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Carl Gustav JungCarl Gustav Jung

Carl Gustav Jung photographi en 1910 Biographie Naissance: 26juillet1875 Kesswil, en Suisse almanique Dcs: 6juin1961 ( 85 ) Ksnacht, en Suisse almanique Nationalit:

Suisse Vie universitaire Formation: Mdecine (psychiatrie) Titres: Professeur et Docteur Auteurs associs Dtracteurs: Richard Noll - Sigmund Freud Partisans: Marie-Louise von Franz Wolfgang Ernst Pauli Franz Riklin Erich Neumann James Hillman Clarissa Pinkola Ests Principaux travaux Psychanalyse - Psychologie analytique

Carl Gustav Jung (prononc [karl staf j] couter) est un mdecin, psychiatre, psychologue et essayiste suisse n le 26juillet1875 Kesswil, canton de Thurgovie, mort le 6juin1961 Ksnacht, canton de Zurich, en Suisse almanique. Penseur influent, il est l'auteur de nombreux ouvrages de psychologie et de psychosociologie en langue allemande traduits en de nombreuses autres langues. Il est le fondateur du courant de la psychologie analytique. Son uvre a t d'abord lie la psychanalyse de Sigmund Freud dont il fut lun des premiers collaborateurs et dont il se spara par la

Carl Gustav Jung suite pour des motifs personnels et en raison de divergences thoriques. Carl Gustav Jung a t un pionnier de la psychologie des profondeurs en soulignant le lien existant entre la structure de la psych (c'est--dire l' me dans le vocabulaire jungien) et ses productions et manifestations culturelles. Il a introduit dans sa mthode des notions de sciences humaines puises dans des champs de connaissance aussi divers que l'anthropologie, l'alchimie, l'tude des rves, la mythologie et la religion, ce qui lui a permis d'apprhender la ralit de l'me . Si Jung n'a pas t le premier tudier les rves, ses contributions dans ce domaine ont t dterminantes. Auteur prolifique, il mle rflexions mtapsychologiques et pratiques propos de la cure analytique. Jung a consacr sa vie la pratique clinique ainsi qu' l'laboration des thories psychologiques, mais a aussi explor d'autres domaines des humanits : depuis l'tude comparative des religions, la philosophie et la sociologie, jusqu' la critique de l'art et de la littrature. On lui doit les concepts d' archtype , d' inconscient collectif et de synchronicit . Pre fondateur d'une psychologie des cultures, il a rassembl autour de ses travaux des gnrations de thrapeutes, d'analystes et d'artistes. En dpit de la polmique concernant ses relations avec le rgime nazi[1] , Jung a profondment marqu les sciences humaines au XXesicle.

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BiographieSources biographiques et le cas de Ma VieLa biographie de Carl Gustav Jung n'est pas parfaitement connue car il a toujours refus de rdiger lui-mme l'intgralit de ses mmoires. Sa biographie officielle a t crite en grande partie par Anila Jaff, qui a obtenu qu'il lui confie des lments de sa vie partir de 1957, alors qu'il tait g de 83 ans. Il en a rsult l'ouvrage Ma vie. Souvenirs, rves et penses (sous titr recueillis par Anila Jaff et publi en allemand en 1961 sous le titre Erinnerungen, Trume, Gedanken [2] ) dans lequel au moins quatre chapitres sont de la plume de Jung lui-mme. Cette uvre profondment personnelle a t ds lors accepte comme son autobiographie officielle par ses proches collaborateurs. Elle est clbre par les premiers mots avec lesquels Jung l'ouvre : Ma vie est lhistoire d'un inconscient qui a accompli sa ralisation [3] . C'est aussi prcisment en raison de son caractre personnel que Jung n'a pas voulu la faire figurer dans la liste de ses uvres compltes[4] . Tous ses biographes insistent sur la difficult relier entre eux les vnements de la vie de Jung, d'autant plus que nombre de ses crits, notamment sa volumineuse correspondance, sont encore inexploits[5] . De plus les informations fournies sont souvent contradictoires selon les sources, notamment en ce qui concerne les relations de Jung avec le rgime nazi. Plusieurs de ses collaboratrices ont publi des biographies de Jung, notamment Marie-Louise von Franz (C. G. Jung son mythe en notre temps, 1972) et Barbara Hannah (Jung, sa vie et son uvre, publi en franais en 2005). D'autres auteurs, comme Charles Baudouin, dans L'uvre de Jung et Henri F. Ellenberger dans le chapitre consacr Jung de son Histoire de la dcouverte de l'inconscient[6] , ont comment son uvre tout en faisant le parallle avec les vnements de sa vie. Leurs ouvrages contiennent des dtails qui compltent utilement les propos recueillis dans Ma vie. Souvenirs, rves et penses. Ils mettent en perspective certains passages en les clarifiant, permettant d'en tirer l'enseignement que Jung a voulu transmettre travers ses propres crits qui sont parfois hermtiques. Le travail de Deirdre Bair, traduit en franais en 2007 sous le titre Jung. une biographie, donne de nombreux dtails et prcisions ne figurant pas dans les ouvrages prcdents[7] . C'est surtout sur ce travail que se fonde la section biographique du prsent article : Deirdre Bair, qui n'est pas affilie aux thories jungiennes, a en effet obtenu un accs quasi-total aux archives familiales et a bnfici de nombreux entretiens avec des personnes ayant rencontr Jung.

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Premires annesCarl (ou Karl) Gustav Jung nat en 1875, Kesswil, en Suisse almanique[8] au sein d'une famille d'ascendance allemande et de tradition clricale du ct paternel (son pre est en effet pasteur luthrien). Du ct maternel, Jung compte parmi ses ascendants des mdecins minents. Jung explique dans Ma Vie que cette double filiation prestigieuse claire son attrait la fois pour la thologie et pour la mdecine, et qu'elle a model sa pense. Il y voit la raison de sa passion pour l'introspection et de l'existence de ses deux personnalits. Trs tt en effet, Jung sent en lui deux attitudes qui cohabitent, qu'il nomme personnalit no1 et personnalit no2 . Sa mre, frue de spiritisme, est la premire parler de cet tat dissoci de conscience. Plus tard, C. G. Jung, dans son autobiographie, dcrit la personnalit no1 comme consciente et conventionnelle , inoffensive et humaine , identifie son pre, et la no2 comme inconsciente, redoutable (...) ne se manifestant que par moments mais toujours Jung l'ge de six ans. l'improviste et faisant peur . Cette dualit entrane des rpercussions sur de nombreux aspects de la vie de Jung, expliquant son comportement avec ses conqutes fminines ou ses relations avec ses collgues masculins par la suite[9] et son intrt pour le paranormal. Dans Ma Vie, Jung parle de son mythe personnel . Il se plat rappeler qu'il remonte par parent Goethe ; son grand-pre paternel et homonyme, Karl Gustav Jung, affirme en effet tre le fils illgitime du pote allemand. Chirurgien d'avant-garde, franc-maon[10] , ce grand-pre a t recteur de l'universit de Ble et titulaire d'une chaire d'anatomie. Il a aussi t le fondateur d'un tablissement pour les enfants handicaps mentaux : la Fondation de l'esprance (Zur Hoffnung), en 1857. Trs moderne, il a crit un article prfigurant la future vocation de son petit-fils en y parlant de la dimension psychologique de la mdecine [11] . Le pre de Carl Gustav, Paul Jung, se consacre lui au sacerdoce et devient pasteur de campagne et aumnier de l'hpital psychiatrique de Friedmatt, Ble. Sa mre milie, ne Preiswerk, est originaire de Nrtingen et appartient une fratrie de douze enfants. Elle descend de protestants franais tablis en Allemagne aprs la rvocation de l'dit de Nantes. C'est une femme passionne d'occultisme, ce qui explique la prsence dans la famille Jung d'une aura de phnomnes paranormaux ainsi que l'attrait et la fascination de Carl Gustav pour ces phnomnes au cours de sa carrire. Deirdre Bair rapporte plusieurs pisodes tranges vcus par Jung auprs de sa mre, qui se passionne pour les tables tournantes et pour le dialogue avec l'au-del. Jeune homme, Carl Gustav participe lui-mme des sances de spiritisme. Jung fera du spiritisme le sujet de sa thse de mdecine et, devenu psychiatre, sera mme l'initiateur de plusieurs sances.

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Enfance et adolescence de JungEnfant introverti et solitaire, Jung est trs tt tmoin de scnes violentes ou macabres, en rapport avec le mtier de pasteur exerc par son pre. Il raconte par exemple avoir t fascin par le sang s'coulant de cadavres de noys. Sa mre dpressive fait des sjours frquents et prolongs en maison de repos, ce qui nourrit la culpabilit de l'enfant et branle sa confiance envers le genre fminin. Souvent livr lui-mme, Carl Gustav est de fait duqu par ses servantes. Il ne pouvait compter que sur son imagination pour se distraire et il avait frquemment recours aux rves et aux songes pour inventer des jeux et des rituels secrets auxquels lui seul pouvait participer explique Deirdre Bair[12] . Le jeune Jung se passionne pour les romans de chevalerie, les traits de thologie et surtout les textes fondateurs de la religion catholique et de la littrature que contient la bibliothque paternelle. l'ge de quatre ans, il apprend le latin, dont il se plat par la suite parsemer son discours durant sa scolarit.

Son attitude renferme lui vaut d'tre stigmatis comme un monstre asocial (selon le mot de son ami d'enfance Albert Oeri), mais lui permet en revanche de se concentrer sur sa vie intrieure, source de connaissance et d'introspection. Ses rves cette poque ont souvent des contenus macabres ou sexuels. Le rve du phallus notamment, premire confrontation pour lui avec le complexe du Soi, est pour Jung un message destin au monde () parvenu avec une force crasante... Et de l mergea [s]on uvre scientifique [13] . Son enfance est marque par une peur irrationnelle des glises et des curs en soutane, conscutive une chute dans une glise au cours de laquelle il s'tait bless au menton. Assimilant sa blessure une punition pour sa curiosit, il amalgame ce souvenir ngatif une peur secrte du sang, des chutes et des Jsuites dit-il dans Ma vie. Souvenirs, rves et penses[14] . Bagarreur et agressif, il est constamment puni par ses professeurs, parfois injustement : il gardera le souvenir traumatisant d'avoir t accus tort d'avoir copi une composition d'allemand. Ses camarades de classe le surnomment, en raison de sa vaste culture personnelle, le patriarche Abraham . Son pre est ensuite mut comme aumnier la clinique psychiatrique universitaire de Ble, car cette poque, en Suisse, les pasteurs sont tenus d'avoir une activit complmentaire. Carl Gustav dcouvre alors secrtement les lectures de son pre sur les maladies mentales. Il est sujet cette poque de nombreuses syncopes inexpliques qui perturbent sa vie quotidienne au point que son pre l'envoie chez son frre, Ernst Jung. Carl Gustav Jung raconte que, ayant entendu ses parents parler de son cas et de son incurabilit, le jeune homme russit, par la seule force de sa volont, surmonter une autre crise. Cet pisode l'initie la notion de nvrose[15] . Ds lors, il intensifie ses lectures, et montre un profond intrt pour les essais de philosophes comme Hartmann, Nietzsche (notamment son Ainsi parlait Zarathoustra), mais aussi pour le sociologue Bachofen, ainsi que pour Goethe qui le fascine. Il lit galement Schopenhauer et Kant, Hlderlin et les lgendes du Graal qu'il connat par cur. Tous les mythes de tous les pays et de toutes les cultures devinrent ses thmes de prdilection explique Deirdre Bair[16] . De cette poque, il garde une certaine dception pour la manire avec laquelle son pre aborde le sujet de la foi, que Jung considre comme intellectuellement prcaire. Un rve rcurrent tmoigne alors de sa relation au religieux : il voit souvent Dieu dfquer sur une glise. Cette image le marque vie et explique, selon lui sa recherche d'une spiritualit fonde avant tout sur l'homme dans son entier. Pourtant, pour la famille et les amis, il va de soi que Carl Gustav Jung serait un jour ministre du culte. Mais, en raison des problmes financiers de ses parents, il dcide, par opportunisme dit-il, de s'orienter vers la mdecine, dcision renforce encore par la mort de son pre, dcd brutalement d'un cancer le 28 janvier 1896 et qui l'intronise responsable de la famille.

Portrait de Goethe, dont Jung fut un grand lecteur et dont il pensait tre l'arrire petit-fils du ct paternel.

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tudes et rencontres formatricesJung s'inscrit en 1895 la facult de mdecine de l'universit de Ble o il tudie durant les deux premires annes l'anatomie et la physiologie, deux matires qui ont pour lui un attrait particulier. Mais l'anthropologie et surtout l'archologie l'intressent encore davantage[17] . Stimul par le milieu universitaire, l'tudiant introverti s'panouit progressivement. Mais sa famille, faute de moyens, le presse d'abandonner la mdecine et de se tourner vers un mtier plus rapidement rmunrateur. Jung, pour ne pas renoncer son ambition contracte alors un accord avec son oncle Ernst Jung, par lequel celui-ci lui prte de l'argent intervalles rguliers jusqu' l'obtention de son diplme, celui de privat-Dozent[18] . Durant ses annes d'tudes, Jung donne cinq confrences auprs de la Zofingiaverein [19] , une fraternit d'tudiants fonde en 1820. Jung en est membre et secrtaire la section de Ble. Ses confrences dvoilent notamment sa parfaite assimilation de la pense kantienne et notamment des textes : Les rves d'un visionnaire (qui propose une critique des thses de Swedenborg), Critique de la raison pure et Critique de la raison pratique, lesquels ont profondment influenc son systme de pense, selon Luigi Aurigemma[20] . Jung suit les cours de Ludwig Wille (1834 - 1912) puis obtient son diplme le 28 septembre 1900. Vers la fin de ses tudes, devant choisir une spcialit, ses lectures de Krafft-Ebing et de son livre fondateur de la sexologie, Psychopathia Sexualis, le convainquent de se spcialiser en mdecine psychiatrique. Nanmoins ce sont peut-tre deux phnomnes occultes d'alors qui orientent son choix, la psychiatrie ne s'intressant alors pas du tout aux phnomnes dits occultes , qui est le titre de sa thse universitaire. Celle-ci porte en effet sur le cas d'une jeune mdium, Hlne Preiswerk (1880 - 1911)[21] ,[22] ,[23] . Cet intrt pour ce domaine mpris est confort par des lectures d'ouvrages spirites tels que ceux de Johann Zllner, de Crookes, ou de Swedenborg. Jung exerce paralllement comme gnraliste un temps dans le village de Mnnedorf, prs du lac de Zurich, ne pouvant tre psychiatre qu'une fois sa thse valide. Il fait ainsi sa premire confrence, en novembre 1896, la socit de Zofingue sur Les frontires des sciences exactes . Cependant, son attrait pour la thologie est toujours vivace ; il fait une autre confrence sur le thologien Albrecht Ritschl qui dnie la dimension mystique dans la religion. La lecture de la Vie de Jsus de Renan initie son intrt pour le personnage historique de Jsus. ct de ses activits scientifiques, il participe nanmoins toujours des sances de spiritisme organises par la socit de Zofingue et qui constituent la matire premire pour sa thse, consacre aux phnomnes dits occultes . En juin 1895, il tudie le phnomne des tables tournantes au sein mme de sa famille, exprimentant le cas de sa cousine Helly, reconnue comme mdium et rassemblant des matriaux qu'il utilise durant toute sa carrire.

Le BurghlzliDsireux de continuer sa thse tout en pratiquant la psychiatrie, Jung s'inscrit l'universit de Zurich en 1900. Il est engag par Eugen Bleuler comme second assistant psychiatre la clinique psychiatrique universitaire (surnomme le Burghlzli ), considre l'poque comme un tablissement d'avant-garde. Des difficults financires l'incitent se concentrer sur son travail, La clinique psychiatrique du Burghlzli vers 1890. tel point qu'il ne quitte pas l'institut pendant les six premiers mois. Devenant rapidement un objet [24] de mfiance de la part de ses collgues , Jung se retranche dans les lectures : il entreprend de lire la totalit des cinquante volumes de la prestigieuse revue Allgemeine Zeitschrift fr Psychiatrie, fonde en 1836, afin de parfaire ses connaissances. Eugen Bleuler se montre intress par les recherches de Jung sur le cas de sa cousine Helly mais ne donne son lve aucune orientation dans son travail. Jung accorde dans sa thse une large part aux trangets psychiatriques observes chez les mdiums et l'tude des phnomnes de conscience modifie comme la cryptomnsie dont Nietzsche a fait l'exprience. Pour le besoin de ses recherches, Jung entretient des liens

Carl Gustav Jung pistolaires avec la sur du philosophe, Elisabeth Frster-Nietzsche. Paralllement, il effectue son service militaire et en sort en 1901 avec le grade de lieutenant de l'arme suisse. Sa thse acheve il collabore, de 1901 1904, avec Franz Riklin la mise au point de la mthode dite des associations de mots (ou associations verbales )[25] . Avec Franz Riklin, Jung observe que les patients confronts des mots lis un vcu personnel douloureux ont des temps de raction variables[26] . Les deux chercheurs proposent le terme de complexe (gefhlsbetonte Komplexe)[27] pour dsigner ces fragments psychiques forte charge affective, spars du conscient et constitus d'un lment central et d'un grand nombre d'associations secondaires constelles [28] . Pour amliorer les rsultats de la mthode des associations verbales, Jung met au point un modle de galvanomtre[29] (nomm plus tard le psycho-galvanomtre ) permettant l'enregistrement de la rponse lectrodermique du sujet aux mots inducteurs selon les effets galvaniques , en mme temps que d'autres phnomnes vgtatifs comme le rythme respiratoire, le pouls et la transpiration. Leurs travaux sont publis sous le titre de Diagnostische Assoziationsstudien[30] , prfac par Bleuler[31] . Le 14fvrier1903[32] , il pouse Emma Rauschenbach, avec qui il aura Burghlzli de 1898 1927. cinq enfants. Emma est issue d'une famille aise de fabricants de montres du canton de Schaffhouse, ce qui met ds lors Jung l'abri des soucis financiers[33] . Leur relation conjugale est cependant trouble par les infidlits de Jung dont la plus connue est sa liaison avec une de ses anciennes patientes, elle-mme devenue analyste, Toni Wolff et avec laquelle il entretient durant des annes une relation intellectuelle fertile. Vers la mme poque, Jung se penche sur le phnomne du somnambulisme mdiumnique, aprs avoir lu l'ouvrage du genevois Thodore Flournoy consacr ce sujet, Des Indes la plante Mars. En 1902, Jung prend un cong sabbatique pour approfondir ses connaissances dans ce domaine. Il passe l'hiver 1902 - 1903, d'abord Paris o il assiste aux cours de Pierre Janet et d'Alfred Binet la Salptrire[34] , puis Londres. son retour en 1904, Jung est nomm professeur adjoint l'universit de Zurich et le jeune couple emmnage non loin du Burghlzli. Carl Gustav travaillant toujours davantage, les Jung n'ont pas de vie sociale. La mme anne nat leur premire fille, Agathe Regina et partir de ce moment Emma Jung se consacre au foyer, dlaissant ses propres travaux de recherche sur la symbolique de la lgende du Graal[35] . Au Brghlzi, Jung continue ses recherches sur les complexes, s'efforant de trouver dans l'esprit de chacun l'intrus responsable du blocage de la libido , une problmatique souvent attribue Freud et dont l'influence devient ds lors dterminante. Jung a en effet lu L'Interprtation des rves paru en 1900 et sa thse recle des rfrences au fondateur de la psychanalyse[36] qui, son tour, trouve les recherches de Jung et de Riklin comme tant des constatations a posteriori des siennes. La thorie de la nvrose et du refoulement lui fournit les outils conceptuels pour continuer ses recherches, mme s'il ne partage pas l'opinion de Freud sur l'origine traumatique des refoulements nvrotiques. La psychanalyse l'attire toujours davantage, et peu peu, les deux hommes s'crivent. Jung se confie Freud ds le dbut. Dans une lettre du 23 octobre 1906, la deuxime de leur correspondance, Jung expose le cas d'une de ses patientes en analyse, Sabina Spielrein, hospitalise pour des crises d'hystrie, sans toutefois mentionner son nom, ni, surtout, lui rvler qu'elle est devenue sa matresse. Alors que leur liaison est son apoge, vers 1908-1909, une lettre anonyme informe les parents de Sabina de la situation, ils exigent qu'il y mette fin. Le 7 mars 1909, pris de panique, il avoue Freud avoir une liaison avec une patiente qu'il a autrefois tire d'une trs difficile nvrose et qui maintenant menace de dclencher un scandale. Freud minimise la gravit de l'affaire. Jung ayant compris que c'tait sa femme et non Sabina Spielrein qui a bruit le secret, il crit le 21 juin Freud : MaEugen Bleuler (1857-1939), directeur du

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Carl Gustav Jung faon d'agir tait une muflerie dicte par la peur, et je ne vous l'avoue gure volontiers, vous que je considre comme mon pre [37] . Lorsqu'en 1905, Jung accde la Chaire de psychiatrie de l'universit de Zurich, il a dj avec Franz Riklin publi deux volumes sur les associations verbales[38] . Mais la mme anne Riklin quitte Zurich et Jung fait alors appel d'autres mdecins pour continuer ses recherches : Karl Abraham, Hans Maier et Emma Frst. Ses premiers cours portent sur la signification psychopathologique des expriences d'associations . Ds lors, Jung commence acqurir une solide rputation, recevant la visite de plusieurs collgues trangers. Le succs de son psycho-galvanomtre le conduit accepter galement le poste d'expert-psychiatre auprs des tribunaux du canton de Zurich : l'examen des tmoignages en justice selon ses mthodes permet en effet la rsolution d'affaires difficiles, notamment pour dtecter une voleuse parmi trois infirmires. Hugo Mnsterberg, professeur de psychologie Harvard utilise lui aussi ses expriences d'associations de mots en milieu judiciaire en s'en attribuant la primaut[39] . Lorsque Jung apprend ce dtournement il exige et obtient de Munsterberg des excuses publiques. Dans les annes 1900, l'enseignement universitaire de Jung devient trs populaire en raison de sa diversit et de ses qualits didactiques. Jung aborde en effet des thmes aussi divers que l'hypnose ou le processus de cration chez les crivains (tels Conrad Ferdinand Meyer, autre personnalit de Zurich[40] ) ou chez les musiciens (avec Robert Schumann). Ses cours sont frquents par des femmes de la bourgeoisie surtout zurichoise, que ses dtracteurs surnomment les Zrichberg Pelzmntel ( les dames en manteaux de fourrures ), qui lui font une renomme locale de magicien [41] en mme temps que Sabina Spielrein rend publique leur liaison adultrine.

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En 1906, malgr la rticence de Bleuler, Jung est nomm Oberarzt ( mdecin adjoint ), et doit alors assumer des tches administratives. Ses dtracteurs fustigent son manque de considration pour ses patients qui ne sont pour lui que des matriaux de travail. La brouille avec Bleuler s'exacerbe en 1906 lorsque Jung dcide d'entrer en contact avec Freud[42] , alors persona non grata dans le monde universitaire et clinique, mme si les deux hommes ne se rencontrent qu'en 1907. C'est alors que dbute son implication active dans la psychanalyse naissante. Lucide, Jung est conscient des risques qu'il prend : Quand j'ai commenc avec Freud, je savais que je risquais ma carrire [43] explique-t-il. En 1906 il publie, en se rfrant abondamment Freud, ses tudes diagnostiques sur les associations, qui font la synthse de ses recherches depuis son entre au Burghlzli. Il donne en mme temps des cours sur l'hystrie, l'hypnose et la dmence prcoce[44] . Concernant l'hypnose, l'instar de Freud, et bien que Jung lui doive ses premiers succs (avec le cas d'une femme venue le consulter et prsentant une paralysie hystrique d'une jambe) il considre qu'elle appartient au phnomne du transfert et en abandonne donc la pratique[45] . La correspondance entre Freud et Jung est alors intense et dure jusqu'en 1914, date de leur rupture officielle. Jung a toujours manifest une grande motion en voquant Freud, en dpit de leurs diffrences d'ge (Freud avait alors cinquante ans, Jung trente-et-un an)[46] . Peu aprs, Bleuler rejoint le mouvement psychanalytique, faisant de Zurich, aprs Vienne, le second ple acquis aux thories de Freud. Pourtant, ds ces dbuts, la divergence qui conduit les deux hommes la rupture existe dj de manire latente. Dans un article dfendant Freud contre son dtracteur Gustav Aschaffenburg, Jung se montre en effet peu enclin admettre le fondement sexuel de l'hystrie, et il crit plus tard Freud qu' un grand nombre de cas ont une origine sexuelle, mais pas la totalit . Le rythme de la correspondance entre les deux hommes tmoigne galement de leur diffrence : Freud rpond le jour mme aux questions de Jung alors que celui-ci attend plusieurs jours voire des semaines avant d'envoyer sa rponse, toujours accapar par des tches administratives ou des travaux de

Le galvanomtre mis au point et utilis par Jung au Burghlzli pour enregistrer la rponse lectrodermale aux mots de l'inducteur. Les plans sont de la main de Jung lui-mme.

Carl Gustav Jung recherche[47] .

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Relation avec Sigmund FreudEn 1906, Jung publie sa Psychologie de la dmence prcoce[49] un ouvrage dans lequel il soutient, l'encontre de l'opinion de Bleuler, l'hypothse de l'origine neurotoxique de la dmence prcoce[50] . Il fait parvenir un exemplaire de son livre Freud qui l'accueille favorablement[51] . Les propos de Jung en faveur de la psychanalyse provoquent l'enthousiasme de Freud qui cherche alors tablir une relation plus soutenue. Il s'ensuit une amiti intense mais conflictuelle , selon le mot de Freud, car ce dernier remarque vite chez son correspondant des En septembre 1909, lors de la srie de confrence faite la Clark propos quivoques et une absence d'adhsion University, Worcester, Massachusetts. De gauche droite en bas totale ses vues. Freud nanmoins vite de relever Sigmund Freud, Stanley Hall, C. G.Jung ; derrire : Abraham A. Brill, [48] Ernest Jones, Sandor Ferenczi . les points de dsaccord, conscient de l'intrt stratgique de l' cole de Zurich pour le dveloppement de la psychanalyse naissante en Europe[52] . Dans une lettre date du 29 dcembre 1906, Jung analyse la nature de leurs divergences, numrant cinq points dj polmiques. Linda Donn dans Freud et Jung. De l'amiti la rupture voit dans cette lettre le point de dpart de la querelle entre les deux hommes. C'est galement la mme poque que les relations entre Jung et Eugne Bleuler se dtriorent dfinitivement[53] . Emma Jung suggre alors son mari de quitter le Burghlzli pour ouvrir un cabinet et acqurir sa propre clientle. Pour viter de rendre publics leurs diffrends, Jung et Bleuler se mettent d'accord pour ne pas prcipiter le dpart du jeune psychiatre. Cette ambiance conflictuelle ne l'empche pas de continuer ses recherches sur les associations, qu'il exprimente aussi sur lui-mme, avec l'assistance du mdecin Ludwig Binswanger. En 1907 Jung dcide de s'loigner de Bleuler, en allant rendre visite Freud Vienne. Il ralise alors son intronisation la psychanalyse, se faisant il est comme le trait d'union entre ses deux matres [54] . Les deux hommes se rencontrent le dimanche 3 mars 1907, chez Freud, en famille[55] . En effet, la relation avec Freud se consolide durant l'anne 1907. Cette rencontre avec le pre de la psychanalyse (de 19 ans son an) est pour Jung dterminante. Les deux hommes changent prs de 360 lettres en l'espace de huit ans. Intgrant les postulats de la psychanalyse, Jung n'en demeure pas moins sceptique sur divers points. Il crit par exemple : Un coup d'il superficiel sur mon travail suffit pour voir ce que je dois aux gniales conceptions de Freud. Je puis assurer qu'au dpart, j'ai pass en revue toutes les objections qui ont t lances par les spcialistes contre Freud. Mais je me suis dit qu'on ne pouvait rfuter Freud qu' condition d'avoir soi-mme utilis souvent la mthode psychanalytique et d'avoir vraiment fait des recherches de la mme manire que Freud, c'est--dire en considrant la vie quotidienne, l'hystrie et le rve de son point de vue, sur une longue priode et avec patience. Si on ne peut pas le faire, on n'a pas le droit de porter un jugement sur Freud moins de vouloir agir comme ces fameux hommes de science qui refusaient de regarder travers la lunette de Galile[56] . D'emble Freud le dsigne comme son fils et hritier scientifique , comme son dauphin selon l'expression d'un de ses biographes, Ernest Jones qui a suivi la relation des deux hommes[57] . En 1910, Freud crit en parlant de Jung : Je suis plus que jamais convaincu qu'il est l'homme de demain alors qu'Ernest Jones dit de lui qu'il avait cru trouver en Jung son successeur direct [58] , le seul apte soustraire la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive [59] (en effet la quasi-totalit des membres de l'entourage de Freud taient juifs comme lui[60] ). S'ensuivent treize heures de discussions intenses qui se terminent sur une polmique. Jung veut en effet connatre

Carl Gustav Jung l'opinion de Freud sur les phnomnes parapsychologiques. Freud dnigre cet intrt pour un sujet qu'il considre comme appartenant au folklore. Cependant, alors qu'ils argumentent, un bruit de craquement se fait entendre deux reprises dans la bibliothque. Jung y voit une manifestation parapsychologique, ce qui terrifie Freud et lui inspire ds lors une certaine mfiance envers Jung[61] . Plus tard, celui-ci y voit une manifestation de la synchronicit[62] . Jung a l'intuition ds ce moment qu'il devait exister un complexe tout fait particulier, universel et en rapport avec les tendances prospectives des hommes . Selon Linda Donn Jung avait franchi un pas hors de l'orbite de Freud et avait peru quelque chose de ses propres possibilits cratrices [63] . L'entrevue se termine sur une supplique de l' homme de Vienne , qui demande solennellement Jung : Promettez-moi de ne jamais abandonner la thorie sexuelle ! . Le psychiatre suisse est boulevers par cette phrase : Ce choc frappa au cur notre amiti , dit-il. Pour Jung, ce comportement dmontre la nvrose de Freud, son ambition de se comporter en patriarche de la psychanalyse, et prouve son matrialisme scientifique [64] qui est la source de leur rupture venir, en 1914[65] . Cependant, en dehors de ces divergences, la communion est totale l'issue de cette premire rencontre et il s'tablit ds ce moment un pacte d'amiti entre les deux hommes. Selon Linda Donn, Freud et Jung essaieraient ensemble de dvoiler les mystres de la psych et dfieraient l'ordre psychiatrique tabli [66] . Peu aprs cette visite, Jung devient membre de la Socit psychanalytique de Vienne qui vient d'tre fonde (en 1908) et qui runit tous les partisans de Freud. Il rvle galement un de ses rves Freud que ce dernier interprte comme antismite et qui constitue pour nombre de ses dtracteurs un des premiers lments l'origine de sa dissidence d'avec Freud. La mme anne Jung dcide de crer son propre cabinet d'analyse. Il fait construire cet effet une solide btisse, Ksnacht, en bordure du lac. Il en dessine lui-mme les plans et confie la ralisation son cousin architecte, Ernst Fiecher. Il souhaite avant tout une maison inspirant la scurit pour favoriser le dveloppement de sa vie intrieure et fait graver au-dessus de l'entre un adage d'rasme symbolisant sa pense : Vocatus atque non vocatus, Deus aderit , qui signifie : Qu'on l'invoque ou non, Dieu sera prsent . Au printemps 1908, Jung organise Salzbourg le premier congrs de psychanalyse auquel il convie Freud et les autres psychanalystes de Sigmund Freud en 1911. Vienne, de Zurich et d'ailleurs. C'est au cours de ce congrs qu'est cre une revue spcialise, destine faire le lien entre Vienne et Zurich[67] , la Jahrbuch fr psychoanalytische und psychopathologische Forschungen (Annales de recherches psychanalytiques et psychopathologiques, abrge en Jahrbuch, dite chez Deuticke, Vienne et Leipzig). Bleuler, Freud et Jung en sont les directeurs. Jung participe ensuite la cration d'une socit suisse de recherches freudiennes, runissant psychiatres et mdecins. Sa proximit avec Freud s'accrot encore lorsqu'il donne une confrence au vif succs intitule L'importance de la thorie de Freud en neurologie et en psychiatrie [68] . En 1909 le premier numro de la revue est dit; Jung en est alors le rdacteur en chef. Sa notorit internationale permet cette revue naissante de toucher rapidement nombre de scientifiques, en particulier aux tats-Unis, grce ses recherches sur les associations surtout[69] . Alors que Freud souhaite que Jung mette toute son nergie et son temps dans la promotion de la psychanalyse, le psychiatre suisse nourrit d'autres occupations, notamment pour les phnomnes occultes. Il est ainsi lu membre honoraire de la Socit amricaine de recherches psychiques pour ses mrites comme occultiste . Jung travaille alors au cas d'Emil Schwyzer, dit l' homme au soleil phallique , intern au Burghzli, o Jung continue ses travaux de recherche. Il souhaite faire de Schwyzer le cas exemplaire d'une nouvelle thorie de la dmence prcoce. Un autre cas pathologique, celui d'Otto Gross[70] ,[71] (fils d'Hans Gross, un clbre magistrat autrichien) lui permet

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Carl Gustav Jung d'appliquer sa thorie des types psychologiques qu'il prsente la premire fois dans un article de la Jahrbuch intitul De l'influence du pre sur la destine de ses enfants . Cet article mentionne aussi la possibilit d'un inconscient collectif , une thorie en germe ds 1908 s'appuyant sur le cas Schwyzer (Cf. ci dessous, L'inconscient collectif et la contribution de Honneger). Notons que Jung a psychanalys Otto Gross en deux semaines ce qui fit dire Freud qu'il tait tonn du rythme juvnile de son collgue zurichois et d'ajouter qu'avec lui Vienne, le traitement aurait t plus long... En Fait Gross s'est ensuite enfui du Burghlzli ce qui fait de ce traitement un chec dont Jung s'explique longuement dans une lettre Freud datant de 1907 [72] . Paralllement, sa relation avec Sabina Spielrein entre dans une phase de cercle vicieux pour Jung qui a de plus en plus de mal s'en dfaire. Spielrein correspond galement avec Freud, lui donnant sa version de sa relation. Jung se dfend alors en disant que Spielrein a transfr sur lui la figure du sauveur et de l'amant. Nanmoins il n'accepte pas de parler de relation adultrine lorsque Freud lui demande de s'expliquer[73] . Voici ce qu'il crit Freud en guise de justification : S. Spielrein est prcisment la personne dont je vous ai parl (...) Elle a t pour moi mon cas psychanalytique d'apprentissage, et c'est pourquoi je lui gard une reconnaissance et une affection particulires. Comme je savais par exprience qu'elle rechutait immdiatement ds que je lui refusais mon assistance, la relation s'est tendue sur plusieurs annes et je me suis finalement senti presque oblig moralement de lui accorder largement mon amiti; jusqu'au jour o j'ai vu qu'un rouage avait t par l involontairement mis en mouvement, raison pour laquelle j'ai enfin rompu. Elle avait naturellement projet de me sduire, ce que je tenais pour inopportun. Maintenant, elle cherche vengeance. Elle a rcemment rpandu sur moi la rumeur que je divorcerais sous peu pour une certaine tudiante (...) Elle est comme Gross, un cas de lutte contre le pre, et j'ai voulu par tous les diables la gurir (gratissime!) avec tant de quintaux de patience que j'ai mme abus de l'amiti cette fin (...) Maintenant naturellement toute la magie est claire mes yeux. Dans toutes ces affaires, les ides de Gross ont un peu trop hant mon esprit(...) Gross et Spielrein sont d'amres expriences. Je n'ai accord mon amiti aucun de mes patients dans une telle mesure, et chez aucun je n'ai rcolt pareille peine[74] ,[75] . son cabinet priv, Jung se fait connatre en soignant l'Amricain fortun Joseph Medill McCormick, fils du magnat de la presse de Chicago. Ds lors, son cabinet ne cesse d'accueillir des amricains impressionns par ses thories et sa cure. Il se rend ainsi en Amrique, avec Freud, accompagn du psychanalyste Sndor Ferenczi (prsent Freud par Jung) et d'Ernest Jones, pour une srie de confrences l'universit Clark Worcester, Massachusetts, invit par son prsident Stanley Hall[76] . Les deux hommes se voient honors du titre de LL. D. (docteur des deux droits)[77] . C'est durant cette priode que Freud dsigne explicitement Jung comme son successeur et prince hritier [78] . Freud se mfie alors des tats-Unis, incapables pour lui d'accueillir la psychanalyse. La notorit de Jung dans ce pays accrot encore sa mfiance. Pour Jung, la mfiance de Freud s'explique par des motifs personnels : Au cours de toutes ces annes o nous fmes si proches, il n'y eut que des projections explique-t-il dans Ma Vie. Rfractaire donc, Freud ne se sent pas l'aise et, lors de leur retour, sur le port, le mdecin viennois dfque dans son pantalon. Secouru par Jung, celui-ci lui dit vouloir l'analyser. Freud refuse, arguant ne pas vouloir risquer son autorit. Cet pisode accrot davantage la msentente entre les deux hommes. Reclus dans sa chambre d'htel Freud ne voit rien des tats-Unis alors que Jung, enjou, rencontre Stanley Hall, William Stern, Albert Michelson, Franz Boas l'anthropologue, Adolf Meyer, Ernst Neumann, John Dewey et Wilhelm Wundt; il dveloppe donc ses relations outre-Atlantique, ce qui explique sa notorit en Amrique. Avec William James, qu'il rencontre lors d'une confrence l'universit Clark, Jung s'entretient propos des phnomnes parapsychologiques et de leur volont commune d'uvrer dans leur tude, en vain puisque James meurt en 1910.

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L'inconscient collectif et la contribution de HonnegerSous l'autorit de Jung depuis son entre au Burghzli en 1909, un jeune psychiatre en formation, Johann Jakob Honneger (1885-1911)[79] , se passionne pour la psychanalyse. Jung lui donne alors tudier le cas d'Emil Schwyzer, pensionnaire de la clinique zurichoise depuis 1901. Un dlire de ce patient intresse particulirement Jung : Schwyzer y voit le soleil comme un astre sexu, possdant un phallus dont le mouvement rotique produit le vent. Trs vite, Honneger et Jung y reconnaissent l'expression de mythes inconnus du patient, comme celui li la liturgie de Mithra. Un rve de Jung l'oriente alors vers le concept d'archtype, qu'il dveloppe formellement partir de 1911, dans l'ouvrage fondateur de la psychologie analytique, Mtamorphoses et symboles de la libido qui traite des images mythologiques dans les rves et les hallucinations. Jung demande Honneger de recueillir le maximum de renseignements cliniques de ce patient, dont l'observation est ensuite utilise par le jeune assistant pour rdiger sa thse de psychiatrie. Entrevoyant l'importance de ses dcouvertes, Jung impose Honneger un rythme de travail extrme, tel point que l'tudiant sera plus tard considr par certains critiques de Jung comme le vritable dcouvreur du concept d'inconscient collectif : l'appropriation des travaux d'Honneger par Jung est par exemple un thme central dans la rhtorique de Richard Noll, son principal dtracteur[80] . Cependant, la thorie culturelle de Jung a prcd les conclusions d'Honneger puisqu'elle est dj formule dans une lettre adresse Freud, dans laquelle Jung rsume sa position en ces termes : Nous ne rsoudrons pas le fond de la nvrose et de la psychose sans la mythologie et l'histoire des civilisations [81] . En 1910, dans une confrence intitule La formation du dlire paranoaque donne Nuremberg, Honneger expose ses propres conclusions relatives au cas de Schwyzer. Mais souffrant de dpression, il se suicide l'anne suivante, en mars 1911[82] et Jung rcupre les notes de son lve pour terminer son travail. Ces documents ayant par la suite disparu, Jung a t accus d'avoir repris son propre compte le travail de Honneger. C'est cependant lui qui avait orient son jeune assistant vers des ouvrages lui permettant de comprendre le cas Schwyzer . Pour Deirdre Bair, il n'existe aucun document permettant d'lucider cette question, et l'on en est rduit aux conjectures [83] . Il reste certain que Jung s'est pench sur le cas d'Emil Schwyzer ds 1901.

Rupture avec FreudEn 1911 Jung commence sa relation adultrine avec Toni Wolff, qui le fascine notamment parce qu'elle est frue de mythologie. Jung entretient alors une relation triangulaire avec elle et sa femme. Pour Deirdre Bair, Toni Wolff devint la premire d'une longue srie de femmes qui gravitrent autour de Jung parce qu'il leur permettait de mettre leurs intrts et leurs capacits intellectuelles au service de la psychologie analytique [84] . En 1911, la psychanalyse a acquis une renomme mondiale, grce notamment au Congrs de Weimar[85] . Paralllement, il consacre de moins en moins de temps diter les Jahrbuch ; selon le biographe de Freud, Ernest Jones, la dgradation de leur relation commence rellement en 1911, au congrs de Weimar et la fondation de la Socit Internationale de Psychanalyse, mais elle ne porte pas sur le concept de libido ou sur l'utilisation des mythes comme souvent on a pu le penser. Selon Jones en effet, le problme vient plutt de ce que Jung tait si absorb dans ses recherches, que celles-ci nuisaient gravement ses obligations de prsident de l'Association de psychanalyse internationale[86] . La critique de Freud porte sur le fait que Jung s'appuie sur trop de sources extrieures, du domaine religieux ou mythologique[87] . Jung rplique en expliquant qu'il trouve trop inquitant de laisser de ct de larges domaines du savoir humain . La mthode dite circulaire de Jung, qui revient sans cesse sur ses crits antrieurs drange galement Freud. Jung est de plus en plus accapar par des tches administratives, trouvant peu de temps pour continuer ses recherches, notamment sur l'origine de la religion. Prsident de la Socit Internationale de Psychanalyse, rdacteur en chef des Jahrbuch [88] , il ne peut assurer une correspondance avec Freud qui le souponne de vouloir crer son propre mouvement psychanalytique et d'chapper son autorit. Le psychanalyste et fervent dfenseur de Freud Ernest Jones est le premier entrevoir la future rupture entre les deux hommes, dont les causes mlent msententes personnelles, divergences thoriques et conflit de caractres.

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Jung rencontre en 1912 Miss Miller , porte sa connaissance par les travaux de Thodore Flournoy, et dont le cas nvrotique taye davantage sa thorie de l'inconscient collectif. L'tude de ses visions lui procure les matriaux ncessaires pour tayer son raisonnement, dans Mtamorphoses de l'me et ses symboles[89] . Freud parle alors d' hrsie , ce qui devait prcipiter leur rupture. Nanmoins celle-ci fut largement consomme par ce qu'on a appel le geste de Kreuzlingen [90] : un malentendu sur l'envoi d'une lettre entre les Photographie de 21 septembre 1911 lors du congrs de Weimar. Jung est deux hommes, et qui disparat, renvoyant chacun au centre, la gauche de Freud. sur sa position. Deirdre Bair note que Dans les courriers changs entre le 8 juin et la fin du mois de novembre 1912, on ne trouve plus qu'amertume, rcriminations et dsir de vengeance [91] . De plus, le dbat autour du concept de libido, en 1912, met le feu aux poudres, propos du cas clbre de Daniel Paul Schreber, auteur des Mmoires d'un nvropathe. Freud y voit l'illustration de son concept de libido, or, pour Jung : la suppression de la fonction de ralit dans la demencia praecox ne se laisse pas rduire au refoulement de la libido (dfinie comme faim sexuelle), du moins, moi, je n'y arrive pas avoue-t-il[92] . Freud voit donc en Jung un dissident, comme le fut Alfred Adler au dbut du mouvement psychanalytique ; nanmoins, contrairement ce dernier, il considre que c'est le dsir d'liminer ce qu'il y a de choquant dans les complexes familiaux, afin de ne pas retrouver ces lments choquants dans la religion et la morale, qui a dict Jung toutes les modifications qu'il a fait subir la psychanalyse [93] . Une srie de confrences aux tats-Unis, en 1913, la Fordham University, intitule La Thorie psychanalytique , et le livre qu'en tire Jung, le clbre Mtamorphose et symboles de la libido, envenime srieusement la situation[94] . Jung profite de l'occasion pour expliquer en quoi ses ides diffrent de celles de Freud. Jung se grandit en prtendant avoir analys aux tats-Unis des patients noirs et mme avoir rendu visite au prsident Theodore Roosevelt. cela s'ajoute une fausse lettre crite par Ernest Jones, prtendument envoye par Jung son pre au Pays de Galles, qui discrdite l'autorit de Freud. Cela motive son bannissement officiel ds le mois d'aot 1912. Ds lors, le mouvement psychanalytique se divise en deux obdiences : les partisans de Freud d'un ct, avec Karl Abraham (qui crit une svre critique de Jung[95] ) et Ernest Jones en dfenseurs de l'orthodoxie freudienne et ceux de Jung de l'autre (dont Leonhard Seif, Franz Riklin, Johan Van Ophuijsen entre autres). En 1913, comme pour officialiser cette rupture, Jung prsente succinctement au XVIIe Congrs international de mdecine organis Londres en aot sa nouvelle approche qu'il nomme la psychologie analytique , la distinguant de la psychanalyse de Freud et de la psychologie des profondeurs d'Eugne Bleuler. Jung y suggre de librer la thorie psychanalytique de son point de vue exclusivement sexuel en se focalisant sur un nouveau point de vue nergtique se fondant sur celui dvelopp par Henri Bergson[96] . Jung y fait ensuite une intervention intitule Contribution au problme des types psychologiques . Cette nouvelle typologie de la personnalit est une autre faon de se dmarquer de Freud. Nanmoins Jung est rlu pour un second mandat en tant que prsident de l'International Psychoanalytical Association. Cette confrence porte un coup fatal la collaboration de Jung avec Freud, qui y voit un geste de trahison. Ainsi, la lettre de Freud du 27 octobre 1913 officialise la rupture : Votre allgation, comme quoi, je traiterais mes partisans comme des patients est videmment fausse () Par consquent, je propose que nous abandonnions nos relations personnelles compltement. [97] . Les deux hommes continuent nanmoins de correspondre toute l'anne 1913 mais sous le style formel de ces changes, l'amertume est manifeste. Jung continue en effet de prsider la Socit Internationale de Psychanalyse et de coordonner les Jahrbuch . Dans ses crits ultrieurs, Freud considre que Jung a voulu le supplanter comme crateur de la psychanalyse[98] . Par la suite, Jung

Carl Gustav Jung refuse de reconnatre l'importance de la psychanalyse de Freud dans sa propre conception[99] . Les deux hommes ne se remettent jamais de cette rupture qui clt une amiti certaine[100] . Elle marque surtout deux visions diffrentes mais complmentaires dans une certaine mesure de la psych[101] . La cause du conflit entre Freud et Jung conditionne bien plus que l'histoire des relations entre la psychanalyse et la psychologie analytique : elle exerce une profonde influence galement sur les raisons du rejet mdiatique et institutionnel des thories de Jung.

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La confrontation l'InconscientL'anne 1913 marque pour Jung un retour sur lui-mme : la rupture avec Freud le confronte personnellement une dsorientation totale, l'impression de faire un terrible saut dans l'inconnu [103] . cette poque, Jung dit faire face l'inconscient, et c'est ce moment qu'il prend conscience de [s]on Soi/la totalit de [lui]-mme, au travers de [s]on travail , confrontation qui ne s'achve qu'en 1919[104] . Pour la biographe Deirdre Bair, Tout se passa travers des visions et des rves qu'il tait incapable de comprendre [105] . L'interprtation de certains rves lui donne l'ide, pour ne pas perdre sa raison, de revivre ses expriences de petit garon afin d'en retrouver les motions. Jung dit en effet n'avoir aucune capacit, lors de cette priode, de se comporter en adulte et de mener des activits de recherche. Il dmissionne alors de son poste l'universit de Zurich et se tourne vers sa famille pour savoir s'il est encore normal et pour reprendre pied dans la ralit. Il commence alors crire ses rves et construire Saint Michel combattant le dragon d'tienne Chevalier. Notre me, comme notre corps, est des petits villages afin de donner forme ses visions, activits compose d'lments qui tous ont dj exist dans ponctues par la visite de patients qu'il a le plus grand mal couter. la ligne des anctres. Le nouveau dans l'me [106] J'tais sur la voie qui me menait vers mon mythe admet-il plus individuelle est une recombinaison, varie tard. C'est aussi ce moment o, en secret, il rdige spontanment (en l'infini, de composantes extrmement anciennes [102] . trois nuits), dans un vnement extatique, Les Sept Sermons aux morts, son crit le plus mystique dans lequel il se voit sous les traits du gnostique Basilide, crateur de l'abraxas[107] . Nanmoins la dimension hermtique de ce livre et ses conditions de rdaction, parapsychologiques, poussent Jung ne pas en parler, craignant d'tre accus de se considrer comme un visionnaire. Ses expriences de rgression sont compiles dans Le Livre noir, intitul peu aprs Le Livre rouge[108] et qu'il garde sa discrtion seule et qui n'est publi qu'en 2009[109] . Sa faon de diriger la cure analytique s'en ressent ; il cherche alors chez ses patients les lments de leurs mythes personnels et donne l les premiers signes d'une future thorie cohrente et distincte de celle de Freud et qu'il appelle cette poque alternativement psychologie analytique ou psychologie prospective . Durant cette priode de retour sur lui, Jung continue nanmoins de travailler la rdaction de Types psychologiques (que de nombreux spcialistes considrent comme sa plus importante contribution au mouvement psychanalytique). Puis il dmissionne de son poste aux Jahrbuch , s'accordant ainsi du temps supplmentaire sa recherche intrieure. Celle-ci passe par une mthode invente par Jung, qui consiste se laisser aller aux fantasmes et visions diurnes, ce qu'il nomme l' imagination active et qu'il nomme d'abord fonction transcendante [110] . Ces dernires sont galement consignes dans Le Livre rouge, qui marque aussi le dbut de son intrt pour le gnosticisme[111] . Il y narre notamment la confrontation avec trois personnages imaginaires reprsentant des complexes inconscients projets : Salom, une femme, et Elie puis Philmon[112] . Des rencontres avec Toni Wolff

Carl Gustav Jung naissent les concepts d' anima , d' animus et de persona galement. l'issue de cette confrontation avec l'inconscient, Jung en ressort grandi et affirm, soucieux ds lors de rendre accessible au monde sa thorie. En 1914, Jung donne une srie de confrences au Bedford College de Londres, puis participe un congrs mdical Aberdeen, en cosse. Il doit ensuite rentrer rapidement en Suisse, suite la dclaration de guerre. Il occupe alors un poste de capitaine dans l'arme, puis, de 1917 1918 il est commandant du camp de prisonniers de guerre anglais interns Chteau-d'x. Il exerce ensuite Mrren[113] .

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Fondation de la psychologie analytiquePeu peu, Jung constitue autour de lui et de sa femme Emma Jung un cercle de partisans, des couples la plupart du temps : les Maeder, les Riklin, les Sigg-Bddinghaus, Maria Moltzer et Oskar Pfister ainsi que des mdecins du Burghlzli. Eugne Bleuler, rticent l'gard de Freud, rejoint Jung et organise alors des runions de psychologie. Jung reoit cette poque plusieurs fois, chez lui, le physicien Albert Einstein[114] . Paralllement, sa clientle augmente considrablement et il en tire de formidables revenus. Nombre de ses clients fortuns sont alors amricains. Il est ainsi l'analyste de David et Edith Eder qui deviennent ses premiers traducteurs et il fait la connaissance d'Edith Rockefeller qui le consulte pour une dpression nerveuse. Ses patients comptent nombre de clbrits de l'poque : la directrice de l'cole de danse Suzanne Perrottet, le matre de ballet de l'opra de Berlin Max Pfister. Ds cette poque en effet Zurich devient le berceau de la psychologie analytique. Jung et ses partisans fondent donc le Club psychologique de Zurich[115] qui runit nombre de personnes Herman Hesse, patient de Jung. diffrentes, devenant, sous le succs des ralliements, l'Association de psychologie analytique et dont Jung est le premier prsident en 1916[116] . Cette association a pour but avou de promouvoir les thories de Jung et rassemble la plupart des analystes zurichois qui ont rompu avec Freud, parmi lesquels : Franz Riklin, Alphonse Maeder, Adolf Keller, Emma Jung, Toni Wolff, Hans Trb (mdecin et psychanalyste du Burghlzli qui devient le psychanalyste d'Emma Jung) et Herbert Oczeret. Jung runit galement chez lui des sommits du monde intellectuel comme le chimiste Eduard Fierz, ainsi que le mystique juif Siegmund Hurwitz galement. Le Club de psychologie analytique organise ds 1916 des confrences ; la premire est intitule L'individu et la socit et a pour but de prsenter et de vulgariser les thses de Jung. La question des types psychologiques entrane des dissidences au sein du club cependant. Jung travaille alors lui-mme avec l'analyste blois Hans Schmid qui l'aide dfinir les fonctions psychiques mais leur collaboration cesse en 1915, aprs une brouille thorique relative l'individuation et surtout aux types supplmentaires ajouts par Jung du conscient et de l' inconscient . Jung reprend ensuite sa correspondance avec Sabina Spielrein alors reste fidle Freud, s'axant principalement sur le thme des types psychologiques. Jung publie nanmoins ses Types psychologiques en 1921 : il y dfinit plusieurs concepts capitaux de sa thorie : les types introvertis et extravertis d'une part, les quatre fonctions psychiques de l'autre, la thorie aboutissant donc huit types psychologiques possibles. Freud lit alors l'ouvrage et le dclare comme tant le travail d'un snob et d'un mystique . Pour Jung, cette approche pose les fondements de son cadre thorique, le poussant vers la philosophie, la thologie, l'art, la chiromancie, l'astrologie. Par ailleurs, il offre, selon lui un systme de comparaison et d'orientation rendant possible () une psychologie critique . ce moment-l de sa vie, Jung est considr comme le seul thoricien analytique capable de rivaliser avec Freud[117] . Jung a comme patient entre 1921 et 1922, l'crivain Hermann Hesse qui vient le consulter pour dpression nerveuse. En effet, la mort de son pre et la maladie de sa femme et de son fils le poussent la dpression. Il consulte d'abord

Carl Gustav Jung chez J. B. Lang, lve de Jung en 1916 puis est pris en charge par le psychiatre suisse. Ils se brouillent en 1934 quant la notion de sublimation, Hesse tant du mme avis que Freud[118] . L'auteur de Demian doit beaucoup au psychiatre suisse dans l'laboration de son univers littraire. Un autre crivain s'adresse galement Jung cette poque : l'Irlandais James Joyce, mais le psychiatre ne peut le recevoir et l'envoie donc vers un confrre. Dpit, Joyce retourne en Irlande sans avoir rencontr Jung, trop occup. L'auteur se moque de la psychanalyse de Jung, en mmoire de cet vnement, dans son roman Finnegans Wake. Autour de Jung trois femmes dont deux Amricaines (Kristine Mann et Eleanor Bertine) et une Anglaise (Esther Harding, qui fonde en 1922 le Club Psychanalytique de Londres) deviennent les principales militantes de son uvre aux tats-Unis et en Angleterre. Par ailleurs, le docteur Helton Godwin Baynes traduit les uvres de Jung en langue anglaise. Au Club de Zurich, certaines dissensions aboutissent des dparts. Oskar Pfister notamment dnonce le culte de la personnalit autour de Jung. Face ces critiques, Jung, Emma et Toni Wolff quittent un temps le Club pour n'y revenir qu'en 1924. Cette anne, Jung, que l'on surnomme alors le sage de Zurich , fait la connaissance de l'excentrique Comte Hermann von Keyserling, fondateur de la Maison de la sagesse (Schule der Weisheit) Darmstadt, o il est souvent invit.

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Voyages, maturit et renomme internationaleEn 1925, Jung et quelques amis proches se rendent de nouveau aux tats-Unis, pour un sjour de dcouverte du pays. Ils visitent ainsi Chicago, Santa Fe et Taos, le Grand Canyon, le nord-ouest de l'Arizona, le Nouveau-Mexique et le Texas, puis la Nouvelle-Orlans et Washington D.C. Il en profite galement pour rassembler des matriaux de recherche sur la pense indienne d'Amrique. ce titre, il rencontre, par l'intermdiaire d'une analyste jungienne, Jaime de Angulo, Antonio Mirabal, surnomm Lac des Montagnes , chef de la tribu Hopi[120] . Jung a avec ce dernier de nombreuses discussions concernant le systme religieux des Hopis, fond sur la prdominance du soleil. la fin de l'anne 1925 (en juillet), Jung, aid de deux amis, monte une expdition finance en partie par le magnat Fowler McCormick, baptise expdition psychologique de Bugishu , en Afrique. L'objectif pour Jung est de lui fournir un point de repre hors de sa Certes, l'alchimie a aussi ce ct, et c'est dans cet aspect qu'elle constitua les dbuts ttonnants propre civilisation. Il dclare ainsi vouloir recueillir les tmoignages de de la chimie exacte. Mais l'alchimie a aussi un deux tribus vivant sur le mont Elgon : les Karamojongs et les Sabens. ct vie de l'esprit qu'il faut se garder de Grce son interprte, un indigne qui parle swahili, du nom sous-estimer, un ct psychologique dont on est [119] d'Ephram, Jung peut approcher au plus prs des tribus et de leurs loin d'avoir tir tout ce que l'on peut tirer . modes de vie[121] . L'expdition part de Nairobi et se rend jusqu'en Ouganda puis Jung dcide de remonter jusqu'en gypte en suivant les sources du Nil, passage dangereux et alors peu pratiqu. Ils manquent de mourir lors de cette traverse du Soudan mais parviennent finalement rcuprer un bateau les conduisant au Caire. Cette ville le sduit beaucoup, bien qu'il admette plus tard qu'il ne [put] jamais tre en contact rel avec l'islam . Cette anne 1925 marque un besoin de voyager, besoin qui s'attnue dans le reste de la vie de Jung, qui se consacre dsormais pleinement dcouvrir ce qui se passe quand on teint la conscience [122] . En effet Jung a alors amass une somme suffisante de matriaux ethnologiques, permettant d'tudier les manifestations de l'inconscient collectif. partir de 1926 et de son retour d'Afrique, les interventions publiques de Jung prennent une forme davantage structure, par la mise en place d'une srie de confrences hebdomadaires, sur quatorze annes (ayant lieu le mercredi matin, en anglais). La premire se droule du 26 mars au 6 juillet 1925, intitule Psychologie analytique

Carl Gustav Jung , au cours de laquelle Jung donne une histoire de sa pense, revenant aussi sur ce qu'il nomme les annes Freud . L'Association de Psychologie Analytique obtient d'Edith McCormick une trs belle maison qui abrite aujourd'hui l'Institut C. G. Jung de Zrich. Ds lors, Jung s'entoure d'hommes et de femmes qui le suivront jusqu' la fin de sa vie. Anila Jaff est d'abord secrtaire de l'Institut partir de 1947 avant de devenir sa secrtaire personnelle partir de 1955 et jusque dans ses dernires annes. Barbara Hannah (1891 - 1986), amricaine, est sa continuatrice aux tats Unis alors que James Kirsch, Carl Alfred Meier, seul analyste qualifi par Jung de disciple et de dauphin , et Jolande Jacobi (qui, subjugue par Jung, passe son doctorat de psychologie dans le seul espoir de l'aider dans son travail) le reprsentent en Europe. Le physicien, prix Nobel, Wolfgang Ernst Pauli vient trouver Jung en 1931, pour des rves tranges et pour son alcoolisme. Cependant, dcouvrant la richesse de ses matriaux archtypiques, Jung dcide d'orienter Wolfgang Pauli vers une autre analyste, Erna Rosenbaum, afin de ne pas interfrer avec sa vision brute de ces lments. Jung slectionne par la suite quarante-cinq rves, qui prennent place dans son essai Les Symboles oniriques du processus d'individuation. S'ensuivent galement une amiti indfectible et une extraordinaire conjonction intellectuelle, non seulement entre un physicien et un psychologue, mais entre la physique et la psychologie [123] . En 1932 Jung reoit de la ville de Zurich un prix de littrature qui le consacre par la mme occasion personnalit suisse incontournable[124] . Enfin, la vritable rencontre de cette poque est pour Jung celle de Marie-Louise von Franz, en juillet 1933 alors que la jeune fille n'a que dix-huit ans. Trs doue dans des matires comme les mathmatiquess, la mdecine et les lettres classiques, Von Franz est dtermine devenir l'associe principale de Jung. Celui-ci l'oriente donc vers une discipline o il manque et de temps et de comptence pour avancer dans ses recherches : la traduction et la philologie. Jung a en effet besoin de quelqu'un pour traduire des textes alchimiques anciens crits en latin, en grec, ou en ancien franais, domaines dans lesquels la jeune Von Franz excelle. Sa dcouverte de l'alchimie date alors d'une dizaine d'anne, depuis sa rencontre avec le sinologue et ami Richard Wilhelm, traducteur en allemand du Yi King chinois, chez le comte Hermann von Keyserling, avec lequel il entretient une profonde amiti jusqu' la mort de Wilhelm en 1930. Revenant souvent sur ses premiers crits scientifiques, Jung entreprend ds 1930 de se consacrer aux archtypes et l'inconscient collectif. Il met au point galement une mthode d'analyse propre, consistant reporter les patients en cure sur des confrres et consurs proches, tout en suivant l'volution de l'analyse rgulirement. Cette mthode aboutit plus tard la notion d' analyse didactique , qui se montre ds le dbut couronne de succs. Jung dveloppe aussi la pratique de la double thrapie : les patients sont en analyse avec Jung mais aussi avec l'un de ses associs, du sexe oppos au leur, en raison des biais provoqus par l'anima chez l'homme ou par l'animus chez la femme. Ses cures analytiques sont des russites, l'une de ses proches, Aniela Jaff, expliquant que Jung a le don de mettre le doigt sur la vrit de chaque analysant . Celles-ci sont fondes sur une relation directe avec le patient, sur l'explication psychologique de leurs troubles sans euphmisme, sur la dpression cratrice [125] et l'examen approfondi de leur motion enfin. De 1930 1934, Jung analyse notamment Christiana Morgan qui met en dessin ses rves. Le psychiatre suisse utilise ainsi ses esquisses pour illustrer sa thorie des images archtypiques. Mais le contexte politique en Europe volue (monte des fascismes) et Jung dcide de consacrer dsormais ses confrences sur le Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche grce auxquelles il publie l'tude La Structure de l'inconscient. De plus en plus, Jung s'intresse au para-psychologique, et moins aux cas de ses patients ; selon l'analyste amricain Henderson, en 1934, les sminaires de Jung ne contenaient plus de matriaux lis des cas individuels [126] . Ds lors Jung voit dans l'alchimie un terreau pertinent permettant de comparer les archtypes, et illustrant le concept d'individuation. Cette passion entrane le dpart de Toni Wolff qui n'y voit que superstition alors que Marie-Louise Von Franz reste ses cts. De 1933 1937 Jung est la tte de la socit de psychanalyse allemande. Son premier ditorial dclare : the society expects all members who work as writers or speakers to work through Adolf Hitler's Mein Kampf with all scientific efforts and accept it as a basis , dans le respect des directives imposes par le rgime[127] ,[128] .

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Carl Gustav Jung Jung reoit de clbres patients, parmi lesquels : Hugh Walpole, Herbert George Wells, Arnold Toynbee et Scott Fitzgerald[129] . En 1932, le journal Neue Zrcher Zeitung demande Jung un article sur Pablo Picasso l'occasion d'une exposition la Kunsthaus. Jung accepte mais rdige un article dnu de comprhension pour l'art moderne, ce qui lui vaut de nombreuses critiques. La mme anne, l'analyse qu'il fait du Ulysse de James Joyce est galement un fiasco. Jung dcouvre rellement Joyce alors que celui-ci revient le consulter, cette fois pour sa fille Lucia, atteinte de graves troubles de la personnalit. Cependant leur relation est assez houleuse, Jung suspectant Lucia d'tre la femme inspiratrice de Joyce, qui n'apprcie pas la remarque. En dpit de cet pisode, la renomme de Jung s'tend, et, en Suisse, il est bientt vu comme le psychologue le plus dou de sa gnration. Ainsi, en 1935, le Club psychologique devient une association professionnelle, la Scweirzerische Gesellschaft fr praktische Psychologie, groupant mdecins et psychologues autour de Jung[130] .

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Nouveaux voyage et orientalismeEn 1933, Jung est de nouveau en voyage. Il visite la Palestine, qui lui fait une trs forte impression, avec un ami, le chimiste Hans Eduard Fierz-David, qui est un prcieux atout pour le psychiatre car il travaille l'poque sur une histoire de la chimie, allant de l'alchimie la science moderne. La mme anne, il assiste pour la premire fois aux journes d'Eranos , organises par Olga Frbe-Kapteynn(1881 - 1962), prs d'Ascona, en Suisse italienne. Olga Frbe-Kapteynn veut faire Manuscrit de la lettre de rupture que Freud envoya Jung en 1913. Les annes suivantes Freud se brouille avec de ces journes un lieu de rencontres entre les spiritualits et d'autres analystes de renom parmi lesquels Otto Rank, [131] les penses de l'Est et celles de l'Ouest . Ces rencontres Wilhem Stekel, Victor Tausk, Sndor Ferenczi, ou encore sont en effet destines tre un lieu d'changes entre Wilhelm Reich. psychologues, mdecins, mythologues, thologiens et scientifiques de tous bords[132] . Si l'ide venait de la riche hritire de la Compagnie des freins Westinghouse en 1930, lors de leur rencontre chez le comte Hermann von Keyserling, Jung en fait trs vite un haut lieu de la psychologie analytique. En 1935, le corps mdical britannique invite Jung pour une srie de confrences organises l'Institut de psychologie mdicale de la clinique Tavistock de Londres. Jung y prsente sa thorie, et la notion d'inconscient collectif. Samuel Beckett et son analyste, Wilfred Bion sont dans l'assemble. Jung voque galement l'importance de la religiosit du patient dans le cadre de la cure, avanant mme que le systme de la confession est une psychanalyse avant l'heure. Il conclut alors sur le danger de la bte blonde , l'Allemagne nazie, qui tmoigne, selon lui, du risque qui se prsente lorsque L'image archtypique que l'poque ou le moment produit prend alors vie et s'empare de tout le monde , sorte de psychose collective qu'il avait annonce dans ses crits ds 1918, et qu'il dveloppe l'anne suivante, dans son essai Wotan, dans lequel il annonce le rveil de l'inconscient allemand [133] . En 1936, Jung est invit pour une autre intervention lors de la Confrence sur les Arts et les Sciences, Harvard, o il reoit galement la distinction de docteur honoris causa. Nanmoins, sa prsence est perue de manire mitige ; en effet un prcdent article de Jung intitul Diffrences indniables dans la psychologie des nations et des races est accus de sympathies nazies. Un autre article, son retour des tats-Unis, lors d'un entretien dans le quotidien anglais The Observer, sur La psychologie de la dictature , met le feu aux poudres. Jung y dit en effet voir dans le prsident Theodore Roosevelt un dirigeant semblable aux dictateurs Hitler et Mussolini. Une autre phrase envenime la situation : Jung assimile Hitler un mdium et exprime : La politique allemande ne se fait pas, elle se rvle travers Hitler. Il est le porte-parole des dieux comme jadis [134] . Cet pisode aggrave l'image publique de Jung, considr comme pro-nazi, opinion encore renforce par une rumeur qui veut que Jung se soit rendu en Allemagne en 1936, invit par Joseph Goebbels, chef de la propagande nazie, qui aurait voulu son opinion sur l'tat mental des dignitaires du Parti[135] . C'est avant tout un proche de Jung, Wylie, qui narre cet vnement, dont aucun document

Carl Gustav Jung n'atteste la vracit, mais qui a donn des arguments ses dtracteurs[136] . Lors d'une srie de confrences New Haven (prs de l'Yale), en octobre 1936, l'glise unifie de Bridegport, intitule la religion vue la lumire de la science et de la philosophie , Jung voque pour la premire fois ses recherches sur l'alchimie. Il acquiert deux nouvelles personnalits sa cause : l'analyste James Whitney junior et l'crivain Robert Grinnell. son retour, en 1937, Jung part de nouveau pour un sjour en Inde, avec Fowler McCormick. Ils visitent Calcutta, Delhi, Bnars (o Jung reoit un titre honorifique[137] ), Madras, Ceylan entre autres villes. Ce voyage est pour lui un moment dcisif de [s]a vie () ce dont j'ai fait l'exprience l-bas a mis fin au problme chrtien tel que je me le posais [138] . En effet, en dcouvrant la spiritualit indienne il dcouvre galement un systme donnant autant de place au Bien qu'au Mal, deux concepts trs lis, sans connotation morale en Inde. Jung rencontre, par ailleurs, des auteurs de traits sur le yoga et sur le culte de Kl Calcutta, qu'il synthtise dans son ouvrage Psychologie et orientalisme[139] . Jung est ensuite touch par une violente dysenterie amibienne qui le cloue au lit. Il est alors assailli par des rves pntrants qui tous renvoient l'image du Saint Graal. L'un de ces rves le marque profondment comme tant l' un des plus impressionnants qu'il ait jamais faits . Ces visions le mettent sur le chemin du dveloppement du concept d'individuation. Jung fait en effet connaissance avec l'image du Soi travers la notion de atman ; il comprend ds lors le sens de ce rve qui lui imprime l'ordre d' all[er] au-del du monde chrtien [140] .

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L'universit hindoue de Bnars.

La controverse sur le rapprochement de Jung au rgime naziDepuis les annes 1926 et 1927, Jung est affili un groupe d'analystes berlinois, dirig par Robert Sommer et Wladimir Eliasberg, nomm Socit mdicale allemande de psychothrapie, et qui a pour but de fdrer les perspectives freudiennes, jungienne et adlrienne. Il est nomm en 1930 membre d'honneur. Parmi les membres sige Matthias Heinrich Gring, cousin du leader nazi Hermann Gring, futur Reichmarshall du Parti fasciste. La particularit de Jung est que, contrairement Freud, la psychologie analytique est bien perue en Allemagne, et ce, bien avant l'arrive d'Hitler au pouvoir[141] . Cette socit est ensuite, en 1933, rcupre par le mouvement Vlkisch, prnant la supriorit de la culture allemande et germanique, notamment par la Deutsche Glaubensbewegung (le Mouvement de la Foi allemande ) fonde par Jakob Wilhelm Hauer qui frquente trs tt les confrences et le cercle jungien des annes 30. Il utilise notamment le concept de l'inconscient collectif dans un sens plus politique que scientifique, principalement pour suggrer l'existence d'un inconscient racial justifiant le lebensraum des nazis[142] . Matthias Gring tente alors d'utiliser la renomme de Jung, mais, selon Deirdre Bair, Il n'existe cependant aucun document prouvant son ventuelle adhsion ce mouvement, dont il a rencontr le chef de file chez le comte Hermann von Keyserling. D'ailleurs, en 1934, Jakob Wilhelm Hauer est exclu des rencontres d'Eranos et Jung cesse toute relation avec lui. Pourtant, la polmique sur sa collaboration au rgime nazi est lance. C'est surtout un essai de 1918, De l'inconscient (ber das Unbewusste) qui donne du matriel aux critiques. Jung y soutient une diffrence d'inconscient entre les aryens et les juifs notamment qui permet de donner, aprs coup, un fondement scientifique l'idologie allemande. Nanmoins ses propos sont dcontextualiss[143] . Pour Jung en effet, les juifs n'ont pas voir avec la question de l'identit nationale, n'ayant pas de patrie ; de plus ils sont civiliss un plus haut degr, mais ils ont un rapport moins ais ce quelque chose en l'homme qui touche la terre, qui puise en elle des forces nouvelles, ce ct terrien que l'homme germanique recle en lui-mme dans une dangereuse concentration [144] . En 1933 le prsident

Carl Gustav Jung de l'poque de la Socit mdicale allemande gnrale de psychothrapie (Deutsches Institut fr psychologische Forschung und Psychotherapie), Ernst Kretschmer doit dmissionner parce qu'il est juif et qu'il refuse d'aider les nazis subvertir la psychothrapie. Il devient du mme coup rdacteur en chef de l'organe de cette association, la Zentralblatt fr Psychotherapie und ihre Grenzgebiete dit par Hirzel Leipzig[145] . En 1933 et 1934 vingt-quatre des trente-six membres juifs de la Socit se sont dj exils. Peu peu, en Allemagne, la science juive [146] , c'est--dire la psychanalyse freudienne disparat. Le 21 juin 1933, Jung devient le nouveau vice-prsident de la Socit mdicale gnrale de psychothrapie, six mois aprs l'arrive d'Hitler au pouvoir. ce moment, et en dpit de l'accord unilatral de Jung, le psychiatre suisse est considr en Allemagne nazie comme le chercheur germanique le plus important de la psychologie des profondeurs dans le monde aryen anglo-saxon [147] , en raison de plusieurs communications et circulaires. Ainsi dans une lettre du 1e dcembre 1934 jointe au Zentralblatt fr Psychothrapie und ihre Grenzgebiete[148] Jung invite les mdecins adhrer titre personnel la Socit gnrale de psychothrapie. La mme anne, la polmique sur Jung nazi commence officiellement avec un article du psychanalyste Gustav Bally dans la Neue Zrcher Zeitung qui l'accuse de collusion avec le rgime allemand[149] et lui demande de prciser sa position vis--vis de ce qu'il nomme la psychologie et psychothrapie de souche allemande . Jung rpond que l'alignement est obligatoire, compte-tenu du rgime politique allemand. Dans l'ditorial de 1935, puis dans l'avant propos de l'diteur, Jung explique que la psychologie mdicale allemande doit demeurer exempte de tout dogmatisme. Par ailleurs, la dcharge de Jung, Cimbal voit d'immenses difficults dans le ralliement de Jung au nazisme. Pendant cette priode les confrences et articles de Jung sont cependant vite rcuprs par le pouvoir nazi, l'opposant toujours la science juive de Freud. En ralit, beaucoup de propos de Jung sont ambivalents[150] . Jung se voit donc contraint, lors de plusieurs allocutions et surtout au cours de son Intervention devant le Groupe suisse de la Socit mdicale gnrale et internationale de psychothrapie de 1936[151] de prciser sa position. La psychothrapie ne peut tre infode une politique nationaliste. En 1936, en effet, et une fois le pouvoir nazi en place, la Socit mdicale gnrale de psychothrapie devint l'Institut Gring, fer de lance de la Neue Deutsch Seelenheilkunde, la nouvelle science psychothrapeutique officielle du rgime. Ds lors, Jung refuse d'y adhrer mais Gring tente de le convaincre et y parvient, faisant croire au reste de la communaut qu'il approuve son rle. En 1936, Jung donne donc sa dmission mais, peu aprs, une manuvre de Gring le fait revenir la tte de la Socit. Afin de se blanchir, Jung dcide de publier ce qui est son essai le plus controvers : Wotan. Le dieu paen de la mythologie allemande Wotan reprsente selon lui Adolf Hitler qui dverse son agressivit sur le monde. Une rumeur non confirme laisserait entendre que Jung aurait achemin de l'argent pour que Freud puisse se rfugier Londres, via l'entremise de Franz Riklin. Jung apprenant que Freud est en scurit lui aurait envoy un tlgramme de sympathie[153] . En 1939, Jung est reconduit dans sa fonction de l'Institut Gring. En effet Jung, bien que prsident de la Socit mdicale gnrale de psychothrapie est aussi passeur de juifs en exil. Ds la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, Jung use de son influence sur les services suisses de l'immigration, subvenant aux besoins financiers, pour faire sortir d'Allemagne des intellectuels juifs. C'est ainsi qu'il permet l'exil du Franais Roland Cahen qui le traduira en franais et de son amie Jolande Jacobi.

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Jung en 1923. Pour quiconque a lu n'importe lequel de mes livres, il doit tre vident que je n'ai jamais t sympathisant nazi, ni antismite et aucune liste de citations fausses, de traductions errones ou de dformations de ce que j'ai crit ne saurait altrer le rcit de mon point de vue [152] authentique. .

Carl Gustav Jung Plus tard lorsqu'il se justifie, Jung argue que l'acceptation du poste de vice-prsident de la Socit mdicale gnrale de psychothrapie est une tentative de sa part de sauver la psychanalyse allemande, voue une totale disparition . Jung se dfend ainsi dans son Journal : Je me suis trouv confront un conflit moral. Devais-je, prudent et neutre, me retirer en scurit de ce ct-ci de la frontire, vivre en toute innocence sans m'impliquer, ou devais-je - comme j'en tais bien conscient - risquer d'tre attaqu, risquer l'invitable incomprhension laquelle n'chappe pas celui-qui, pour des raisons d'ordre suprieur, est entr en relation avec le pouvoir politique en Allemagne aujourd'hui ? [154] . N'arrivant pas proposer sa dmission cause des manuvres administratives de Gring, Jung profite d'un entretien pour la revue amricaine Heart's International Cosmopolitan de Yale pour laborer un Diagnostic des dictateurs [155] . Il y prsente Hitler comme un psychopathe patent. Gring finit donc par accepter la dmission de Jung le 12 juillet 1940. Ds lors, il est inscrit sur la Schwarze Liste , la liste noire des auteurs dont les ouvrages taient bannis d'Allemagne, puis sur la liste Otto pour la France occupe. Confin dans son pays la Suisse, Jung est mobilis la frontire avec l'Allemagne, par crainte des autorits d'une invasion. Beaucoup de ses amis amricains proposent de l'inviter aux tats-Unis ou Londres, mais Jung rpond vouloir demeurer en Suisse : Nous sommes enracins dans notre terre suisse , explique-t-il. Colonel dans l'arme suisse, aprs l'appel du gnral Guisan pour dfendre la nation, Jung devient mdecin militaire la frontire.

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Jung, agent secretC'est durant la Seconde Guerre mondiale que Jung est recrut sous le nom d' agent 488 au service des services secrets allis[156] . Il avait t approch dans ce but quelques annes avant le dbut de la guerre par un diplomate en poste au Foreign Office, Ashton-Gwatkin, qui avait t trs impressionn par l'analyse de son essai Wotan sur la psychologie des nazis. Jung communique avec le Foreign Office via un ami, Helton Godwin Baynes (surnomm l'apprenti de Jung [157] ), qui crit un livre fond sur l'essai de Jung : Germany Possessed publi en 1941[158] . Baynes contribuera par la suite la diffusion de la psychologie analytique au Royaume-Uni. L'opinion de Jung sur les moyens mettre en uvre pour abattre Hitler est juge digne d'intrt par les Allis car il prconise de diriger l'attention du dictateur vers l'URSS. Un autre agent, affili aux Allemands complotant contre Hitler et dirig par le gnral Walter Schellenberg, est le psychiatre Wilhelm Bitter (1893 - 1974)[159] . Ce dernier est dsign pour entrer rgulirement en contact avec Jung, en Suisse, mais la dcouverte de la conjuration de Schellenberg, le rseau est dmantel. Des psychiatres jungiens amricains comme Gerald Meyer et Mary Bancroft sont galement employs par les services secrets pour tablir le profil psychologique des dirigeants nazis. L'agent Dulles de l'Office of Strategic Services ( OSS ) rencontre Jung en 1943, clbrant le mariage encore exprimental de l'espionnage et de la psychanalyse [160] . Selon leur diagnostic, Hitler devrait finir par se suicider. Son activit aux cts des Allis, montre une autre facette de la personnalit de Jung, celle d'un antinazi, facette qui est mise en avant par Dulles lorsque, prenant sa dfense, il explique : Le jugement qu'il portait sur eux [les chefs nazis] et sur leurs possibles ractions aux vnements m'a rellement aid jauger la situation politique. Sa profonde antipathie pour ce que reprsentaient le nazisme et le fascisme est apparue clairement au cours de ces conversations[161] . Toutefois la nature ultra-confidentielle des activits de Jung comme agent secret n'a pas permis de verser ces lments comme pices sa dcharge dans le dossier de la polmique sur sa compromission avec le nazisme. Par ailleurs, en 1945, le gnral Eisenhower, commandant suprme des forces allies en Europe, tudie le point de vue de Jung sur la meilleure faon d'aider les civils allemands accepter la dfaite, afin de rtablir au plus vite l'conomie de l'Allemagne, exsangue[162] . En 1940, Mary Mellon fait paratre au Royaume-Uni les premires Annales des Journes d'Eranos, un recueil d'essais disparates intitul The Integration of personnality. L'anne suivante, Jung se rend aux journes d'Eranos qui commmorent les quatre cents ans de la mort de Paracelse, qu'il considre comme son gal du XVIesicle, car confront comme lui aux contradictions nes des mentalits de l'poque. Entre 1941 et 1954, Jung approfondit ses travaux sur l'alchimie et rdige son ouvrage majeur, point

Carl Gustav Jung culminant de sa pense : Mysterium Conjunctionis. En 1942 les psychanalystes jungiens suisses crent la Fondation Bollingen, du nom de la Tour de Bollingen, une rsidence construite par Jung non loin de sa maison de Ksnacht et dans laquelle il travaille seul. En 1944, l'universit de Ble cre pour lui une chaire de mdecine psychologique dans laquelle il n'enseigne que deux ans. La mme anne en effet, Jung est victime d'une embolie pulmonaire qui l'affaiblit peu peu. Plong dans le coma, il fait l'exprience d'intenses vnements mentaux fantasmatiques et oniriques. Une fois rtabli, il a la conviction qu'il lui faut dsormais exploiter les notes collectes dans Le Livre rouge, en relation avec ce qu'il appelle ds lors les visions de 1944 [163] . Ellenberger a qualifi cette exprience de maladie cratrice , la rapprochant de la neurasthnie et de l'hystrie[164] .

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Aprs-guerre et dernires annesAprs la guerre, Jung reoit son septime titre honorifique de l'Universit de Genve, remis par le psychologue Jean Piaget. Il publie ensuite un nouvel essai, Aprs la catastrophe (Nach der Katastrosphe) dans la Neue Schweizer Rundschau, dans lequel il s'interroge sur le drame du gnie allemand et dans le travail moral de reconstruction d'aprs-guerre[165] . C'est en 1945 que les accusations contre Jung commencent[166] avec un article de S. S Feldman dans lAmerican Journal of Psychiatry ( Dr. CG Jung and National Socialism ) s'appuyant sur des citations hors contexte de Jung comme la trs clbre et trs polmique phrase : l'inconscient aryen a un potentiel plus important que celui des juifs ou sur des rfrences la responsabilit de Jung dans la Seconde Guerre mondiale[167] . En rponse, Jung et ses proches dcident de publier un recueil des textes de la priode incrimine pour replacer chaque citation dans son contexte. Un ouvrage rassemblant Wotan, La psychothrapie aujourd'hui et Aprs la catastrophe est constitu sous le nom d'Essais sur les vnements contemporains (Aufstze zur Zeitgeschichte), contre l'avis de Jolande Jacobi qui y voit un prtexte donn aux dtracteurs, en plus d'tre une tentative d'auto-justification voue la polmique son tour. En 1946, Ernest Harms fait son apologie dans un essai intitul C. G. Jung, le dfenseur de Freud et des juifs[168] , contre les accusations d'Albert Parelhoff, dans son Dr. Carl G. JungNazi Collaborationist, critique principal de Jung. Puis Philip Wylie publie An Essay on Morals (Un essai sur les murs) o il dfend Jung[169] . Ce dernier dclare en effet avoir t entirement compris par Wylie. Cependant un autre scandale alimente la polmique. La Fondation Bollingen dcerne en 1949 le prix Bollingen Ezra Pound pour ses Cantos pisans. Or, pendant la guerre, Pound tait considr comme pro-fasciste italien. La visite de Winston Churchill en Suisse en 1946, qui rencontre Jung lors d'un banquet, n'attnue en rien la controverse[170] . La mme anne le psychiatre apprend par l'intermdiaire de Jolande Jacobi que le FBI l'espionne depuis 1940 et a constitu un dossier intitul Carl Jung, objet : activits subversives . Il est en effet souponn, via ses amies amricaines, d'espionner les tats-Unis pour le compte des nazis. En 1947, Jung, aprs deux infarctus, dcide de faire la synthse de toutes ses recherches sur l'inconscient. Il a en effet dj publi en 1946 La Psychologie du transfert qui est l'origine une partie distincte du Mysterium Conjunctionis. En 1947 est publi un ouvrage monumental, par la somme de matriel qu'il recueille, Psychologie et alchimie. En 1951 l'essai Aon, tudes sur la phnomnologie du Soi. En 1952, il publie le clbre et trs controvers Rponse Job, crit partir des lments des journes d'Eranos intitules Une approche psychologique du dogme de la Trinit . Il y explore le concept du mal considr comme une simple privatio boni . Ds lors, Jung diminue considrablement ses activits de thrapeute, se consacrant ses recherches avec Marie-Louise von Franz sur les grands rves et les archtypes. En 1948, l'Institut C. G. Jung ouvre ses portes et accueille une trentaine d'lves. Jung y joue un rle actif jusqu'en 1950. Lors de son discours inaugural le 24 avril 1948 il prvoit de fructueux rapprochements entre la physique et la psychologie. Travaillant en effet cette poque avec le physicien Wolfgang Pauli sur un recueil intitul L'interprtation de la nature et de la psych, Jung y examine les phnomnes extra-sensoriels, tudis notamment aux tats-Unis la mme poque par Joseph Banks Rhine. l'Institut c'est aussi le dbut de ce que certains comme

Carl Gustav Jung Richard Noll ont appel le culte de Jung , une fascination pour le crateur de la psychologie analytique. Hans Trb, un de ses anciens amis, s'oppose galement ce moment sa thorie du Soi. Critiquant Jung quant l'identification qu'il faisait du Soi Dieu, Trb se rattache ds lors la thorie mise au point par le Suisse Dumeng Bezzola, la psychosynthse [171] . Jung se lie d'amiti au pre dominicain Victor White, spcialiste de Saint Thomas d'Aquin. White est attir par la thorie jungienne et veut crer un pont entre foi chrtienne et psychologie. Nanmoins les deux hommes se quittent sur la polmique de la privatio boni ne de Rponse Job. Jung donne sa dernire confrence aux journes d'Eranos en 1951, voquant son nouveau concept, celui de synchronicit , esquiss dans son essai Aon. Il souhaite dornavant exprimenter la notion et runit pour cela un groupe de proches en se fondant sur le Tarot de Marseille et sur l'astrologie. Avec son ami le physicien Wolfgang Pauli, il donne ainsi deux confrences relatives au concept de synchronicit, intitules l'influence des reprsentations archtypiques sur la formation des thories scientifiques de Kepler , prononces en 1948[172] . Jung travaille galement avec Kroly Kernyi, spcialiste hongrois de la mythologie, propos de l'archtype du Fripon divin. De leur collaboration nat Introduction l'essence de la mythologie en 1968. En 1953, Toni Wolff dcde, ce qui cause un grand choc Jung. Par ailleurs sa femme Emma Jung, atteinte d'un cancer meurt en novembre 1955. Jung se passionne ds lors pour le phnomne des soucoupes volantes et publie Un mythe moderne qui connat un fort retentissement[173] . En 1956, il publie le tome 2 de son uvre majeure, le Mysterium Conjunctionis. Dans le monde mergent alors les futurs successeurs de Jung dans l'entreprise de la psychologie analytique : l'conomiste et sociologue La Tour de Bollingen, sur la rive septentrionale du lac de Zurich construite suisse Eugen Bhler, auteur du Futur comme par Jung ds 1922, et qui constitue son refuge pour crire. problme de lhomme moderne en 1966 applique la thorie jungienne l'conomie ; en Angleterre Anthony Storr et Anthony Stevens diffusent ses thses. En France, Henry Corbin, Gilles Quispel et Elie Humbert dfendent son uvre face la prdominance du freudisme. Jung compte mme des partisans en URSS, travers la thorie de la socionique. Vers 1956, des amis et proches de Jung le sollicitent pour qu'il crive son autobiographie. Plusieurs tentatives ont lieu mais finalement cela aboutit au livre Ma vie. Souvenirs, rves et penses rdig par Aniella Jaff, sa secrtaire d'alors. C'est surtout Kurt Wolff, l'un des fondateurs de la Fondation Bollingen et son responsable ditorialiste qui convainc Jung de raliser une autobiographie en dpit de ses rticences. Jung opte dans un second temps pour une biographie sous forme d'entretiens spontans intitule Souvenirs improviss. Les sances ont lieu chaque jour dans l'anne 1957, mais le 10 janvier 1958, Aniella Jaff annonce Kurt Wolff que Jung dsire crire lui-mme sa biographie. Aprs avoir consult ses proches, Jung dcide de ne pas voquer la priode controverse de la guerre dans cette autobiographie. En 1961, Jung parvient malgr les maladies rptition terminer un dernier ouvrage : Essai d'exploration de l'inconscient, publi dans le recueil L'Homme et ses symboles, n de l'interview accorde John Freeman en 1959 pour la BBC. Jung confie Marie-Louise Von Franz la poursuite de son travail (elle publie le tome 3 de Mysterium conjunctionis consacr au trait alchimique Aurora Consurgens), notamment sur le processus d'individuation, et la responsabilit de ses titres dits. Jung continue travailler sur son autobiographie jusqu' sa mort, luttant contre la dgnrescence et les troubles de mmoire. Il lit galement les crits de Pierre Teilhard de Chardin[174] . Il fait, au crpuscule de sa vie, deux rves interprts par ses proches analystes comme des rves dvoilant que l' homme de Bollingen est parvenu l'unit et la totalit. En mai, Jung est touch par une attaque cardiaque qui le prive de la

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Carl Gustav Jung parole. Il la recouvre quelques heures avant la mort, assez pour parler son fils Hans, puis il meurt paisiblement le 6juin1961 l'ge de 86 ans dans sa maison prs du lac de Zurich Bollingen, en Suisse almanique, maison dont il avait lui-mme fait les plans afin de se ressourcer et d'tre en communication avec son soi [175] . Sa famille fait confectionner deux moulages de son visage mortuaire. la nouvelle de sa mort, les hommages internationaux se multiplient parmi lesquels celui de Jawaharlal Nehru. Lors de la crmonie commmorative, l'analyste jungien Edward F. Edinger (1922 - 1998), qui est le dernier intervenir, conclut son discours par un