revient dire quil y a des formes au-del desformes que nous connaissons Comme le note G. Sondag, ce que nousconnaissons, ce sont des traits ou des caractres toujours singulariss quifont signe vers la singularit des tres eux-mmes porteurs de ces traitssinguliers28 .

    Or, le pronom dmonstratif dont Scot fait usage pour exprimer ladtermination complte de lessence du singulier (dans les noncsindexicaux cette pierre-ci , cet homme-ci ) enferme une allusion lopration de son emploi et une irruption de lacte de langage dans laconceptualisation. Il marque lirruption dun sujet qui endosse, par lacte dednoter, laffirmation dune complte dtermination : dire cette pierre-ci revient dire quecette pierre est la ralit quelle est, et non simplement quetoute pierre est la ralit quelle est. Comme le dit Husserl, ce qui constituechaque fois sa [le pronom, personnel ou dmonstratif] signification ne peuttre tir que du discours vivant et des donnes intuitives qui en fontpartie29 . Donc, la signification technique du dmonstratif est celle dun actede rfrence qui, parce quelle introduit une relativit la connaissance desessences, senrichit de lirruption dun sujet : lececi est lexpression dun geste signitif qui requiertcelui qui laccomplit. Il y a bien un aspect dictique

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    dans le dmonstratif dont nous parlons : dire cette pierre-ci est un actelinguistique qui entrane avec lui un tableau gnral de lunivers.

    On voit donc que lactivit de conceptualisation est comprendre commece qui ressaisit son propre passage la limite sous la forme duneexpressionindexicaleou indicative dans laquelle (i) dune part, des dictiques inscriventle singulier dans leffectivitet simultanment dans la coordinationprdicamentale qui le dfinit, et (ii) dans laquelle dautre part, estenveloppe une relation au moment possible de lnonciation et donc ausujet qui peut en endosser la responsabilit sujet qui fait alors irruptiondans la saisie de lindividuel. Dire que la diffrence individuante est unequalit dterminante mais non dterminable qui sattribue par prdication

    qualitative (non quidditative)30

    suppose que celle-ci, avant de se rvlercomme ce qui pour nous estde facto impensable, se donne un sujet qui sentlpaisseur ou la profondeur de sa propre existence. Laccent est misalors sur le vcu en premire personne de cette diffrence que la penseconceptuelle ne suffit plus apprhender. On peut donc dire que le vcusubjectif de la diffrence est un ingrdient de lindividuation puisquil estrequis dune part, du ct de lindividu qui ne peut que vivre ce qui lecontracte lindividualit et (ii) dautre part, du ct du sujet prhendantqui fait irruption dans lexpression de lheccit. Lindividuel est le lieu o larencontre de la quiddit et de la profondeur comprhensive de lheccit secomprend comme vcu subjectif et intriorit. La subjectivit apparaissant la fois dans lindividualisation par le langage et dans lindividuation, cesdeux rquisits sont eux-mmes lis par laclause dunicit du tableau gnral delunivers tableau auquel se rapporte, en langage whiteheadien,lapprhension des universaux ingrdiants. On voit alors que la thse delapprhension des particuliers par les universaux non seulement nexclutpas mais au contraire exige de penser lexistence rejete hors de lacoordination prdicamentale comme intriorit et subjectivit. La relationintrinsque entre heccit et intriorit est sans doute la raison delattribution, chez Whitehead, dune intriorit aux vnements.

    5. Le principe su bjectiviste rformSi le rejet de la thorie dyadique de la prdication conduit Whitehead

    penser un monde interconnect dindividus rels, la critique dusubstantialisme ne le conduit cependant pas rejeter les termes de monades , atomes ultimes , ou ralit substantielle . Il sagit moinspour le Britannique dabandonner ces notions que de les penser nonsubstantiellement . Mais que signifie de vouloir penser non-substantiellement la notion de substance ? Whitehead donne la cl de ceteaser par une analyse de lvnement en deux facteurs : lactivit

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    substantielle sous-jacente dindividuation, et le complexe de relations idalesentrant dans lessence de lvnement31. Comme le note avec justesse AnneFagot-Largeault, lacte par lequel loccasion synthtise le complexerelationnel pour faire merger le caractre individuel de lentit est iciqualifi de substantiel32 . Mais la substantialit ne signifie en rien icilautarcie, laSelbststndigkeit , ce qui est per se : est substantiel ce qui faitmergersui generis une nouvelle entit. Il y a bien une forme dauto-causalitde lentit actuelle qui fait quelle est, comme Descartes le dit de lasubstance, ce qui na besoin de rien dautre quelle-mme pour exister33 .Mais cette forme dauto-causalit est pense relativement au procs deconcrescence34 : le substantiel est donc ce par quoi merge un tre qui ne se

    rduit pas aux relations do il merge35

    . Dune part donc, lactivitsubstantielle intriorise ou, pourrions-nous dire, subjectivise elle faitplace lespace intrieur de lentit son moi : le procs estladmission des objets ternels dans leur nouveau rle qui consiste investirle donn de lindividualit du sujet36 . Dautre part, lactivit substantiellese voit attribuer une fonction remarquable : elle est ce par quoi une entit estl o elle est, etcomme elle est37. La substance est ainsi dfinie comme lactepar lequel une entit est absolument dtermine trecelle quelle est et nonune autre. Labandon de la notion de substance (et de son corrlat logique, laforme prdicative) au profit des notions dvnement (event) ou doccasionrepose donc sur le primat de lacte, non pas compris dabord commeactualitou prsence , mais comme activit . Lentit actuelle nest pas seulementprsente, elle est le lieu mme du prsent, temporalisation38. Or, si lonentend par temporalisation une subjectivation des entits, encore faut-ilsentendre sur le sens de ce terme.

    En effet, Whitehead ne rejette pas le parti pris subjectiviste de laphilosophie moderne39 , mais se propose de le plier ses propres principes.Parce quil est impossible disoler le sujet de sa relation lobjet, la relationsujet-objet essentiellement diffrente dune relation de dpendance delobjet par rapport au sujet, implique un attachement du sujet pourlobjet40 , ce que Whitehead nonce trs clairement : Chaque occasion estune activit dattachement (concern) au sens Quaker de ce terme : elle est laconjonction de la transcendance et de limmanence41 . Dans ces conditionson peut dire que le sujet est la fois le prius du procs de concrescence et larelation vectorielle entre le sujet et lobjet ; non pas lacondition , mais le pointde dpart en mme temps que loccasion de lexprience42. Whiteheadparvient ainsi lnonc dun principe subjectiviste rform selon lequel ilne faut rien admettre dans le schme philosophique quon ne puissedcouvrir comme lment de lexprience subjective43 . Ce qui est videdexprience subjective nexiste pas : mis part lexprience des sujets, ilny a rien, rien que le rien44 . Le principe subjectiviste rform peut ainsi se

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    penser comme lextension toute actualit de la capacit exprientielle obviechez l'humain.

    Dautre part, si la relation sujet-objet structure toute exprience, la relationvectorielle entre la phase initiale dune concrescence et sa phase finale effacela dmarcation entre le corps et lesprit : ni le corps, ni lme ne possdentsur le plan de lobservation prcise, la dfinition que nous leur attribuonsdemble45 . Lide de panpsychisme qui, ne correspondant qulanalyse de notre msocosme et donc reste vague se voit clarifie en cequil convient dappeler un panexprientialisme , caractristique dunephilosophie la fois empiriste, raliste et processuelle dont la structuremicro- et macro-cosmique est explicite par une thorie alternative de la

    subjectivit. Celle-ci vient prciser le sens de lattachement vectoriel du sujet lobjet qui prsuppose lanalyse de la concrescence en diffrentes phases.

    6. Thorie du s ujet-superjectLa transformation du concept de substance rsulte de l'infiltration du

    procs lintrieur mme de la substance qui se scinde alors en diffrentsprocessus. Lindividualit, parce quelle consiste en une clture sur soi deloccasion dans laquelle apparat pour elle-mme une forme subjective et parlaquelle est dpasse pour un instant la solidarit universelle, nest quunmoment daccomplissement. Une occasion dexprience, prcisment parcequelle nest que ce quelle est une exprience , ne change pas : cest une apparition semelfactive qui gagne une immortalit objective en mourant.Sa naissance scellant sa propre disparition, elle ne peut quavoir existen tantque donne objective pour la constitution des entits hritires. Lesuperjectum de lentit est donc leffet de la ralisation dunbut subjectif (subjective aim) par lequel elle surmonte cette solidarit avec les autresentits. Ltre dune entit est constitue par son propre devenir46 , car le relest le processuel, une instabilit constitutive : ltre est la sdimentation dudevenir, il ne possde quune quasi-existence47 , et la chosit nest quun effet de surface du procs. Ltre de loccasion relle correspond ainsi ladernire phase de concrescence o la vie du sujet bascule, de par son proprevanouissement, en limmortalit objective dunsuperjectum , qui nest djplus rien dactuel : chaque occurrence de dtermination interne assume ceflux-ci jusqu ce point-ci

    48 .Ltre individuel peut donc se dfinir commea decisive moment of self-

    attainment as emotional unity49. La primogniture du devenir implique larduction presque rien de lindividualit des occasions relles. La prsancede ltre sur le devenir, parce quelle dfinit ltre comme ce qui est pos parle devenir, autorise une description de lindividuel comme ce qui rsultedun mouvement dauto-transcendance de ce qui est. Le terme de

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    superjectum lindique. Une entit actuelle doit tre conue la fois commesujet (ce qui, antrieur dans lordre de lexistence, prcde le procsparticulier dont elle est le sige), et commesuperject , cest--dire commecrature pochale jouissant de son immortalit objective50 : telle est ladoctrine de lunit dmergence dusuperject51 . Lassociation du participepass de deux verbes latin,subjicio (ce qui est jet sous, qui conditionne) etsuperjacio (ce qui est jet par dessus, qui sajoute) souligne le caractredauto-constitution de ltre individuel qui est passage de quelque chose quiproduit quelque chose qui est produit52. Linterprtation du terme superject partir de la fonction dimmortalit objective de loccasionrelle, en faita flying dart , une flche qui vise ce qui se trouve en lisre du

    monde, et dans laquelle se voient confondus letelos (le but intrieur) et leskopos (la cible extrieure)53. Lunicit individuelle dune entit qui asurmont la solidarit universelle est dj non-tre.

    Le panexprientialisme de Whitehead repose donc sur un absolu de jouissance-de-soi qui est lun des aspects fondamentaux du concept de Vievenant remplir la notion dactivit laisse vide par le matrialisme54. A latriple question Activity for what, producing what, activity involving what55 ? ,on peut rpondre que lactivit produit, dun point de vue subjectif, labsolude la jouissance-de-soi ; quelle implique lactivit cratrice, et quelle vise un but subjectif (subjective aim)56. De ce point de vue, le caractre vectoriel delmotion fait delle un pont entre le sujet et le superject, entre limmanent etle transcendant. Ainsi, la notion de but subjectif implique que les entitsactuelles renferment une tlologie interne qui est le chiffre de leur libert : EtreCausa sui signifie que le procs de concrescence tire de lui-mme ladcision concernant lhabillage qualitatif des impressions [] la libertpropre lunivers se constitue en se dployant commecause de soi57 . Ladcision finale ne peut tre quela raction de lunit du tout sa propredtermination interne , car lomni-dtermination de lentit ne pourraitsignifier lomni-dtermination du tout sans ruiner lide cratrice au curdu procs de lunivers.

    La subjectivation est donc un procd cosmique gnralisable touteentit et par lequel sopre le processus dinformation. Lmotion rsultealors de la rsonance intrieure du processus dinformation que nous avonsdfini comme activit substantielle et opration de slection delheccit : si, du ct objectif, linformation est positionnement dans la viedun sens de la vie, du point de vue subjectif, elle est procs dappropriationde soi, passage motif de ltre pr-individuel lindividuel proprement dit.Individualit immdiate (immediate individuality) et absolu de jouissance desoi (an absoluteness of self-enjoyment) sont donc des expressionsquivalentes58.

    Aussi, Luca Vanzago a-t-il raison daffirmer que le pass de lentitactuelle nest [] pas simplement tout ce qui est arriv avant la nouvelle

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    constitution, mais ce que lentit constituecomme son pass59 . Dans lamesure o lmotion transcende le prsent de deux faons elle dcoulede et elle scoule vers on peut dire que la continuit entre les procsparticuliers de concrescences et le procs de lunivers (la transition) estrendue possible par un effet de transcendance (PR 223) qui rattache lephnomne individuel de subjectivation au continuum extensif.

    Lextension de la notion dintriorit aux vnements ne se joue donc pas,comme le soutient Pierre Cassou-Nogus, au niveau de la projection fautivedes proprits de notre activit consciente, mais bien au niveau desfondamentaux de lontologie whiteheadienne, sinon de toute ontologie engnral. Cest doncde lintrieur de la pense whiteheadienne, et jusque dans

    ses prolongements directs chez Raymond Ruyer, quil faudrait chercher comprendre le prsuppos dune vie intrieure ! Depuis Hegel, lenjeu de laphilosophie nest-il pas justement de supprimer ltrangret de la penseface la Vie, dappeler lunion du Sens et du rel, de franchir, par unschme spculatif appropri, labme apparent entre la Vie et le concept ? Ilparat donc difficile aujourdhui de lire Whitehead en dsirant rompre aveccette exigence spculative qui est aussi bien celle de laProcess thought.

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    Notes

    1 Universit Paris I-Panthon Sorbonne.2 Pierre Cassou-Nogus, A lintrieur de lvnement. La notion

    dorganisme dans la philosophie de Whitehead , inLes Etudes philosophiques , Oct-Dc 2002,Whitehead , respectivement pp. 453 et 454.

    3 Ibid.4

    Le monde est la fois un phantasme transitoire et un fait final : theworld is at once a passing shadow and a final fact ,Religion in themaking , chapter 3, Body and Spirit .

    5 Par exemple, p. 451, au bas de la page : en ralit, cest en prtant unetelle exprience intrieure lvnement, ce qui en fait un organisme,que Whitehead rduit lextriorit de la nature et de lesprit .

    6 Pour cette typologie des sentirs, cf.PR , 232 = [372-373].7 Xavier Verley, Whitehead et la subjectivit , in Les Etudes philosophiques ,

    Oct-Dc 2002,Whitehead , p. 515.8 Cf. Gilles Deleuze,Logique du sens , p. 178 : Tout est singulier, et par l

    collectif et priv la fois, particulier et gnral, ni individuel ni

    universel .9 P. Cassou-Nogus,op. cit. , pp. 450-451.10 Pour le sens de cette formule voir Pascal,Penses , 199, qui crdite

    Descartes davoir correctement tabli la distinction de lme et du corps : car lesprit connat tout cela, et soi, et les corps rien [] . Pour leversant critique de la distinction, voir Schelling,Contribution lhistoire dela philosophie moderne(pp. 35 sq.), qui sattaque, comme le feraWhitehead, lide dune extension substantielle sans vie.

    11 A cet gard, lexemple que prend Whitehead est singulirement parlant : Nous ne pouvons jamais luder les questions : Combien ? En quellesproportions ? Selon quel type daccord avec les autres ralits ? Les loisexactes des proportions chimiques font toute la diffrence : CO voustuera, alors que CO2 vous donnera seulement un mal de tte. AI , 196 =[205-206]

    12 Cf.AI , chap. IX, section 2, p. 184 = [196].13 AI , chap. IX, section 9, p. 176 = [189].14 Cf.AI , chap. VIII Cosmologies , section VII, p. 169= [184].

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    15 ibid.16 op. cit. , p. 170= [185].17 ibid.18 ibid.19 ibid.20 PR 150 = [256] : Le procs est le stade dans lequel lide cratrice

    travaille la ralisation dune individualit dtermine . Il sagit pourWhitehead dlucider lopration par laquelle une occasion peut natre

    de la participation un systme de diffrences idales dont la rencontreforme cette ralisation individuelle particulire , SMW, 11, p. 176 =[205].

    21 Cest la thorie de lextension dveloppe dans la IVe partie dePR quereviendra le soin de dvelopper lide que la connexion extensive est larelation fondamentale entre occasions actuelles : Le continuum extensifnomme un niveau interconnectif plus profond que lespace et le temps :il constitue un complexe relationnel rendant compte de la solidarituniverselle de tous les points de vue, une structure de possibilit sous-tendant le prsent (actuel), le pass (potentiel) et le futur (en puissancede potentialit). [] Une entit-sujet est un point de vue localis dans lecontinuum. Ses proprits sont peu nombreuses : diverses relations

    parties-tout, relations de chevauchement et de contact, mais aucuneproprits mtriques. (M. Weber,La dialectique de lintuition chez A. N.Whitehead , Ontos Verlag, 2005, p. 248.)

    22 Cf. sur ce pointPR , 14= [63], et SMW , 158-159 = [186].23 Cf.SMW , p. 159 = [187] et PR , 48 = [110-111].24 PR , 50 = [113].25 Scot situe la solution du problme hors du champ de la philosophie, dans

    une intuition cleste. Cette intuition du singulier est possible pour lange,pour les bienheureux aux Ciel, pour Dieu : Olivier Boulnois,Gense , p.71.

    26 Dans lOrdinatio (II, distinction 3, partie 1).27 O. Boulnois,Gense , p. 69.28 G. Sondag, introduction Duns Scot,Le principe dindividuation (Ordinatio

    II, dist. 3, partie 1).29 Recherches logiques (Tome 2, Recherche 1, chap. 3, 26), trad. fran., p. 94.30 Cf. O. Boulnois, introduction Duns Scot 1988, pp. 21-22 et 45-53.

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    31 Cf.SMW , 125 = [150].32 Anne Fagot-Largeault,Interconnectedness , op. cit. , p. 67.33 PR , 154 = [262].34 Cf.PR , 150 = [257].35 Anne Fagot-Largeault,Interconnectedness , op. cit. , p. 67. cf. sur ce pointPR ,

    50-51 = [114].36 PR , 154 = [262].37 Cf.SMW , 125 = [150]38 Luca Vanzago, Le temps selon Whitehead : une approche

    phnomnologique , inAlfred North Whitehead, De lalgbre universelle lathologie naturelle , Fr. Beets, Michel Dupuis, Michel Weber (d.), OntosVerlag, 2004, p. 358.

    39 Cf.PR 166 = [280].40 Xavier Verley,op. cit. p. 516-517.41 MT , 167 = [184]. cf. aussi AI , 226 = [230].42 Cf.AI , 226 = [230].43 PR , 166 = [280].44 PR , 167 = [281].45 La fonction de la raison , Nature et vie , p. 214.46 Cf.PR , I, 23 = [75].47 M. Weber,La dialectique de lintuition chez A. N. Whitehead , op. cit. , p. 170.48 PR 47 =[109].49 AI , chap. XI, 5, 227 = [231-232].50 PR , 45=[106].51 ibid.52 Cf. Bertrand Saint-Sernin,Whitehead, un univers en essai , p. 69.53 AI , chap. XI, 5, 227 = [231-232].54

    MT , 151 = [170].55 MT , 147 = [165].56 MT , 152 = [171].57 PR 88 = [167].58 MT , 150-151 = [169].

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    59 Le temps selon Whitehead : une approche phnomnologique , inAlfred North Whitehead, De lalgbre universelle la thologie naturelle , op.cit. , p. 358.

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    L m e r g e n c e d u n e p h i l o s o p h i e d el e x i s t e n c e c h e z W h i t e h e a d

    Jean-Marie Breuvart 1

    Il peut sembler inadquat d'voquer une philosophie de l'existence au sujet deWhitehead. Le concept mme deSchme Catgorial qui ouvre Process andReality tendrait montrer la priorit d'une philosophie du concept. Pourtant,si l'on juge la pense d'un auteur l'volution de l'ensemble de son uvre,

    on peut admettre que Whitehead a tenu de plus en plus compte de ladimension existentielle de l'tre humain, comme fondement mme de sonactivit de comprhension du rel, au point d'y voir le fondement de touteapproche rationnelle du monde.

    Nous partirons donc, pour le comprendre, des apories laisses par leSchma Catgorialde Process and Reality.Nous tenterons de montrer commentces apories sont inhrentes la philosophie premire en laquelle Whiteheaddfinit les conditions gnrales d'un penser humain. Nous serons alorsconduits examiner leSchma Catgorialde Process and Reality , notamment lesens de ce schma dans la dfinition de ce qui, dans le rel, peut treconsidr comme fond .

    C'est alors partir d'Adventures of Ideas que nous tenterons de montrer

    comment une telle conception du rel s'ouvre sur une certaine philosophiedu corps humain, considr prcisment comme le fondement de touteexpression du rel. Nous tudierons dans cet ouvrage une double exemplification du Schma Catgorial : celle ducorps physique et celle ducorps esthtique. Ces deux illustrations offrent l'intrt de se situer d'embleau niveau de l'exprience humaine, au sens donn par W.James ce termed'exprience.Elles concrtisent en mme temps la pratique philosophique deWhitehead et les interactions, que suppose une telle pratique, entre finitudeet infini.

    C'est prcisment cette pratique du philosophe qui confre au dernierouvrage de Whitehead, Modes of Thought un caractre si attachant. Comme leremarque I. Stengers propos de Modes of Thought, dans ce livre, il n'estplus question ni d'objets ternels ni de propositions. Non pas que Whiteheadait (encore une fois) chang de position : il s'agit bien plutt cette fois de lalibert de celui qui peut, dsormais, s'adresser des questions concrtes.2

    Ce qui nous intressera surtout, ce sera de voir sur quelles visions du relse fonde maintenant Whitehead pour s'autoriser une telle libert.Notamment, nous rflchirons sur un concept qui s'y dveloppeincidemment mais qui me semble particulirement important durant cettedernire priode : celui de don , concept d'autant plus intressant que,

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    comme on sait, il a fait retour rcemment, et par de tout autres voies, enphilosophie3. Ce sera la meilleure illustration d'une relle philosophie del'existence, sans doute plus proche de nos expriences les plus quotidiennesqu'elle ne l'est chez ceux que l'on considre habituellement sans doute juste titre comme les pres fondateurs de l'existentialisme ou de laphnomnologie.

    1. Les apories du Schma Catgorial(Process and Reality )

    Nous le notions, le Schma Catgorial n'est jamais, pour Whitehead, qu'unoutil de recherche de cohrence au niveau de la totalit dont merge laconscience philosophique. Il s'agira de rendre compte de cette totalit, d'unefaon et selon des mthodes qui permettent d'en authentifier le contenu.C'est sans aucun douteProcess and Realityqui dveloppe la construction laplus cohrente d'un tel compte-rendu, en passant par certaines conditionsrigoureuses de pense appeles obligations catgoriales. Ce sont desconditions qui consacrent la fois la force et la faiblesse de la philosophie,puisqu'elles se prsentent la fois comme une ncessit invitable l'trefini qu'est l'homme et comme un outil particulirement puissant d'approchedu rel ultime.

    1.1. Rendre compte de la totalit

    Une telle recherche de cohrence vise finalement la totalit, car the task ofphilosophy is to recover the totality obscured by the selection4 . Ainsi, leconcept de crativit dfinit-il une qualit de toutes les occasions actuelles,dans l'tendue du temps et de l'espace. C'est ce qui peut se dgager ets'abstraire de toutes les occasions actuelles passes et qui apparat dans lecaractre dedonn ( given ) de ces occasions actuelles :

    In all philosophic theory there is an ultimate which is actualin virtue of its accidents. It is only then capable ofcharacterization through its accidental embodiments, and apartof these accidents is devoid of actuality. In the philosophy of

    organism this ultimate is termed creativity; and God is itsprimordial, non-temporal accident5.L'introduction du concept de Dieu apparat donc ici comme l'actephilosophique par excellence, dfinissant le caractre ultime du mondecomme tant celui d'une totalit dont Dieu serait la fois le nom etl' accident premier. Il se trouve que l'on philosophe et que cette activitphilosophique produise dans son champ la rfrence une totalit souvent

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    cache et anonyme. Carwhat is original is the vague totality6 , antrieure auxdtails perus dans la connaissance et simplement retrouve par cet acte derminiscence que constitue le philosopher. La mtaphysique a en effet pourtche

    one accurate analysis of propositions; not merely ofmetaphysical propositions, but of quite ordinary propositionssuch as There is beef for dinner today7 .

    Elle doit retrouver dans ces propositions ledj-l qui, sans tre lui-mmedit, a t l'origine de leur formation.

    1.2. Le dieu whiteheadien et ses aporiesCe qui sera rellement nouveau et mme dcisif dans PR par rapport auxtravaux antrieurs, sera une conception de Dieu qui concrtise la fois lanon-rationalit premire des objets ternels, ne se justifiant que par eux-mmes, et celle des dcisions subjectives, valorisant ces mmes objets selonla synthse individuelle qui en est faite.

    Si donc la rationalit existe, c'est uniquement dans l'espace reliant Dieu etles autres entits actuelles, chaque instance tant, pour l'autre, une justification. Mais, au titre d'origine fondatrice ou comme facteurd'immortalit, Dieu est ditinfini ; il chappe la prise d'un discoursrationnel et constitue le fait primordial sans lequel rien de ce qui est comprisne serait comprhensible, la mmoire de l'univers, sans laquelle aucundiscours ne serait plus possible.

    Dieu chappe ainsi la rationalit dernire, comme l'homme lui-mme,partag entre l'abstrait des sries abstractives qui lui donne l'impression decomprendre compltement le monde et le concret de l'insondable synthsesubjective, dont nous parlait dj le chapitreAbstractionde SMW. PR ne fera jamais qu'ordonner cet abstrait et ce concret l'un l'autre, en montrant qu'ilfaut cet ordre une source, en laquelle ils s'accordent entre eux. Cette sourcesera le premier nom de Dieu, comme Nature Premire . C'est une source infinie sans laquelle ne pourraient se crer lessries abstractives finiesvoques dans ce chapitreAbstraction , mais dont la ralit dborde de toutesparts celle de telles sries. Bref : une source d'explication elle-mmeinexplicable, un mystre finalement insoluble.

    On ne s'tonnera donc pas que, chez Whitehead, ce mystre passe par uncertain nombre d'apories classiques. Prenons celle des formes de relationentre l'un et le multiple. C'est sans doute la difficult la plus apparente, maispas ncessairement la plus radicale : ds lors que la crativit est dfinie, audbut de PR, comme le rassemblement du multiple dans l'un, se pose laquestion du statut de l'unit, par rapport au multiple. On se souvient duParmnide de Platon, avec la dfinition des diffrentes hypothses

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    concernant l'un, spar ou non : s'agit-il d'une unit qui fait encore nombre,ou est-elle d'un tout autre ordre que celle du multiple qui l'a cre ? Dans lepremier cas, il n'y a pas de changement de niveau, alors que dans le second,on pourra parler d'une relle cration. Il est clair, par toute son uvre, queWhitehead se situe dans cette seconde hypothse. Mais alors se pose laquestion de l'origine de ce plus : tait-il compris dans le multiple devenuainsi crateur ? Sinon, ne faut-il pas admettre que la cl mme de la crationse trouve transcender ce quelle cre ?

    Autre aporie, lie la prcdente : celle de l'articulation mtaphysiqueentre le fond corporel de la perception et sa manifestation. Cette question estprsente avec le plus d'vidence dans la srie de confrences intitule

    Symbolism, its meaning and effect (Barbour-Page Lectures, The University ofVirginia, 1927, publie ensuite New-York par McMillan). Je n'insisterai pasici sur le contenu prcis de ces confrences, qui marquent mes yeux unetape importante dans le parcours mtaphysique de Whitehead. J'enretiendrai simplement l'aspect paradoxal : une connaissance scientifique,dira Whitehead, appartient au domaine prsentationnel dfini par laspatio-temporalit en laquelle elle nat comme connaissance, mme si elle latranscende en ses concepts derniers. C'est le paradoxe d'une connaissancecense s'intresser aux causes, et donc ce que Whitehead appellel' efficacit causale et qui ne peut le faire que sur le mode (prsentcomme diffrent) de la prsentation considre alors comme non-efficace.

    Cette aporie de la perception en appelle une dernire : celle dune difficilearticulation entre fini et infini. Comment rendre compte la fois de linfinitde tous les possibles originels, et de la ralisation finie de tels ou tels dentreeux dans une perception particulire ?

    1.3. L'obligation catgoriale (ix) et la signification de lalibert comme conscience de la finitude

    Intgre plus tardivement dans le corps des catgories, elle rsume elleseule, mes yeux, le sens du philosopherwhiteheadien : elle dfinit le statutdu discours philosophique, la fois infini dans son origine, et fini dans samanifestation ici-maintenant , la fois un selon l'exprience qui l'a faitmerger, et multiple dans les dires de cette exprience. Rappelons l'noncde cette obligation :

    The concrescence of each individual actual entity is internallydetermined and externally free8.

    Or, si l'on applique cette obligation au discours philosophique lui-mme, onaperoit immdiatement la difficult dun tel discours. La libert du philosopher rside dans cette capacit de faire exister un discours

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    externally freeselon l'immdiatet prsentationnelle , et internally determined ,selon l'efficacit causale qui affecte latotalit vague originelle.Le discours d'unphilosophe apparat d'abord comme particulier et libre l'gard de toutautre discours, et en mme temps dtermin selon latotalit vaguedont ils'inspire. Dans le premier sens, il est limit et particulier, et dans le second ilprend valeur universelle, comme celle de cettetotalit .

    Ceci nous conduit finalement, avec le Whitehead des AI, une rflexionsur le rle fondamental du corps humain dans l'apparition des expressionsconceptuelles. On peut en effet voir dans la philosophie du corps humain,telle qu'elle se dgage d'AI, l'expression d'un fondement originel. Le devenirde ce corps est en effet finalement orient vers l'expression de ce qu'il est,

    dans et par une connaissance qui se rpand d'abord dans la spatio-temporalit avant de revenir ce qui la fonde. Pour le dire avec une certaine brutalit, le Schma Catgorial se rgulerait, en dernier ressort, sur lesentiment de cette totalit vague, repris dans et par le langage.

    2. La naissance des mes dans les corps(Adventures of Ideas )

    J'aimerais donc maintenant montrer, partir de ce qu'il en crit dans cetouvrage ultrieur, comment le corps devient ses yeux le lieu premier enlequel naissent toutes les apories mentionnes ci-dessus, et aussi comment

    ce lieu premier nous relie l'univers, non seulement celui de la Nature, maiscelui de la Civilisation, dont il dira dans MT qu'elle est l'ultime bon sens.C'est donc ce cheminement qui va du corps propre l'humanit, en passantpar les ressources de la civilisation que je voudrais maintenant aborder.

    2.1. Sentirs physiques et sentirs conceptuels dans la constitution de l'tre humain : le don de l'me

    Ce qui est senti, c'est d'abord un donn , qui est lui-mme, rappelons-le, lersultat de sentirs antrieurs, prsent comme tel dans la reprsentationperceptive finale. Si, par exemple, je perois une tache rouge sur un mur blanc, ce sentiment , cette conscience de tache, est un sentir qui a t

    produit par toute une chane antrieure de sentirs, passant par latransmission d'ondes lumineuses, leur transformation par le cerveau, enondes lectriques spcifiques, et la transformation de celles-ci en vue dequelque chose. Il s'agit l, pour Whitehead, de sentirs physiques ,dpendant d'un donn complexe et ragissant lui.

    Il est clair que ces sentirs physiques mettent en jeu, non seulement lanature dite extrieure , mais galement un certain fonctionnement du

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    corps propre, avec ses cheminements tout fait spcifiques, qui forment unemise en accord entre les trains d'ondes externes et leur reprise par lessentirs internes. La vision de la tache rouge est alors le rsultat final d'un telenchanement. Elle consacre, pour Whitehead, une certaine cohrence entrel'organisme vivant et ce qu'il faut bien appeler son environnement . Cequi est extraordinaire ses yeux, et dont il rend prcisment compte par sathorie des sentirs, c'est que ce sont les mmes objets qui apparaissentd'abord comme de simples trains d'onde et ensuite comme de rels objets de vision. Pour le dire autrement, le rouge est d'abord un tel traind'ondes, avant de devenir pour moi le rouge, ou plutt une tache rougequi se dtache d'un fond blanc.

    Quen est-il alors de lme elle-mme ? En fait elle merge, comme tous lesautres concepts, de l'enchanement des sentirs physiques et conceptuels quenous venons de dcrire. C'est une ralit qui se manifeste la longue, au fildes expriences que l'on prouve, comme tant l'lment durableaccompagnant cette exprience. Elle ne serait, en fait, que la consciencemme d'unit du corps, produisant des concepts qui seront ensuite utilissdans l'exprience quotidienne ainsi que dans les sciences.

    2.2. Un dualisme fondateur de l'union me-corps :la double face du rel

    Cette articulation qu'opre le corps vivant humain entre sentirs physiques et

    sentirs conceptuels ne serait en fait pas possible sans un fonctionnementdouble des mmes objets :d'abord comme composante objective del'exprience, comme cela apparat dans les structures spatio-temporelles decette exprience. Le rouge a une certaine ralit objective , dfinie parexemple par sa longueur d'onde et son action sur ma rtine ; puis commecomposante subjective, voire affective, de cette exprience, partir delaquelle peut se dvelopper un prolongement actif imaginaire, non-fondsur les data.

    Cela signifie donc le refus radical par Whitehead d'un monde divis endeux parties tanches : une partie tendue et une partie intendue. Ce queWhitehead appelle lecorps animalau chapitre XIV d'AI :

    [] is a living society which may include in itself a dominant

    personal society of occasions. This personal society iscomposed of occasions enjoying the individual experiences ofthe animals. It is the soul of man. The whole body is organized,so that a general cordination of mentality is finally poured intothe successive occasions of this personal society9.

    Si l'on comprend bien la phrase de Whitehead, il nous propose donc ici unepense assez forte : le corps animal est l'me de l'homme. Certes, cela ne

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    saurait se produire sans une premire rception des donnes suggestivespar le corps humain. Mais ce corps devient alors me, processus qui meten uvre l'imaginaire.

    2.3. Le corps esthtique dans Aventures d'Ides

    Cette relation d'mergence du mental partir de sentirs physiques trouveson prolongement dans la rflexion de Whitehead sur le statut del'esthtique, telle qu'elle ressort d'Aventures d'Ides.Pour Whitehead,l'origine de l'art se trouve dans les multiples chanages d'motions etd'informations traversant le corps. Prcisment, ce sont ces donnes,comportant des tonalits affectives, qui peuvent tre l'origine de l'uvred'art. On pourrait donc dire, selon Whitehead, que la perception sensible estdj en elle-mme une perception de formes esthtiques, pour peu que ledveloppement du corps vivant humain le permette. Du mme mouvementque celui qui cre l'apparence sensible dans la perception se dessine unefigure possible pouvant ensuite prsider la cration d'une uvre dart.

    C'est pourquoi, un peu plus loin, Whitehead donne cette admirabledfinition du corps :

    The human body is an instrument for the production of art inthe life of the human soul. It concentrates upon those elementsin human experience selected for conscious perceptionintensities of subjective form derived from components

    dismissed into shadow. It thereby enhances the value of theappearance which is the subject-matter for art10. cela s'ajoute la jouissance d'une motion vcue pour elle-mme,indpendamment de tout besoin particulier. C'est mme cette prsence del'motion gratuite au cur de la beaut qui rassemble en un mme faisceautous les arts de la civilisation. Celle-ci y rvle ce qui fait la valeur dernirede l'existence humaine, ce que Whitehead appellela vrit intime, absolue, surla nature des choses.(p. 346). Ce n'est plus seulement la vrit de telle outelle ralit dont on peut faire l'exprience, mais celle du tout, absolue, et quinous apparat lorsque l'motion est dtache de tout besoin immdiat, pourune harmonie suprieure, tenant l'essence mme de l'existence.

    Ce qui est prouv au plus profond du corps devient ainsi l'origine de

    l'exprience esthtique proprement dite et de sa valeur civilisatriceuniverselle. Car c'est cette mme exprience qui peut tre prouve par toutautre tre humain : par le corps, c'est la certitude que nos motionsesthtiques peuvent tre partages, comme le montre galement toutel'analyse de Merleau-Ponty, avec la prsence en nous d'uninvisible , dont levisibledevient la promesse permanente.

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    Le dernier ouvrage de Whitehead, MT, intgre cette philosophie dans unevision plus anthropologique, accordant une place primordiale au rapport del'homme l'univers, selon une philosophie gnrale du don.

    3. Une philosophie du don ( MT)On sait que Modes of Thought s'ouvre par un chapitre consacr au conceptd'importance. En fait, il apparat vite que ce concept n'est pas isol, comme sitoute la philosophie de Whitehead reposait sur lui. Nous sommes en raliten prsence d'une relle constellation : c'est relativement aux capacits

    d'expression que, si j'ose dire, le concept d'importance prend toute sonimportance. Et ces capacits d'expression sont elles-mmes dfinies dans untat de fait (matter of fact), prenant lui-mme sens dans unenvironment. Car

    There are two aspects to Importance; one based on the unityof the Universe, the other on the individuality of the details11.

    Nous avons donc, selon Whitehead, une trilogie autour du conceptd'importance : cette importance du monde, sa concrtisation par la slectiond'un ceci plutt que d'un cela , dont merge finalement la libertintellectuelle, la conscience de l'tat de choses, laquelle est conscience de lapure existence.

    Nous voudrions montrer que cette conscience est finalement celle du don,et que ce don se manifeste deux niveaux : un niveau gnral cosmologique un niveau rellement humain, concrtis par le langage humain

    3.1. Le don du monde

    D'une certaine faon, l'importance, qui est celle du monde lui-mme offrece paradoxe de ne pouvoir prsenter de l'importance que dans ce qui la nieelle-mme et qui relve de l'ici-maintenant. Ds lors, l'expression de cerapport au monde est-elle la convergence de multiples expressionssingulires, renvoyant toutes au mme monde. Pour le dire avec Whitehead

    Importance passes from the World as one to the World asmany; whereas, Expression is the gift from the World as manyto the World as one12.

    Les expressions multiples du Monde visent, en quelque sorte, une unit quireconstituerait ainsi ce mme Monde, d'abord diffract en ces multiplicitsavec le schme spatio-temporel. Le paradoxe du Monde (et de l'importancequi le caractrise) est qu'il ne peut rellement exister comme tel que s'il

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    disparat d'abord comme unit, dans des ralisations la fois partielles etpartiales, dont chacune vise nouveau l'unit dont elle provient.

    Cette particularit existe pour toute ralit. Mieux : elle permet de ladfinir. Pour reprendre l'expression de Whitehead, c'est mme en recevant eten renvoyant ce don qu'elle existe rellement comme change.

    Ds lors, le schme catgorial de PR prend ici toute sa significationexistentielle : chaque battement d'existence, que ce soit au niveau de laparticule la plus lmentaire ou celui d'un clair de conscience, laisseentrevoir, dans sa brusque immdiatet mme, l'unit de l'univers. Cela semanifeste donc comme une ralit universelle, dbordant le seul domaineanthropologique de la libert humaine. Toute ralit, la moindre motte de

    terre, exprime la totalit, selon une affirmation bien connue de Nicolas deCues.En revanche, ce qui est tout fait spcifique de la philosophie

    whiteheadienne, c'est la justification mtaphysique d'une telle relation entreles expressions particulires et l'univers. Les principes conjugus de larelativit et de l'ontologie exposs dans PR prennent ici toute leursignification.

    Au niveau humain, cet change prendra la forme de ce que Whiteheadappelle l'assemblage au dbut de MT , c'est--dire la capacit de poursuivrece