CHARTIER, Roger - George Dandin, Ou Le Social en Représentation

34
Roger Chartier George Dandin, ou le social en représentation In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 49e année, N. 2, 1994. pp. 277-309. Abstract George Dandin or Social Issues as Representation. This article, the first stage in larger study, offers an analysis of the forms of representation and an interpretive outline for comedy George Dandin presented for the first time in Versailles in July 1668. The study concerns first of all the sensual effects produced by the specific theatrical devices of this first presentation of the play whose three acts are blended into dances and songs of pastorale by Lulli which takes place during court festival celebrating the king's triumphs and the beauty of Nature. It then suggests that tight relation exists between the plot of the comedy and, not the real social world, but the spectators knowledge of social behavior in 1668 - in particular at the court, the stakes involved in the verification of the state and titles of the nobility. We are therefore called upon to navigate between the text and the thoughts they were likely to produce and in order to do so to analyze the varied forms by which they were conveyed to audiences and readers. Citer ce document / Cite this document : Chartier Roger. George Dandin, ou le social en représentation. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 49e année, N. 2, 1994. pp. 277-309. doi : 10.3406/ahess.1994.279262 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1994_num_49_2_279262

Transcript of CHARTIER, Roger - George Dandin, Ou Le Social en Représentation

Roger Chartier

George Dandin, ou le social en représentationIn: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 49e année, N. 2, 1994. pp. 277-309.

AbstractGeorge Dandin or Social Issues as Representation.

This article, the first stage in larger study, offers an analysis of the forms of representation and an interpretive outline for comedyGeorge Dandin presented for the first time in Versailles in July 1668. The study concerns first of all the sensual effects producedby the specific theatrical devices of this first presentation of the play whose three acts are blended into dances and songs ofpastorale by Lulli which takes place during court festival celebrating the king's triumphs and the beauty of Nature. It thensuggests that tight relation exists between the plot of the comedy and, not the real social world, but the spectators knowledge ofsocial behavior in 1668 - in particular at the court, the stakes involved in the verification of the state and titles of the nobility. Weare therefore called upon to navigate between the text and the thoughts they were likely to produce and in order to do so toanalyze the varied forms by which they were conveyed to audiences and readers.

Citer ce document / Cite this document :

Chartier Roger. George Dandin, ou le social en représentation. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 49e année, N. 2, 1994.pp. 277-309.

doi : 10.3406/ahess.1994.279262

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1994_num_49_2_279262

GEORGE DANDIN OU LE SOCIAL

EN REPR SENTATION

Roger CHARTIER

George Dandin Iré fois le mardi 10e. La troupe est partie pour Ver sailles On joué le Mari confondu été de retour le jeudi 19e est ainsi que La Grange un des comédiens de Molière mentionne dans ses Extraits des Recettes et des Affaires de la Comédie depuis Pâques de année 1659 la première représentation de George Dandin Versailles en juillet 1668

En date du 21 juillet la Gazette en dit plus et moins Le 19 de ce mois Leurs Majestés avec lesquels étaient Monseigneur le Dauphin Monsieur et Madame et tous les Seigneurs et Dames de la cour étant rendus Ver sailles furent divertis par agréable et pompeuse fête qui préparait depuis si longtemps et avec la magnificence digne du plus Grand Monarque du monde Elle commen sur les sept heures du soir en suite de la collation qui était délicieusement préparée en une des allées du parc de ce Château par une Comédie des mieux concertées que représenta la Troupe du Roi sur un superbe théâtre dressé dans une vaste salle de verdure Cette Comédie qui était mêlée dans les Entractes une espèce autre Comédie en Musique et de Ballets ne laissa rien souhaiter en ce premier Divertissement auquel une seconde Collation de fruits et de confitures en pyramide fut servie aux deux côtés de ce Théâtre et présentée Leurs Majestés par les seigneurs qui étaient placés dessus ce qui étant accompagné de quantité de jets eau fut trouvé tout fait galant par assistance de près de trois mille Personnes entre lesquelles étaient le Nonce du Pape les Ambassadeurs qui sont ici et les cardinaux de Vendôme et de Retz La Gazette qui ne nomme ni la comédie ni son auteur et qui fait erreur en datant du 19 la fête royale du 18 juillet éclaire le contexte de la première de George Dandin

Cet article constitue un jalon dans une étude encore inachevée paraître aux ditions Odile Jacob

Le Registre de La Grange 1659-1685) B.-E YOUNG et G.-P YOUNG éds Genève Dr 1947 99 Gazette 1668 pp 695-696

277 Annales HSS mars-avril 1994 no pp 277-309

LITT RATURE ET HISTOIRE

Les temps sont au triomphe monarchique En février les armées du roi ont conquis par une campagne foudroyante la Franche-Comté sur ennemi espagnol Besan on se rend Conde le et le même jour Salins au duc de Luxembourg Dole capitule devant le roi le 14 Gray le 17 Comme le note Louis XIV dans ses Mémoires ou le secrétaire qui les rédigées partir des notes prises et du journal dicté par le souverain avec entrée du roi dans Gray achevait en quinze jours hiver une conquête qui étant entreprise avec moins de précaution pouvait arrêter plus une campagne En mars le 24 le dauphin été baptisé Saint-Germain-en-Laye En mai le la paix été signée Aix-la-Chapelle la France rétrocède la Franche- Comté après avoir démantelé ses places fortes mais conserve une douzaine de villes de Flandre dont Lille et Douai conquises année précédente puisque explique Louis XIV la Franche-Comté que je rendais se pouvait réduire en tel état que en serais le maître toute heure et que mes nou velles conquêtes bien affermies ouvriraient une entrée plus sûre dans le reste des Pays-Bas Le roi encore en sa jeunesse tient avec une perfection heu reuse tous les rôles qui sont idéalement ceux un monarque victorieux dans la guerre garant de la continuité dynastique pacificateur triomphant

Cette gloire du roi doit être donnée lire entendre voir Les versifi cateurs se mobilisent Rouen six poètes dont Pierre Corneille font paraître chez Maurry un recueil de vers latins et fran ais intitulé Au Roy sur sa conqueste de la Franche-Comté Versailles la fin avril Molière et sa troupe jouent pour le plaisir des souverains Le Médecin malgré lui Le Mariage forcé cole des femmes Cléopâtre une tragédie due un des comédiens La Thorillère et Amphytrion qui été créé le 13 janvier aux Tuileries Avant la représentation Amphytrion est lu un sonnet de Molière qui célèbre la conquête comtoise et qui achève ainsi

Mais nos chansons Grand Roi ne sont pas si tôt prêtes Et tu mets moins de temps faire tes conquêtes il en faut pour les bien louer4

Les vers ont glorifié les victoires la fête célébrera la paix Les préparatifs en sont longs entre mai et juillet mais sa magnificence doit prouver tous grands du royaume ou ambassadeurs étrangers que le roi est maître des plaisirs comme des armées dispensateur des fastes comme de la paix égal en puissance et dépense Dans ce divertissement qui comble les sens la comédie sa place Comme il est normal elle est demandée la troupe du roi instituée en août 1665 avec une pension de 000 livres et Molière qui chaque année re oit 000 livres au titre des pensions et gratifications accordées aux gens de lettres Son sujet doit inscrire sans incongruité dans le programme de la fête qui aura lieu dans le parc et aussi faire rire Pour

Louis XIV Mémoires Suivi de Réflexions sur le métier de Roi Instructions au duc Anjou Projet de harangue textes présentés et annotés par LONGNON rééd Paris Tallan- dier 1978 pp 267-277

MOLI RE Au Roy sur sa conqueste de la Franche-Comté dans uvres de Molière nou velle édition par MM DESPOIS et MENARD Paris Librairie Hachette IX 1886 pp 584- 585

278

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

respecter unité pastorale de la réjouissance Molière choisit une histoire de village Celle de George Dandin

La comédie plut sans doute Louis XIV en novembre 1668 fêtant la Saint-Hubert il demande elle soit redonnée La Grange consigne le fait Le vendredi novembre la troupe est allée Saint- Germain-en-Laye où la troupe joué le Mari confondu autrement le George Dandin trois fois et une fois Avare le retour été le 7e dudit mois Re du Roi 000 Et la Gazette mentionne que le festin de la Saint-Hubert le novembre été accompagné du Ballet et de la Comédie qui avaient servi au charmant régal de Versailles avec une merveilleuse symphonie Le lendemain et les deux jours suivants Leurs dites Majestés continuèrent cet agréable divertissement qui fut encore suivi de la Comé die avec les entrées de Ballet et un bal des plus galants

Deux jours après le retour de la Troupe George Dandin est joué dans la salle du Palais-Royal accordée Molière en octobre 1661 et partagée avec les Comédiens Italiens depuis leur retour Paris en janvier 1662 Séparée des entrées de ballet la pièce est donnée seule ou couplée avec une autre comédie dix fois entre le novembre et le décembre 1668

Donc pour George Dandin en 1668 deux formes et deux publics bien contrastés la cour la comédie inscrit dans le cycle et les dispositifs des réjouissances monarchiques elle se trouve mêlée de musique et de ballets et elle constitue seulement un des moments une fête aux plaisirs successifs et multiples la ville la pièce entre dans un autre univers celui du théâtre citadin qui Paris au moins ses salles fixes son calendrier annuel son répertoire déjà constitué Un même texte se trouve ainsi donné dans des conditions de représentation toutes différentes chacune mobilisant des attentes et des références profondément diverses Comprendre George Dan din exige donc abord de reconstituer ce que ses différents spectateurs de 1668 pouvaient en comprendre en construisant une signification du texte aucunement réductible sa seule lettre Contre une tradition critique indif férente la manière dont les textes sont mis en imprimé ou en représenta tion la double inscription de Dandin dans la fête de cour et le théâtre urbain rappelle il est pas de sens une uvre hors les formes variables qui la proposent au déchiffrement Tout comme les significations de textes fixes dans leur lettre peuvent être radicalement modifiées par les diverses présen tations typographiques qui successivement en saisissent changeant format et mise en page illustration et découpage7 celles de la comédie de Molière varient évidence selon les dispositifs de représentation qui la soumettent

Le Registre de La Grange op cit. 1.1 101 Gazette 1668 1182 On trouvera commodément rassemblées les attestations des repré

sentations de la comédie dans MONGREDIEN Recueil de textes et de documents du xviie siècle relatifs Molière Paris ditions du CNRS 1965 rééd. 1973

Cf les travaux exemplaires de MCK.ENZIE Typography and Meaning The Case of William Congreve dans Buch und Buchhandel in Europa im achtzehnten Jahrhundert

BARBER et FABIAN éds Hambourg Dr Ernst Hauswedell und Co. 1981 pp 81-126 et Bibliography and the Sociology of Texts The Panizzi Lectures 1985 Londres The British Library 1986 trad fran aise La bibliographie et la sociologie des textes Paris ditions du Cercle de la Librairie 1991)

279

LITT RATURE ET HISTOIRE

leur forme propre De là une première raison pour reconsidérer George Dandin Mais elle est pas la seule

Le destin de la pièce est en effet tout en paradoxes Au xxe siècle elle guère passionné la critique exclue du corpus des grandes uvres molié-

resques elle fait objet que de rares études attachées classiquement repérer ses possibles sources ou explorer ses ressorts comiques8 Seule exception mais notable le chapitre consacré George Dandin dans le livre de Lionel Gossman qui propose une caractérisation ensemble de la pièce Pour lui elle appartient au Bourgeois Gentilhomme type puisque le héros recherche la reconnaissance de ceux dont il accepte la supériorité et non au Misanthrope type où le héros recherche une supériorité absolue qui transcende tous les états sociaux et ne dépend de personne9 Dédain de la critique donc mais en contraste vif intérêt des hommes de théâtre Depuis la guerre trois mises en scène ont obligé repenser la comé die en 1958 celle de Roger Planch au Théâtre de la Cité de Villeur banne en 1970 celle de Jean-Paul Roussillon la Comédie-Fran aise10 en 1987 celle de Roger Planch encore au TNP Dans chaque cas intention intellectuelle et les solutions dramatiques étaient différentes Planch en 1958 entendait montrer les rapports de classes existant entre les person nages Dandin le paysan enrichi les Sotenville gentilshommes désargentés et Clitandre le courtisan arrogant mais aussi la domination exercée par les maîtres quels ils soient sur tout un peuple de paysans toujours en tra vail murés dans le silence vivant une existence close sur elle-même J.-P Roussillon lui voulait dire le tragique des destinées celle de Dandin désemparé et berné furieux et impuissant mais également celle Angé lique livrée par ses parents victime et révoltée la profusion réaliste de la lecture sociale peuplant la scène de paysans la Le Nain opposaient aus térité et la froideur un décor qui était celui une tragédie douloureuse Mais par delà leurs différences ces deux mises en scène qui en ont inspiré beaucoup autres disaient que malgré les apparences George Dandin est pas une comédie pour faire rire mais une pièce cruelle qui met nu le malheur social En 1987 faisant retour sur uvre Planch en atténuait le tragique tout en en maintenant le sérieux Il la montait et montrait en effet comme la photographie ou la radiographie un couple en crise

On peut mesurer le faible intérêt critique porté George Dandin partir des deux biblio graphies moliéresques successives celle de SAINTONGE et R.-W CHRIST Fifty Years of Molière Studies Bibliography 1892-1951 Baltimore-Oxford-Paris 1942 pp 196-197 et celle de SAINTONGE Thirty Years of Molière Studies Bibliography 1942-1971 dans Molière and the Commonwealth of Letters Patrimony and Posterity JOHNSON Jr. E.-S NEUMANN et TRAIL eds University Press of Mississippi 1975 pp 796-797

GOSSMAN Men and Masks Study of Molière Baltimore The Johns Hopkins Univer sity Press 1969 pp 146-163

10 Sur ces deux mises en scène voir DESCOTES Nouvelles interprétations molié resques dans uvres et critiques VI Visages de Molière 1981 pp 35-55 et SAINT- PAUL George Dandin de Molière nos jours trois siècles de mise en scène en France thèse de doctorat de Université de Paris 1972 dact. pp 85-109 Pour un exemple étude critique sus citée par la première mise en scène de Planch cf CROW Reflections on George Dan din dans Molière Stage and Study Essays Honour of W.-G Moore W.-D HOWARTH et

THOMAS eds Oxford At the Clarendon Press 1973 pp 3-12

280

CHARTIER LE SOCIAL EN REPR SENTATION

comme le premier exemple une pièce qui parle de indécision des urs11 On est donc loin de la comédie bien concertée demandée Molière pour

le plaisir des courtisans représentée Versailles dans le parc un soir de juillet 1668 Et pourtant est-ce si sûr Molière fait rire mais ne visait-il que ce rire Ou plutôt pour échapper aux vaines discussions sur les inten tions de auteur en ce cas inconnaissables et qui de toute fa on ne sau raient enfermer entière signification de uvre) le texte de George Dandin ne constitue-t-il pas un discours sur le social qui pas autre lieu où se dire au xvne siècle Telle sera hypothèse de cette étude qui postule la compatibilité entre une action comme dit Molière pour désigner le jeu qui pour but de déclencher le rire et un sujet qui implique une mise en représentation des mécanismes travers lesquels se construisent les rapports sociaux Au xvne siècle le comique du théâtre peut viser des objets une autre économie des formations discursives localisera autre ment Dans Dan il pourrait énoncer ainsi quelle est la vérité de ordre social per contradictoirement par les sujets sociaux qui se méprennent sur ses hiérarchies réelles Ou un point de vue inverse comment ces aveugle ments multiples traduits en décisions et agissements définissent-ils des dominations et des dépendances qui sont pour ceux qui les vivent la réalité des rapports sociaux même si une autre perception du social peut les dési gner comme illusoires et dérisoires

Ce travail repose donc sur une première idée que les textes littéraires mettent en représentation les principes contradictoires de construction du monde social les classements en actes par lesquels les individus dans une situation donnée classent les autres partant se classent eux-mêmes Il en va ainsi dans le roman la tragédie et la comédie Les trois genres toutefois ne sont pas semblables Les définitions des dictionnaires de la fin du siècle le Richelet de 1679 le Furetière de 1690 le Dictionnaire de Académie de 1694 énoncent ce qui les différencie Elles opèrent une première discrimi nation entre un côté le roman qui est de ordre de la fable et un autre la tragédie et la comédie qui appartiennent celui de la représentation Favorable comme pour Richelet ou dépréciative comme dans Furetière la définition du roman renvoie invention invraisemblance imagina tion Le roman est hui une fiction qui comprend quelque aventure amoureuse écrite en prose avec esprit et selon les règles du Poème épique et cela pour le plaisir et instruction du lecteur Richelet) Maintenant il ne signifie que les livres fabuleux qui contiennent des histoires amour et de chevalerie inventées pour divertir et occuper des fainéants Furetière) Roman ouvrage en prose contenant des aventures fabuleuses amour ou

de guerre Académie Le roman déploie donc son intrigue et ses person nages dans une convention littéraire qui point respecter les vraisem blances ni celles de action ni celles des passions

inverse si la tragédie et la comédie sont des représentations est

11 Roger PLANCH En préface dans George Dandin ou le Mari confondu programme des représentations au Théâtre National Populaire Villeurbanne 16 mars-4 avril 1987 pp 10-16

281

LITT RATURE ET HISTOIRE

parce elles donnent une image vraie une connaissance adéquate des actions des hommes La différence entre elles vient de objet représenté Celui de la tragédie suppose des protagonistes illustres et des actions fameuses situés hors de la condition commune Entendons les dictionnaires Richelet Tragédie est une sorte de poème qui représente une action grave complète et juste dans sa grandeur et qui par imitation réelle de quelque illustre infortune excitant la terreur ou la pitié ou toutes les deux ensemble instruit agréablement les spectateurs Furetière Poème dra matique qui représente sur le théâtre quelque action signalée de personnes illustres laquelle souvent une issue funeste Académie Poème dra matique pièce de théâtre qui représente une action grande et sérieuse entre personnes illustres et qui ordinairement finit par la mort de un des principaux personnages Au temps de Molière histoire ancienne mytho logique biblique paraît le matériau privilégié où puiser ces actions signa lées ces personnages illustres suffisamment connus pour que puisse être comprise et appréciée la représentation qui en est donnée mais aussi suffi samment lointains pour que leur peinture ait pas se conformer ce que les hommes du siècle pensent être

est sur cette moindre obligation de la tragédie du fait même de la dis tance historique de ses sujets que Molière dans La critique de cole des femmes et par le truchement de Dorante construit son opposition avec la comédie Lorsque vous peignez des héros vous faites ce que vous voulez Ce sont des portraits plaisir où on ne recherche point de ressemblance et vous avez suivre les traits une imagination qui se donne essor et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux Mais lorsque vous peignez les hommes il faut peindre après nature On veut que ces portraits ressemblent et vous avez rien fait vous faites reconnaître les gens de votre siècle12 un côté la liberté de imagination affranchissement par rapport au vrai la possible invention de sentiments ou de situations qui ont pas analogues dans expérience contemporaine de autre le nécessaire respect du savoir partagé sur le monde social partagé au moins par les spectateurs potentiels qui fait juger comme ressemblante ou non de ordre du vrai et non du merveilleux telle conduite ou telle intrigue La césure située par les dictionnaires entre un côté le roman fabuleux et de autre la tragédie et la comédie qui représentent les actions humaines se trouve ainsi déplacée puisque Molière implicitement rapproche tragédie et roman point tenus par les exigences de imitation réelle et les oppose la comédie qui peint après nature

Pour les définitions objet de cette peinture est un objet proche de ceux qui la regardent une action commune Richelet) des personnes de médiocre condition Furetière) une action de la vie humaine qui se passe entre des personnes privées Académie Pour autant les situations montrées ne doivent pas être prises pour des situations réelles ou même possibles mais cette proximité suppose que les modes de perception et de

12 MOLI RE La critique de cole des femmes dans MOLI RE uvres complètes textes établis présentés et annotés par COUTON Paris Gallimard Bibliothèque de la Pléiade 1971 1.1 pp 635-668 citation 661)

282

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

découpage du monde social prêtés aux personnages de fiction soient compré hensibles déchiffrables vraisemblables pour les spectateurs qui les voient agir La vérité de la comédie est là non dans une identité entre les intrigues de théâtre et les situations du monde mais dans la compatibilité entre les classements en acte produits par les personnages et les actes de clas sement qui leur donneront sens dans les réceptions différenciées des divers publics

partir de cette hypothèse il agit donc de proposer une lecture histo rique des pièces en occurrence George Demain Mais le projet porté tant de malentendus il faut dire ce ici il veut être Il agit pour nous de nouer trois fils analyse Tout abord un travail sur écart écart entre le texte de la comédie et les textes autres littéraires ou non partir desquels il se construit écart entre les situations de théâtre et celles du monde social qui leur servent de matrices Un travail aussi sur les formes travers les quelles le texte est donné dans la fête de cour ou sur la scène du Palais- Royal séparé dans ses premières éditions ou au sein des uvres complètes de Molière seul ou accompagné par image Travail enfin sur les réceptions de la comédie celles bien attestées dans les témoignages du temps comme celles il est seulement possible de supposer Il agit donc de contrôler partir de séries documentaires multiples et dans une durée courte comment le texte de la comédie pouvait mobiliser chez ses spectateurs ou ses lecteurs un savoir social nourri par actualité et adossé aux manières de percevoir et juger les mécanismes producteurs des hiérarchies et des mobilités Donc aller des contenus textuels et de leurs socles aux pensées ils étaient susceptibles de produire Mais aussi repérer dans les formes contrastées de représentation ce qui en dehors du texte en surplus du texte pouvait lui donner sens De ces formes la première fut la fête de cour

abord on vit sur le théâtre une collation magnifique oranges de Portugal et de toutes sortes de fruits chargés fond et en pyramides dans trente-six corbeilles qui furent servies toute la cour par le maréchal de Bel lefond et par plusieurs seigneurs pendant que le sieur de Launay intendant des menus plaisirs et affaires de la chambre donnait de tous côtés des impri més qui contenaient le sujet de la comédie et du ballet13 Ces imprimés anonymes en forme de programme ont été édités par Ballard seul Impri meur du Roi pour la Musique avec pour titre Le Grand divertissement royal de Versailles Sujet de la comédie qui doit se faire la grande fête de Versailles Les spectateurs du 18 juillet 1668 découvrent après une célé bration du roi grand roi en tout argument de la comédie résumée acte par acte ainsi que les vers des parties chantées Programme pour la pre mière distribué avance le livret assure aussi une publicité posteriori au

13 Relation de la Feste de Versailles du dix-huitième Juillet mil six cens soixante huit Paris Le Petit 1669

14 Le Grand divertissement royal de Versailles Paris Ballard 1668 20 rééd dans MOLI RE uvres complètes Paris Gallimard Bibliothèque de la Pléiade II pp 451-461

283

LITT RATURE ET HISTOIRE

spectacle comme atteste Robinet dans sa Lettre en vers Madame du 21 juillet

Et pour plaisir plus tôt que tard Allez voir chez le sieur Ballard Qui de tout cela vend le livre Que presque pour rien il délivre Si je vous mens ni peu ni prou Et si vous ne saviez pas où est enseigne du Parnasse15

Pour ses premiers lecteurs la comédie qui point de titre se trouve donc réduite une description de son intrigue tandis est donné le texte intégral des scènes en musique est seulement en 1669 donc après les pre mières représentations parisiennes que sera édité le texte de George Dandin ou le Mari confondu mais sans les vers chantés Jean Ribou donne Paris cette première édition immédiatement contrefaite en particulier par les Elzevier Amsterdam16

En son début Le Grand divertissement royal exalte le monarque par le parallèle obligé entre la conquête et la fête Dans une et autre une même gloire un même éclat une même surprise II du héros dans toutes les choses il fait et jusques aux affaires de plaisir il fait éclater une gran deur qui passe tout ce qui été vu jusques ici La fête de Versailles prend en charge plusieurs desseins elle doit orner la paix concédée par le roi aux prières de ses sujets elle doit faire éclater sa toute-puissance dispensatrice de bienfaits elle doit représenter par ses dispositifs propres autres exploits guerriers ceux-là Toutes les actions du souverain sont autant de prodiges qui soumettent le temps sa loi et dictent sa volonté la nature même Si vous avez vu sur nos frontières les provinces conquises en une semaine hiver et les puissantes villes forcées en faisant chemin on voit ici sortir en moins de rien du milieu des jardins les superbes palais et les magnifiques théâtres de tous côtés enrichis or et de grandes statues que la verdure égayé et que cent jets eau rafraîchissent Ces merveilles le livret de Ballard ne les détaille pas puisqu un de nos beaux esprits est chargé en faire le récit en occurrence Félibien dont la relation don nera la description des fabriques de la fête versaillaise

Le programme en tient la comédie Il en énonce auteur est Molière qui faite Comme je suis fort de ses amis je trouve propos de ne vous en dire ni bien ni mal et vous en jugerez quand vous aurez vue Le propos qui permet attribuer Molière la paternité de toute la comédie des parties chantées comme des actes en prose suggère aussi il est auteur du livret publié par Ballard ou tout le moins il en contrôlé le texte de près De là importance du Grand divertissement royal pour sai sir avant même la première représentation ce que Molière dit ou fait dire de sa pièce Il la qualifie doublement une part comme un impromptu

15 Lettre en vers Madame 21 juillet 1668 pp 3-4 16 Cf A.-J GUIBERT Bibliographie des uvres de Molière publiées au xviie siècle Paris

ditions du CNRS 1961 1.1 pp 283-292

284

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

de comédie écrit dans urgence une commande royale Le signaler est faire appel la bienveillance des spectateurs mais aussi signifier que le texte vaut avant tout par le jeu qui anime et il doit être vu plus que lu Je dirai seulement il serait souhaiter pour lui que chacun eût les yeux il faut pour tous les impromptus de comédie et que honneur obéir promp- tement au Roi pût faire dans les esprits des auditeurs une partie du mérite de ces sortes ouvrages Par là George Demain était rapproché autres comédies écrites pour le roi et ses plaisirs Ainsi en 1665 Amour médecin dont le texte imprimé est précédé une adresse Au lecteur qui vaut pour toutes les autres pièces écrites dans les mêmes conditions Ce est ici un simple crayon un petit impromptu dont le Roi voulu se faire un divertissement ... il été proposé fait appris et représenté en cinq jours ... beaucoup de choses dépendent de action on sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées et je ne conseille de lire celle-ci aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre17 Crayon ou impromptu George Dandin inscrit dans un genre sans surprise bien réglé dans ses intentions comme dans ses conventions

Pourtant la comédie innove par sa forme même en effet son sujet est mêlé avec une espèce de comédie en musique et ballet genre dont Molière ou son porte-parole signale il est pas dans le goût de la nation et il peut effaroucher les esprits des Fran ais où invocation du senti ment des connaisseurs qui ont vu la répétition et qui ont grandement apprécié invention de la musique et de la chorégraphie de Luily où éga lement la publication des vers chantés afin ils puissent être suivis sans peine par des spectateurs peu familiers avec ce type de déclamation Pour Molière entre les deux formes impromptu de comédie et la comédie en musique et ballet point de hiérarchie explicite mais un mélange de une et de autre Pourtant il résume ce qui va être représenté est bien de George Dandin seul dont il parle Le sujet est un Paysan qui est marié

la fille un gentilhomme et qui dans tout le cours de la comédie se trouve puni de son ambition On mesure donc écart entre cette définition du spectacle qui déjà autonomise la comédie et celle donnée par le compte rendu de la Gazette pour qui la comédie ni nommée ni résumée était mêlée dans les entractes une espèce autre comédie en musique et de bal lets ce qui est donner un rôle englobant la forme la plus noble

Le spectacle théâtral du 18 juillet 1668 est donc justiciable de deux défi nitions est-ce une comédie ornée intermèdes chantés et dansés ou bien une comédie en musique et de ballets augmentée dans ses entractes par un impromptu comique en prose Chacune des caractérisations implique une perception différente la cour a-t-elle assisté dans le parc de Versailles la représentation comique de histoire un paysan mésallié ou bien un spectacle de chants et de danses dont argument était finalement sans grande importance Et si la première lecture est la bonne cette histoire est-elle que la reprise une situation et un type comiques traditionnels

comme le suggère le titre socialement neutre noté par La Grange Le

17 MOLI RE Amour médecin dans MOLI RE uvres complètes Paris Gallimard Bibliothèque de la Pléiade II pp 87-120 citation 95)

285

LITT RATURE ET HISTOIRE

Mari confondu ou bien doit-elle être entendue comme la mise en scène une trajectoire sociale spécifique celle du paysan puni dans son ambi tion ainsi que indique le livret-programme Dans des écarts apparem ment minimes sur la définition du genre ou du sujet de George Dandin le George Dandin de juillet 1668 avouent emblée des perceptions contra dictoires de la comédie Il paraît bien clair en tout cas que les catégories travers lesquelles Molière décrit ou fait décrire sa pièce ne sont point celles mises en uvre par le chroniqueur de la Gazette dans son compte rendu de la fête royale

Mais Le Grand divertissement royal aussi un autre dessein prévenir le spectateur accoutumer au mélange de la comédie et de la comédie en musique lui expliquer ordre de tout cela unité de temps et de lieu est donnée emblée Toute affaire se passe dans une grande fête cham pêtre et les différentes séquences des deux intrigues mêlées sont ainsi découpées et commentées

Ouverture danse de quatre bergers déguisés en valets de fêtes qui interrompt les rêveries du Paysan marié et oblige se retirer

Chansonnette de Climène et Cloris deux bergères amies

Scène en musique où Cloris repousse amour de Philène et Climène celui de Tireis Les deux bergers désespérés suivant la coutume des anciens amants qui se désespéraient de peu de chose décident de se suicider

il nous faut languir en de tels déplaisirs Mettons fin en mourant nos tristes soupirs

Premier acte de la comédie Le Paysan marié re oit des mortifica tions de son mariage et sur la fin de acte dans un chagrin assez puissant il est interrompu par une Bergère qui vient lui faire le récit du désespoir des deux Bergers il la quitte en colère et fait place Cloris

Plainte en musique de Cloris qui déplore la mort de son amant

Quoi donc mon cher amant je ai donné la mort Est-ce le prix hélas de avoir tant aimée

Second acte de la comédie est une suite des déplaisirs du Paysan marié et la même Bergère ne manque pas de venir encore interrompre dans sa douleur Elle lui raconte comme Tireis et Philène ne sont point morts et lui montre six Bateliers qui les ont sauvés il ne veut point arrêter

les voir

Danse des Bateliers ravis de la récompense ils ont re ue

Troisième acte de la comédie qui est le comble des douleurs du Paysan marié Enfin un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes

286

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

ses inquiétudes et part avec lui pour joindre sa troupe voyant venir toute la foule des Bergers amoureux qui la manière des anciens Bergers commencent célébrer par des chants et des danses le pouvoir de Amour

Célébration Amour par Cloris Climène Tireis Philène et le ch ur des Bergers amoureux puis célébration de Bacchus par le ch ur de Bac chus Combat de danseurs contre danseurs et de chantres contre chantres Chants alternés de Cloris et un suivant de Bacchus du ch ur de Amour et du ch ur de Bacchus Réconciliation finale après le chant un Berger aux deux partis

Amour des douceurs Bacchus des appas Ce sont deux deites qui sont fort bien ensemble Ne les séparons pas

Finale des deux ch urs ensemble

Mêlons donc leurs douceurs aimables Mêlons nos voix dans ces lieux agréables Et faisons répéter aux chos alentour il est rien de plus doux que Bacchus et Amour

Et le livret conclut Tous les danseurs se mêlent ensemble exemple des autres et avec cette réjouissance de tous les Bergers et Bergères finira le divertissement de la comédie où on passera aux autres merveilles dont vous aurez la relation ce qui était annoncer un autre texte celui rédigé par Félibien historiographe des Bâtiments et des plaisirs du roi

Existe-t-il un ordre tout cela Entre les deux intrigues celle de la pastorale et celle de la comédie Molière effectivement établi des liens et des consonances et tout abord ceux donnés par la fiction champêtre qui rend compatibles dans un même espace une histoire de bergers amoureux et celle un paysan mal marié Apparaissent aussi des correspondances entre les sentiments les mortifications de Dandin font écho au désespoir des ber gers ses plaintes rappellent celles de Cloris Le parallèle toutefois se brise finalement contrastant irrémédiable douleur un mariage mal assorti et les plaisirs promis aux amours bien accordées Enfin en choisissant oublier dans le vin les tourments de son malheureux mariage Dandin annonce sa fa on le combat de Bacchus et Amour qui finit la comédie en musique Mais là aussi le sort du Paysan marié et mal marié et celui des Bergers amou reux divergent le premier ne peut que remplacer amour par le vin alors que les seconds savent allier Bacchus et Amour

Contrairement ce qui été souvent affirmé des rapports précis existent donc entre les deux intrigues18 et dans sa disparate la comédie en prose et

18 hétérogénéité radicale de la comédie et de la pastorale est un des lieux communs des commentaires critiques du divertissement de 1668 cf. titre exemple celui de W.-D HOWARTH constatant il absolutely no integration between the play and its specta cular framework dans W.-D HOWARTH Molière Playwright and his Audience Cambridge Cambridge University Press 1982 pp 218-219 Rares exceptions les lectures faites par

287

LITT RATURE ET HISTOIRE

en musique de juillet 1668 retrouve un procédé déjà mis en uvre par Molière dans Amphytrion créé six mois auparavant savoir représenter dans des situations analogues les comportements des valets et des maîtres des inférieurs et des supérieurs des grands et des rustres George Dandin le mari mortifié peut être ainsi vu comme le double comique des bergers amoureux Comme eux le chagrin habite comme eux une femme le déses père mais pour dire son malheur il ni vers ni musique et ni son langage ni son âme ont les délicatesses des héros de pastorale Sa douleur est sans remède hors ivresse et jamais il ne pourra connaître la félicité réservée aux amants choisis Comme Sosie et Mercure comme plus tôt Sganarelle et Dom Juan Dandin et les bergers disent infranchissable distance qui sépare les conditions et les qualités Dans le divertissement de 1668 la différence des formes pastorale contre comédie chant contre récitation vers contre prose doit traduire spectaculairement cet écart radical entre des bergers qui aiment comme la cour et un paysan que personne ne songerait aimer Les impatiences plusieurs fois répétées de George Dandin qui quitte en colère la bergère venue lui raconter le désespoir de Tireis et Philène qui

ne veut point arrêter voir les bateliers sauveteurs des deux amants indiquent bien incompatibilité de deux univers celui de la pastorale et celui de la comédie celui des héros arcadiens et celui des hommes ordinaires Par delà les obligations de la commande ou les nécessités du divertissement le mélange de formes proposé par Molière et Luily pour la fête de juillet 1668 donc un sens Il bien de ordre en tout cela un ordre qui est une morale de la distinction de la séparation absolue entre aristocrate de âme ou du rang et humanité commune19

Et pourtant les très laconiques résumés donnés de chaque acte de George Dandin dans Le Grand divertissement royal disent plus ou autre chose que cette lecture Leur vocabulaire en effet est jamais celui du gro tesque ni même celui du comique pour acte Molière indique les mortifi cations le chagrin la colère de Dandin pour acte II ses déplaisirs et sa douleur et pour acte III qui est le comble des douleurs du Paysan marié ses inquiétudes Le lexique ici employé pour décrire les sentiments de Dandin est donc celui de la tragédie les mots ont des sens forts qui indiquent des tourments de âme et de esprit qui sont ceux des héros illustres Chagrin et douleur sont fréquents chez Racine déplaisirs souvent

TTGER Die Comédies Ballets von Molière-Lully Berlin Paul Funk 1931) et LAWRENCE Molière The Comedy of Unreason New Orleans Tulane Studies in

Romance Languages and Literature 1968 pp 45-46 qui affirme My conviction that George Dandin is drama of courtly love seen through the reverse side of the glass was fostered and finds its ratification in the little pastoral which Molière wrote for the actes of the main drama at the Versailles extravaganza where George Dandin was first performed noter tou tefois que la pastorale qui est pas petite pas été écrite pour les entractes de la comé die est elle qui constitue la grande forme dans laquelle inscrivent les actes de la comédie

19 PURKIS Les intermèdes musicaux de George Dandin dans Baroque Actes des Journées internationales tudes baroques Montauban 1970) 5e cahier 1972 pp 63-69 Cf aussi analyse Amphytrion par BENICHOU Morales du grand siècle Paris Gallimard 1948 rééd. Idées 1983 pp 267-275

288

CHARTIER LE SOCIAL EN REPR SENTATION

utilisé par Corneille20 Mortifications mais aussi inquiétudes appartiennent un autre vocabulaire celui de éloquence sacrée et de la littérature spiri tuelle et indiquent la misère de la condition des hommes Enfin colère est du langage des passions de âme dans le traité de Descartes le mot désigne une des passions particulières et il est présent chez Corneille comme chez Racine Dans le livret publié par Ballard les afflictions et émotions prêtées Dandin ont rien de trivial les termes qui les caractérisent renvoient des registres de vocabulaire ordinairement fort étrangers la comédie et de ce fait son héros malheureux ne saurait être confondu avec les ridicules de farce

Donc Molière résume ou fait résumer le sujet de sa comédie en des termes purement sociaux qui inscrivent dans une réalité contemporaine est histoire un paysan qui est marié la fille un gentilhomme Et il décrit les sentiments de son héros avec un lexique qui est celui de genres nobles Les lectures ultérieures de la pièce sociologiques ou tragiques ne sont donc pas arbitraires inventions elles sont présentes dans le texte même du programme distribué au roi et la cour le soir de la première repré sentation Mais la comédie est là pour amuser et Molière en Dandin doit faire rire Enchâssé au sein une pastorale aux figures convenues impromptu ne pourra que participer de ce monde imaginaire et abstrait qui est celui des bergeries Il là de quoi dérouter et aussi de quoi produire des lectures fort diverses ou séduites par les formes théâtrales qui font de Dandin addition une pastorale et une farce ou sensibles aux ambiguïtés du texte lui-même qui brouille les distinctions entre les genres qui se donne comme un travail littéraire sur le monde social Les relations de la fête du 18 juillet peuvent dire peut-être comment la cour vu la comédie

De ces relations la première et la plus officielle est celle de Félibien annoncée par Le Grand divertissement royal Destiné faire connaître aux sujets et au monde la magnificence de la fête royale publié sous le titre de Relation de la Feste de Versailles du dix-huitième Juillet mil six cens soixante huit le texte est imprimé anonymement quelques jours après la fête par Pierre Le Petit Imprimeur et Libraire ordinaire du Roy rue Saint Jacques

la Croix Or2 On en connaît pour 1668 deux émissions distinctes qui dif fèrent par leur page de titre22 La relation est réimprimée en 1679 sous adresse De Imprimerie Royale par Sébastien Mabre-Cramoisy Direc teur de ladite Imprimerie Pour cette édition qui avec celles autres fêtes constitue la mémoire typographique des fastes monarchiques le format adopté est celui noble par excellence de Vin-folio le texte est signé et la

20 Pour une comparaison du vocabulaire de Molière Racine et Corneille cf Ch.-L LIVET Lexique de la langue de Molière comparée celle des écrivains de son temps Paris Imprimerie nationale 1895-1897 FREEMAN et BATSON Concordance du théâtre et des poésies de Jean Racine Ithaca Cornell University Press 1963 et MULLER tude de statistique lexicale Le vocabulaire du théâtre de Pierre Corneille Paris Larousse 1967

21 Relation de la Feste de Versailles du dix-huitième Juillet mil six cens soixante huit Paris Le Petit 1668 60 rééd dans uvres de Molière Paris Librairie Hachette IV 1881 614 ss

22 A.-J GuiBERT op cit. pp 508-512 et II pp 23-24

289

LITT RATURE ET HISTOIRE

relation illustrée par cinq gravures dues Lepautre promises en 1668 on donnera au public les figures des principales décorations Pour

attester auprès de tous de la grandeur du souverain la fête doit donc être mise en livre même si cette image donnée lire ou voir demeure impuis sante représenter ce elle été on ne doit pas croire que idée on en formera sur ce que en ai écrit approche en aucune fa on de la vérité écrit Félibien au terme de sa relation

Celle-ci mieux que Le Grand divertissement royal situe la place et le rôle de la comédie dans le dispositif ensemble de la réjouissance Félibien dit tout abord le pourquoi de la fête La raison en est pas directement la paix célébrer mais une compensation donner la cour Le roi ayant accordé la paix aux instances de ses alliés et aux ux de toute Europe et donné des marques une modération et une bonté sans exemple même dans le plus fort de ses conquêtes ne pensait plus appliquer aux affaires de son royaume lorsque pour réparer en quelque sorte ce que la cour avait perdu dans le carnaval pendant son absence il résolut de faire une fête dans les jardins de Versailles Le calendrier festif de la cour reste donc celui du plus grand nombre et les divertissements royaux inscrivent priori tairement dans les temps canoniques de la culture folklorique La civilité de cour est aussi une culture carnavalesque qui dans des formes différentes reconnaît les mêmes cycles calendaires les mêmes dates symboliques que les peuples citadin et villageois Il en été ainsi au début de 1668 le janvier veille des Rois la cour assisté aux Tuileries une représentation du Méde cin malgré lui le jour des Rois une comédie un concert et un souper ont été donnés dans appartement du Roi le 18 janvier toujours aux Tuileries

été représenté Le Carnaval mascarade royale de Benserade dans laquelle le souverain tenu sa partie et le ballet été dansé une seconde fois le lendemain Saint-Germain Puis la campagne de Franche-Comté contraint interrompre le cycle normal des réjouissances du temps carna valesque La fête du 18 juillet est donc comme un repentir visant combler le déficit festif de année De là la nécessaire présence de la comédie élé ment obligé du Carnaval courtisan

Le dessein du roi est que la comédie soit inscrite dans des réjouissances multiples elle sera précédée une collation et suivie par un souper un bal let un feu artifice Versailles le souverain choisit les emplacements de la fête qui sont autant endroits où la disposition du lieu pouvait par sa beauté naturelle contribuer davantage leur décoration il en désigne le moyen principal eau parce que un des plus beaux ornements de cette maison est la quantité des eaux que art conduites malgré la nature qui les lui avaient refusés il en dessine le programme qui consistera en une célébration plurielle de la Nature oblitérant les frontières ordinaires entre celle-ci et artifice Toute la fête sera ainsi un divertissement rustique où les beautés naturelles se soumettront aux règles de art et où les artifices déco ratifs paraîtront comme uvre de la Nature même

Le programme de la fête est un parcours qui conduit le roi et la cour un divertissement autre chaque fois un lieu un plaisir une architecture éphémère Mêlé dans une comédie en musique et de ballets George Dandin se trouve aussi enchâssé dans une fête de cour au programme complexe aux

290

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

épisodes multiples aux merveilles inouïes Conscient de impuissance des mots pour dire tant de beautés Félibien en tente un inventaire comptable et sa description est comme le dénombrement minutieux et maniaque des bou gies et des lustres des bassins et des jets eau des buffets et des services des ornements et des figures Par le chiffre il agit de faire comprendre la grandeur de la fête en donner une image nécessairement imparfaite mais capable de suggérer et la munificence infinie du roi et son pouvoir qui contraint les éléments mêmes Sous sa loi accordent le bruit des eaux et le son des instruments se mêlent le feu et eau

Fête des différences abolies fête de la dépense23 fête de la surprise des sens le divertissement de 1668 est typique du premier Versailles Le salon du bal avec ses rocailles ses coquilles ses eaux en cascades est comme la réplique de la grotte de Thétis où les orgues hydrauliques les pierres poly chromes les jeux de miroirs enchantent oreille et il Autour du château de Louis XIII les jardins aménagés par Le Nôtre peuplés de termes et de fontaines de bassins et de statues proposent un cadre idéal pour une fête qui célèbre la Nature mais une Nature laquelle commande le souverain24 La symbolique des décors charge de énoncer un lieu autre elle développe un programme cohérent Les représentations de la Nature sont de deux ordres mythologiques avec Pan Flore et Pomone les satyres et les faunes les tritons et les nymphes cosmiques avec les figures du temps les quatre saisons les douze mois avec les signes du zodiaque les quatre par ties du jour et celles des espaces les quatre parties du monde les quatre fleuves Sur ce peuple de dieux et de déesses sur les éléments et les saisons règne un dieu solaire Apollon Il apparaît deux fois dans la fête abord figuré sur le rocher placé au centre de la salle du souper une lyre la main et accompagné des Muses puis au plus haut de la fa ade du château illu miné symboliquement signifié par un soleil avec des lyres et autres ins truments ayant rapport Apollon

La fête de 1668 est donc une de ces fêtes de cour souvent tenues pour caractéristiques de la civilisation baroque En elle se retrouvent les diffé rents traits propres ces réjouissances multipliées dans Europe entre xve et xvine siècle25 la puissance prouvée par la dépense les plaisirs de éphé mère les apparences prises pour la réalité et la réalité devenue illusion et

23 La fête du 18 juillet et celle du 17 septembre marquée selon la Gazette par un souper servi dans la Ménagerie illumination du Fer-à-Cheval du château et de la grotte et un feu artifice ont coûté ensemble 117 033 livres sous et deniers cf Comptes des Bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV publiés par GUIFFREY 1.1 Colbert 1664-I680 Paris 1881 pp 302-308 Le compte divisé en 91 rubriques atteste que 65 de la dépense ont été consa crés aux matériaux décors et ornements des fabriques 165 aux gages des ouvriers employés

les édifier et les démolir et 15 aux illuminations et feux artifice Il mentionne la pré sence nombreuse des Gardes Suisses qui ont servi 440 journées durant les deux fêtes de Ver sailles raison de 20 sous par jour et indique les noms des artistes mobilisés pour la décora tion de la salle du festin et de celle du bal il agit du peintre Louis Le Hongre et des sculpteurs Jacques Houzeau Etienne Le Hongre Gérard Van Obst et Louis Lerambert

24 Cf TEYSSEDRE art fran ais au siècle de Louis XIV Paris Le Livre de Poche 1967 pp 140-145 VANUXEM La scénographie des fêtes de Louis XIV auxquelles Molière par ticipé XVII Siècle no 98-991973 pp 77-90 et J.-M APOSTOLICES Le roi-machine Spectacle et politique au temps de Louis XIV Paris Les ditions de Minuit 1981 pp 86-92

25 ALEWYN univers du baroque 1959) trad fran aise Paris ditions Gonthier 1964

291

LITT RATURE ET HISTOIRE

par la distribution des rangs et des rôles les distinctions rendues lisibles en particulier dans la composition des tables du souper Tout comme éti

quette la fête doit marquer absolue différence existant entre la cour qui en jouit et le reste de la société qui participe pas donner voir les écarts séparant ceux qui partagent le privilège être près du souverain et surtout célébrer la gloire du grand roi qui en est ordonnateur suprême

Sur ce canevas ordinaire de la fête de cour celle de 1668 ajoute des motifs particuliers Elle est abord exaltation de la Nature avec ses décors de feuillages et de fleurs ses eaux en cascades ses chères profuses ses ber gers de pastorale En installant son illusion rustique dans un jardin vrai en organisant abondance sans bornes en offrant pour un soir les délices une nature antique et idéale la fête exprime et circonscrit tout ensemble les rêves nostalgiques une noblesse que les exigences de la cour ont arra chée la liberté réelle ou supposée de sa vie terrienne ancienne instar du roman de chevalerie ou de la pastorale en ses différents genres elle est donc comprendre comme envers utopique des contraintes inédites imposées par la vie de cour comme un démenti dans la fiction des obliga tions nouvelles une aristocratie urbanisée et curialisée26 Mais dans la décennie 1660 la progressive fixation de la vie de cour marque un pas sup plémentaire dans assujettissement nobiliaire une existence qui plus rien ni de chevaleresque ni de champêtre Pour le bien marquer tout en semblant effacer un temps le roi propose lui-même deux mises en fête des existences nobiliaires révolues en mai 1664 les Plaisirs de le enchantée où les courtisans et le roi incarnent les chevaliers du Roland furieux en juil let 1668 la fête de la nature et des eaux où la cour jouit un monde rus tique tout de beauté et abondance27 Ainsi Louis XIV capte son profit les nostalgies nobiliaires dont les expressions guerrières ou pastorales autre fois affirmées hors et contre la vie de cour deviennent paradoxalement la substance même une fête organisée par la volonté du souverain agencée selon les règles qui fondent la nouvelle vie courtisane

La fête de 1668 porte encore une autre signification elle est un des dis positifs par lesquels se fixe identification du roi encore jeune et du dieu solaire Apollon Les étapes de la constitution du mythe sont bien mar quées en 1663 au Louvre Le Brun décore la galerie Apollon en 1666 Girardon et Regnauldin re oivent commande un groupe sculpté pour Ver sailles Apollon servi par les Nymphes destiné la grotte de Thétis vers la même époque Mignard et Loyr peignent les compositions qui ornent la chambre et antichambre Apollon au Louvre dont un Repos Apollon

26 Sur idéalisation aristocratique de la vie nobiliaire chevaleresque et rustique cf ELIAS La société de cour 1969) trad fran aise complète Paris Flammarion 1985 pp 293-

305 27 Sur le motif de île dans les fêtes de Versailles cf Islands and the Self in

Ludovician Fête dans Sun King The Ascendancy of French Culture during the Reign of Louis XIV RUBIN éd. Washington The Folger Shakespeare Library et Londres- Toronto Associated University Presses 1992 pp 17-34 note The transcendent moment of the 1668 fete carried the same message as that of the Enchanted Isle of 1664 but the entire chateau had momentarily become an island palace residence of the gods under attentive and fertile gaze 28

292

CHARTER LE SOCIAL EN REPR SENTATION

chez Thétis29 En suggérant dans chacun de ses temps et lieux le rapproche ment entre le dieu et le roi tous deux maîtres harmonie de prospérité et de beauté la fête de 1668 constitue sans doute un moment essentiel dans la qualification solaire du roi victorieux et pacificateur Elle dut satisfaire le souverain puisque est sa suite que fut prise la décision de faire doubler le Château-Vieux par un autre neuf édifié du côté des jardins sa suite aussi que le parc se trouva réorganisé partir de son axe apollinien scandé par la grotte de Thétis le bassin de Latone au centre du Rondeau et au bas des jardins celui du char Apollon

George Dandin enchâssé dans sa pastorale est donc un des moments de la fête aux significations plurielles Pour présenter les deux pièces entremê lées Félibien reprend le programme publié par Ballard comme lui il donne intégralité des parties chantées et résume avec les mêmes termes les trois actes de Dandin Pourtant le texte ajoute ou diffère de trois manières Tout abord il décrit le décor dans lequel se déroulent et la pastorale et la comé die29 Lorsque la toile qui cachait la décoration du théâtre se lève alors les yeux se trouvant tout fait trompés on crut voir effectivement un jardin une beauté extraordinaire Ce trompe-l il de Vigarini emploie sur scène les mêmes figures et les mêmes architectures que celles qui font agrément de la salle du souper ou du salon du bal

Le décor assure ainsi la continuité entre les réjouissances et la comédie Parce il est dans un espace plus menu une réplique de ceux où fait halte la cour Parce il met en uvre les mêmes matériaux le marbre le bronze) des décorations identiques de fleurs arbres eaux) des figures architecturales semblables la terrasse allée le canal Parce il inscrit un jardin illusion dans un jardin véritable des fabriques de théâtre dans cette autre fabrique est la salle de la comédie Ce jeu de correspondances analogies ou emboîtements est comme la trace dans la fête de 1668 une formule plus ancienne qui organisait les plaisirs de la cour et les intrigues du théâtre dans un même espace et une même scénographie Ainsi par exemple en mai 1664 lorsque les trois premières journées des Plaisirs de île enchantée avaient aboli toute différence entre la fiction représentée par les acteurs en occurrence La Princesse Elide et celle jouée par le roi et les grands eux-mêmes selon un canevas unifiant emprunté Arioste assem blant avec liaison et ordre tous les divertissements la course de bagues la collation la comédie le ballet le feu artifice En 1668 le roi et les courti sans ne dansent pas la pastorale mais identité des décors dans lesquels se meuvent faux bergers et vrais gentilshommes dames de la cour et paysans de comédie crée un espace illusions où vacillent les partages ordinaires entre la réalité et artifice George Dandin est ainsi donné dans un décor sans rap port avec les indications sociales ou spatiales insérées dans le texte La pièce se déroule dans un espace idéal qui tout comme Arcadie de la bergerie en musique ne peut semble-t-il émousser effet de réalité de son intrigue

28 TEYSSEDRE op cit. pp.76 81-82 134-140 29 Ce décor est pas celui gravé par Le Pautre pour édition de 1679 de la Relation Ce il montre est plutôt le décor du dernier intermède celui de affrontement et de la réconcilia tion des suivants de Amour et de ceux de Bacchus

293

LITTERATURE ET HISTOIRE

Pourtant il en énonce le sujet Félibien amplifie le résumé du Grand divertissement royal mais dans un même registre tout entier social Le sujet est un riche Paysan étant marié la fille un gentilhomme de

campagne ne re oit que du mépris de sa femme aussi bien que de son beau- père et de sa belle-mère qui ne avaient pris pour leur gendre cause de ses grands biens Deux différences donc avec le programme distribué aux spectateurs la caractérisation sociale des personnages est précisée le paysan est devenu un riche paysan le gentilhomme un gentilhomme de campagne et surtout la raison du malheur de Dandin est déplacée Il est plus bourreau de lui-même puni de son ambition mais victime autrui de sa femme et de ses beaux-parents qui le méprisent Le sujet se trouve ainsi dédoublé ambition mal placée du paysan correspond le calcul financier des hobereaux et sa signification transformée il ne agit plus une punition méritée mais une souffrance infligée Dans cette lec ture de cour par excellence est celle de Félibien les Sotenville prennent quasi le pas sur Dandin comme acteurs principaux de intrigue est leur mépris qui cause ses tourments

Là est le véritable sujet de ce qui été représenté Certes Félibien affirme unité formelle de la pastorale et de Dandin il semble que ce soit deux comédies que on joue en même temps dont une soit en prose et autre en vers elles sont pourtant si bien unies un même sujet elles ne font une même pièce et ne représentent une seule action Mais la comédie en prose est en elle-même une pièce dont écriture ne partage rien avec le style de la pastorale Toute cette pièce est traitée de la même sorte que le sieur de Molière de coutume de faire ses autres pièces de théâtre est-à-dire il représente avec des couleurs si naturelles le caractère des personnages il introduit il ne peut rien se voir de plus ressemblant que ce il fait pour montrer la peine et les chagrins où se trouvent souvent ceux qui allient au-dessus de leur condition Et quand il dépeint humeur et la manière de faire de certains nobles campagnards il ne forme point de traits qui expriment parfaitement leur véritable image Tenant par nombre de liens univers de illusion festive la comédie est également per ue et donnée comprendre comme ressortissant un autre ordre celui de la vérité de la peinture ressemblante de image exacte Et cette vérité est point ici celle du portrait psychologique mais celle des conduites sociales des manières de faire de tel ou tel état Entre la pièce de théâtre et le monde social est donc postulé un rapport qui est de ordre de la représentation et qui suppose la fois une radicale différence

les situations ou les personnages ne sont pas des situations ou des person nages du réel et une concordance suffisamment grande pour que soit reconnaissable dans les formes spécifiques de la fiction une réalité autre De là les deux dimensions de George Dandin compatibles pour des yeux du xvne siècle comme fiction la comédie peut appartenir pleinement au monde de illusion théâtrale se lier une bergerie se dérouler dans un décor merveilleux comme représentation elle renvoie autre chose que ses formes et dit la vérité des existences sociales

Deux autres relations de la fête de juillet 1668 peuvent être confrontées celle de Félibien La première est due abbé de Montigny rédigée la

294

CHARTIER LE SOCIAL EN REPR SENTATION

demande de la reine et publiée dès 1669 dans un recueil composite édité La Haye Dans sa description auteur se montre surtout séduit par les fabriques édifiées dans le parc où inscrit une nature originelle avant la civilisation ainsi le théâtre de verdure était un édifice apparence rus tique qui élevant presque la hauteur des arbres et ayant pour décora tion extérieure que la dépouille des forêts et des jardins effa ait la pompe des palais et donnait de éclat des choses simples et champêtres et où impossible devient réalité La salle du souper est une espèce de palais enchanté une structure aussi rare et aussi singulière que les faiseurs de romans en ayant jamais imaginé et le cabinet de verdure où est prise la collation tenait plus de enchantement des Fées que de industrie humaine En effet personne ne parut en ce lieu quand la compagnie entra on entrevoyait seulement au travers des palissades des mains qui sur des soucoupes très propres présentaient boire tous ceux qui en vou laient on demeura un temps suspendu cet appareil30 Sont ainsi rappe lées et la nostalgie nobiliaire une existence ancienne libre et agreste et la toute-puissance un roi magicien magicien comme le dieu Apollon

Pour abbé de Montigny la comédie jouée devant une foule incroyable de spectateurs se résume ainsi La troupe de Molière en joua une de sa fa on nouvelle et comique agréablement mêlée de récits et entrées de ballets où Bacchus et Amour étant quelque temps disputé avantage accordaient enfin pour célébrer unanimement la fête Tout inverse du texte de Félibien est ici la pastorale dont le sujet est résumé tandis que le thème de la comédie est aucunement mentionné Tout au plus abbé de Montigny indique-t-il elle est comique ce que ne précisaient ni Le Grand divertissement royal ni la relation de Félibien en résumant son argu ment Dans ces deux textes il va de soi que la pièce doit faire rire ce est pas parce elle est comique en elle-même mais par action le jeu les procédés scéniques qui constituent la spécificité de son genre propre Alors que pour abbé de Montigny la comédie il vue tient tout entière dans la définition de sa forme au point que le sujet même pas être énoncé pour Molière et Félibien essentiel est pas dans cet implicite partagé du genre être comique mais dans la situation particulière mise en représentation

Tout comme la relation de abbé de Montigny celle donnée par Robinet dans sa Lettre en vers Madame une gazette en vers apparue en 1665 et qui reprend une formule succès du temps de la Fronde ne décrit pas le sujet de la comédie mais seulement la qualifie comme comique

En ce beau Rendez-vous des jeux Un Théâtre auguste et pompeux une manière singulière

voyait dressé pour Molière Le Môme cher et glorieux Du bas Olympe de nos Dieux

30 Abbé DE MONTIGNY La Fête de Versailles du 18 juillet 1668 texte manuscrit Biblio thèque de Arsenal ms 5418 Recueil Conrart in-folio IX pp 1109-1119 texte imprimé dans Recueil de diverses pièces faites par plusieurs personnages La Haye et Stencker 1669

295

LITT RATURE ET HISTOIRE

Lui-même donc avec sa Troupe Laquelle avait les Ris en croupe Fit là le Début des Ebats De notre Cour pleine Appas Par un Sujet archi-comique Auquel rirait le plus Stoïque Vraiment malgré-bongré ses Dents Tant sont plaisants les Incidents31

Comme Montigny encore Robinet ne livre argument que de la comédie en musique et de ballets qui appartient un genre plus noble que la

petite comédie Le contraste est bien marqué entre le plaisir apporté par les danses et les chants et le rire déclenché par les incidents plaisants du canevas comique Ainsi per George Dandin se trouve identifié une farce de la tradition archi-comique parce que les jeux de scène surtout dans le dernier acte multiplient quiproquos méprises et retournements de situation et parce que les personnages au moins certains sont conformes aux types classiques du théâtre comique est ainsi que pour Robinet le rôle qui mérité attention est ni celui de Dandin ni ceux des Sotenville mais celui du gros Lubin joué par La Thorillère qui relevait de maladie et qui sans doute était le plus drôle

Cette première série de textes un livret-programme un article de la Gazette une relation officielle une autre écrite la demande de la reine une gazette en vers atteste clairement deux familles de perception de George Dandin du George Dandin représenté en juillet 1668 mêlé une autre intrigue inscrit dans une fête au dispositif complexe Pour la Galette abbé de Montigny Robinet ce qui été montré et vu est une comédie

comique archi-comique qui fait rire par son action mais dont le sujet si peu importance il ne mérite même pas être rappelé une comédie qui vaut parce elle est inscrite dans une suite airs et de ballets consacrés affrontement entre Bacchus et Amour Pour Le Grand diver tissement royal et la relation de Félibien la pièce est définie tout autrement abord par son sujet énoncé en termes de rapports sociaux ensuite par sa manière qui vise une représentation véritable naturelle ressemblante de situations ou de caractères qui appartiennent au monde social et non pas ou pas seulement la tradition théâtrale un côté donc une comédie qui tient surtout par ses incidents plaisants son canevas comique de autre une comédie qui est avant tout image et critique une réalité contem poraine

Laquelle des deux pièces vu la cour en 1668 Les attestations directes manquent pour le dire avec sûreté Charles Huyghens le physicien hollan dais présent la fête ne semble pas lui avoir porté beaucoup intérêt plus impressionné par autres moments des réjouissances Le feu artifice était ce que trouvai de plus beau ayant jamais vu une telle quantité de fusées remplir air en même temps La comédie de Molière dont le sujet était le cocuage un paysan qui avait épousé une demoiselle était fort la

31 Lettre en vers Madame 21 juillet 1668 pp 3-4

296

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

hâte et peu de chose mais la salle et le théâtre fort beaux comme aussi les deux autres salles en octogone faites de charpenterie et ornées de feuillages festons de fleurs peintures fontaines une pour le festin autre pour le bal Et Huyghens de conclure plus prosaïquement que les relations des gazettes ou des mémorialistes étais parti dès les heures du matin et ne revins que le lendemain heures ayant souffert grand chaud et grand froid dans une même nuit point dormi et mangé la hâte de sorte que la fatigue ne fut pas petite mais la consolation était que tout le monde souffrait de même32

Pour lui dans George Dandin le rapport social se trouve ramené une situation classique du théâtre comique celle toute ridicule du mari cocufié Pour décrire la pièce le vocabulaire est pas celui des passions ou de la compassion comme chez Félibien mais celui de la farce et du conte paillard Dandin est un cocu et la pièce peu de chose Charles Huyghens ne paraît donc guère conforme au spectateur implicite du texte tel que le dessinent Le Grand divertissement royal et la relation de Félibien Il rien vu de la signification une comédie qui bien sûr vise faire rire cela va même sans dire mais en inscrivant dans ce rire une morale pour dire comme Bénichou ou une représentation de la réalité pour dire comme Auerbach)33

Le roi lui ri Versailles peut-être Saint-Germain sans doute comme le rapporte Robinet en rendant compte des représentations de Dan din données lors de la Saint-Hubert au début de novembre de 1668

Au reste on dit que Molière Paraissant dans cette Carrière Avec ses charmants Acteurs Ravit ses Royaux Spectateurs Et sans épargne les fit rire Jusques notre grave Sire Dans son Paysan mal marié

Versailles il avait joué34

De ce rire il faut essayer de rendre compte Et pour ce abord entendre la fiction Donc se laisser piéger par effet de réel que la comédie entend produire Faire comme si Dandin avait une histoire une mémoire une existence Et en même temps savoir il est une figure de théâtre une représentation fa onnée par imagination et écriture arbi-

32 Ch HUYGHENS uvres complètes VI Correspondance 1666-1669 La Haye 1895 lettre du 27 juillet 1668 Philippe Doublet pp 245-246 Selon les Comptes des Bâtiments du Roi Charles Huyghens re oit en décembre 1668 000 livres pour ses appointements pendant la présente année

33 NICHOU Morales du grand siècle op cit. et AUERBACH Mimesis La représenta tion de la réalité dans la littérature occidentale trad fran aise Paris Gallimard 1946) 1968 rééd. Tel 1977

34 Lettre en vers Madame 10 novembre 1668

297

LITT RATURE ET HISTOIRE

traire et pourtant vraisemblable vraisemblable et pourtant arbitraire Donc ne pas lire ce il dit comme ce que dirait un vrai paysan qui aurait épousé une vraie fille de gentilhomme La fiction de théâtre ne vise pas reproduire une situation du réel mais prétend faire saisir travers illu sion elle postule et dément tout ensemble les procédés mêmes par les quels contradictoirement le social est construit

Ah une femme demoiselle est une étrange affaire et que mon mariage est une le on bien parlante tous les paysans qui veulent élever au-dessus de leur condition et allier comme ai fait la maison un gen tilhomme La noblesse de soi est bonne est une chose considérable assu rément mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances il est très bon de ne point frotter Je suis devenu là-dessus savant mes dépens et connais le style des nobles ils nous font nous autres entrer dans leur famille alliance ils font est petite avec nos personnes est notre bien seul ils épousent et aurais bien mieux fait tout riche que je suis de allier en bonne et franche paysannerie que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi offense de porter mon nom et pense avec tout mon bien je ai pas assez acheté la qualité de son mari George Dan- din George Dandin vous avez fait une sottise la plus grande du monde Ma maison est effroyable maintenant et je rentre point sans trouver quelque chagrin35

Ainsi dans son premier monologue scène initiale du premier acte de la comédie George Dandin énonce tout ensemble la raison de son désenchan tement et pour qui sait entendre le sujet sérieux de cette pièce comique ou

archi-comique Son mariage été une le on bien parlante occasion de devenir savant ses dépens Ce savoir nouveau durement acquis chè rement payé quel est-il Il est tout entier un savoir sur la société dont le fonctionnement est pas celui il avait supposé Son union avec une fille

demoiselle issue une famille noble reposait sur une perception simple des rapports sociaux où toute modification des propriétés visibles de être social est une condition nécessaire et suffisante nécessaire mais suffisante pour faire admettre par tous élévation dans échelle des conditions Par ce mariage Dandin ne pouvait pas prétendre devenir noble mais en entrant dans une parenté aristocratique en portant un titre seigneurial il espérait être reconnu et donc être vraiment égal de ceux dont il avait cherché et obtenu alliance Un certain nombre de transformations objectives

vérifiables de sa personne sociale il est le gendre un gentilhomme il est seigneur foncier devait ipso facto transformer la manière dont les autres le classeraient et estimeraient En modifiant par sa volonté propre les attributs de son identité sociale il imposerait une représentation nou velle obligée ennoblie sinon noble de lui-même

La perception qui fondé cette stratégie matrimoniale est celle un monde social la fois mécaniste et labile Elle suppose existent des lois nécessaires des équivalences automatiques réglant le passage une condi-

35 MOLI RE George Dandin ou le Mari confondu dans MOLI RE uvres complètes Paris Gallimard Bibliothèque de la Pléiade II pp 463-503 citation pp 505-506)

298

CHARTER LE SOCIAL EN REPR SENTATION

tion une autre opération tentée par Dandin consisté convertir un capital économique où les rappels insistants tout riche que je suis

avec tout mon bien en capital social mesuré aune de la reconnais sance dispensée par autrui Une semblable entreprise sous-entend la croyance en des mécanismes objectifs capables opérer eux-mêmes et sans ratés la mutation des identités capables de transformer dans son être social comme dans son être per un riche paysan en égal du gentilhomme auquel il est allié Cette vision où il est pas de hiatus entre ce que on pense être et ce que les autres pensent que vous êtes postule que la mobilité sociale est possible il est loisible agir pour modifier son état que cer taines conduites un mariage dans la noblesse acquisition une terre sei gneuriale autorisent élever au-dessus de sa condition donc être considéré comme appartenant une autre plus honorable plus estimée

Mais expérience enseigné que cette fa on de concevoir le monde social est une illusion absolue Le mariage appris Dandin il est vain de penser pouvoir soi-même définir sa condition puisque le classement qui la situe le jugement qui identifie sont tout entiers dans le regard de autre en particulier de cet autre dominant dont est attendue une reconnaissance égalité sociale sinon juridique Croire il est possible de manipuler son statut en en modifiant les attributs est un leurre ou une sottise puisque celui-ci dépend avant tout du décret de ceux qui se trouvent en position de dire par la parole ou dans les conduites quel il est Par son mouvement même le monologue de Dandin indique cette prise de conscience Au début le je affirme comme ai fait pour rappeler illusion une représen tation du social où les intentions et actions du sujet sont pensées comme lui assurant pleine maîtrise sur son être social Mais la troisième phase tout bascule et Dandin de sujet devient objet comme si le ils qui exprime les volontés nobiliaires le dépossédaient du contrôle de lui-même Tout comme ses pareils nous autres il doit subir imposition une identité sociale qui ne dépend pas de lui qui est pas celle il croyait avoir conquise qui est en rien conforme son espérance

Une proximité sociale même formalisée par alliance même signifiée par le style de vie ne suffit pas emporter une égalité réelle qui est reconnaissance état pratique dans les comportements ordinaires de la parité sociale De là un vocabulaire de écart au-dessus ou de inéga lité pas assez pour dire illusion démentie Le rapport avec Angélique en est le signe le plus patent et le plus cruel puisque cette intimité conju gale est aucunement vécue comme une égalité reconnue puisque écart des conditions subvertit la hiérarchie naturelle qui doit être entre époux

une femme qui se tient au-dessus de moi Malgré le mariage le capital économique ne est pas mué en capital social comme indique une formule qui énonce brutalement échec de la conversion tentée elle pense avec tout mon bien je ai pas assez acheté la qualité de son mari Mais idée selon laquelle les qualités conjugale ou sociale pourraient acheter et donc dépendre de acheteur est une idée risible Le classement social est autre chose une transaction objective entre des partenaires égaux Il est une nomination qui suppose une distance infranchissable entre celui qui pouvoir de nommer et celui qui est nommé un écart irréductible entre la

299

LITTERATURE ET HISTOIRE

représentation construite imposée individu et celle il se fait de lui- même

Les différences entre les conditions sont donc absolues et insurmontables Dandin tire la le on de cette impossible mobilité en prônant mais trop tard pour lui une philosophie de la fixité sociale qui laisse radicalement séparés les états aurais bien mieux fait tout riche que je suis de allier en bonne et franche paysannerie Le paysan mal marié reprend ici idée commune du siècle selon laquelle une société bien réglée suppose la perma nence des conditions donc des alliances socialement égales et des fils statu tairement identiques aux pères Rêver une égalité avec la noblesse est une chimère mieux vaut ne point frotter Entre supérieurs et inférieurs échange est inégal et ne peut que être puisque les premiers entendent aucunement conférer un peu de leur honorabilité leurs alliés mais seule ment capter leur profit une part de leur richesse alliance ils font est petite avec nos personnes est notre bien seul ils épousent

Les rapports et classements sociaux obéissent donc pas aux principes que leur supposait Dandin où son désenchantement qui abord une tra duction psychologique Ma maison est effroyable maintenant et je rentre point sans trouver quelque chagrin Le vocabulaire est là fort et violent emprunté la tragédie effroyable signifie qui donne de la peur de épouvante de horreur Furetière et chagrin repris par Félibien indique un déplaisir extrême inquiétude ennui la mélancolie Furetière encore Mais ce désenchantement connaît aussi une autre traduction drama tique celle-ci le dédoublement du personnage qui constamment interpelle

George Dandin George Dandin vous avez fait une sottise la plus grande du monde Tous les commentaires de la pièce arrêtent sur cette forme qui constitue la caractérisât ion stylistique majeure du rôle de Dandin

Une première lecture reconnaît avant tout un procédé comique hérité de la farce Tout comme George Dandin la Jalousie du Barbouillé ouvre par un monologue où le personnage se parle lui-même Ah pauvre Bar bouillé que tu es misérable Il faut pourtant la punir Si je la tuais. inven tion ne vaut rien car tu serais pendu Si tu la faisais mettre en prison. La carogne en sortirait avec son passe-partout Que diable faire donc Sans aucune des connotations sociales de Dandin puisque le Barbouillé impute son malheur aux seuls déportements de sa femme le texte joue sur le même effet comique de homme qui voix haute entretient avec lui-même Molière sera fidèle au procédé du monologue Arnolphe Sot as-tu point de honte cole des femmes III celui Harpagon où le dédoublement est corporellement joué puisque le personnage se saisit de lui-même en pensant tenir son voleur Avare IV le texte indique il se prend lui-même le bras et ce peut-être afin étouffer dans le rire une pitié possible pour un personnage trompé désespéré misérable36

Pour autres ce dédoublement réitéré dans les trois monologues du premier acte doit être entendu comme expression de la dualité même du

36 Cette interprétation du dédoublement de Dandin est celle de ROMANO Essai sur le comique de Molière Berne Francké 1950 et de BRODY Esthétique et société chez Molière dans Dramaturgie et société Paris ditions du CNRS 1968 pp 307-328

300

CHARTIER LE SOCIAL EN REPR SENTATION

personnage Celle-ci peut être pensée comme nouant des aspirations contraires le Dandin qui parle est celui qui voudrait rendre public insup portable de sa situation et obtenir justice celui qui il parle le Dandin ido lâtre des Sotenville qui cru possible de partager un peu de leur gloire Le premier Dandin qui voudra désabuser le père et la mère est prêt humilier pour humilier ceux qui ont trahi son espérance le second rappelle sa vaine croyance vaine non en ce elle reconnaît la supériorité des gen tilshommes jamais mise en doute mais parce elle pensait possible être admis par eux comme un égal37 La dualité de Dandin peut être aussi per ue comme opposition entre un savoir trop tard acquis et une sottise irrémédiable qui obsède la mémoire Le dédoublement du personnage serait indice du temps écoulé la trace sourde de erreur irréparable la raison ori ginelle toujours rappelée des humiliations endurées et de expiation néces saire38 De là impossibilité de Dandin communiquer avec les autres son solipsisme radical son aliénation linguistique39

Mais il est possible de lire aussi une autre fa on ce dialogue du person nage avec lui-même comme expression dramatique un énoncé sur le fonctionnement de la société Le Dandin qui parle au présent est celui qui sait comment opère vraiment dans le quotidien des rapports sociaux par le regard et la conduite de ceux qui en ont le pouvoir la détermination des identités sociales Le Dandin il interpelle est celui qui cru possible impossible qui placé des attentes absurdes dans une perception illusoire des mécanismes qui règlent estime donc la réalité sociale Le personnage son erreur reconnue construit en imagination une autre vie celle qui aurait dû être si le Dandin autrefois avait su ce que sait celui aujourdhui aurais bien mieux fait tout riche que je suis de allier en bonne et

franche paysannerie Cette alliance maintenant impossible réévoquée il aura confirmation par Lubin de intérêt Angélique pour Cli- tandre si était une paysanne est pour George Dandin comme envers souhaitable mais irréel une situation vraie mais effroyable Sont ainsi nouées les deux perceptions contradictoires du classement social une illu soire qui le fait dépendre de la volonté de individu autre vécue expé rience qui identifie comme un mécanisme de domination et les deux stratégies alliance qui leur correspondent celle qui sottement pensait pos sible le changement état et celle qui reconnaît la nécessaire égalité des conditions Les mortifications les déplaisirs les douleurs du paysan marié dont parle le programme distribué aux courtisans ne tiennent

37 GossMAN op cit pp 161-162 whole behavior is marked by this dual atti tude of love and hate of self-love and self-hate He must inevitably seek to be humiliated by his idols in order that their divinity be upheld and he must inevitably resent this divinity because it is the obstacle to his own ... The George Dandin who comments is the resentful George it is he who seeks to désabuser le père et la mère and the George who is commented on is the idola trous George

38 KNUTSON Molière An Archetypal Approach Toronto University of Toronto Press 1976 154 That belated wisdom cohabits in Dandin with the memory of folly explains the distinctive dédoublement of this main character and the constant dialogue that goes on within him

39 Ralph ALBANESE Jr. Solipsisme et parole dans George Dandin Kentucky Romance Quarterly 27 1980 pp 421-434

301

LITTERATURE ET HISTOIRE

pas seulement aux péripéties de intrigue qui trois fois le bernent elles expriment inexorable trajectoire un destin bâti sur une fausse idée du monde social et de ses lois

Comprendre ce que les publics de la cour puis de la ville ont pu entendre ce discours sur les règles de construction des hiérarchies ou des égalités sociales suppose abord il soit rapporté aux perceptions pos sibles du personnage qui le tient La comédie est pas un traité de sociolo gie et chaque énoncé est comme un trait de ces portraits ressemblants que sont les personnages du théâtre Contre les lectures qui assez vainement efforcent identifier dans chaque pièce les porte-parole de Molière ou ses pensées propres il faut revenir la mise en garde de Uranie de La Critique de cole des femmes dans son échange avec Climène

Climène Je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux

Uranie Ne voyez-vous pas que est un ridicule il fait parler40

Ici celui il fait parler est un paysan qui proclame sa richesse et qui épousé une fille de noble Mais hors cette indication quels sont les repères fournis au public pour son tour il puisse classer le personnage qui adresse lui

Si malheureusement aucun marché semblable celui établi en décembre 1664 pour les ouvrages de peinture nécessaires Dom Juan ne permet de connaître les décors des représentations parisiennes de George Dandin inventaire après décès de Molière dressé entre le 13 et le 21 mars 1673 indique dans quel costume il jouait le paysan marié Le 14 mars sont inventoriés les habits de théâtre parmi eux une boîte dans laquelle sont les habits de la représentation de George Dandin consistant en haut de chausse et manteau de taffetas musc le collet de même le tout garni de den telle et boutons argent la ceinture pareille le petit pourpoint de satin cra moisi autre pourpoint de dessus de brocart de différentes couleurs et dentelles argent la fraise et souliers41 Un tel costume qui rien de paysan pouvait immédiatement être reconnu comme une imitation outrée forcée démodée de habit aristocratique Avec ses dentelles abondantes que on ne retrouve ni dans le costume Orgon ni dans celui Alceste) avec ses couleurs multiples qui caractérisent aussi les costumes de Mon sieur Jourdain et de Pourceaugnac) avec sa fraise ancienne est le seul costume qui en comporte une avec celui du Sganarelle du Médecin malgré

40 MOLI RE La Critique de cole des femmes op cit. 659 41 RGENS et MAXFIELD-MILLER Cent ans de recherches sur Molière sur sa famille

et sur les comédiens de sa troupe Paris SEVPEN 1963 pp 554-584 la description du costume du rôle de Dandin 567 Cf le commentaire de VARICK DOCK Costume and Fashion in the Plays of Jean-Baptiste Poquelin Molière Seventeenth-Century Perspective Genève Editions Slatkine 1992 pp 203-208

302

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

lui) habit de Dandin signifie lui aussi sa manière la vaine tentative du personnage pour devenir ce il ne peut pas être Il exhibe par son excès ridicule et son archaïsme déclassé infranchissable distance qui sépare Dan din de ceux auxquels il voudrait ressembler Dans acte imitation le plus manifeste se voit immédiatement la radicale impossibilité de identifica tion Brisart qui dessina la première série de gravures illustrant une édition des uvres de Molière celle proposée en 1682 par Denis Thierry Claude Barbin et Pierre Trabouillet et fondée sur un manuscrit remis par Armande Béjart La Grange voulu rendre la fraise en moins cette richesse trop ostentatoire du costume de Dandin ici montré dans avant-dernière scène de la comédie celle de son humiliation ultime Le visage jeune les cheveux bouclés Dandin agenouillé porte des dentelles aux poignets et au collet un pourpoint la poche bizarrement ornée des souliers aux lacets exubérants Peut-être moins nettement visible que sur habit de scène la dérisoire hyper-identification de Dandin avec le style des nobles en est pas moins clairement suggérée imitation se trahit par sa maladresse exces sive la proximité exhibée indique la différence maintenue

Dandin est donc abord un costume risible en ce il veut mal pro pos plagier les habits nobiliaires Il est aussi un nom George Dandin por teur une double connotation La première renvoie au sens même du verbe etymon dandiner Pour le Dictionnaire de Académie fran aise de 1694 il signifie branler la tête et le corps comme font ordinairement les niais et ceux qui ont point de contenance le Furetière en 1690 définit ainsi un dandin Grand sot qui point de contenance ferme qui des mouve ments de pieds et de mains deshonnêtes et le Richelet chronologique ment plus proche de Molière comme une espèce de sot et de niais qui va regardant et là Manière de benêt et de lourdaud qui un air languissant et innocent dandiner se balancer comme un niais faire le dandin ce dictionnaire donne un exemple emploi extrait de Saint-Amant II dan dine du cul comme un sonneur de cloches ce qui était rappeler une des etymologies proposées du mot dandin désignant au xive siècle une clochette Ce nom la sonorité plaisante indique donc que le paysan est un sot ridicule vacillant entre la noblesse il admire et la roture dont il ne peut se déprendre ballotté au gré des intrigues qui le dupent toujours oscil lant entre imitation outrée de la gentilhommerie et la rusticité du naturel paysan

Seconde connotation ajoutée par Furetière Rabelais écrit une His toire de Perrin Dandin et de Thénot Dandin dont on tire une moralité qui est un grand usage dans le monde pour tous ceux qui veulent accommoder les procès Dandin est donc un nom de littérature utilisé par Rabelais dans le Tiers Livre au chapitre XLI réemployé par Racine dans Les Plaideurs créée fin octobre ou début novembre 1668 et dix ans plus tard par La Fon taine dans les Fables Livre IX Dans les trois cas le nom est associé avec une compétence judiciaire Le Perrin Dandin de Rabelais homme hono rable bon laboureur arbitre les débats procès et différends de tout son voisinage quoique juge ne fût et son fils Thénot veut lui aussi entre mettre appointer les plaideurs mais réussit moins bien car il prend les différends étant encore verts et crus et non sur leur fin lorsque les par-

303

LITT RATURE ET HISTOIRE

ties épuisées sont prêtes la conciliation42 Le Perrin Dandin de Racine est lui juge authentique issu de Dandins qui tous ont porté la robe enragé juger au dérangement esprit Molière en utilisant ce nom littéraire ment associé la fonction de justicier sans doute voulu jouer avec la tradi tion sûrement connue une partie au moins de son public et en renverser la signification son Dandin est pas juge mais jugé et trois fois condamné par ce juge naturel est Monsieur de Sotenville43 George Dandin est comme un Dandin envers non plus dispensateur de la justice mais tou jours victime de celle il réclamée sûr tort de gagner son affaire Ce nom de comédie sa fa on dément tout autant que la pastorale qui Ver sailles enchâssait la pièce la possible réalité du personnage et de sa situa tion Il est seigneur certes mais seigneur de fantaisie affublé du titre ridicule de Monsieur de la Dandinière Comment mieux indiquer que si repré sentation du social il elle évite pas tout au contraire les conventions comiques qui dissocient les personnages de leurs supposés modèles authen tiques

De ces conventions une des plus fortes est celle qui fa onne la repré sentation du paysan et le rend immédiatement identifiable pour les publics de la cour et de la ville Pour dessiner Dandin Molière en joue subtilement il est averti par Lubin de infidélité Angélique il soup onnait déjà vaguement sa réaction est une fois encore opposer son sort réel de mari une fille noble et le sort il aurait pu il aurait dû avoir il avait épousé une paysanne De là dans son second monologue la scène ni de acte premier le contraste énoncé entre deux systèmes de valeurs et de comportements alliance egalitaire paysanne la fois préserve la hiérar chie convenable entre époux et autorise immédiateté brutale de la domina tion masculine le mari maître chez lui peut faire justice bon coups de bâton Au contraire alliance inégale brouille la distribution naturelle de autorité et oblige une justice déléguée remise autres excluant toute violence Au propre comme au figuré Dandin le paysan les bras liés par une obligation sociale qui interdit les conduites ordinaires sa culture

du moins celle dont la convention théâtrale dote ses pareils Le mariage disproportionné installe le désordre deux fois marqué Dandin doit renon cer au pouvoir de justice ordinaire aux maris et se faire lui-même solliciteur pour obtenir réparation Pour ce il doit exhiber son infortune la faire connaître la rendre publique et non pas comme de coutume la cacher aux yeux du monde

En lui faisant exprimer la nostalgie une violence sans fard et le regret une légitime brutalité Molière écartèle son personnage entre deux habi tus obligé de se soumettre aux règles de alliance noble il ne peut agir comme un paysan mais paysan il pas incorporé les codes et contrôles qui caractérisent la conduite aristocratique Les paysans manquent la

42 RABELAIS Le Tiers Livre chap 41 dans RABELAIS uvres complètes Paris ditions du Seuil intégrale 1973 pp 518-521 Le terme dendins apparaît parmi les injures adres sées par les fouaciers de Lerne aux bergers sujets de Gargantua Gargantua ibid. 119

43 Cf GROSS From Gesture to Idea Esthetics and Ethics in Comedy New York Columbia University Press 1982 pp 127-138 pour qui George Dandin takes the form of senes of trials citation 127)

304

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

civilité avec cet exemple emploi le Dictionnaire de Furetière en 1690 rappelle un lieu commun du siècle manié par Molière dans ce il de plus aigu savoir que la violence physique en acte ou en imagination constitue le plus clair indice un comportement ni policé ni civilisé symptomatique de cette rusticité que les dictionnaires du temps constituent comme anto nyme de la civilité

Donc un personnage qui parle des modes de construction de identité de impossible changement de condition des mécanismes qui règlent le classe ment social Et en même temps un personnage trois fois ridicule par son costume outrancier son nom de niais ses foucades de rustaud Comment cet assemblage où originent les lectures contradictoires de la pièce pouvait-il être re par les spectateurs de 1668 Sur quel horizon partagé plus ou moins de pensées et informations la comédie pouvait-elle inscrire George Dandin est une farce pour rire Soit Mais quel était le tissu de conni vences entre Molière et son public qui la rendait déchiffrable également comme chargée un discours sur ce était ou devait être la société

tait-ce la vraisemblance de sa situation rare sans doute mais possible Mais pas plus que les princes épousent les bergères les dandins de 1668 ne se marient avec les filles de gentilhomme idée que on voudrait soutenir ici est que personne la cour comme la ville ne pouvait croire la possible réalité une semblable alliance et que donc emblée intrigue était classée du côté de la parodie Si la comédie pu être qualifiée archi-comique est peut-être en premier lieu parce elle représentait une situation si absurde une anomalie si incongrue elle ne pouvait que faire rire

Rire abord parce que Dandin est trompé de siècle Certes des paysans riches fermiers ou laboureurs ont pu devenir les égaux des gen tilshommes de leur village voire même entrer dans la noblesse par acquisi tion de fiefs et un style de vie noble mais ce seulement avant la mi-xvie siècle44 Après 1560 une telle ambition est plus de mise la fois parce que les ordonnances royales démentent cette fausse noblesse celle de 1579 précise que les roturiers et non-nobles achetant fiefs nobles ne seront pour les anoblis de quelque revenu que soient les fiefs par eux acquis et parce que les gentilshommes eux-mêmes acceptent plus pour pairs ceux qui seulement imitent sans autre titre leur manière de vivre Comme Don Quichotte Dandin est donc victime un effet ïhysteresis impuissant reconnaître la disparition des mécanismes mêmes dont il espère tirer profit De toute fa on même au xvie la manière dont il entend obtenir égalité avec la noblesse aurait pas été de ordre du socialement possible il la veut immédiate alors que agrégation familiale au second ordre toujours supposé un long processus assimilation et de reconnaissance il la veut sur

44 Voir les conclusions tout fait concordantes de J.-M CONSTANT Nobles et paysans en Beauce aux xvie et xvite siècles Service de Reproduction des thèses Université de Lille III 1981 chap III et IV et de WOOD The Nobility of the Election of Bayeux 1463-1666 Continuity through Change Princeton Princeton University Press 1980

305

LITT RATURE ET HISTOIRE

la terre sans étape urbaine alors que la notabilité bourgeoise exercice une profession de justice achat de charges ont toujours constitué un passage cita din obligé pour toute famille paysanne en route vers la condition nobiliaire45

Rire aussi parce que les nobles même pauvres même dans embar ras ne font pas épouser leur fille de simples paysans même riches Certes les mésalliances existent et même se multiplient après 1660 du fait sans doute des difficultés financières qui touchent une partie une partie seule ment des familles aristocratiques Mais jamais dans tous les cas observés elles autorisent un paysan entrer dans la parentèle un gentilhomme Les élus sont une autre condition distingués par la possession un office royal ou seigneurial ou tout le moins par un statut de bonne bourgeoisie qui suppose une vie rentière aucunement souillée par un travail méca nique ou une activité économique46 La double invraisemblance qui rend incroyable le mariage un paysan et une fille noble et insensée la préten tion celui-ci de vouloir être tenu pour un égal des gentilshommes ne pouvait être reconnue par les spectateurs de 1668 dont la perception de la société le savoir social incluait nécessairement le sens de ce qui était socialement possible ou impossible Donné comme allant de soi sans il soit besoin de expliciter un tel savoir spontané et partagé constitue une des connivences les plus fortes entre auteur et son public Autant que identification des genres et des formes il donne sens uvre en jaugeant le type de relation elle entretient avec le monde social Ici il indiquait que la situation est de fantaisie imaginée pour la scène mais inimaginable dans la réalité des rapports sociaux du temps

Est-ce dire que Félibien se fourvoie il commente la comédie comme une représentation naturelle ressemblante véritable Et que les spectateurs ne pouvaient rien voir qui soit en rapport avec organisation de leur société Le 18 juillet Versailles parmi les dames admises la table du roi abbé de Montigny note la présence de Madame et Mademoi selle de Se vigne Malheureusement la marquise ne dit rien de la fête ni de la comédie Ses lettres de été 1668 sont tout occupées par sa dispute avec Bussy-Rabutin au sujet du portrait il publié elle et qui ne lui convient guère mais aussi par la réformation de la noblesse champenoise47

La grande préoccupation de la marquise de Sévigné en été 1668 est en effet enquête qui vise vérifier authenticité de la noblesse des familles prétendues telles et rejeter dans la roture toutes celles qui ne peuvent faire preuve écrite une noblesse au moins quatre degrés Entreprise dès les lendemains de la Fronde une telle recherche épuratrice du second ordre re un fondement vigoureux avec la déclaration du roi du février 1661 Entre 1661 et 1668 vingt-cinq textes législatifs et réglementaires précisent

45 Cf dans J.-M CONSTANT op cit. pp 70-73 le paragraphe Des paysans ont-il pu ano blir avant 1560

46 Sur ce point un même diagnostic est porté par J.-M CONSTANT op cit. 233 qui chiffre 153 les alliances roturières officières et bourgeoises de la noblesse beauceronne pour la période 1660-1700 contre 13 pour la période 1600-1660 et par JACQUART La crise rurale en Ile-de-Fran 1550-1670 Paris Armand Colin 1974 534

47 Madame de VIGN Correspondance texte établi présenté et annoté par DUCH NE Paris Gallimard Bibliothèque de la Pléiade 1.1 Mars 1646-juiUet 1675 1972 pp 99-102

306

CHARTER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

les procédures des recherches et étendent leurs ressorts La sévérité est de mise puisque pour chacun des quatre degrés de parenté trois documents au moins doivent être produits attestant exemption de taille le style de vie noble le port du titre de noble homme ou écuyer soit dans des actes nota riaux contrats de mariage actes de tutelle actes de vente etc.) soit dans des aveux et dénombrements seigneuriaux soit dans les arrêts de la Cour des Aides soit encore dans les généalogies dressées et certifiées occasion des précédentes réformations48 Le motif premier de telles recherches est évi demment fiscal puisque les condamnés sont remis la taille Elles visent aussi empêcher une trop facile évasion vers le second ordre qui dans une société dominée par le mercantilisme est toujours pensée comme un péril mortel en réduisant la fois le nombre des contribuables et celui des producteurs elle porte atteinte la richesse de tat donc sa puissance Mais au-delà la réformation vise restaurer ordre de la société en dési gnant comme nobles authentiques seulement ceux qui peuvent prouver leur état par écrit et histoire Pour le roi les intendants les officiers de finances ou les traitants qui se chargent des vérifications le rang social ne saurait plus être déterminé par la volonté des individus même appuyée sur un certain nombre de signes visibles un style de vie noble la possession une terre seigneuriale Il dépend fondamentalement une reconnaissance donnée sur pièces par autorité du monarque seule capable de dire quelle est la condition véritable de ses sujets Entre eux et leur souverain la relation est-elle donc pas analogue celle établie par Molière entre le paysan qui se croyait égal un gentilhomme et celui-ci qui proclame il ne est pas

En tout cas il est probable que la cour vu la comédie avec en tête la pensée de ces réformations qui agitaient ou excitaient toute la noblesse du royaume Je suis entêtée de cette folie écrit Madame de Sévigné Par un détail Molière sollicite ailleurs le rapprochement la belle-mère de Dan- din Madame de la Prudoterie lui déclare en effet être issue une maison où le ventre anoblit et qui par ce beau privilège rendra vos enfants gen tilshommes Certaines coutumes provinciales en particulier celles de Champagne reconnaissaient la possibilité pour les femmes nobles mariées des roturiers de transmettre leur noblesse leurs enfants Lors des réforma tions de noblesse le point fut âprement discuté Les traitants en charge des vérifications et qui avaient un intérêt direct multiplier les condamnations dont ils avaient affermé les profits refusèrent cette noblesse utérine considérant comme roturiers les enfants nés des mariages entre femmes nobles et maris roturiers La noblesse champenoise inverse défendit les droits de la noblesse maternelle et le Conseil du roi lui donna raison en ordonnant aux traitants de cesser leurs poursuites49 La dispute constitue une des préoccupations nobiliaires des années 1660 Molière utilise pour

48 Deux exemples de recherches provinciales dans WOOD op cit. chap et J.MEYER La noblesse bretonne au siècle Paris SEVPEN 1.1 1966 pp 29-61 Dans élection de Bayeux des nobles vérifiés sont remis la taille en Bretagne le pourcentage paraît très supérieur

49 P.-J GROSLEY Recherches sur la noblesse utérine de Champagne dans Recherches pour servir histoire du droit fran ais 52 pp 183-250 qui cite les coutumes de Troyes Châ- lons Meaux Vitry Chaumont et Sens

307

LITT RATURE ET HISTOIRE

nouer un lien évident entre intrigue de sa comédie et les recherches de noblesse qui ont suivi la déclaration royale de février 1661 La Bruyère la rappelle en filigrane dans Les Caractères combien enfants serait utile la loi qui déciderait que est le ventre qui anoblit mais combien autres serait-elle contraire50

Pour les courtisans en 1668 George Dandin pouvait donc être entendu comme un texte qui travers une intrigue toute imaginaire visait la ques tion majeure posée toute la noblesse du royaume comment et par qui est définie identité sociale Sur la scène le gentilhomme décide celle du paysan qui ne peut accepter image qui lui est renvoyée de lui-même Mais dans la société son tour le noble doit consentir ce un autre dise qui il est Pour lui aussi la manière dont il se per oit et se classe est rien sans la légi timité accordée par un prince qui peut déclarer qui est usurpateur et qui ne est pas qui appartient au second ordre et qui doit en être retranché La vérification peut être ostentation heureuse entendons Madame de Sévi- gné II fallu montrer notre noblesse en Bretagne et ceux qui en ont le plus ont pris plaisir de se servir de cette occasion pour étaler leurs marchan dises Voici la nôtre quatorze contrats de mariage de père en fils trois cent cinquante ans de chevalerie les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne et bien marqués dans histoire quelquefois de grands biens quelquefois de médiocres mais toujours de bonnes et grandes alliances51 Mais même ceux qui sont sûrs de leurs titres et qui en flattent la réformation rappelle que leur identité dépend un jugement sou verain qui seul peut dire la conformité de leur être social avec la définition monarchique de la condition nobiliaire la cour George Dandin pu être ainsi entendu comme un texte qui parle un social véritable non pas bien sûr celui de la fiction absurde jouée sur le théâtre mais celui vécu par tous les gentilshommes dont la condition est alors identifiée et certifiée par la décision royale Pour eux entre la société et le texte comique le rapport est pas chercher dans la possible similitude des situations mais dans exhibition décalée analogique du principe même qui régit la définition de toute identité compris la leur propre Ainsi était établi un lien fort entre intrigue même de la comédie qui donnait voir une impossible usurpa tion52 et la circonstance de sa représentation vouée glorifier absolue puissance du roi

Pour le public de la ville massivement roturier majoritairement bour geois au sens le plus large du terme la comédie sans doute pas été vue avec présentes esprit les recherches de noblesse qui ne le concer naient guère histoire pour lui avait un autre sens jouait sur une autre loi du fonctionnement social Félibien suggère cette possible lecture il accorde une portée universelle aux malheurs de Dandin le paysan II ne se peut rien voir de plus ressemblant que ce il Molière fait pour mon-

50 LA BRUY RE Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les urs de ce siècle texte établi par GARAPON Paris ditions Garnier 1962 De quelques

usages 11 416 51 Madame DE VIGN op cit. lettre Bussy-Rabutin du décembre 1668 pp 105-106 52 GAINES Social Structures in Theater Columbus Ohio State University

Press 1984 pp 148-155

308

CHARTIER LE SOCIAL EN REPRESENTATION

trer la peine et les chagrins où se trouvent souvent ceux qui allient au- dessus de leur condition La remarque prend allure une le on qui plaide pour endogamie sociale et au-delà pour la continuité familiale des condi tions En ce second xvne siècle la mobilité un état autre est le plus souvent pensée comme un désordre qui bouscule les hiérarchies naturelles qui brouille les relations établies qui menace ordre politique lui-même Les bourgeois qui veulent se faire gentilshommes sont théâtralement des ridi cules et des dupes parce que socialement ils perturbent un équilibre où cha cun été mis ou remis son rang et où les possibilités licites permettant de élever du troisième au second ordre sont devenues strictement codifiées et chichement comptées Faire rire de ceux qui malgré cela efforcent de tra verser les frontières entre les ordres et les états tend sans doute désamor cer les tentations incongrues Les spectateurs du Palais-Royal ont pas pu ne pas voir que la comédie sous les traits un paysan de farce visait mettre en garde contre les ambitions mal ajustées et légitimer un ordre où chacun doit demeurer son rang Que ce soit là ou non idéologie propre de Molière importe finalement peu la comédie pas prôner une morale sociale mais elle démonte dans une situation imagination les effets de illusoire conviction en la mobilité des conditions est par là elle peut croiser horizon de croyances des spectateurs parisiens qui pour une bonne part entre eux tous les échelons de la hiérarchie partagent la perception du monde social qui fondé la sotte espérance de Dandin intrigue de fan taisie leur indique il est bon de en défaire en un temps où confor mément idéal une société aux appartenances perpétuées les hiérarchies sont clairement tracées et les conditions fermement séparées

Ont-ils compris le diagnostic Peut-être Peut-être pas La subtilité ambiguë de la caricature consiste en effet préserver intérieur de son universalisation possible une autre lecture qui déchiffre que le ridicule de excès Sans doute le public roturier parisien bourgeois petit ou grand) comprenait-il que la comédie touchait la tension fondamentale existant entre les aspirations la promotion personnelle ou familiale qui étaient siennes et une norme réitérée visant figer et reproduire ordonnance ment social Il pouvait comprendre ce qui lui était montré comme un aver tissement qui valait pour chacun quel que soit son rang et le but modeste et glorieux de son ambition mais il pouvait aussi ne percevoir que la démesure extravagante de Dandin ce qui pouvait conforter la croyance en la réussite des entreprises raisonnables universalité de Molière topos classique il en est réside peut-être là dans cette pluralité de récep tions possibles une uvre qui pour faire percevoir des principes très réels du fonctionnement social use de situations qui elles ne sont aucunement de ordre du socialement possible

Roger CHARTIER cole des Hautes tudes en Sciences Sociales

309