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Vera Lux 1,5 Crisold Carmen Monuera – 5-12 1. Je m’appelle Crisold. Mon nom… à l’époque où je suis né il n’y avait qu’un nom, une sorte de patronyme lié à la tribu ou au clan. Je suis issu de ce que l’on nomme aujourd’hui un Australopithecus bahrelghazali dans la région du Tchad et j’ai trois millions cent septante-sept ans. Aujourd’hui on connaît mieux, pour ainsi dire, les miens puisqu’on a trouvé deux fossiles que l’on a nommé Abel et Selam ainsi que d’autres… Crisold est mon nom actuel. J’ai longtemps erré de-ci, de-là. C’était nécessaire. Je suis resté égal à moi-même tant physiquement que mentalement, un exploit, mais être vampire a aidé assurément. Même si le temps, mes époques et les expériences de mon existence m’ont façonné à leurs images, à leurs réalités, je n’ai pas changé ma manière d’être. La façade change, jamais l’intérieur. J’ai rencontré, par ce que l’on nomme communément le hasard, celle que je n’espérais plus, Ranita. Elle est… indescriptible. Ce terme est habituellement accolé à Ned, celui qui a pour nom « Le Passeur de Lumière », « Celui qui éclaire les Morts », « Le Médiateur des Ames », « Celui qui voit dans la Mort à travers la Vie » et bien d’autres noms. C’est le propre de ceux que l’on appelle de manière erronée des « Immortel ». Tout ce qui est vivant tant à mourir et à disparaitre, c’est une loi cardinale de toute chose, de l’Univers, mais la Mort peut avoir des millions de facettes, à l’égale de la Vie. L’apanage de ce qui est à la base de la Création. J’ai fait tant de choses, été tant d’êtres et, pourtant, à aucun moment je n’ai eu la sensation que le temps manquait. Il est si facile de s’ennuyer. Je n’ai jamais eu d’appétence pour tomber dans ce travers. La vie par le prisme de l’existence vampirique apporte un lot constant d’émerveillements pour ceux qui savent le voir. D’après Ranita, je serais une « positive attitude » ou encore un « zen man ». J’ai eu l’occasion d’observer de loin Bouddha lui- même, ou du moins est-ce le nom dont on l’affuble aujourd’hui. Il aurait trouvé surprenant ce nom. Epictète aussi et un grand nombre de sages qui n’ont rien légué à l’Histoire. Leurs connaissances étaient essentiellement transmises oralement. Je m’en souviens, comme lorsqu’on se remémore de très lointains souvenirs. Pourtant, au moment même, leur enseignement semblait si évident, si nécessaire. Il y a un risque inhérent à rester trop longtemps sur Terre et parmi la belle humanité, celui de devenir fou. Ce sort est lié à ce sentiment pervers qu’est la vacuité, l’innocuité d’une condition existentielle. J’ai pu éviter ce sort, ma curiosité a 1

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Vera Lux 1,5 Crisold Carmen Monuera – 5-121.

Je m’appelle Crisold. Mon nom… à l’époque où je suis né il n’y avait qu’un nom, une sorte de patronyme lié à la tribu ou au clan. Je suis issu de ce que l’on nomme aujourd’hui un Australopithecus bahrelghazali dans la région du Tchad et j’ai trois millions cent septante-sept ans. Aujourd’hui on connaît mieux, pour ainsi dire, les miens puisqu’on a trouvé deux fossiles que l’on a nommé Abel et Selam ainsi que d’autres… Crisold est mon nom actuel. J’ai longtemps erré de-ci, de-là. C’était nécessaire. Je suis resté égal à moi-même tant physiquement que mentalement, un exploit, mais être vampire a aidé assurément. Même si le temps, mes époques et les expériences de mon existence m’ont façonné à leurs images, à leurs réalités, je n’ai pas changé ma manière d’être. La façade change, jamais l’intérieur.

J’ai rencontré, par ce que l’on nomme communément le hasard, celle que je n’espérais plus, Ranita. Elle est… indescriptible. Ce terme est habituellement accolé à Ned, celui qui a pour nom «  Le Passeur de Lumière », « Celui qui éclaire les Morts », « Le Médiateur des Ames », « Celui qui voit dans la Mort à travers la Vie » et bien d’autres noms. C’est le propre de ceux que l’on appelle de manière erronée des « Immortel ». Tout ce qui est vivant tant à mourir et à disparaitre, c’est une loi cardinale de toute chose, de l’Univers, mais la Mort peut avoir des millions de facettes, à l’égale de la Vie. L’apanage de ce qui est à la base de la Création.

J’ai fait tant de choses, été tant d’êtres et, pourtant, à aucun moment je n’ai eu la sensation que le temps manquait. Il est si facile de s’ennuyer. Je n’ai jamais eu d’appétence pour tomber dans ce travers. La vie par le prisme de l’existence vampirique apporte un lot constant d’émerveillements pour ceux qui savent le voir. D’après Ranita, je serais une « positive attitude » ou encore un « zen man ». J’ai eu l’occasion d’observer de loin Bouddha lui-même, ou du moins est-ce le nom dont on l’affuble aujourd’hui. Il aurait trouvé surprenant ce nom. Epictète aussi et un grand nombre de sages qui n’ont rien légué à l’Histoire. Leurs connaissances étaient essentiellement transmises oralement. Je m’en souviens, comme lorsqu’on se remémore de très lointains souvenirs. Pourtant, au moment même, leur enseignement semblait si évident, si nécessaire. Il y a un risque inhérent à rester trop longtemps sur Terre et parmi la belle humanité, celui de devenir fou. Ce sort est lié à ce sentiment pervers qu’est la vacuité, l’innocuité d’une condition existentielle. J’ai pu éviter ce sort, ma curiosité a toujours été insatiable et avant le vingtième siècle, aller d’un endroit à l’autre sur Terre prenait un temps considérable, ceci pouvant expliquer le côté voyageur des vampires, du moins, ceux qui ont un âge aussi vénérable que le mien.

- Qu’écris-tu toujours dans ce… carnet ?

Les doux bras de mon amour me cajolent les épaules. Je feins de les avoir raidies par la position assise. Malgré notre âge, nous n’avons pas de problèmes inhérents à la vieillesse ou à ce terme absurde de « troisième âge ». Quel serait le mien alors ?

- Il a une drôle de couleur… je peux…- Non, attends !

Elle pose un doigt sur la page où j’écris et est immédiatement propulsée en arrière. Je me lève pour la réceptionner avant qu’elle ne se blesse et la prend contre moi, prenant sa main entre les miennes, psalmodiant les mots de « curation » avec rapidité et dextérité. Ranita pousse un petit gémissement. Nous sommes assis, alors que le carnet termine sa course elliptique pour revenir dans la boîte qui est son écrin et sa protection.

- C’était quoi ça ? Un enchantement ?- En quelque sorte…- Oh, je vois… tes secrets sont bien gardés ! Pourquoi écris-tu si tu crains qu’on ne te vole tes

souvenirs ou ce que tu écris ?

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- Je ne crains pas cela et bon nombre d’écrits sont dans des langues disparues depuis bien longtemps. J’écris parce que la mémoire est volatile, même pour ceux de notre espèce.

- Oh… je n’avais pas pensé à cela… alors, c’est quoi le stuut ?- Le stuut ?- Le truc, le machin, la chose… ce qui rend ton carnet ou ton journal intime légèrement

électrique ?

Je respire son doux arôme. Le sexe n’a jamais été un problème, ce qui n’est pas une exclusivité de notre race, même si notre habilité en la matière a eu tout le temps pour se perfectionner. Sa peau à la douceur de la soie. Elle aime les cosmétiques, mais j’ai pu la dissuader d’en porter le temps de notre petit séjour sur une des îles de ma Grèce. La demeure est à l’écart, rien de trop luxueux, elle m’appartient depuis quelques générations. Je l’ai acquise légalement par un pacte de sang avec une famille. N’ayant pas la nécessité de celle-ci en permanence, j’ai permis à la famille d’y séjourner, une sorte d’usufruit de leur ancien patrimoine. Plus tard, lorsque l’un des descendants a désiré partir tenter sa chance ailleurs, aux Etats-Unis, j’ai donné la somme correspondante de cette demeure et de ses terres afin qu’il puisse réaliser son rêve et son destin. La maison est désormais gardée et soignée par des « concierges » successifs et une sorte d’Agence Spéciale conçue pour les Outre-Vivant en général et les vampires en particulier. Cette officine offre toutes sortes de services indispensables. Je connais la propriétaire et le moins qu’on puisse dire est qu’elle est douée dans ce domaine et dans bien d’autres. Je peux dire que l’accumulation des existences a été fructifiant à bien des égards pour chacun de nous.

- Dis, tu m’écoutes ?- Agapou… toujours…- C’est ce qu’il semble… alors c’est quoi ce papier ?- Du vélin…- Du vélin ? Tu veux dire de la peau ?- Oui.- Attends voir là, l’ancien ? Tu es en train de me dire que tu écris sur de la peau de… quoi ou

de… qui ?- Un animal qui n’existe plus !

Elle se tortille entre mes bras pour me fixer du regard, ce qui n’aide en rien à dompter mon érection. Mon désir d’elle et mon amour sont incommensurables.

- Tu es sur que c’est une bête…- Dans l’échelle alimentaire on pourrait le classifier comme tel, même s’il avait déjà des gênes

mutantes l’amenant du côté des humanoïdes.

Elle ouvre sa bouche en grand.

- C’est de la peau d’un humain ?- Pas exactement et je ne l’ai pas tué. Ragiskwalawa était son nom. Cela signifiait dans son

langage : « celui qui va loin pour nourrir les siens ». Nous avons fait un peu de chemin ensemble. Dans la culture de son espèce, l’une de leur croyance était que pour que la tribu puisse continuer à subsister et être protégée par la Mère Nature, il fallait garder un morceau de peau de ceux qui mouraient. Ils la tannaient ensuite et la gardait dans des sortes de urnes en joncs tressés qu’ils remplaçaient tous les douze ans, selon un cycle qui avait une certaine importance pour eux. J’ai oublié une partie de leur histoire. L’ironie est que leurs peaux n’ont pas pu leur sauver la peau. Un fléau a sévi dans la région où ils ont élu domicile un petit temps et ils ont péri de manière fulgurante. Ragiskwalawa était l’un des derniers survivants et il ne le dut que parce qu’il était parti chasser au loin. C’était un guerrier très fort et malin et une de ses tâches pour leur clan était d’assurer la subsistance. C’était un limier, un prédateur et un chasseur hors pair, un des meilleurs qu’il m’ait été donné de connaître.

- Tu communiquais comment avec lui ?

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- La communication… voilà un travers bien de votre époque… il n’avait pas vraiment un langage précis, sinon une série d’expressions qui englobait des concepts et des idées précises qui servaient à maintenir un réseau social, comme vous le diriez aujourd’hui. Une de mes habiletés est ma capacité à ingérer les cultures des autres et leur langage.

- Génial ! T’es une sorte d’encyclopédie du langage sur pattes, alors ?- En quelque sorte. Vera semble avoir déteint sur toi avec ses assertions et ses définitions

étranges.- Qui te dit que c’est elle et pas le contraire ?- Touché !- Donc… Ra-- Ragiskwalawa…- C’est ça… tu communiquais avec lui et puis quoi ? Tu lui as fait la peau ?- En quelque sorte. L’espérance de vie à l’époque…- Laquelle ?- Pas plus de vingt-six ans, seize sans doute en moyenne… j’étais alors relativement jeune…- Relativement, c’est le mot…- Quoi qu’il en soit… si tout allait bien, ce qui n’était pas souvent le cas, vingt ans était un âge

vieux. La nature était hostile et le dire n’est pas un vain mot. Ragiskwalawa a vécu vingt-cinq ans, puis il a su que son heure était arrivée. La mort était une notion très naturelle en ces temps anciens. Chacun avait un rapport direct avec elle et l’accueillait comme une condition sine qua non de leur parcours de vie.

- Comme aujourd’hui, non ?- Crème antirides, anti-âge, antivieillissement. Soins anti-morts, espérance de vie illimitée,

tabou du mot « mort », service de soins palliatifs, demande légale d’euthanasie en cas de « mort inminente »… il semble que ce ne soit pas aussi évident que cela d’accepter la mort de vos jours…

Ranita regarde ses ongles. Ses pensées tourbillonnent. Elle passe tant de temps à se cacher derrière une façade de « fashion victim », comme elle se détermine elle-même, et à paraître très peu intelligente qu’elle a quelques difficultés à me montrer sa fine intelligence.

- Tu y as pensé, mon amour, à toutes ces choses…- Hum ! Ne le dis à personne, j’ai une réputation à tenir…- Ton secret est sain et sauf avec moi, mais… il t’en coûtera un petit tribut…- Sexuel ?- Mon insatiable ! Si tel est le prix que tu désires me payer…- Essaies de m’en empêcher, l’ancien ! Tu disais donc sur Ra…- Ragiskwalawa est mort. Je l’ai soigné autant que les moyens de l’époque m’ont permis de le

faire, mais son temps était arrivé à son terme. Je l’ai veillé. Avant que son agonie entame sa route ténébreuse, il m’a parlé de sa croyance et celle des siens, de la nécessité de garder vivante celle-ci malgré sa mort prochaine et le fait qu’il savait qu’il était le dernier des survivants. J’ai donc suivi scrupuleusement sa dernière volonté.

- Ah, je comprends ! Tu as donc tanné ton ami et… Mais pourquoi utilises-tu cette vielle peau comme « papier » ?

- C’est un de ses désirs. Il pensait que si j’y gravais l’histoire des siens, elle subsisterait à travers le temps, la Vie et la Mort.

- Et tu as continué à le faire ?- Oui. Etrangement, peu importe les millions d’années passées et les millions de textes transcrits

sur cette peau qui a trouvé le moyen de s’étendre et de se multiplier, il y a toujours de la place pour écrire une autre dessus.

- Tu as fait quelque chose de magique ? Un Rituel ?- Non. La seule magie est celle qui œuvre sur la vie et sur la mort. C’est comme si - et c’est ma

conclusion au terme de siècles de recherche pour comprendre le phénomène – la Nature elle-même avait désiré que cette peau subsiste à travers la toile, tant du côté de la Vie, que du côté

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de la Mort. Mes écrits semblent être la nature essentielle de la peau qui la rend éternelle et exponentiellement toujours vivante.

- Elle te survivra ?- Je ne le sais nullement. Mais je ne le pense pas. Elle est liée à moi d’une manière très

primordiale.- Pourquoi m’a-t-elle fait mal comme cela ?- Elle n’a pas pu t’atteindre. Mais elle se garde des autres, tous sans exceptions. Mana en a fait

les frais. Il a failli y laisser sa peau, mais le vélin l’a reconnu au moment même comme un être de compassion et il a transmis la « curation ».

- Ça veut dire qu’elle ne me reconnait pas comme quelqu’un ayant de la compassion pour autrui?

- Ce n’était qu’un avertissement et une sauvegarde. Nous te ferons te connaître à lui.- Tu peux communiquer avec elle ?- Oui, dans une certaine mesure…- Oh !

Ranita réfléchit. Je sais qu’elle s’apprête à lancer des recherches tous azimuts pour en savoir plus. Rien n’a été divulgué sur la question, j’y ai veillé au fil du temps. L’apanage de ma condition, je suppose.

- Tu peux lui envoyer un message, enfin écrire quelque chose pour voir si… Comment dois-je l’appeler ? La peau, ça fait un peu bête ?

- Tu peux l’appeler par son nom ?- Ragiskwalawa…

Je la regarde, merveilleusement étonné.

- Tu as une mémoire phénoménale. - Un atout dans mon métier. Ce qui n’est pas le cas de Vera. Tu devrais la voir quand elle est

présentée à un groupe. Une minute plus tard, elle roule des yeux affolés vers moi en me suppliant de lui répéter le prénom de la personne à qui elle veut s’adresser. On forme un duo détonant, moi dans le genre : « tiens, à propos, Tim, tu as toujours ta nouvelle voiture ? », par exemple,  ce qui lui permet d’enchaîner avec ce qu’elle désire dire. Ça, c’est quand elle n’est pas carrément perdue dans ses pensées.

- J’ai cru remarqué cela…- J’en suis certaine ! C’est bien vous qui avez aidé les lynx à avoir cette vue si perçante ?

Elle me lance un regard innocent. La coquine ! Je la prends contre moi et nos lèvres ravivent un désir latent prompt à renaître de ses cendres. Elle se love dans mon giron. Où était-elle avant de la trouver, mon âme sœur, mon amour ?

- Alors donc… Tu pourrais demander à Ragiskwalawa, s’il me considère comme une âme de compassion et si éventuellement elle peut me voir comme une amie ?

Le livret lévite jusqu’à moi, sortant précautionneusement de sa boîte. Je sens mon vieil ami sonder les alentours. Il a servi si souvent à me protéger les arrières qu’il a du mal à ne pas le faire encore et toujours. L’artefact a assimilé et développé tout ce qui faisait mon ami disparu, en partie, voilà si longtemps. Je prends un crayon comme en ont les ouvriers, de forme oblongue, rouge, la mine large, d’un noir crayeux et tendre. Je le taille souvent pour pouvoir l’utiliser à tout moment. Il ne finit jamais de me servir, se régénérant sans fin, du moins depuis que les mines existent. Ce fut en l’an… Je serais bien en peine de le dire et j’aurais garde à ne pas poser la question en l’air, Ranita irait illico presto chercher son IPad, comme elle nomme l’objet plat et d’une taille maniable, et chercher sur un « moteur de recherches » qui porte pour nom Google ! On n’arrête pas le progrès et quelque chose me dit qu’elle n’aura de cesse de m’apprendre à manier cet outil, ma foi, d’une utilité sans précédent. Quant à m’y faire… Je ne suis pas né de la dernière pluie et c’est devenu un réflexe tout le long des

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mes existences et des époques traversées. J’écris rapidement sur le vélin apparemment vierge, mais ma vue distingue une superposition de textes qui restent séparés par de fines et translucides membranes à un niveau microscopique, ou subatomique, à la vue humaine. Merci Mana pour ses explications et ses recherches sur l’artefact ! Ranita est penchée et fixe ma main courant sur la feuille. Les mots se tracent et prennent un couleur grisâtre avant d’être absorbée par le feuillet.

- C’était quoi comme langue ?- Du sumérien.- Oh ! Tu parles et écris combien de langues ?- Le chiffre exact ?

Ranita fait mine de réfléchir.

- Laisse tomber, l’ancien ! Je risque d’attraper un complexe canon et aussi un stress énorme !- Si tu le désires ainsi…

Un petit susurrement soyeux frémit dans l’air au bout de quelques secondes et quelques mots en français s’inscrivent sur la page. Ranita se penche et lit à haute voix.

- Le bonheur vit dans son existence, tu es partie des miens, Yamonlayala ! Ça veut dire quoi ? Et ce nom, c’est qui ? Toi ?

- Cela veut dire qu’il te considère de sa famille, ce qui signifie que tu peux aussi écrire sur lui, si tel est ton désir et qu’il te protègera. Quand on nom, c’est celui qu’il te donne. Il signifie  : « celle qui donne du bonheur à l’être aimé ».

Ranita reste la bouche ouverte, regardant alternativement le livret et moi. Je lui souris tendrement. Elle est si jeune et si belle. Elle est… parfaite.

- Tu peux lui dire que je suis très honorée. Et que moi aussi je vais le protéger et le compter parmi les miens. 

- Ecris sur lui cela.- Tu crois que je peux ?- Oui. Je le sens ainsi.- Mais si je le touche, il va me…- Il ne te fera plus de mal.- Que me fera-t-il si je voulais le toucher sans sa permission ?- Les deux derniers à avoir voulu le faire, ont eu les mains calcinées jusqu’aux os, malgré les

gants en amiante.- Oh ! Il vaut mieux pas le contrarier.- C’est cela même. Vas-y ! Tu en meurs d’envie…

Elle me jette se regard en coin et vaguement hautain, censé me démontrer combien mon avis lui importe peu, mais nous savons à quoi nous en tenir. Je réprime un sourire. Elle me prend le crayon qui lui fait une petite embardée malicieuse.

- Eh ! Reviens ici !

Le crayon se replace entre ses doigts. Elle trace précautionneusement les mots qui sont absorbés par la page tout de suite.

- L’honneur est mien ! Nous allons voyager ensemble ! Il veut dire quoi ? - C’est sa manière de t’exprimer que dès à présent vous êtes liés. Pour lui voyager est

l’équivalent pour moi d’exister.- Oh, je vois ! C’est rapport à son nom et tout ça…- Oui, à tout ça…

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Note mentale, je dois lui trouver ou plutôt lui faire trouver un outil d’écriture qui sera attachée à elle et au vélin. Je pourrais lui acheter un Mont Blanc, un Cartier ou tout autre stylo de prix, mais telle que je la connais, elle voudra tout autre chose.

- Je devrais trouver un stylo qui ira avec Ragiskwalawa…

Nous n’avons pas encore réalisé le lien mental. Elle a une sauvegarde innée d’une extrême puissance et efficacité, forgée par son essence. Le moment approche. Nous en parlerons.

2.Je m’appelle Ranita. J’ai passé toute ma vie à essayer de me fondre dans la masse. Si vous

connaissiez ma famille, vous feriez pareil ! Je dois être la plus normale d’entre eux. Pourtant, j’hésite à penser que c’est toujours le cas. Pour l’instant, j’ai l’intention de continuer avec ma routine de vie pépère. Je sens que ça ne va pas durer longtemps. Dommage ! J’adore mon job. J’ai passé des années à créer mon service et en faire une fonction où il serait difficile de m’éjecter. Je sais. Nul n’est indispensable, ni irremplaçable ! J’en ai bien conscience. Aussi, j’ai deux personnes à ma charge qui connaissent le turbin aussi bien que moi. Cela me rassure. Je les ai formé moi-même. Jamais mieux servi que par soi-même. Puis… Je n’ai jamais pensé cela possible. Pas moi. J’ai mis encore plus de temps à me créer une personnalité qui ne tomberait pas dans ce genre de… piège. On dit que les meilleurs plans ont toujours une faille. C’est peut-être là ma faille, celle de ne pas avoir compris qu’il y aurait toujours une faille quel que soient les plans et autres stratégies que j’élaborerais. Cela ne m’embête pas. Je vais faire comme d’hab… M’acclimater. C’est mon meilleur atout ! Je n’y croyais pas et pourtant…

Un après-midi, je suis partie un peu plus tôt du travail. Je devais passer chez mamoushka, ma maman pas tout à fait comme toutes les mamans. Même si ma famille pense que je ne les accepte pas comme ils sont, la vraie question est: m’accepte-t-ils, eux, comme je suis ? Ma mère, oui et ma grama, grand-mère, aussi. Les autres ? Pas sûr. J’en ai pris mon parti, ce n’est pas comme si j’avais besoin d’eux pour aller de l’avant. Je sais qu’ils me voient comme une « geek », mais cela m’amuse beaucoup, d’autant qu’à mon travail et dans certains cercles d’amis, ils me voient comme une « fashion victim » et une « snob ». Très drôle, en vérité. Mon signe ascendant est : caméléon et personne, sauf Vera et Crisold ne l’ont vraiment compris. Tant mieux ! S’ils désirent en savoir plus, ils peuvent toujours demander et moi je peux toujours répondre ou pas. Fastoche !

Donc, j’entre dans la cuisine et elles étaient là, mamoushka et grama, en pleine conversation. Ce n’était pas inhabituel, il y a toujours un sujet brûlant de conversation entre elles. Tout à coup, j’entends le nom de Mikaïl. Je stoppe, le doigt à cinq millimètres du battant entrouvert.

- Non ? Tu crois, Madina ? Pourquoi Mikaïl avec ses dons devrait avoir recours à l’aide de Vera et de Ned ? Parce que je suppose que Ned y sera pour quelque chose…

- Sans doute, mamouna… - C’est absurde ! Mikaïl et les siens peuvent se débrouiller, avec leur capacité et leurs dons…- Oh, s’il te plaît, mamouna, ne sois pas obtuse et sectaire ! Tout vampire qu’il soit, Mikaïl a

quelquefois besoin des vivants pour l’aider… et c’est valable pour les siens. Je te rappelle que toi-même, il y a quelques années, si tu n’avais pas…

- OUI, oui ! Je sais, je sais ! N’empêche, c’est étrange et encore plus avec la présence de Crisold. Normalement où se trouve-t-il ce sacripant de Crisold? Je ne me souviens plus de la dernière fois qu’il est venu en Belgique.

- Avec Mana, en Nouvelle-Zélande, mais… bon, tu connais Mikaïl, il sait comme personne répondre sans rien dévoiler, mais ici je sens qu’il s’est passé quelque chose de grave…

- Très grave, même pour que des vampires de leur puissance et ancienneté ne puissent en venir à bout !

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J’étais là, devant le battant de la porte et j’ai rétrocédé lentement et silencieusement. Des vampires  ? Attends, ma famille est un peu hors norme, mais des vampires ? Mikaïl, vampire ? Et ce Crisold ? D’ailleurs qu’est-ce que c’est pour un nom ? J’aurais pu faire une entrée fracassante qui aurait ravi mes deux complices. Toute manifestation de drame et de tragédie est hautement conseillée parmi les miens. J’ai refusé de faire cela, j’ai claqué la porte d’entrée en criant : « Où êtes-vous ? », bien fort, histoire de leur permettre de se composer le visage de circonstance : « maman et grand-maman accueillant leur petite chérie avec amour ! » J’ai passé deux jours entier à écumer la toile cybernétique, à ouvrir et fermer des files, à lire en diagonale, à essayer de vérifier si c’était de l’intox ou de l’info. Finalement, j’ai trouvé un ou deux sites qui donnaient des explications, disons, sérieuses ou viables et j’ai imprimé le tout. Mikaïl était chez Vera, je l’avais moi-même emmené chez elle, à la demande expresse de grama.

Je me souviens de l’état dans lequel je me trouvais en arrivant chez Vera. Calme, sereine, mais aussi déterminée qu’une guerrière. Je voulais des explications et j’allais en avoir d’une façon ou d’une autre. Vera était là, Mikaïl aussi et… lui. Crisold. J’ai fait montre de ma civilité habituelle vis-à-vis de Vera et de Mikaïl, puis je m’apprêtais à en faire de même avec le visiteur inconnu quand j’ai senti quelque chose de… Wep ! C’était… Je n’ai pas de mot. Les Québécois disent : tomber en amour ! C’était cela, une mise en abîme incroyable. Il m’a regardé, je l’ai regardé. ET voilà !

Il est si normal. Il est grand un mètre quatre-vingt et quelque, mince, mais sans exagération,  un visage ni trop mince ni trop gros, un corps musclé comme il faut, une peau un peu cuivrée, sans exagération et des yeux vert-gris-bleu, enfin de ce mélange indéfinissable qui fluctue avec la luminosité ou même les couleurs des vêtements. Les yeux ont d’immenses cils recourbés, très clairs. La bouche est charnue, mais virile et ne demande qu’à être embrassée, généreuse, douce et virile. Et le sourire ! Un sourire, de ces sortes de sourire qui vous englobent totalement et une voix. Bitchou ! Quand il m’a dit « bonjour », j’ai senti que je pourrais me liquéfier sur place. Mais, j’ai résisté héroïquement, genre Ulysse avec les sirènes et j’ai fait ce que j’étais venu faire, mettre mon cher parrain et ce « Crisold » au pied du mur. La réaction de Vera ne m’a pas surprise, celle de Mikaïl non plus. Quant à Crisold, j’ai senti que toute la situation l’amusait. J’imagine qu’il a dû durant son existence se trouver dans des situations autrement plus difficiles et drolatiques, aussi. Mikaïl m’a expliqué les choses avec tendresse et affection. Il m’a vu naître et il a toujours été là pour moi et ma famille. Vera a pris tout ça avec calme et aussi philosophie. Son truc à elle, c’est de faire avec, même si elle a de sérieux doutes. Crisold a ratifié les explications de Mikaïl sans dévoiler quoi que ce soit. Malin, très malin, mais normal aussi. La discrétion a été une sauvegarde incontournable pour leur survie. Je le comprends.

Bref ! Les choses se sont mises au point et… après un certain temps à se rencontrer fortuitement au début, puis délibérément, j’ai pu me laisser entraîner par Crisold et notre histoire. Enfin, entraînée… disons que je ne me suis pas vraiment défendue, ni n’ai contrecarré les plans de Crisold. Au contraire ! Notre histoire ! Je n’en reviens toujours pas ! Moi la championne toutes catégories des agendas, mémos, contrôle tous azimuts et le reste, j’ai décidé de vivre intensément ce que je ressens pour Crisold. Est-ce lui ? L’homme de ma vie ? Il y a en moi une évidence qui me souffle : lui, lui, lui ! Mon instinct ? Si c’est le cas il doit savoir mieux que moi ce qu’il en est !

Lorsqu’il m’a dit son âge, j’ai un peu tiqué. Ça fait un bail qu’il circule sur la belle bleue. Trois millions cent septante-sept ans. Il faut avoir la santé ! J’espère que personne n’aura l’idée saugrenue de me demander quel âge il a, je devrai mentir et je déteste cela. Quant à son âge réel, si on compte qu’il a été converti à l’âge de dix-sept ans, c’est encore moins envisageable, pire, je risque tout bonnement d’être inculpée de détournement de mineur ! Si on y pense, c’est qui qui détourne qui ? Quoi que Crisold vaut ce détour-là et bien d’autres. Il me rend totalement vivante. J’ai l’impression d’être moi-même à un niveau que je n’ai jamais pu être. Sans parler du sexe… Je suis en passe de pulvériser mon propre record d’orgasmes. Je suis assez sensitive et plutôt portée sur la chose, mais là c’est plus, beaucoup plus. Je fais vraiment l’amour et ça ne m’était jamais arrivé. J’ai vécu à coup de plan baise et je n’ai jamais rien trouvé à y redire. Que du contraire ! Pas de sentiments, pas d’engagement, du fun avec de l’enjoy et ma vie roulait pas mal comme ça. Mais, Crisold…

J’ai fini par trouver un vieux stylo. Je ne me souvenais même pas que je l’avais encore. Je me demande s’il fera l’affaire pour Ragiskwalawa. Je reviens sur la véranda. Je suis encore sous le choc de savoir que les vampires, surtout d’un âge aussi ancien, pouvait avancer en plein jour sans problème. Quand il a mangé un mezze entier, j’ai encore été plus surprise, mais le pompon, c’est de le voir

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prendre un bain de soleil. Ne sont-ils pas censés exploser ou quelque chose comme cela en plein soleil ? Tout faux ! Les rayons de soleil peuvent être emmagasinés dans leur organisme et leur servir d’énergie supplémentaire, un peu genre panneau voltaïque. Tous les vampires ne peuvent pas prendre des bains de soleil. Certains souffriraient atrocement, mais il fait partie d’une lignée qui a cette capacité. Je dois dire que j’en suis heureuse, j’ai une faiblesse pour les pays chauds. Quand à boire du sang humain… C’est très rare, ils peuvent le prélever sur les animaux et à partir d’un certain âge, le sang n’est plus vraiment nécessaire. Les vampires se régénèrent lors d’une cérémonie très particulière tous les neuf ans où chacun ingurgite un animal entier et bois tout son sang. La cérémonie dure sept jours entiers. Ça peut tourner à la bacchanale aussi, mais c’est devenu plus rare. Autre temps, autre mœurs ! Cependant, lors des rapports sexuels, un vampire apprécie de prélever un peu de sang directement à la jugulaire, il paraît que c’est totalement l’extase. Je veux bien le croire… quand Crisold le fait… même moi, je…

- J’ai trouvé ce vieux stylo, il faudra que j’achète des cartouches d’encre…

Il est là, en plein soleil, sa peau miroite, légèrement bronzée. Une des caractéristiques est que peu importe le temps d’exposition, il ne peut pas brûler, ni prendre de coup de soleil. Sa peau a une qualité cellulaire qui lui permet de réguler les photons afin qu’ils ne lui fassent pas de tort. C’est comme si elle avait un filtre UV et solaire intra-derme. Il ferait fortune en cosmétologie, mais si jamais il venait à quelqu’un l’idée débile de l’utiliser comme cobaye, je te l’écrabouille à mort ! Je n’ai pas tardé vingt-sept ans à le trouver pour qu’un imbécile me la joue Docteur Frankenstein ou Mengélé  ! Il se recule sur l’ample chaise longue et m’attire contre lui. Il tire d’un geste de la main un parasol jusqu’à nous. Le livret volète et se pose sur un coin du transat.

- Impressionnant le coup du parasol ! Une technique sophistiquée de séduction ?- Si c’est le cas, je ne me suis pas assez efforcé dans nos ébats, mon amour ! - Quoi ? Tu peux faire mieux, l’ancien ?- Petite insolente ! Nous allons le vérifier très bientôt…- Ouh là, j’en tremble… d’excitation...- Pas encore assez à mon goût…

Des images de son visage entre mes jambes, sa langue me suçant, me torturant avec une habileté démoniaque le clitoris et la vulve apparaissent devant mes yeux dans un film perso genre porno hard. Je rougis. Je mouille. Petit débauché ! Il a un rire bas et sa main passe vélocement sur toute ma peau. Délectable et fascinant. Il me prend le stylo des mains. Je le serre si fort que je suis surprise de le retrouver intact. C’est vraiment un stylo de qualité. Il le tourne, ouvre le capuchon, vérifie la plume. On sent l’amateur. Combien de supports pour écrire a-t-il connu durant son existence ? Je gage qu’il était là lors des premières formes d’écriture. Cunéiforme, si ma mémoire ne flanche pas.

- Il fera l’affaire. Tu n’auras pas besoin d’encre. Le livret a sa propre « encre » pour ainsi le dire.

Crisold prend le carnet qui semble vibrer doucement. Il cajole la page de garde. Ragiskwalawa s’ouvre lentement dans un doux susurrement.

- Ecris quelque chose, n’importe quoi, afin que Ragiskwalawa reconnaisse ton moyen d’écriture…

Je reste un peu méfiante. Le bestiau livresque est doué d’une forte personnalité.

- N’aies crainte… il t’a accepté…

Je pose la pointe et écris mon prénom. Aussitôt une sorte de long courant passe à travers le stylo atteignant mes doigts et toute ma personne. Je veux retirer la main, mais Crisold la retient contre le feuillet.

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- Tu as mal ? - Non, c’est juste un peu flippant !- Attends encore un peu, il a besoin de fermer le lien qui va vous unir. De cette manière il

pourra venir à toi quand tu le voudras et aussi te protéger et te servir au mieux.- C’est… Ouh là ! Bizarre…

Je ressens une sorte de fourmillement et un picotement entre le pouce et l’index, là où la peau se rejoint en arrondi. Une sorte de petit cercle apparaît…

- C’est quoi ça ?- La marque de Ragiskwalawa. Un rond avec une flèche sans pointe le traversant. C’était sa

« signature », si on peut l’appeler comme cela. Il l’avait gravée sur un bâton, celui qu’il utilisait pour marcher, chasser et se défendre.

- Je… merci, sans doute…- Ecris-le, il te répondra…

J’écris le merci et quelques mots de plus pour bien lui faire comprendre que j’apprécie l’honneur qu’il me fait. Un petit dessin apparaît, un petit bonhomme stylisé avec une flèche et un visage rond avec un sourire, c’est-à-dire une sorte de « v ». Je ris en le voyant. Ça rappelle les dessins primitifs des grottes.

- Je crois qu’il t’a adopté. C’est un insigne hommage. Il n’avait plus fait cette marque depuis… je n’ai plus souvenir, c’est dire…

Crisold a ce sourire qui me fait toujours un effet bœuf. Je me penche pour imprimer ce sourire sur mes propres lèvres, de bouche à bouche. Le reste se passe de mot.

3. La nuit est toujours plus sombre sur l’île. Cela a des avantages, quoi que ma vision nocturne

ne nécessite nullement de lumière pour y voir comme en plein jour. Ranita dort paisiblement. Nos ébats sont si intenses. De mémoire, je ne me souviens pas d’une telle passion. Sa nature généreuse fait d’elle quelqu’un qui se donne totalement sans rien garder, avec un seul objectif, celui de vivre intensément le moment donné. J’apprécie cela à un niveau inusuel. J’ai passé tant de siècles à vivoter en ne sachant trop pourquoi je m’obligeais à continuer d’exister. Cela n’a jamais duré. Mana a veillé à cela, comme il le fait toujours, avec sagacité et aussi une reconnaissance des choses et des êtres pour ce qu’ils sont. Les changements d’époque ont aidé aussi. Pas au début, mais dès que le mouvement d’un « nouvel âge », selon l’appellation, s’amorçait, mon intérêt s’éveillait et ma curiosité plus encore. Aujourd’hui on le qualifierait de « nouvel ordre mondial ». Cela implique beaucoup plus. Je ne puis m’empêcher de me demander s’il y aura vraiment un changement ou si ce ne sera qu’une autre forme ou réforme des mêmes éternelles affaires humaines. On dit que l’Histoire se répète, je pense quant à moi que les êtres humains se répètent à l’infini et sans notable changement. Voilà une pensée cynique, s’il en est ! J’ai passé trop de temps à côtoyer l’espèce humaine, dont je suis un étrange représentant. Je n’en ressens aucune fierté. Les espagnols ont émis un dicton qui m’a toujours fait rire  : « El diablo sabe más por viejo que por diablo. Le diable en sait plus, parce qu’il est vieux plus que parce qu’il est un diable. »

Ranita soupire profondément. Son corps se tend instinctivement vers le mien. Je me cerne autour de son divin physique avec délice. Elle dort du sommeil du juste. Les sons de la nature n’ont guère changé depuis quelques millénaires. Je pourrais facilement me penser à une autre époque, celle de mon premier voyage en ces terres, alors vierges et plus sauvages. Bon nombre d’espèces végétales et animales ont disparues depuis lors. C’est la sévère et inéluctable sélection naturelle qui suit son petit bonhomme de chemin. Le carnet atterrit subitement sur mon flanc, silencieusement. Un chuchotis inaudibles aux oreilles des vivants me dit ce que je dois entendre. Un intrus est dans la maison. L’un

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des avantages, entre autres, d’avoir Ragiskwalawa est sa prescience, une sorte de sentinelle qui est toujours attentive et prête à me défendre et à me protéger. De son vivant, mon vieil ami était cela en essence, je suppose que ces caractéristiques sont passées sur un autre plan de réalité avec des qualités et des pouvoirs accrus.

Mes sens se déploient et vagabondent dans la maison. Le silence vient de se rompre par une présence que je distingue difficilement. L’être semble avoir une faculté intéressante de se mouvoir sans pratiquement faire de bruit et d’occulter sa présence. Inquiétant et toujours de mauvais augure, d’après mon expérience. Le livret s’ouvre sur une page. Deux mots, dans une langue maintenant disparue, la sienne concrètement, s’inscrivent. « MIANALOUNGY YAOUTHA » Ce qui pourrait se traduire par « espèce même que la tienne ». Autrement dit, vampire. Je n’en étais pas certain. Reste à savoir… ami ou ennemi ? Je me déprends de mon amour qui ne bronche pas. Le sommeil est dans sa phase la plus profonde. Le livret se referme et vient se poster près de Ranita. Il saura trouver une parade pour la protéger efficacement. Je l’ai vu à l’œuvre. Il saurait en remontrer au plus puissant des guerriers. Sa technique est tissée dans le manteau de l’expérience qu’il a acquis instinctivement en milieu totalement hostile. C’était vivre ou mourir. Une école qui ne fait aucune concession.

Je me concentre profondément et me rend invisible aux sens. Une habileté acquise tout au long des années d’existence. Mon rôle et mon poste de « Censeur » et d’ « Exécuteur » dans diverses sociétés, époques et cultures ont affinés ces facultés. Ma vitesse se déploie en zig zag, permettant par-là d’éviter une possible attaque. La prétention d’être plus fort que l’adversaire est une faiblesse assez commune et toujours mortelle. Une erreur que je ne commets jamais. La présence se trouve au salon. La maison n’est pas très vaste, assez pour accueillir une famille nombreuse et y vivre commodément, mais sans plus. Perdu dans les ombres d’un couloir, je déploie à nouveau mes sens. Que fait-il  ? Un tintement très léger de verre me fait soupçonner que… Oh non ! Pas mon whiskey trente ans d’âge ! Avant même que je réfléchisse, je déboule dans la pièce et retire la bouteille des mains de mon visiteur nocturne non invité. Je dépose celle-ci sur une table et reviens me poster devant l’intrus. J’aurais dû m’en douter !

- Dimiter… toujours cette propension à t’inviter chez les gens sans invitation…- Où seraient le plaisir et l’amusement ?- Je ne te savais pas dans les parages…- Je ne l’étais pas, mais j’ai appris que tu séjournais ici et j’ai eu soudain le désir irrépressible de

visiter mon très vieil et très apprécié ami Crisold ! - Toujours cet intarissable désir de cancaner, n’est-ce pas ?- Tu me connais, me tenir au courant des choses est essentiel…

Nous nous étreignons avec fougue en riant aux éclats. Vieux sacripant ! Comment a-t-il réussi à déjouer la reconnaissance de sa présence à Ragiskwalawa ? Nous nous asseyons. Je respire sa personne toute entière, ma vision passe à un autre mode et je le détecte. Une infime trace qu’il a su habilement cacher aux sens de son vieil ami. Très astucieux de sa part !

- Comment va Khépheranou ?- Comment as-tu su que… Je vois ! On te cache difficilement quelque chose, Ephodia, mon

ami… - C’est l’une de mes fonctions, si tu te souviens, Dimiter. Le travail en matière de

« camouflage » de Khépheranou est le plus précis et le plus efficace qui soit et aussi, par là-même, reconnaissable entre tous. Mon vieil ami a pourtant laissé une infime faille qui me permettrait de te sentir. Très habile et surtout très opportun. Du contraire, tu risquais de disparaître de la surface de la terre !

Dimiter reste parfaitement immobile comme nous savons si bien le faire. Il prend la pleine mesure des derniers mots que j’ai prononcés. Il hoche la tête en me souriant légèrement.

- Que me vaut ta précieuse présence, Dimiter, à part la curiosité que tu as de rencontrer ma compagne ?

- Oh ! Tu me laisserais assouvir mon insatiable curiosité, Exécuteur ?

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- Je n’ai pas assez de cruauté pour te nier ce petit plaisir. Mais, tu devras attendre son levé…- Vivante ?- Ne me dis pas que ce détail t’a échappé !

Nous rions. Ce coquin de Dimiter est resté le joyeux drille qu’il était de son vivant. Il avait quelques habiletés dans les arts occultes, mais sa fringale de bacchanales en faisait un piètre officiant et élève. D’après ce que j’en sais, il est toujours le même fêtard, faisant acte de présence dans toutes les fêtes connues dans le monde. Il est d’ailleurs un hôte privilégié et recherché par la Jet Set. Vera le qualifierait sans nul doute de « mondain à quatre sous ! ». J’attends avec impatience de le voir confronter à ma belle amie et à ses compagnons. Dimiter a toujours fait en sorte d’avoir un continent entre lui et Glorios, mais si je connais bien mon lascar, la curiosité et le désir d’aller à la source d’un possible cancan pourra plus que sa légitime terreur vis-à-vis de Glorios.

- J’attendrai donc. Pour répondre à ta question…

Une ombre passe sur ce visage parfait digne de Praxitèle lui-même qui l’a d’ailleurs pris en modèle pour une œuvre maintenant disparue. C’est surprenant chez une personne qui ne se déstabilise pratiquement jamais.

- L’affaire est difficile pour moi et… je requière ton service en tant que père de mon créateur, mais aussi de « Structurateur ».

Je me fige. Cette fonction ne m’avait plus été dévolue depuis trois mille ans. Je ne l’aime pas,  mais c’est un détail en soi. Dimiter sait ce qu’il me demande. Il a entendu parler de ce qui arrive lorsque j’applique cette sentence.

- Qui ?- Dranaya…

L’une de ses enfants. Celle-ci est une faiseuse d’embrouilles, selon une expression que j’ai maintes fois entendues dans la bouche de Vera parlant d’une de ses collègues. Le terme me semble on ne peut plus juste. S’il n’est pas requis d’autorisation expresse pour une reconversion, le mot d’ordre est de faire preuve de bon sens. Devenir vampire n’implique pas un changement de personnalité. Le statut de notre espèce confère plus d’acuité à ce qui est déjà patent chez une personne. Dranaya est superbe, pas forcément pire ou meilleur qu’une autre, mais elle pèche par une arrogance insupportable.

- Qu’a-t-elle fait ? Je crois me souvenir qu’elle a subi un enchaînement de trente ans dans une pièce confinée, il y a trois siècles. Cela ne lui a manifestement pas servi de leçon.

- J’ai commis une erreur en la convertissant. - Ne te blâme pas. Nous n’avons pas la faculté de connaître totalement, ni parfaitement une

autre personne, malgré tous nos talents. Personne ne le peut. - Gnauty seauton…- Toujours d’actualité…

Dimiter soupire. Je lui tends un verre de ce vieux whiskey qu’il s’apprêtait à me dérober. Il sirote une gorgée, moi de même.

- Elle a cru bon de montrer ses talents vampiriques à un couple d’amis vivants et n’a pas pris la peine de leur effacer cette mémoire. Elle a permis qu’ils la photographient et qu’ils la filment. Le couple a mis les films et les photos sur Facebook. Crassus a fait le nécessaire pour les éliminer et il a également effacé cette partie de mémoire chez ce couple. Cela s’est passé, il y a deux jours. Mikaïl doit en avoir connaissance aujourd’hui. Je sais qu’il pourrait l’exécuter. Mais… Dranaya est plus idiote que réellement malfaisante.

- Je le sais. Sais-tu bien ce que tu me demandes ?- Oui.

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Je le regarde fixement. Son esprit s’ouvre à moi et je le sonde profondément, pénétrant là où je verrai la vérité. Nous coupons la connexion.

- Où est-elle ?- A Ginia…- Tu y as une pièce claustrée, si mes souvenirs sont bons…- Oui.- Sait-elle le sort que tu lui réserves ?- Oui.- Cela a dû être terrible, mon ami et je suis désolé de cette épreuve que tu t’apprête à sentir.- Merci. Mais, c’est mon devoir…- Oui…

La déstructuration ou l’effacement est une terrifiante expérience d’existence, mais qui n’ôte pas l’existence. Elle ne s’applique que dans des cas extrêmes, lorsqu’une sentence d’élimination n’est pas requise, mais que le mal causé est proportionnel à celui qui donnerait lieu à la pire des sentences, la dissolution définitive de l’existence. Je soupire profondément.

- Quand désires-tu que je le fasse ?- Aujourd’hui. - Cela me paraît un délai raisonnable. Combien de temps durera la punition ?- Septante ans.- Bien… Je serai chez toi, cet après-midi.- Merci.

Nous attendons l’aube qui s’approche. Devant la baie nous voyons la clarté embraser le paysage comme un nouvel espoir. La beauté de la nature est de celle qui a ravi mes yeux et mes sens des millénaires durant. Aussi cruelle puisse-t-elle être, je reste fasciné et émerveillé par elle. Je pense à la tâche qui m’incombe d’ici quelques heures. Le rituel est très ancien et créé par un de nos pères fondateurs qui n’est plus. Il a pour but d’effacer la nature et l’essence vampirique d’une personne pour la laisser dans une sorte d’état léthargique. Un peu comme un lavage de cerveau, mais qui serait à la puissance maximale. La personne est consciente, mais elle n’a plus la possibilité d’être elle-même. La punition dure le temps que le décide le demandeur de la sentence, puis il me reviendra le devoir de redonner les facultés à la personne punie. C’est pour cela qu’on utilise ce terme de déstructuration, car il travaille sur la structure-même de la nature et de l’essence vampirique. Le temps requis semble long, mais la faute commise est sérieuse. Pourtant… nous savons que la venue d’Internet, les progrès rapides des technologies et la course effrénée aux informations de toutes sortes qui sévit partout est une réalité dont nous devons tenir compte de plus en plus souvent. Les anciens sont en pourparlers. Vera n’aurait de cesse de sortir de son esprit fertile l’une ou l’autre référence livresque ou filmique. Quant à Ranita… elle ne le sait pas encore, mais sa contribution dans ce domaine est l’une des raisons de notre voyage. Elle a un don qui est très rare et très spécifique de sa lignée, celui de la «  persuasion sensitive ». Cette faculté est aussi rare que surprenante et ne s’acquiert que toutes les sept générations. Il se peut même que j’ai connu celle qui l’avait avant elle. Sa famille est renommée depuis des millénaires pour avoir ce don.

4.

Sans ouvrir les yeux, je sais que je suis seule dans le grand et large lit. Curieusement, je ne m’inquiète pas. Quelque chose remue à mon côté. J’ouvre un œil. Ragiskwalawa. Il sautille sur place. C’est un peu bizarre de dire cela pour un calepin, mais c’est l’impression qu’il donne. Je le prends alors qu’il arrive à la hauteur de ma main. Une douce chaleur enveloppe mon corps comme une franche accolade. C’est étrange. Le livre s’ouvre et au milieu d’une page apparaissent quelques mots  :

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« Crisold triste. Devoir l’appelle. Consoler. Toi avec lui ». Bigre ! Je suis impressionnée. Connait-il donc toutes les langues ? D’autres mots apparaissent. «  Toi être des miens. Moi apprendre de toi. Toi apprendre de moi. » Ça me va ! «  Toi aller maintenant. Bonjour. » J’ai un petit rire amusé. Je crois que je vais l’aimer. «  Moi aussi toi. Maintenant ! »

Je sors de lit et part vers l’escalier en marbre noir. Cela m’avait frappé lorsque j’étais entré pour la première fois dans la maison, cet immense escalier avec des larges marches en marbre noir. Les portes sont en bois noir aussi, de ce bois que tout vampire doit avoir chez lui. C’est une sorte de protection animique pour les vampires pour maintenir la cohésion de leur identité existentielle. Ce bois provient de la Forêt de Vie qui se trouve dans la grotte où sont le Prescients Primordiaux, autrement dit, les âmes des plus anciens vampires. 

J’arrive dans le hall assez dépouillé, mais d’un goût exquis, sans ostentation. Crisold est cela en tout. Simple. C’est ce qui me tend vers lui, qui m’attire, qui me rend… amoureuse ? J’ai tant de mal à sentir des sentiments, surtout d’amour. Manque de pratique, sûrement. Je sais où il se tient. Je le sens. Depuis que nous sommes ensemble, il y a des changements en moi qui sont étranges. Nous avons fait l’amour, mais aussi plus. Un échange profond et décisif, un lien que je sais intemporel. La frousse bleue totale ! Crisold l’a compris, je le sais. Il me donne temps, espace, la possibilité de m’échapper quand je le voudrais. Peut-on échapper longtemps à soi-même ? J’ai besoin de fuir, parce que je suis déjà à lui.

Crisold est dans le séjour devant la vitre légèrement teintée d’une grande baie qui donne sur un immense jardin à la grecque. Il a un jardinier qui s’en occupe, mais il m’a avoué aimer travailler là, à certains moments de son existence. La terre l’apaise. Je ne comprends pas. Qui le pourrait ? A son âge… Je m’approche de lui et me colle à son dos. Je passe mes mains sur sa taille et ma joue vient se lover contre son large dos. Je le hume, pose mon nez contre le fin tissu en lin, m’approprie de sa peau vêtue. Un désir latent pulse entre mes jambes, dans mes seins alourdis. Je susurre dans les plis du vêtement.

- Je suis mandatée… tu as besoin de moi, alors je suis là. Tu peux m’en parler ? J’aimerais que tu te reposes sur moi comme tu sais si bien le faire pour moi…

Ils englobent mes mains des siennes et me tient serrée contre lui. Il sourit en tournant son visage vers moi.

- Une offre que je ne peux refuser. Viens. Nous allons déguster un petit déjeuner apporté par Théodora, la femme de Cracos, le jardinier.

- C’est très aimable de sa part.- Elle aime me dorloter…- Elle sait pour toi ?- Non. Certaines choses doivent être tues.- Cela pourrait être dangereux pour toi et les tiens ?- Sans doute, mais ce n’est pas cela qui m’inquiète. Le temps joue en ma faveur et celle des

miens. Non. Le concept de transparence absolue ou de l’information à tous prix donne rarement d’excellent résultat à la longue.

- Tu préconises le secret, les non-dits ?- Nullement. Je ne préconise rien. Tout dévoiler pour le simple fait de le faire, impulser par un

concept, une mode, un système ou un mode opératoire peut donner des résultats dramatiques.- Comme par exemple ?- Une personne du couple dévoile un fantasme, disons, d’avoir plusieurs partenaires en même

temps. L’un des conjoints ne supporte pas l’idée. Que se passera-t-il, d’après toi ?- D’accord, je vois. C’est comme quand on dit : toute vérité n’est pas bonne à dire.- C’est l’idée.- Pour le couple que tu emploies, quel serait le problème si tu dévoilais qui tu es, ta nature?- Ils sont très religieux. Ils risqueraient de mal le prendre, voire pire. Je ne pense pas que leur

indulgence chrétienne les pousserait à accepter ce que je suis.

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- Attends… Tu les as sondés ?- Scannés, plutôt. C’est un terme plus judicieux. C’est ce que nous faisons, de la même façon

que les vivants jaugent quelqu’un qu’ils rencontrent pour la première fois. Cette habileté est, disons, plus précise et sophistiquée que la vôtre, mais part de la même base.

Nous avons pris place et nous dégustons fruits, petits pains tièdes, marmelades faites maison. Un délice. Crisold me tient sur ses genoux, sitôt ma dernière gorgée de café avalée. Je ne l’ai même pas vu faire. Je comprends mieux ce que m’a expliqué Vera avec cette histoire de déplacement. C’est assez déjanté, mais j’aime. Il me caresse les cuisses, les bras, les mains. Ses doigts s’aventurent entre les plis de mon sexe humide. Je savais que j’aurais dû mettre un peignoir, au moins, mais circuler nue est un plaisir dont je profite pleinement ici. Deux doigts entrent dans ma fente et s’agite entre mes parois resserrées. J’écarte les cuisses pour qu’il ait un meilleur accès, mais pas trop. L’étroitesse m’emplit d’une jouissance plus forte. Son pouce titille mon clitoris. Ma bouche est happée par la sienne. Nos langues jouent l’une de l’autre, l’une avec l’autre. Je le veux. Maintenant. Sa verge est sous mes fesses. Je me pousse contre elle. Elle grossit et pulse. Le frotti est si lascif qu’une onde orgasmique sourd de mon corps et me laisse pantelante, mais désireuse de plus, beaucoup plus. Un brouillon mouvant plus tard, je suis sur la table, les jambes enroulées autour de sa taille, son sexe boutant dur dans mon vagin. Ses crocs sont sur mon cou que j’étire pour lui donner meilleur accès. Il pousse brutalement son pénis dans mon sexe. Les crocs percent ma peau. La jouissance nous embrasse plus fort. Mon cri s’unit au sien bas et profond entre ses lèvres entrouvertes collées à mon cou. Mes pensées chavirent. C’est si bon, si juste, si parfait… Quelques instants plus tard, nous sommes affalés dans le large canapé.

Je reprends ma respiration. Crisold a déjà la sienne, comme d’hab, sereine et ample ! Un vrai athlète… vampirique ! Je pose ma joue sur son sein gauche et j’écoute les profonds battements de son cœur. Il m’a expliqué que ceux-ci étaient naturellement lents de par sa nature et son essence.

- J’ai adoré ton détournement d’attention, mais tu n’as toujours pas répondu à ma question.- Qui est ?- Pourquoi as-tu une telle souffrance en toi ?

Il m’écarte le visage de son torse pour me regarder.

- Tu peux le percevoir…- Et bien d’autres choses, je te l’ai déjà dit ! Pourquoi ?- C’est inusuel. Nous n’avons pas scellé notre union essentielle. Tu ne devrais pas pouvoir

percevoir ce genre d’émotions chez moi.- Et l’intuition féminine, c’est quoi ? Du pipeau ?- Touché ! Cependant… parles-moi de tes autres sensations ?- Je sais quand tu es perdu dans tes souvenirs, je vois des paysages où je n’ai jamais mis les

pieds. Je perçois quand tu es en relation télépathique avec quelqu’un. Je n’entends pas les mots, mais je peux suivre la conversation et comprendre l’essentiel. J’arrive à lire certaines choses écrites sur Ragiskwalawa, alors que je ne connais même pas la langue et enfin… quand tu as une émotion, c’est comme si je l’avais aussi, mais comme à travers une sorte de… voile… c’est atténué…

Crisold me regarde, fasciné et je sens qu’il a envie de… pleurer ? J’écarquille les yeux.

- Je… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Il me serre contre lui et me berce. Je l’entends déglutir et une sorte de mélopée sourd de ses lèvres. Le chant est si triste, si ancien, aussi. Je vois un feu ténu, du vent, un silence en attente et tout qui ondoie au son de la même mélopée. Les arbres sont agités dans une sorte de transe, les herbes se balancent en cadence, le cours d’eau tout proche se ride et forme des vagues qui clapotent en mesure. Les animaux

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sont terrés, comme s’ils savaient que cette mélopée ne leur était pas destinée, mais à la nature et à ses éléments.

Crisold arrête le chant susurré.

- Il y a bien longtemps, une prophétie disait que lorsqu’un des miens rencontreraient son âme sœur, leurs essences et leurs natures s’uniraient sans nécessité d’un rituel ou de sang mêlé. Que ce serait l’avènement d’une nouvelle ère plus forte dans la lignée des vampires.

Je fronce les sourcils. Une prophétie ? Allons bon, voilà autre chose !

- Et donc, je serais celle dont parle la prophétie. Quel âge, tu m’as dit, pour la prophétie ?- L’aube du temps.- Je vois.

Je réfléchis quelques secondes. Je perçois tout le bonheur, mais aussi la stupeur de Crisold et ça me fout les boules ! Si lui est dans cet état, je ne veux même pas penser comment réagiront les autres  ! Bien ma veine ! Au temps pour moi ! C’est grama, ma grand-mère, qui va être ravie. Elle a toujours soutenu que j’étais destinée à « de très grandes, formidables et merveilleuses choses, ma loupiote et je ne me trompe jamais ! » 

- Tu comptes le divulguer aux quatre vents ?- Ce serait stupide et dangereux. De plus, cela ne regarde personne.- Pour l’instant…- Pour l’instant…- Fais-moi une promesse, homme de ma vie…- Toutes celles qui seront en mon pouvoir…- Une seule, mais elle est de taille Ne m’écarte pas de ton existence, quoi qu’il arrive. Si on est

vraiment fait l’un pour l’autre, alors on le fait totalement !- Cela vaut-il pour toi ?- Bonne question et tu connais la réponse !- J’ajoute alors un appendice à cette promesse que je tiens déjà, que tu feras pareil pour moi

lorsque tu t’en sentiras prête…

Là c’est moi qui vais chialer et ça, c’est vraiment flippant ! Je n’ai jamais permis à un mec de me faire pleurer. Mais voilà, ce n’est pas un mec, c’est l’homme de ma vie. Nuance !

- Maintenant, si tu m’expliquais ton souci, avant que je m’énerve par tes détournements d’attention à répétition ?

5.Je regarde le visage en forme de cœur de ma belle compagne. Sa peau est douce comme le

velouté d’une pêche, des yeux qui me font rêver, chose que je ne fais plus depuis bien longtemps. Notre nature ne nous donne pas accès aux rêves, ce qui fait de notre sommeil, quelque chose de similaire à un coma, sauf qu’actuellement on ne sait pas si les personnes plongées dans cet état peuvent ou non rêver. Ses lèvres sont un appel constant à mon désir de les embrasser. Son corps mince et tonique sait si merveilleusement s’entrelacer au mien qu’il ne pouvait pas être plus parfait. Son odeur m’enivre et son sang AB positif est un nectar pour mon palais. Je ne prélève que quelques gorgées, seul celles qui accroisseraient sa jouissance et la mienne. Mon âge me permet de subsister durant de très longues périodes sans ingurgiter de sang. Mon autre essence, provenant d’un être qui n’existe plus depuis quelques millénaires et qui est le père de Mana, se nourrit d’autres éléments telles les circonstances, les faits, les évènements, toutes choses qui se passent dans la vie réelle. On pourrait dire que je me nourris de l’air du temps. La définition n’est pas de moi, mais de Vera. Cette petite félidée a une manière bien à elle d’expliquer les choses et de les définir.

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Ranita me fixe d’un regard bleu luminescent. Elle a déjà quelques propriétés qui sont des dérivées des miennes, outre celles qu’elle possède, mais dont elle n’a aucune idée. Pour le moment. Ce qu’elle a déjà comme essences est incroyable et je ne peux m’empêcher de me sentir très ému. Je ne croyais pas cela possible et pourtant… J’inspire profondément. Ranita se love contre mon corps et sa douce chaleur me calme un peu. Je n’ai jamais eu à m’expliquer, pourtant j’estime nécessaire qu’elle sache exactement qui je suis. C’est une condition sine qua non pour que nous puissions être l’un à l’autre, même si…

- Je suis un « Effaceur ». - Oh ! Il y a un film qui a le même…- Ce patronyme m’a été donné il y a près de six mille sept cents ans. A l’époque, la civilisation

sumérienne était la plus évoluée à tous niveaux. Alors que le reste des terres étaient habités par de petites villes ou des bourgades à peine développées, dans cette région fertile se trouvait la cité la plus extraordinaire et raffinée qui soit. Pour une raison étrange, beaucoup de notre espèce habitaient ces lieux. Ils avaient réussi à coexister en harmonie. Lorsque je suis arrivé là-bas, j’ai pensé que j’allais pouvoir passer un nombre appréciable d’années sans devoir reprendre la route. Mes contacts avec les autres vampires furent cordiaux et distants. Nous n’avions aucune envie de rester ensemble. Contrairement aux lycanthropes et à d’autres entités, nous sommes peu sociables, nos amitiés, loyautés et unions sont en général très sélectives et le restent tout au long des siècles.

- Cela ne m’étonne pas. Rien que de m’imaginer vivre une éternité avec certaines personnes de mon entourage… plutôt mourir !

- C’est là le point d’orgue. A l’époque, j’avais déjà certains mandats, mais même si nous avons un lien qui unit tous ceux de notre espèce, la communication des informations ne se faisait pas très aisément.

- Pas d’Internet, ni de mobile… Eh bé, comment vous faisiez, alors ?

J’éclate de rire. Ranita sait comme personne dénoué les nœuds de ma propre angoisse. Exister si longtemps laisse quelques cicatrices extrêmement profondes et plus douloureuses de par leur invisibilité.

- Exactement. Cependant, être un converti ne vient pas avec un mode d’emploi, la plupart du temps.

- Quoi ? Tu veux dire qu’il n’y a pas un contrat en bonne et due forme passer par notaire et valider par un nombre incroyable d’administrations  pour devenir un Grand et Puissant Vampire? Je suis profondément choquée…

- Petite insolente !

Elle a un rire bas qui m’enflamme les sens. Qui détourne l’attention de qui, maintenant ?- Note, Grand et puissant Vampire, c’est kif-kif et bourricot pour nous aussi. On naît et on n’a

pas vraiment de mode d’emploi sous la main, à l’égale de nos parents ou de ceux qui sont avec nous et qui prennent soin de nous dès le départ. C’est toujours d’actualité,  même si on est en plein dans l’ère des « Modes d’emploi » tous azimuts !

- Touché !

J’en profite pour l’embrasser profondément et refroidir cette ardeur qui semble intense à tout bout de champs lorsqu’elle est près de moi. Et même sans, ce qui fait de moi un jouvenceau ! Ironique et si plaisant… Je nous sépare de la tentation et renoue avec ma décision de tout lui révéler.

- Dans la majeure partie des cas, les vampires ont beaucoup de mal à convertir quelqu’un. Ils ont tous très présent en mémoire le moment de leur conversion. Certains le font pour diverses raisons et ils prennent soin de leurs enfants jusqu’à ce que ceux-ci puissent continuer librement leur existence.

- C’est un peu pareil pour nous.- Nous sommes des êtres humains, d’une autre espèce, mais ceci peut expliquer cela…

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- Je sentais bien que nous étions faits pour nous entendre…

Et je remets cela… Je l’embrasse à pleine bouche, mes mains parcourant son corps à grande vitesse. Son gémissement me fait palpiter le sang. J’abandonne à contre cœur sa délicieuse bouche. Pour le moment…

- Ne le dis que si tu le pense vraiment, mon amour…- Qu’est-ce qui te laisse supposer que ce n’est pas le cas ?

Je la tiens renversée sur mon bras et je scrute ce regard brillant si énigmatique. Etrangement, je n’arrive pas à lire son esprit. Si la prophétie est vraie, elle a une sauvegarde naturelle extrêmement puissante, de celle qui demande code d’accès et permission. Je n’ai jamais rencontré cela dans ma longue existence, pas chez une vivante. L’idée m’excite et me ravit. Je la réajuste contre mon corps, prenant soin de sa commodité.

- Dans d’autres cas, les convertis sont laissés seuls et font comme ils peuvent. J’ai été mandaté par les plus anciens pour essayer de palier à ce dernier point. Mon patronyme a été le « Préserveur ».

- Drôle de terme. - C’est la traduction la plus exacte, compte-tenu que le terme a été inventé dans une langue

d’une civilisation éteinte depuis quelques milliers d’années. Pour ce que j’en sais, aucun vestige d’elle n’a été déterré. A mon sens, pas une grande perte !

- Pourquoi ?- C’était une civilisation moitié cannibale qui n’avait pour norme que le plaisir le plus violent,

sanguinaire et bestial.- Ce n’est pas nouveau…- Certes non, mais celle-ci était tellement dénaturée que la savoir à jamais perdue pour

l’Histoire de l’Humanité est un réel soulagement.- Tu te rends compte que tu pourrais devenir millionnaires en étant explorateur et archéologue ?- Je suis déjà millionnaire et j’ai déjà été explorateur et archéologue…- Excuse-moi, j’oublie toujours que tu as pu être tout ce que tu voulais, depuis le temps…- Pas tout ce que je voulais et pas toujours pu non plus. Personne ne peut avoir tout et son

contraire. Le croire est d’une insigne suffisance et vanité.- Chose que tu n’es pas.- Merci de le reconnaître. Mes nombreux voyages m’ont amené à essayer d’aider les convertis

livrés à eux-mêmes. Certains ne survivaient pas. Les conversions faites sans leur consentement amenaient bon nombre de mes pairs au suicide. Je suis devenu alors un « Exécuteur ». Toute conversion non consentie, sauf dans certaines situations particulières – une sorte de Tribunal a été instauré depuis sept-mille sept cents septante-sept ans par les Anciens pour juger ces sortes de situations – me donnait toute autorité pour punir les coupables.

- Tu n’as pas l’air d’aimer beaucoup ce poste. - Non. C’est pour cela que je ne l’exerce plus que dans des cas très précis. Le dernier à quelque

trois mille ans.- Ah d’accord ! Et quand tu dis trois mille ans, tu ne parles pas du délai d’attente d’un procès et

d’un jugement rendu ?

J’éclate de rire sans pouvoir m’en empêcher. Je la serre contre moi. Mon insolente…

- Non.

Un petit sourire effleure ses lèvres avant qu’elle ne m’embrasse avec douceur.

- Et donc « effaceur » c’est…- La pire de mes fonctions.

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- Il n’y a personne qui peut le faire à ta place, quel que soit la tâche à effectuer ?- Non.- Pourquoi ?- J’ai créé ce châtiment et je suis le seul à pouvoir l’effectuer.

Devant mes yeux passent les visages atones et les yeux vides des vingt-sept «  effacés »  que j’ai dû exécuter. Tous sont sortis de cette peine et à ma connaissance ont pu reprendre leur existence. J’ai souvent craint leur vengeance, sans m’en inquiéter. Arriver à mon âge, j’ai beaucoup de difficulté à m’atterrer de quoi que ce soit de ce genre. Pour la plupart, la peine encourue a été assimilée et acceptée, d’autant plus que le demandeur est souvent le créateur.

- Tu as l’air si affligé…- Je le suis. Dans tous les cas, la condamnation est nécessaire et juste, cependant… c’est l’une

des pires choses que nous pouvons souffrir.- Ce n’est pas… votre mort définitive ?- Non. Nous existons tous depuis si longtemps que cette éventualité nous est facile à considérer.

Cependant, nous avons l’équivalent d’un instinct de vie extrêmement puissant ancré en nous, aussi nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour continuer à exister.

- Comme nous, mais à petite échelle temporelle…- Oui. - Tu veux en parler ?- Oui.

J’inspire profondément. L’heure de vérité.

- A la demande du créateur d’un converti, je suis chargé d’effacer pour une durée préétablie par ce dernier, la personnalité et l’essence même de son « enfant ».

- Effacer comme… on efface la mémoire d’un disque dur ?- Je ne suis pas certain, mais cela peut être l’équivalent.- Donc, le converti devient quoi… un zombi, une épave ?- Un dépossédé. - Comme s’il entrait dans un coma ? Je veux dire qu’il ne sent plus rien ?- Pas tout à fait. J’instille dans l’esprit du converti une conscience vive de son « effacement » ou

de sa déstructuration. Ce sera le seul ressenti qu’il aura durant toute la durée de la peine.

Ranita me regarde en fronçant les sourcils. Qu’elle ne soit pas partie en courant et en hurlant me donne une petite lueur d’espoir.

- C’est comme d’être mort, mais en continuant à se sentir « vivant »…- Cela doit ressembler à quelque chose de ce genre.- Pourquoi choisir ce supplice plutôt que l’exécution pure et simple du vampire ?- Les raisons varient, mais principalement, cela tient au lien du créateur et de son converti. Les

méfaits commis pourraient entraînés l’exécution, mais certains créateurs ne peuvent pas l’envisager. Ils demandent alors cette sentence.

- Je vois. C’est terrible comme fonction, mais je sais que tu es le plus qualifié pour la donner. J’ai confiance en toi et je suis certain que les autres aussi.

Je regarde intensément Ranita. Qu’ai-je fait pour la mériter ?

- Merci.

Ranita baisse les yeux. Elle a de ces pudeurs qui m’enchantent. Si forte, si vulnérable, si touchante…

- Peut-on demander à une mère ou à un père de faire exécuter celui qui est son enfant, même s’il le mérite ?

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- La réponse est oui. Mais là encore c’est une décision qui ne se prend pas à la légère…- J’imagine… et ça doit être terrifiant…- Ça l’est toujours.- Tu dois effacer quelqu’un ? - Oui.- Quand ?- Fin d’après-midi.- Ici, dans l’île ?- Non. Au continent.- Tu connais la personne ?- Oui. Elle est jeune, selon nos critères. - Et son créateur ? C’est ton… fils ou fille ?- Pas directement. Il est le converti d’un de mes fils.- Tu as combien de convertis ?- Sept mille sept cent septante-sept enfants.- Pas mal pour un vieux croulant.- Mesure tes paroles, agapou mou !

Son insolence est un doux élixir.

- Veux-tu que je t’accompagne ?- Oui. Merci.- Tout pour te faire plaisir…- Petite coquine ! Cependant, tu ne pourras pas assister à l’application de la sentence. Du reste

personne ne le peut. Je dois être seul.- Tu le seras pendant, mais pas après. Je serai là…- Oui. Pas après… ni jamais plus, agapou… pour moi, toi et nous deux ensemble…

Elle me regarde doucement, m’embrasse les lèvres et m’enserre dans une étreinte douce tout en nous berçant. Je pousse un soupir. Yayagama ! La vieille formule tant de fois répétée par Ragiskwalawa. Quelque chose comme « ainsi soit-il ! » En traduction littérale : « quoi doit être fait doit se réaliser ».

6.Nous avons pris un transbordeur. Un membre de la famille qui prend soin de Crisold et de sa

demeure est venu nous chercher en fin de matinée. Depuis notre réveil, nous avons tacitement décidé de ne plus parler de ce qui se fera quelques heures plus tard. J’ai pris plaisir à masser longuement le corps svelte et musclé de mon… Je ne sais encore comment le qualifier. Pour moi, les mots ont toujours été, lorsqu’il s’agit d’émotions et de sentiments, une difficulté majeure. Je sais ce qu’il en est, je le sens au plus profond de mon être, je l’accepte dans ma chair, dans mon sang, dans mon âme, mais je suis incapable de le dire en mots. Je définis mes sentiments en une série d’actes et Crisold est un fin décodeur et traducteur de ceux-ci. Je le vois dans ses yeux, dans son sourire.

Nous sommes montés dans une voiture qui nous attendait. Un quatre roues motrices, assez haut et plutôt large, avec des sièges très rembourrés. Crisold est un conducteur attentif, respectueux du code de la route et prudent. Cela me fait rire. Il pourrait passer outre, après tout, ce n’est pas comme si ce moyen de transport lui était indispensable, mais j’ai cru comprendre que pour la majeure partie des V, les voitures sont une passion, voire carrément un vice. Je suppose que ma chère Vera est totalement confondue par cela, elle qui voit les voitures comme des « quatre roues, avec carrosserie, un moteur, d’autres machins et roule carrosse ! » J’imagine la tête de Mikaïl face à ce qu’il doit considérer comme une hérésie. Crisold m’a parlé de son adoration totale pour les voitures. J’ai hâte qu’elle m’en parle. Cependant, il se peut qu’elle se soit faite à l’idée. Vera a une incroyable capacité à accepter choses et gens, faits et circonstances qui pourraient en remontrer à un ange ou faire enrager un démon.

- Tu apprécies Vera.

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- Je l’aime, nuance ! Elle fait partie de ces personnes que l’on doit protéger car elles sont précieuses et hors-série !

- Je concorde avec toi.- Je le sais. C’est encore loin ?

La chaleur est agréable et un souffle d’air donne une touche de fraîcheur bienvenue. Nous voyageons dans un paysage qui oscille entre jaune sec, or brillant et vert profond, brun clair, blanc cassé et brun sombre, un mélange de paysages qui donne une étrange sensation, à la fois d’abandon et à la fois de luxuriance. Çà et là, sur l’un ou l’autre versant de coteaux, des maisons blanches cassent les dégradés jaunes-verts. Les routes sont tour à tour délimitées et en partie construites par la main de l’homme, les autres sont plus proches de la nature, ce qui donne des dénivellations assez conséquentes et qui sont légèrement amorties par l’excellente suspension de la voiture. Je comprends mieux le choix de ce véhicule. Nous arrivons devant une immense grille qui s’ouvre automatiquement devant nous sans émettre de son. Nous roulons dans une allée carrossable entourée de part et d’autre d’arbres que je ne reconnais pas. Nous débouchons devant une entrée monumentale en marbre blanc, colonnades et fronton, très grec dans le style. Les quelques marches qui mènent à une sorte de terrasse sont larges et immaculées. Les doubles portes s’ouvrent devant nous et un homme d’un certain âge apparaît.

Crisold m’aide à descendre, puis nous montons les marches. L’homme fait une courbette, mais Crisold arrive jusqu’à lui et lui donne une franche et affectueuse accolade. L’homme, au début, semble réticent, puis se rend à celle-ci avec la même effusivité. Crisold le tient un peu à bout de bras en lui souriant, puis le laisse aller. Celui-ci remet en place sa tunique qui n’a pourtant pas bougé d’un iota. On le sent sur ses gardes. Intéressant !

- Yannis…- Maître Crisold…- Allons, Yannis… Ne sommes-nous plus amis ?- Nous le sommes, mais vous devez avoir mon respect…- Et notre amitié ne peut avoir celui-ci ?- Vous savez ce que je veux dire…- Oui, Yannis, je le sais, mais j’aimerais que ce formalisme ne soit pas là…- Moi de même…- Pourrais-tu alors le laisser et reprendre notre amitié là où elle a toujours été ?- Je le peux… mais… ce n’est pas si simple…- Cela pourrait l’être…- Non. J’y ai pensé, philos Crisold, mais ce n’est pas si simple…- Je le comprends, Yannis…

J’assiste à cet étrange échange. Il est évident que Crisold est désolé d’avoir perdu… quoi  ? Une amitié ? Une complicité ? Il se tourne vers moi et me sourit. Il me tend la main et m’attire doucement près de lui.

- Voici, Ranita, ma femme…

Yannis me fait une courbette.

- Je suis heureux de vous rencontrer et de savoir que Crisold a une compagne… la solitude est très dure arrivé à un certain âge…

Des pas décidés arrivent depuis un couloir qui donne sur ce qui semble le vestibule, une pièce carrée, majestueuse où le blanc se dispute les honneurs des ocres et des bleus.

- Ah, vous êtes là…

Un homme d’une taille un peu supérieure à la moyenne, mince et très élégant apparaît. Ses cheveux sont longs et retenus en catogan. Ils sont noirs et lustrés avec des croles qui sont elles aussi

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disciplinées. Voilà une chevelure qui ferait l’envie de tout le monde, sauf de moi, j’adore mes tifs  ! Mais je peux apprécier de beaux cheveux lorsque j’en rencontre. Il a une beauté étrange qui fascine et séduit tour à tour. Ses yeux légèrement en amende sont d’un brun chaud qui pétille d’un humour festif et communicatif. Je lui souris d’emblée, charmée par une certaine lueur de taquinerie dans l’œil. Il salue Crisold, puis me prend la main pour un baisemain si désuet que je ne peux m’empêcher de rire, totalement conquise. Quel fieffé séducteur !

- Voilà donc la femme qui fait chuchoter notre monde…- Si ce ne sont que des chuchotis, il n’y a pas de risque de devenir sourd !

Il a un rire bas qui se communique directement avec mon bas ventre. Ouh là, attention  ! Il en est conscient, mais son regard me dit que le flirt est ce qui le motive, rien d’autre. Tant mieux. Je ne suis pas partageuse, que cela soit moi et un autre ou mon autre avec une ou un autre. Je privilégie l’exclusivité tant que cela dure.

- Une femme d’esprit est la plus enivrante des fragrances !- Continuez comme cela, les flatteries me plaisent infiniment.

Il éclate de rire et nous fait signe de nous suivre. En passant, il pose la main sur l’épaule de Yannis en lui soufflant avec douceur et affection quelques mots en grec. Yannis sourit et hoche la tête. Crisold sourit à Yannis et quelque chose passe entre eux qui les apaisent. Tant mieux. Nous arrivons dans une grande pièce très bien décorée, élégante qui appelle aussià la détente et au plaisir de s’y trouver, sans plus. Un large sofa bariolé donne une touche étrange dans ce qui semble des meubles et des bibelots de facture ancienne et sans doute hors de prix.

- Prenez place. Davrina viendra nous apporter un plateau avec quelques douceurs et des boissons. Puis, nous pourrons converser…

- Tu peux parler librement, Dimiter. Nous en avons parlé, Ranita et moi, sans que je n’entre dans les détails…

- Je connais ta discrétion…

Une jeune femme entre munie d’un plateau qu’elle dépose sur la table basse devant le large et profond fauteuil aux couleurs si chamarrées. Crisold s’est levé, puis a serré la jeune femme dans ses bras. Elle lui rend l’accolade en lançant une cascade de mots chantants qui font rire Crisold. Dimiter sourit aussi. La jeune femme sort avec quelques rires roulant dans sa gorge au buste généreux.

- Servons-nous…

Crisold me sert une assiette de douceurs qui me font venir l’eau à la bouche. Dimiter ouvre une bouteille qui repose dans un seau glacé. Il s’agit d’un vin blanc inconnu au bataillon. Tant mieux. Je suis plutôt partante pour des nouveautés de ce genre !

Une demi-heure se passe en menus propos, tous destinés à désamorcer ce qui est en cours. Dimiter raille gentiment Crisold et leur joute me fait sourire. Leur complicité est patente, ainsi qu’une touche de quelque chose d’indéfinissable, la patine du temps en marche, je suppose. Ma main tâtonne à la recherche de celle de Crisold. Je m’y accroche. J’aimerais pouvoir lui insuffler ma force, mon énergie, un part d’âme afin qu’il aille à sa tâche avec moins de douleur, moins de remord. Dimiter me lance un regard pénétrant, puis regarde ailleurs. Crisold passe sa main sur ma joue doucement, son regard me fascine, me motive, me donne cette sensation d’être là et avec qui je dois être.

- Tu me donnes tous ce dont j’ai besoin, agapou et plus. Je ne puis te laisser me donner plus, encore moins maintenant. Cette tâche m’est dévolue et personne ne peut y prendre part.

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- Qu’en est-il du soutien d’un être aimé à un autre, de la solidarité, d’être là quand l’autre a besoin d’une présence, d’un appui, d’une force sur laquelle s’appuyer ?

- Tu es tout cela, mais il y a des situations où tu ne pourras m’accompagner, autrement qu’à travers mes sentiments, mes émotions et mon pouvoir de t’évoquer toute entière dans ma mémoire. Cela vaut aussi pour toi. Je ne pourrai pas être constamment avec toi que cela soit en bien ou en mal.

- Tu sais quoi ? Ca empeste ce système !Crisold prend mes mains entre les siennes, il les joint puis embrasse les paumes ouvertes, laissant son visage reposer en elles. Je déglutis. Il me le fait, c’est clair  ! Quoi qu’il dise, je vais être là avec lui, virtuellement, ce n’est pas demain la veille que je vais laisser qui que ce soit ou quoi que ce soit m’empêcher d’aller là où je pense devoir aller et être.

7.Je pénètre seul dans la pièce claustrée. Dranaya est assise sur un lit à l’armature en fer forgé de

toute beauté. Elle n’est pas attachée. Elle aurait pu l’être. Sa punition aurait commencé dès ce moment-là, puisque les liens pour l’attacher auraient été choisis afin qu’elle blesse longuement son organisme et avec une cruauté calculée. Dimiter n’a pas pu le faire, cela en dit plus que tout ce qu’il aurait pu me confesser. Elle relève la tête. Ses yeux sont gonflés d’avoir pleuré tant et plus. Le poids des ans m’écrase. De toutes les tâches que j’ai dû accomplir durant toute mon existence, celle-ci est celle que j’exècre le plus. Je m’assois auprès d’elle sur le matelas garni de draps en soie. Une autre incongruité.

- Dranaya, engoní … (petite fille)- Patéras Crisold… (père)

Elle courbe plus encore ses frêles épaules. Quelque chose s’effondre au fond de mon âme.

- J’ai apporté une fiole qui atténuera un peu la douleur de la sentence que je vais t’appliquer, mais rien ne peut l’ôter totalement.

- Je… vous êtes bon, patéras… je ne le mérite pas…- Tu ne mérites pas cette sentence, personne ne le mériterait, mais nos règles sont strictes, tu les

connais…- Oui…

Je m’approche d’elle et la prend doucement contre moi. Elle se blottit comme une petite fille.

- Ouvre ton esprit, engoní, je t’aiderai autant que je peux…

Lorsque j’ai créé ce système, j’ai développé une onde cérébrale qui permettrait d’atténuer de manière considérable l’acte d’effacement de l’être.

- Absorbe l’élixir...

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Elle prend la fiole d’une main tremblante et la porte à ses lèvres. Le liquide opaque n’a pas de saveur particulière, mais elle délivre très rapidement une sensation d’apaisement et d’endormissement. S’il est vrai que la pharmacopée traditionnelle n’a pas beaucoup de pouvoir sur notre nature, j’ai eu le temps d’en créer quelques-unes pour certaines situations particulières qui peuvent agir efficacement sur nos organismes. Elle se laisse aller contre moi. Je pose ma main à la base de son cou et l’autre sur le haut de son front.

- Ferme les yeux, Drayana… Laisse ton esprit s’associer au mien…

Je sens mon esprit s’ouvrir et s’insinuer dans celui de cette enfant. La terreur a envahi tout son cerveau et la tient dans un état d’hébétude que l’élixir vient renforcer. J’y pousse mon énergie de l’onde cérébrale et annihile certaines facultés. L’inhibition se place. Dès que cela atteint le degré optimal, j’entame la mélopée rituelle, scandant les mots, poussant les éléments d’énergie afin de commencer l’effacement. Le corps de Dranaya devient pesant et flasque contre le mien. Je la soutiens, formulant de manière plus puissante les mots qui scelleront la condamnation. A un certain moment, la jeune femme a un sursaut de tout le corps et ses yeux s’ouvrent démesurément, se vrillant aux miens. La négation s’inscrit dans ses sombres prunelles ainsi que la terreur la plus absolue. L’effacement en est à sa moitié, lorsque le premier hurlement déchire l’espace et ma propre compassion. Un deuxième hurlement secoue tout son corps. Sa bouche s’ouvre plus encore. Ses yeux s’obscurcissent, sa peau devient aussi fine qu’un parchemin. Ses cheveux se dressent sur la tête, alors qu’elle s’arque violemment en convulsions effrénées. L’effacement arrive à son terme. Son regard n’est plus qu’un lac sombre sans vie. Son esprit quitte le mien comme une peau inutile. Le hurlement se prolonge quelques minutes. L’effacement est son avenir pour les septante ans à venir.

Je dépose avec infiniment de douceur le corps détendu de Dranaya. Je lui ferme les paupières sur ce regard perdu dans l’obscurité. Je lui caresse les cheveux. Le Silence de la Mort. Ce fut le nom que lui donna mon ancien compagnon d’armes, Kepensout, lorsqu’ils m’accompagna afin d’appliquer la sentence d’effacement sur un drôle qui n’avait rien trouver de mieux que de violer des enfants et de les convertir ensuite afin de pouvoir continuer la violation. Ils avaient dû tuer les trois petits garçons, leur esprit n’étant plus qu’un puits sans fond de folie et de souffrance. L’assassin fut exterminé par les parents des enfants dans une chasse sans pitié, accompagné par moi-même, Kepensout et Mikaïl, l’Exécuteur. Un nécromancien après cette extermination plus symbolique que réelle aida à réanimer l’immonde crapule et il est en phase d’effacement depuis trois mille sept cent septante sept ans. Il sera traduit devant nos anciens dès son éveil afin que s’applique l’ultime condamnation, la fin de son existence et l’oubli de son nom et patronyme. Il sera envoyé dans le Désert des Ames.

Je caresse sa joue encore humide des larmes versées. Je pose mes lèvres sur son front, prononce quelques mots qu’il pousse dans un recoin de son esprit en état de somnolence mortelle. Elle aura ce soulagement à son réveil. Il se relève, considère la forme menue. Il soupire profondément en serrant fortement les paupières. Il se sent si vieux, si foutrement vieux !

8.Dimiter et moi parlons de choses et d’autres, la parfaite conversation entre deux personnes qui

ne se connaissent pas et qui ont très peu en commun. Je suis tendue, l’oreille aux aguets et l’estomac pris dans un étau. Mon cœur bat la chamade. Je regarde la pièce dans laquelle je suis. Le mélange de classique grec avec des touches d’égyptien ancien donne une sensation d’apaisement, comme si chaque objet, chaque meuble avait été placé là dans un ordre précis. Tout est d’un goût exquis. Les couleurs se marient magnifiquement entre elles, donnant un camaïeu de tons harmonieux. Si c’était une symphonie, je dirais qu’il n’y a aucune fausse note. Pourtant il n’y a pas d’ostentation, on se sent comme… chez soi. J’écarquille les yeux, je soupire. Mes pensées étaient ailleurs durant quelques minutes. Crisold… Des bribes de notre conversation d’hier volètent dans mon esprit. Dimiter pose une main bronzée sur la mienne.

- Tout ira bien. Crisold est un homme de cœur…

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- Je le sais…

Je regarde ce beau visage ciselé, si parfait. Ils le sont tous, comme si le poids des ans n’avait pas de prise sur eux. Ce qui doit être le cas. Inhibiteur des ans ? Voilà qui ferait les choux gras des laboratoires de crèmes anti-âges et autres artifices.

- Vous allez bien ?

Dimiter me fixe longuement d’un regard un peu brumeux, perdu. Il enlace ses doigts aux miens.

- Je vois ce que Crisold a pu voir en vous. Il vous a cherché longtemps.- Longtemps ?- Une compagne. Une femme avec qui il se sentirait lui-même, heureux, si cela a un sens, en

règle générale. Une personne qui sera essentiel pour lui comme il sera essentiel pour elle.

Je rougis un peu. Je comprends mieux ce que Vera m’a expliqué. Les V semblent savoir comment aduler et parler aux femmes. Sans doute la longue pratique des siècles.

- Je vous sais dubitative, mais ne prenez pas mes mots pour une flatterie éhontée. Si je peux utiliser cela, je ne le fais que rarement. Crisold pourrait vous dire que je pèche plus par excès d’honnêteté et de franchise que par basse manipulation d’adulation.

- Je ne sous-entendais pas que vous…- Je le sais et vous rassure. Vous êtes quelqu’un de bien, Ranita Listeur…

Dois-je lui retourner le compliment ?

- Si on se disait « tu » ?

Dimiter a un rire bas. Je me sens comme une jouvencelle. Comment ne pas se sentir telle quelle ?

- Un honneur pour moi.- Idem pour moi. Je suppose.

Un premier hurlement venant de quelque part dans la maisonnée me fait sursauter, alors que Dimiter ferme les yeux en me serrant fortement la main. Je pousse une petite plainte en essayant de retirer ma main de l’étau de chair. Il ouvre un regard fiévreux et rouge sang. Il lache ma main brusquement, le corps tendu à l’extrême.

- Désolée, petite hirondelle… ceci est intolérable…

Un brusque mouvement le plie en deux et son visage se crispe horriblement.

- Ça va ? Ça va ?

Je vois bien que ça ne va pas, mais c’est la première chose qui me vient à l’esprit, la deuxième est de me lever pour courir chercher de l’aide.

- Non ! Reste ! Personne ne peut m’aider… Reste…

Je pose ma main sur les siennes qu’il a posé sur la table en un geste puissant et décidé. Je caresse les doigts durcis par la force de sa volonté. Il irradie une telle puissance maîtrisée que cela m’étouffe. Je respire longuement et profondément alors que les hurlements se succèdent de plus en plus violents et horribles, quoi qu’atténués par l’épaisseur des murs. Le corps de Dimiter tremble incoerciblement et a des sortes de convulsions. Je me lève et lui pose les mains sur les épaules, espérant l’aider à ne plus souffrir autant. Je me sens si démunie, si inutile. Je plaque mon corps contre son dos, essayant de lui

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insuffler un peu de ma force, de mon énergie. Il se retourne en un clin d’œil et son visage vient s’enterrer dans mon ventre, ses bras m’entourent la taille et quelque chose d’humide imprègne ma robe. Des larmes ? Il me serre fort, mais sans m’écraser. Sa force est inhumaine et il pourrait me briser sans problème. Les hurlements cessent tout d’un coup. Un silence sépulcral s’installe partout. Je retiens mon souffle. Dimiter me tient toujours aussi fort, mais je sens qu’il se détend imperceptiblement. Il souffle quelques mots.

- C’est fini… c’est fini…

Un long tressaillement lui parcourt tout le corps. Des larmes coulent sur mon ventre et je pleure à mon tour. Que puis-je faire pour atténuer cette terrifiante souffrance ? C’est comme lorsqu’un être très cher et très aimé meurt. Je n’ai encore jamais ressenti cette douleur de perte, mais… D’autres l’ont ressenties et cela ressemblait à ceci. Je berce Dimiter contre moi, ne sachant que faire d’autre. Le soutenir ? Le porter ? Je ferme les yeux. J’aimerais trouver les mots pour lui dire… ou susurrer une mélopée d’apaisement, un de ces chants que l’on murmure pour apaiser un bébé ou un animal qui est pris de frayeur. Absurde, mais c’est la seule chose qui me semble la plus indiquée. Ça ou un calmant et je doute que cela lui fasse un quelconque effet. A moins qu’il n’existe un médicament qui leur soit donné dans des moments comme celui-ci ? Je sens quelque chose dans mon dos… Je tourne la tête. Lui. Crisold. J’expire lentement, soulagée aussi. Il est là. Son visage accuse le moment qu’il vient de vivre et… son âge ? Je déglutis. Dimiter se raidit. Un brouillon mouvant plus tard, il se retrouve acculant Crisold contre le mur, les mains enserrant son cou avec fureur, son corps emprisonnant celui de mon amour.

9.Dimiter ne se remet pas. Je sens son énergie graviter de manière chaotique dans tout son être.

Son désir de sang et de mort palpitent dans ses veines, ce qui est signe d’un assaut de folie assez commune dans notre espèce, un reste de ce que la souffrance de l’être humain « vivant » que nous avons été. Ses mains qui s’agrippent à mon cou pour me détruire ne font qu’affirmer son état de désespoir. Il ne peut me faire de mal, pas dans la position dans laquelle il se trouve contre moi. Une seule de mes mains viendrait à bout de son existence. Il me faut lui insuffler la dose nécessaire de sérénité afin qu’il puisse revenir dans la phase de raison. Après… après la patience et le temps l’aideront à vivre cette situation tragique. Dimiter a été dramaturge à une certaine époque et cela ressort dans ces moments-ci. J’ai envie de soupirer longuement, mais l’étau des doigts crispés autour de ma trachée me l’empêche. Je lui donne deux sec… Bon sang ! Ranita réagit comme je ne le prévoyais pas. Quelle femme ! Pas très adéquat considérant la situation présente, mais d’une telle générosité. Il convient de manier l’affaire avec doigté afin que Ranita, agrippée au dos et au cou de Dimiter en lui donnant des coups de genoux dans les lombaires, ne soit blessée et ne mette pas plus à mal les circonstances présentes.

- Lâche-le, espèce de dingue ! C’est comme cela que tu remercies l’acte de ton ami ? Tu n’es qu’une sangsue froide et sans principes, un moustique décérébré, un zombie, tiens, sans âme et sans…

Ranita empire les choses avec les insultes qu’elle déverse en un torrent inépuisable. Je soupire intérieurement. Cela ne va pas aider, je le crains. Temps mort ! Il est temps d’en finir… Je vrille mon regard dans le regard rouge rubis aux iris totalement absorbées de mon ami et l’incite à entrer dans mon regard, ce qu’il fait mécaniquement, halluciné et totalement emprisonné dans son propre enfer intérieur. Je le hale dans mon esprit et commence à instiller des doses d’énergies mentales de plus en plus fortes, jusqu’à pénétrer l’espèce d’insensibilité létale dans laquelle il est soumis corps et âme. Quelque chose se fragmente dans sa psyché et un long hurlement mental frappe mes antennes psychiques comme une grande onde gravitationnelle désorbitée. Dimiter a un brusque sursaut de tout le corps. La conscience revient peu à peu dans tout son être. Ranita est rejetée en arrière par la force du sursaut d’abord mental, puis physique de Dimiter. Les mains de Dimiter lâchent subitement mon cou.

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Je n’ai qu’une nanoseconde pour amortir la chute de Ranita. Elle se retrouve par terre, mais sans l’impact que le choc d’onde de Dimiter lui aurait proportionné. Elle a un bref petit cri et reste étourdie par terre.

Je me tourne vers Dimiter qui chute lourdement en avant. Mes bras le retiennent avant qu’il ne tombe de toute sa masse inerte. Son cœur rate quelques battements. Je le dépose sur le marbre tiédi par quelques rayons de soleil d’une fin d’après-midi rayonnant. Je pose ma main sur sa poitrine et insuffle directement en lui de manière continue une forte dose d’énergie. Le cœur repart normalement et les battements s’harmonisent à la vitesse vampirique habituelle. Je pose l’autre main sur son front. Les idées de Dimiter sont toujours aussi confuses et diffuses. Ses émotions sont stationnaires, pour le moment, ce qui est mieux que rien. Je le soulève dans mes bras pour le porter dans sa chambre. Il restera dans cet état semi-catatonique durant une heure. Il me faudra appliquer ensuite le rite de régénérescence. Demain, je parlerai avec lui. Son âge devrait lui donner assez de raisons pour considérer les circonstances d’une manière plus sereine et logique. Une minute plus tard, j’aide une Ranita un peu sonnée à s’assoir sur une des confortables chaises de l’ample et chaud séjour. Elle reprend peu à peu des couleurs et ses esprits. Je me garde de m’insérer dans ses pensées, ni d’essayer de la consoler. Cela ne ferait que l’agacer. Elle désire des réponses afin de comprendre, pas d’un fallacieux apaisement. Comme je la comprends ! Quand ai-je cessé de poser des questions pour essayer d’avoir des réponses ? Jamais et dans mon cas, c’est rien de le dire.

- Vingt Dieux ! C’est à chaque fois pareil ?- Oui et non. Disons que c’est toujours très difficile d’accepter cette situation et surtout…

Ranita me coupe la parole, agitée.- Il y a plus ! J’ai parlé avec lui… Il comprend et je crois qu’il assume plutôt bien la décision

qu’il a prise, toutes proportions gardées… Donc, ce n’est pas cela qui a provoqué cette subite… folie !

- Tu as raison, agapou mou. Lorsque le rituel est achevé, le lien qui unit deux êtres se fracture et la partie du lien qui reste conscient de cette brisure ressent une douleur déchirante, très difficile d’expliquer. C’est comme s’ils étaient soudain scindé en plusieurs particules qui auraient des difficultés à se renouer.

- Oh… C’est comme s’il implosait de l’intérieur, mais sans réellement exploser…- Jolie analogie ! C’est assez juste…- J’imagine que ça doit être la folie…- Ça l’est, assurément !- Tu as expérimenté cela ?- Oui. Mana a pu me contenir sur le moment, mais il a eu du mal…- Pourquoi ?- Plus le sujet est âgé, plus la contention après cette expérience est difficile. Il lui a fallu une

semaine de rite de régénérescence pour que je revienne totalement à moi.- Ce sera pareil pour Dimiter ?- Non ! Son âge n’est pas aussi ancien que le mien et il a plus de… ressources à ce niveau-là. Il

est en partie guérisseur, ce qui implique qu’une partie de son être a déjà commencé ce rite !- Tu l’es aussi ? Je veux dire guérisseur…- Je le suis, oui.- Je finirai un jour par te connaître entièrement, Crisold ?- Tu me connais déjà entièrement, agapou mou, du contraire, nous ne serions pas l’un à l’autre.

Le reste n’est que des données dignes d’un CV…

Ranita a un petit rire, se rappelant comme moi, du vocable que notre amie Vera a inventé pour nous invectiver. CV= Con de Vampire. Un bref coup est donné sur le battant de la porte. Yannis entre avec cette légèreté qui le caractérise.

- Maître Dimiter a prévu une chambre pour vous, cette nuit. Si vous désirez souper, je serai heureux de vous guider jusqu’à la salle à manger où Davrina vous servira.

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- Ce serait un honneur, mon ami. Mais j’insiste pour que vous soupiez à notre table, afin de partager ce merveilleux repas et ainsi renouer connaissance.

- Si le Maître insiste…- Je n’insiste que par désir de vous avoir avec nous, cher Yannis…

Les épaules de l’homme s’affaissent un peu. Il a grand besoin de cette soirée comme nous tous. Les évènements précédents ont affectés chacun de nous à divers niveaux.

- Ce sera un plaisir pour nous aussi, Maître Crisold.- Alors, mène-nous jusqu’à cette pièce, philos…-

10.Le repas se déroule dans une ambiance cordiale. Davrina et Yannis évoquent des souvenirs

communs provoquant des fous rires et des sourires enchantés chez chacun de nous. Crisold s’est montré si amusant que je l’ai souvent regardé avec surprise et émerveillement. Il y a chez cet homme quelque chose qui provoque ma tendresse et un sentiment irrépressible de le choyer, de le protéger, de le faire rire aussi. Je ne prétends pas le comprendre, ni même envisager tout ce qu’il a pu vivre. Sa durée d’existence me donne le tournis. Je ne veux que le voir lui, en face de moi, tel quel, avec ces deux petites rides qui bordent ses paupières lorsqu’il sourit, ce petit creux dans le menton que l’on nomme fossette et qui m’emplit d’une grande tendresse pour lui, ces longs doigts qui prennent avec tant de délicatesse les couverts pour porter les mets à ses lèvres pleines. J’aime son attention lorsqu’il est avec quelqu’un, ce petit plissement des yeux qui dit tout de sa concentration, de son désir de bien cerner la personne, d’être proche d’elle. J’aime sa douceur, sa férocité, sa vélocité… je l’aime lui. Dois-je absolument le répertorier comme un catalogue incarné ? Sans doute un travers de ma profession ou de ma culture. Allez savoir !

Le désert est servi. Le silence est plaisant, unissant encore plus notre complicité, notre sentiment de béatitude. Dès que le désert est consommé avec une délectation affichée, Davrina se relève et empile les assiettes. Je fais de même pour l’aider, mais Yannis m’en empêche.

- Non, maîtresse. Restez avec le maître. Nous nous occupons de débarrasser. Installez-vous dans la véranda couverte. Nous irons vous apporter l’ouzo et aussi du café comme le maître l’aime et comme vous l’aimez. Il se fait tard, nous irons nous coucher après cela. Nos corps ne sont plus aussi vaillants qu’avant…

Crisold acquiesce de la tête et ajoute quelques mots en grecs pour les remercier. Yannis bouge la main avec désinvolture, minimisant ces remerciements. Je les remercie et Yannis me fait le même geste. Je ris. Nous arrivons dans la véranda décorée avec plusieurs vignes entourant piliers et autres portants. Des vases amples et colorés donnent encore plus l’impression d’être dans un autre temps. Je me rends compte que je n’ai pas utilisé mon mobile depuis mon arrivée en Grèce. Autant pour l’accro du petit clavier numérique ! Et le plus surprenant, je n’ai aucun regret, ni même de frustration. Première nouvelle ! Je peux donc vivre écartée des appareils modernes ? Sans doute. Les canapés aux motifs typiques de l’île sont d’un confort qui donne le désir de s’y attarder indéfiniment. Je soupire d’aise. La nuit bruisse de sons qui sentent la chaleur, la mer, la sérénité du temps qui n’a pas d’urgence, ni de stridence. L’obscurité est presque totale alentour, à part les torches qui donnent une luminosité mystérieuse où nous sommes.

Crisold se relève à l’entrée de Davrina qui dépose un plateau bien garni sur la surface en marbre ciselé de la table et nous souhaite une bonne fin de soirée. Nous la remercions et lui souhaitons la même chose. Crisold se rassoit près de moi et m’attire contre lui. Je me love comme un chaton dans sa chaleur. Les sons me captivent et mes yeux ne détectent que des ombres fuyantes et indistinctes. Les odeurs musquées se mêlent à d’autres plus sucrées, plus douceâtres. Mes sens s’agitent, se déploient, essayant de capter, de garder en eux tous ce qu’ils perçoivent. J’ai tellement faim de cette authenticité-là… Je pousse un gros soupir qui semble émerger du plus profond de mon être. On est si bien, si merveilleusement bien…

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- Voilà un gros soupir… Serais-tu fatiguée, agapou ?- Non, juste repue et délicieusement heureuse.- Voilà que me comble. J’ai une surprise pour toi, mais je ne sais si…- Une surprise ? J’adore ! Dis !

Je me suis relevée et le fixe du regard avec espoir. J’ai toujours adoré les surprises, même si certaines ont été vraiment horribles, voire destructrices, mais cela n’a jamais diminué mon sentiment de joie face à celles-ci. Crisold me regarde, je vois ses deux petites rides s’emplir de malice et aussi… d’amour ? Je veux le croire. Il a cette lueur qui me rend toute chose et aussi… belle. Belle de partout, comme un joyau précieux, quelque chose d’essentiel, de primordial, de vital. Je le sais, parce que je le regarde comme cela aussi.

- Viens, alors. Nous allons d’abord dans la chambre, ensuite…- Ensuite ?- Tu verras ! Je peux même te dire que cela devrait t’en mettre plein la vue !- Ohoh ! Voilà qui est alléchant…- Veux-tu que je te…- Non ! Je crois que je préfère marcher un brin. Je sais que vous aimez bouger à vitesse

vampirique, mais je crois que je peux m’en passer, du moins pour les courts trajets… enfin, dis cela sans vouloir t’offenser…

- Coquine ! Soit ! Tes désirs sont des ordres pour moi.- Parfait ! J’ai toujours voulu entendre ce genre de choses, surtout venant d’un type aussi bien

foutu que toi !

J’éclate de rire avant de m’élancer dans le couloir vers les escaliers. Crisold ne me court pas après, mais j’entends son petit rire amusé. Voilà ! C’est comme cela qu’il devrait toujours être… heureux, détendu, l’homme magnifique, l’être magique qu’il est !

11.Malgré la chaleur qui règne en Grèce en cette saison, les nuits sont plus fraîches et plus encore

en hauteur. J’ai enveloppée mon amour dans un gros manteau et j’ai fait en sorte qu’aucune partie de son anatomie ne soit blessée par notre petit périple. Malgré les armes de séduction massives déployées par Ranita, je suis resté muet sur notre destination. Je lui ai juste dit que nous allions nous rapprocher des étoiles et d’un lieu mythique. Je lui ai aussi parlé du plaisir de voir les paysages de suffisamment haut pour se rendre compte de leur magnitude et de leur magnificence. Elle m’a rétorqué que vu d’un avion, c’était kif et moins périlleux ! J’ai éclaté de rire ! A quoi bon la convaincre ? Elle s’en rendra compte par elle-même dès que sa peur aura diminuée. Les premières minutes, elle s’accroche à moi comme à une bouée de sauvetage, ses jambes m’encerclant la taille avec une force issue de la terreur-même. Je la soutiens, la retiens, la contiens, la serre contre moi en appréciant chaque mouvement, chaque muscle de ce corps que je ne me lasse pas de connaître, de reconnaître, d’aimer.

- Allons, agapou… relève ton joli visage et permets-moi de te retourner vers l’avant afin que tu puisses apprécier le panorama…

- Non ! Je viens de découvrir que je n’avais absolument pas la fibre aventurière ! En fait, je ne veux plus que caresser le plancher des vaches et tâter d’un bon fauteuil !

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- Cela peut se faire aussi et c’est un de mes plaisirs, mais… n’as-tu aucune curiosité ? Ce n’est pas si habituel de pouvoir apprécier de cette hauteur un tel spectacle panoramique ! En cette saison et plus encore avec la pleine lune, c’est totalement féérique !

- Tu as convoqué la lune pour qu’elle soit pleine, en plus ? Ça fait pas un peu cliché sur les bords ?

- Je n’ai pas ce pouvoir, mais si je l’avais, sois certaine que je l’aurais invitée à se joindre à nous !

- Gentleman, même avec la lune…- Un juste respect…- Je… si tu me retournes pour que je puisse voir…

c’est pas comme si tu me virais ?- Agapou mou !

Doucement et prestement, je la tourne entre mes bras, puis consolide ma prise.

- Là… tu peux ouvrir les yeux… Regarde !Je la sens s’ouvrir à ce qui l’entoure. La sensation de peur recule dans sa tanière, laissant toute la place à l’émerveillement. Elle ne dit rien, mais je sens le tourbillon de ses émotions s’étendre dans tout son esprit. Son corps se relâche. Elle prend la pleine mesure de l’air qui passe autour de nous, frôlant nos corps en autant de caresses suaves, des mille et une sensations qui l’assaillent en une divine fraction de seconde. Elle reprend son souffle et pousse un cri de victoire qui me fait éclater de rire. Pari gagné  ! Elle est sans conteste ma compagne en tout !

Je descends lentement sur l’emplacement du Parthénon. L’illumination est étincelante et donne à ce bâtiment des couleurs dorées qui tentent d’entrer en compétition avec la brillance des rayons du soleil lui-même. L’illusion est presque parfaite. Cette nuit, le site n’est pas accessible au public comme il l’est à d’autres moments. Je m’en suis assuré avant de préparer ce périple. J’ai également étudié les endroits où on a placé des systèmes d’alarme et des caméras de surveillance. Je n’ai pas envie de passer un certain temps au poste de police. Il y a aussi des gardes, mais ils ne font que quelques tours et à intervalles très éloignées les unes des autres, ce qui m’arrange. J’ai décidé de l’amener dans un coin de l’immense plateau, là où un jour, j’ai connu l’une de mes meilleurs amies, une grande vampire qui, malheureusement, a décidé d’écourter son existence. Il a compris son geste. Cela ne le console guère, mais il ne peut faire moins que respecter sa décision.

Ranita a retiré lentement les vêtements qui l’ont préservés des inconvénients d’un voyage en altitude. Elle les plie sur ses bras, les croise et vire lentement sur elle-même afin de voir ce qui l’entoure.

- Le Parthénon ? Tu m’invites à une visite guidée du Parthénon ? Et cette partie… elle n’est pas accessible au public… je me trompe ?

- C’est exact.- Une raison particulière de ce choix ?- Oui et non ! Disons que ce lieu est chargé de souvenirs pour moi…- Oh ! J’imagine que pour toi évoquer les Sept Merveilles du Monde, ce n’est pas qu’une

expression…

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- C’est le cas…- Je t’envie quelquefois, même si… ce n’est pas dit que j’aurais choisi de visiter ces lieux si j’en

avais été contemporaine… d’ailleurs, il y a tant de choses à voir dans le Monde et pourtant je ne me déplace pas pour les voir ! Il y a tant d’évènements qui se passent, qui passeront à la postérité et je ne m’en soucie pas…

- Tu es vivante et la durée d’une vie est si éphémère…- Merci de me le rappeler !- C’est ce qui fait de vous des êtres précieux et irremplaçables !- Dixit l’homme âgé de millions d’années…- Effectivement ! - Tu peux voir la montagne dans son intégralité, moi, je ne pourrais jamais voir plus qu’une

toute petite partie d’un coteau…- Te voilà bien philosophe, agapou mou !- Un effet pervers de mettre envoyer dans les airs ? A moins que ce ne soit l’esprit du

Parthénon ?- Le premier, peut-être… le Parthénon était une sorte de bâtiment similaire à ce qu’a été la

Bourse de Bruxelles.- Oh ! Pas de cénacle de sages, alors ?- Non ! Les lieux étaient sacrés et fonctionn…

A grande vélocité, je me place devant Ranita et me ceint à elle en me mettant dans une pose défensive. Je respire l’air qui m’entoure. Une onde d’énergie arrive jusqu’à moi avant que n’apparaisse…

- Christos…- Oh ! L’Ancien et sa… femme ? Tu as apporté ta servante, Crisold ou devrais-je dire

l’Exécuteur ?- Si tu n’étais pas l’être immonde que tu te complais à être ce serait un honneur pour moi de te

présenter mon épouse, mais je m’en abstiendrai et je t’enjoins à ne pas effectuer d’acte insensé !

- Toujours aussi pompeux ! Es-tu venu pour moi ?- Non. Cependant le Conseil des Anciens te cherche.- Qu’ils continuent, alors ! Vas-tu me dénoncer auprès d’eux, Magister ?- Non ! Je ne suis pas là en tant que représentant du Conseil, ni d’aucunes autres charges qui

m’incombent…

Christos se tient contre une colonne dans une attitude nonchalante et vaguement narquoise. Il est partiellement dans l’ombre, mais je le vois aussi clairement qu’en plein jour. Son allure est débraillée et il semble n’avoir pas pris de repos depuis bien longtemps, trop longtemps. L’affaire qui le concerne n’est pas très claire, mais en le voyant, je pense qu’il n’est pas aussi fautif que l’accusateur l’a laissé entendre. Depuis le début, je subodore qu’il y a des enjeux tacites, incriminant fallacieusement Christos.

- Non ! Ne me dis pas que tu profites de l’existence, Crisold ? Voilà qui va réjouir mon incommensurable ennui !

- Tu devrais te rendre au Conseil pour…- Pour que tu puisses m’exécuter ?- Non ! Pour que tu puisses te défendre ! Je n’ai aucune confiance en Vasilief, mais sa plainte

est très convaincante et ses preuves semblent toutes probantes !- Il a toujours su comment incriminer les autres et s’en sortir ! Mais je ne suis pas né de la

dernière pluie !- Je le sais…- Oui, tu le sais ! N’as-tu pas fait de moi ton fils, patéras !- Et tu as décidé que tu serais mieux sans moi voilà deux milles ans…- Oui ! Une erreur !

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- Si tu te rends, je te fais la promesse que tu resteras sain et sauf  ! Je me chargerai personnellement de ta défense. Mikaïl et Mana sont de mon avis et sont prêts à…

- Oh ! Mikaïl et Mana ! Je suis très impressionné, l’Ancien ! Et peut-on savoir pourquoi ce subit déploiement d’appui inespéré?

- Parce que maintenant, je t’ai retrouvé…- Comme c’est touchant !- Réfléchis-y ! As-tu été tout le temps dans…

Je ne dis pas le reste. Christos a été un des fondateurs du Parthénon ! Il y a dans cette partie du site un lieu souterrain qui a été aménagé dès le début afin de préserver certains trésors ! Le lieu a été retrouvé, mais pas encore révélé au public. Christos connaît un qui est encore plus profond, là où un être humain ne pourrait pas se rendre sans certains appareils et autres vêtements spécifiques de protection. Christos me regarde fixement. Il oscille. Je sais qu’il repensera à ma suggestion. Il est épuisé. Il sait aussi que je ne donne pas ma parole en vain, ni mon appui et encore moins celui de deux personnes qui sont si essentielles dans mon existence comme le sont Mikaïl et Mana. Sans parler de leurs positions respectives au sein de notre communauté.

- Soit ! Tu entendras parler de moi… patéras !

Un brouillon mouvant plus tard, il est parti. Je soupire. Christos – qui s’appelait lorsque je l’ai connu Callista, qui se traduit par « le plus beau » et qui s’est aussi appelé en certaines époques Nicolas - est un de mes enfants qui m’a le plus occasionné de souci. L’accumulation d’âge ne donne aucunement la certitude de toujours prendre de bonnes et judicieuses décisions !

12.Lorsque Christos est parti, je n’ai plus pensé à lui tant Crisold a su me captiver. Durant une

heure, Crisold me fait voyager dans le temps. Il raconte le moment où le Parthénon fut érigé par les plus extraordinaires architectes de ce qui fut appelé le siècle de Périclès, Ictinos, Callicratès et Phidias. Comment il fut érigé sur d’autres monuments qui étaient comme des pré-Parthénon. Quand j’ai proposé de les appeler des brouillons de Parthénon, Crisold a éclaté de rire. J’aime le voir rire. Il semble si jeune, si magnifique… Il me raconte le travail de Phidias, le génial sculpteur qui créa une des sculptures les plus impressionnantes qui fut, la statue chryséléphantine de la déesse, Athéna Parthénos. Il m’explique la décision prise d’utiliser le site pour abriter l’argent de la Cite et de la Ligue de Délos. Il sut choisir des mots surprenants pour parler de toutes les autres statues : Dionysos, Déméter, Perséphone et Hélios, toutes enchâssées dans un ensemble de la partie gauche du fronton est; Hestia, Dionée et sa fille Aphrodite placées dans une autre partie de ce côté ; le fronton ouest face aux Propylées dépeignant de manière magistrale la querelle entre Athéna et Poséidon. Il me parla du moment où Phidias, le chantre de la Beauté, décida de montrer sa frise ionique à ses amis, dont Socrate et Alcibiade. Crisold s’est rappelé les mots affectueux de toutes ces personnes qu’il admirait alors et aujourd’hui encore: les poètes, les aèdes, les peintres, les dramaturges, ceux qui savaient transformer la moindre des choses en œuvre d’art. Chaque parole dite par Crisold semble ciseler pour émerveiller au-delà de tous mots. J’ai oublié tout ce qu’il me narra des détails du gigantesque bâtiment, j’ai juste entendu à travers les technicismes combien il a aimé ces dizaines d’années d’élaboration, de construction de l’édifice et combien il a su profiter de voir se dresser la beauté, la splendeur, l’éclatante magnificence de cette formidable construction ; combien il a compris le poids politique, social et économique d’un tel lieu et du légat à l’Humanité et aux siècles, qui perdure toujours. Il passa outre la décadence, le moment d’oubli, le repêchage de l’Histoire, le saccage, la rapine, le vol et la réappropriation outrée. Il s’attarda un moment sur les Cariatides, ces “colonnes” en forme de femmes stylisées qui l’ont terriblement impressionnées. Il y mit tant d’emphase que j’ai commencé à me sentir un peu… jalouse, jusqu’à ce que je voie la petite lueur sardonique au coin de l’œil. Durant plusieurs minutes, les rires et les courses poursuites, moi essayant de l’attraper pour lui donner son dû en claques, se font dans un petit périmètre serré, jusqu’à ce que Crisold me prenne au vol et m’entraîne dans une valse aérienne excitante et sublime.

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Nous redescendons sur le plancher des vaches. Nous nous installons dans un coin plus sombre. Son corps est si fort et si doux. Son regard s’embrume. Il renoue avec ses souvenirs. Lorsque son histoire féérique prend fin au tournant d’un mot, « magique », le silence s’installe entre nous, complice, ouaté, plein de ce qui a été dit et tu, empli de ce que je ressens pour lui et lui pour moi.

- Tu l’as connu le constructeur du Parthénon ? - Ictinos ? Oui et non. Le temps de m’approcher d’une œuvre d’art, du génie architectural, mais

je n’ai approché qu’un être humain. Après… j’ai pu apprécier l’œuvre, toute sa splendeur, sa magnificence, cette impalpable touche divine qui enserre ce que l’œil voit, mais que seul notre âme perçoit.

- La perfection ?- Non. La beauté.

Son regard parcourt le lieu et j’ai la sensation qu’il ne voit pas les ruines qui sont là maintenant, mais l’œuvre magistrale qu’il a vu s’ériger lentement, se construire avec précision et doigté. Il semble sublimé lui-même. Si beau, si humble aussi…

- Cela doit être extraordinaire d’assister à la naissance des choses, qui deviendront des légendes, des mythes et des points d’ancrage de l’Histoire Humaine.

- Dirais-tu, agapou mou, que tu assistes à des choses qui deviendront des mythes, demain ?- Ou un classique, un mètre étalon… je ne sais pas. Je ne suis pas certaine de savoir si ce que je

vis en parallèle avec des évènements mondiaux qui deviendront des mythes ou… je suppose que… Ce n’est pas évident d’être acteur de sa vie et en même temps spectateur privilégié des circonstances de la vie autour de soi.

- C’est exactement cela. On peut sentir que quelque chose de formidable arrive et fera date, mais peut-on vraiment s’en rendre compte totalement au moment même? J’ai vécu tant d’évènements, vu tant de choses, et pourtant, j’ai à chaque fois la sensation de n’avoir rien vécu, comme si le présent effaçait progressivement les pas du passé. Peut-être est-ce cela la magie de la vie ou de l’existence, celui de rester présent, en laissant le passé derrière soi et placer ce qui doit venir en stand-by.

Crisold se tait. Je sens que ce n’est pas la première fois qu’il pense cela ! Il y a une note de nostalgie et de mélancolie dans sa voix, dans ses yeux. Je ne sais que dire. Avec nos moyens technologiques, nous savons tout ou presque de ce qui se déroule ici et là-bas en prime-time et le « recul  » que donne la vie n’est plus là que comme un liseré. Présent, passé, futur, semblent être en même temps et… je ne peux pas imaginer ce que Crisold a vécu lorsque les temporalités se succédaient au rythme des saisons, des mois, des années. Cela me donne le tournis. J’ai un GSM, un ordi, un BlackBerry, une Tablet, un IPhone et… J’ai soudain la sensation de n’avoir rien, que des puces électroniques en folie.

- Te voilà bien pensive, agapou mou.- Tu m’as donné de quoi penser, mon amour.

Crisold a le regard qui brille. Oui, je l’admets, ouvertement, je l’aime. Crisold sourit. Glups ! J’oublie qu’il peut lire dans mes pensées maintenant. Il semble que nore lien d’union soit connecté.

- Il est temps de rentrer. Tu dois te reposer et dormir un peu.- Pourquoi moi et pas toi, Cri ?- Nous ne nécessitons que peu d’heures de sommeil par an. - Et vous nourrir de sang ?- Nullement nécessaire, surtout arrivés à mon âge. Nous en absorbons une fois tous les neuf ans,

pour régénérer le corps. C’est lors d’un Rituel particulier.- Quand ?- Tu le sauras bien assez tôt.- Et c’est avec des sacrifices humains ?

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- Vous regardez de bien mauvais films, toi et Véra ! Quant à vos lectures… C’est un mystère ! Non. Le Rituel est fait en sacrifiant un bœuf, un cochon et un mouton et nous buvons le sang qui en est extrait lors de ces neufs jours.

- Pour tous les vampires ?- Non. Par vampire.- Par vampire ?- Oui. Cela nous permet de régénérer le corps. C’est un rituel qui est réservé aux Anciens et leur

régénérescence nourrit leurs lignées et adjoints.- Tu es un Ancien- Oui. Allons-y maintenant! Le soleil ne va pas tarder et j’aime autant ne pas attirer l’attention

sur notre moyen de locomotion.

J’éclate de rire. Oui ! Ça ferait hyper bizarre !

13.Nous sommes dans ma demeure. Il reste peu de temps avant notre retour. Je sais que Mana

aura besoin de moi. Ce que j’ai lu dans son esprit lors de notre dernière réunion mentale avant mon départ m’a surpris et hautement réjoui. Lui et Leanna ? La chose semble hautement improbable, chamane et vampire n’ont jamais fait bon ménage. Et pourtant, Mana est aussi un chamane à sa façon et depuis toujours, seul les noms ont variés, mais pas l’essence de leur capacités. Depuis quand les sentiments d’amour et la raison font-ils des pactes logiques ? S’il y a raison, elle n’est intrinsèque que par leur union d’êtres existant et vivant. Le reste… Chaque personne trouve la justification adéquate pour appréhender cette union comme elle lui convient au mieux et cela ne changera rien à la réalité de celle-ci. C’est la seule chose qui est vrai et à envisager. Le reste…

J’ai laissé Ranita prendre quelque repos. Je ne perds jamais de vue combien les nécessités des vivants sont précaires et vitales par rapport aux nôtres. Je connais bon nombre de mes pairs qui ne s’en préoccupe nullement. C’est là que la dernière part de leur humanité sombre et qu’il m’échoit la terrifiante et cruelle tâche d’effacer leur existence définitivement. Ce n’est pas systématique, certes, mais c’est souvent le cas. Les exécutions ont toujours été plus du fait de Mikaïl que du mien. Son caractère pragmatique le désignait pour un tel poste. Il ne le fait pas de gaieté de cœur, peu s’en faut  ! Quelqu’un se doit de le faire et un homme avec autant de probité et de justesse est un choix parfait.

Ragiskwalawa est d’une tranquillité étrange. Je le sais animer d’émotions contradictoires. Les pages qui le constituent passent d’une tonalité à l’autre comme ces néons qui changent continuellement de couleur et qui finissent par donner un sentiment de flou hypnotique. Pour mon fidèle compagnon, c’est la marque d’une grande perplexité et d’une réflexion soutenue.

- Qu’y a-t-il mon fier ami ?- Toi avoir lumière intérieure changée. Moi, pas comprendre. Toi, jamais

avoir cette lumière.- Lumière ? Décris-la-moi ?- Lumière brillante et pas bougé comme soleil au plus haut dans ciel.

J’ai un instant de doute. Ragiskwalawa est toujours très concis et précis, mais ce qu’il me décrit ne correspond à rien que je connaisse. Serais-je malade ? Mais de quoi ? Nous sommes immunisés contre toutes les maladies. Nous ne sommes pas vivants et ce qui provoque la maladie n’aime que cela, la matière vivante. Nous attaquer reviendrait à rendre malade un cadavre, hors ce serait contre-productif pour les microbes et autres virus. La vie se nourrit de tout, mais dans un seul but, pouvoir continuer à vivre. Alors ?

- Qu’ai-je d’après toi ?

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- Moi avoir femme avant. Femme très importante pour moi comme vie. Enfants aussi. Moi croire que toi trouver femme importante pour toi comme existence même.

Je me fige. Mon cœur prend un rythme d’une lenteur proche de la catharsis. Notre manière d’exprimer un choc.

- Tu es en train de me parler d’amour, Ragiskwalawa.- Quoi être amour, petit être très ancien ?- C’est… quand tu as besoin d’une personne pour te sentir plein, heureux,

qu’elle est indispensable pour toi, dans ton existence, tu ne peux pas exister bien sans elle…

- Toi, alors être dans amour, petit être très ancien. Moi être heureux pour toi.

Les pages deviennent d’une couleur tendre que je n’avais plus vu depuis bien longtemps. La couleur d’un ciel bleu comme on n’en trouve plus nulle part sur la planète bleue. Un ciel d’aube de la nuit des temps. Je souris, puis éclate de rire. Ragiskwalawa semble surpris, puis ravi puisqu’il passe à une couleur jaune brillante et dorée, sa manière d’exprimer la joie ou l’intense satisfaction. Une couleur qu’il n’a pas eu souvent l’occasion d’arborer ces dernières décennies. La terre a été bien malmenée durant de longues décennies entre des moments de pur génie, d’innovations époustouflantes, sans parler de progrès indéniables dans tous les domaines. Nonobstant, il a fallu, pour ceux de mon espèce, s’adapter au plus vite et de manière continue pour ne pas sombrer dans un passéisme synonyme de fin totale pour nous. Cela a supposé une attention de chaque instant, ce qui ne favorise pas à la détente, au laisser exister et à profiter de ce qui nous arrive comme c’est nécessaire et essentiel de le faire. L’amour aurait-il la vertu de me redonner sans plus le désir de jouir de l’existence? La question me semble primordiale, mais il est temps d’éveiller ma belle endormie. Je donne une tape amicale sur Ragiskwalawa. J’entends dans mon esprit un rire éclatant, celui de mon plus vieux et loyal ami. Deux secondes plus tard, je suis entre les draps, prenant soin d’éveiller ma femme aussi tendrement et doucement que possible. Il reste trois jours pour revenir à Bruxelles. Ma présence n’est pas requise en Irlande où Vera, Mana, Mikaïl, Glorios, John et Jostard sauront faire face à toutes les circonstances et situations qui se présenteront. Je souris intérieurement. Nulle doute que Vera saura rendre leur séjour des plus intéressants.

- Agapou mou… - Mm ?- Il est l’heure…- L’or ?- L’or ?- Oui. Comme dans La folie des Grandeurs avec Louis de Funès et Jean Marais, entre autres. Tu

ne connais pas ?- Non.- Pffff ! Ça veut faire croire au méchant grand denté assoiffé de sang et ça ne connaît même pas

ses classiques cinématographiques !

Durant une seconde je reste figé, puis éclaterde rire.

- Petite insolente ! Voilà qui égratigne pour de bon mon ego… Viens ici que je…- Tu te trompes de conte, tu n’es pas un loup et moi je ne suis pas Chaperon Rouge.

Je penche mon visage vers elle et lui emprisonne les lèvres, un rire roulant dans ma gorge. Le rire s’étend remplacé par un râle de plaisir. Il faudra attendre encore avant de voir notre déjeuner disparaître dans nos organismes. Mes mains remodèlent son corps, ses seins se durcissent, mon sexe répond aux mêmes exigences. Les vêtements sont écartés avec violence, nos peaux s’enfièvrent, nos langues se mêlent, répondant l’une à l’autre en gémissements inaudibles. Ma chair se gorge de la

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sienne en de longues caresses. Ma verge s’introduit dans son vagin humide. Nos corps halètent en entamant le pas de deux. Je maîtrise chaque pénétration, engendrant plus de plaisir et de jouissance de part et d’autre. Lorsque l’orgasme survient dans son corps, je ralentis encore notre danse millénaire. Quelques minutes plus tard, j’exulte. Mon esprit devient un kaléidoscope de couleurs impalpables. Le bonheur est un gouffre sans fond.

14.La journée est plaisante, sans plus. N’est-ce pas le but des vacances, être sans rien faire d’autre

ou si peu ? Nous avons déjeuné frugalement. Quel luxe ! D’ici deux jours, nous repartons. Nous n’avons pas parlé de la suite ou de la prolongation de ce séjour idyllique et, honte à moi, je me prends à douter, à me poser des questions fallacieuses. Misère ! Qui l’eut cru ? La grande et terrifiante tombeuse prise dans les rets de l’amour ! Et j’adore cela, pire j’en redemande ! Je devrais me poser la seule question évidente : comment une humaine – moi - à la vie tellement courte va-t-elle pouvoir accepter un amour qui ne pourra vivre éternellement que pour une partie du couple, autrement dit, par lui ? A moins que… Je me surprends à être réfractaire à l’idée de vivre éternellement en étant changée en vampire ! Je tiens plus à mon humanité que je ne l’aurais cru ! Mais puis-je ne pas désirer Crisold pour une éternité d’amour ? Quelle ironie ! Moi qui n’ai jamais considéré l’amour possible et encore moins une union durable, je me surprends à savoir sans aucun doute possible que notre union est indestructible, qu’il est l’homme de ma vie, toute ma vie. Mes preuves ? Aucunes ! Ou toutes ! Peu importe, je le sais et cela vaut toutes les preuves. Un bras m’encercle la taille et me ramène contre un corps tiède, doux et fort, tendre et dur.

- Tes pensées sont un maelström qui me fait vaciller.- Ne t’y fourvoie pas, mon vieux !- Et perdre le fruit de tes cogitations mentales ?- Y as-tu songé ?- Plus que tu n’y crois.- Mais, je veux dire… avant… avec une autre relation…- Les relations d’amour sont choses très récentes à l’échelle de l’histoire humaine. Les raisons

qui ont fait s’unir des personnes durant leur vie n’avaient la plupart du temps rien à voir avec l’amour comme on l’entend aujourd’hui. L’idée « d’union libre » que vous employez souvent est une notion qui n’a jamais existé auparavant.

- Alors laisse-moi poser la question autrement. As-tu déjà été uni à une/un compagnon par amour durant ton existence ?

- Plus d’une fois, mais jamais comme avec toi. La sensation parfaite, réelle et vraie que tu es la femme de mon existence, celle avec qui je veux être pour toujours, ne s’est jamais présentée.

- Peux-tu te souvenir de chacune de tes relations après tant de temps ?- Peux-tu le faire malgré l’éphémère durée que tu as donné à chacune de tes relations ?- Oui, mais cela ne fait pas si longtemps que je suis dans ce plan-là.- Pourquoi ?- Pourquoi quoi ?- Pourquoi peux-tu t’en souvenir ?

La question me perturbe et me semble essentielle et si clairvoyante…

- Parce que j’ai mis des sentiments et aussi un secret espoir que c’était « le » vrai amour…

Il sourit et j’en suis éblouie.

- CQFD ! - Oui, sans doute. Pourtant… J’ai des doutes…- Sur toi, nous, tes sentiments pour moi et les miens pour toi ?- Non ! Sur le reste… comment on va faire, comment…

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- Laisses les doutes faire leur part de travail en toi, ils sont des garants et des gardiens des sentiments dignes de confiance. Pour le comment… Si on y songe… chaque relation n’a aucune certitude au moment de se former, seul un terrible espoir, une conviction dénuée de fondement rationnel et cela n’empêche pas celle-ci de se nouer, que du contraire ! Tu as mis ton corps contre le mien et nous avons volé dans les airs. Tu avais des doutes, pourtant tu as choisi de me faire confiance alors que tu risquais de tomber à tout moment et de mourir assurément.

- C’est pareil pour notre amour ? Un vol dans les airs sans parachutes, juste la confiance et notre amour ?

- Et tout ce que nous voudrons mettre dans notre union.- Pourquoi ne suis-je pas plus horrifiée ?- Pourquoi ne le suis-je pas plus ?- On a de quoi réfléchir, on dirait.- Ou pas. Que dirais-tu d’un plongeon au cœur d’une piscine naturelle avec coucher de soleil

spectaculaire en prime ?

Une heure plus tard et des brouillons visuels au bord de mes rétines, nous nous retrouvons dans un décor de rêve. Une sorte de cuvette entourée d’énormes blocs de pierres se trouve sur une sorte de corniche à flanc de montagne. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Le lieu est désert d’humains, ce qui ne me surprend pas. Il faut être un oiseau pour arriver jusqu’ici ou alors un alpiniste chevronné ou encore un de Mission Impossible. Les bruissements de la nature s’est suspendu lorsque nous avons atterri, mais a repris bien vite. La pause auditive n’était que le souffle retenu de la Nature vis-à-vis d’éléments étrangers et potentiellement dangereux pour elle. Elle a un instinct très sûr, voire l’instinct à l’état pur. Une heure plus tard à nager, à se pourchasser et à paresser, nous sommes assis devant l’immensité d’un vide étourdissant et d’un panorama aussi vieux que le monde ou à peu de chose près, la toile de fond du début des temps de vies.

- Ce lasse-t-on jamais d’un tel cliché, d’un tel coucher de soleil ?- Le cliché, oui, le coucher, non.- Tu en as vu combien ? - Plus que je ne puis m’en souvenir. Cependant chacun a été différent et unique. L’intensité, la

puissance, le continent, le pays, l’angle, le paysage, les circonstances de mon existence à ce moment-là faisait toute la différence. J’ai eu un coup au cœur lorsque j’ai assisté à un coucher de soleil dans un film. C’était si étrange. Je suis parti dans le désert le plus proche afin d’en voir un en « direct live » comme vous dîtes aujourd’hui.

- Et ?- Et rien ne vaut le naturel. Alors, non, définitivement non, je ne peux pas me lasser d’admirer

un coucher de soleil.- Et un lever ?- Nous irons nous en assurer très bientôt, si tel est ton désir, agapou mou…- Je vais devenir pourri gâtée à tes côtés, mon amour…- Ne l’étais-tu pas déjà avant ?- Voilà un coup bas…- Oui, je te le concède.

J’entends son sourire dans sa voix alors que son visage est absorbé par le spectacle éblouissant du soleil donnant la bienvenue à la nuit s’annonçant en prémices violemment colorés. Ses traits sont ciselés comme ceux d’une splendide statue. Mon corps est parcouru d’un long et étrange frisson. M’aimera-t-il lorsque je ne serai plus qu’une vieille femme ?

- L’amour n’a pas d’âge, ma vie.- Mais moi, oui.- Alors, il faudra que nous trouvions un âge qui nous convient à tous les deux pour continuer à

s’aimer.- Nous nous tuerons ?

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- Non. Nous n’avons pas l’âme suicidaire.- Tu vas me convertir ?- Le veux-tu ?- Je ne sais pas. Non. Maintenant pas. L’idée me révulse. Mais, plus tard… je ne sais pas…

Il me tient contre lui plus fort. Le dernier rayon de soleil sombre. Je le regarde. J’ai peur.

- Je t’aime Crisold.

Crisold sourit avant d’éclater de rire. Je viens de lui offrir une éternité jusqu’ici si pesante, si terrifiante. Il prend mon visage entre ses grandes mains tièdes. Son regard lumineux se vrille au mien oscillant entre doute et ferveur. Il pose sa bouche sur mon front, sur mes joues. Mes paupières se ferment, mon corps s’alanguit contre lui. Je suis là où je dois être, où je me sens être. Un soupir s’extirpe de mon corps, de mon âme. Son souffle caresse ma bouche entrouverte.

- Je t’aime Ranita.

Un brouillon plus tard, nous sommes dans les airs. Deux minutes plus tard, nous sommes dans la véranda de notre nid d’amour, moi plaqué le dos au mur et Crisold devant moi en forme de bouclier humain. Quoi encore ?

15.Mon corps se tient devant Ranita, ma douce amante. La menace s’est profilée un peu trop tard

à mon goût. J’aurais dû m’en douter. Seulement… Après tant de temps, me sentir uni, heureux et si complet auprès d’un autre être endort mes sens. Pas suffisamment pour ne pas palier à tous ce qui désirerait me détruire et ceux qui sont proches de moi. L’instinct est quelque chose de merveilleux et de si utile…

- Excuse-moi, patéras de t’avoir fait peur… et toi aussi… mère ?- Christos… Ta venue ici est inespérée…- Oui… Moi-même je me surprends…

Christos est nonchalamment affalé sur un des sièges du jardin, dans cette pose indolente et insolente qu’il prend si bien tant pour séduire que pour provoquer et molester. Je ne fais rien, sinon le garder à l’œil. Christos est un des plus puissants et véloces vampires que je connaisse. De son vivant, il avait déjà les capacités extraordinairement développée d’un athlète. Lorsqu’il devint un vampire ses capacités ne firent que s’accroître. Malgré la hargne et les habiletés consommées de vampires plus anciens et plus forts que lui, dont Vasilief et sa clique, il n’a jamais pu être vaincu. Ceci expliquant cela, je suppose. Un clignement d’œil plus tard, Christos est devant moi. Je me tends comme une corde. Je ne crains pas pour moi, me sachant de taille, mais à l’heure actuelle Ranita est tout à la fois mon talon d’Achilles, mon atout majeur et ma plus grande force. Il serait suicidaire et d’une arrogance sans nom de ne pas en tenir compte.

Christos me regarde dans les yeux. Sa taille est plus petite que la mienne, mais suffisamment grande pour qu’il puisse me regarder droit dans les yeux. Je ne fais rien, ne cille même pas. Je me doute de ce qu’il est venu faire, mais je le sens si instable, si dubitatif et presque craintif. Je ne baisse pas ma garde, mais… Que l’enfer se congèle immédiatement ! Christos vient de poser un genou à terre, le front posé dessus, le cou ployé, totalement découvert et les mains paumes ouvertes levées vers moi. L’antique posture de soumission réservée à nos Anciens et tombée en désuétude me laisse pantois. J’ouvre la bouche pour l’enjoindre à se relever, lorsque Ranita me contourne et prend les deux mains de Christos en essayant de le relever.

- Ah non ! Pas de ça, Lisette ! Je ne sais pas ce que vous avez les vampires, mais vous êtes vraiment barjes ! Chez moi quand un père et un fils veulent renouer et recommencer une autre relation, on se serre dans les bras, genre accolade virile, quoi !

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Christos se laisse faire et se relève lentement, regardant Ranita comme s’il voyait une sorte d’ectoplasme. La première stupeur passée, j’essaie de réprimer un inconvenant éclat de rire, avec un succès mitigé. Christos me regarde de plus en plus confus tant devant l’attitude de Ranita que de la mienne. Voilà un plan qui vient de déraper ou je ne m’y connais pas ! Mon fils a toujours eu un côté si poseur…

- Si j’étais toi, mon fils, je ne contrarierais pas la dame et suivrais à la lettre ses désidératas…

Il cligne des yeux, puis laisse tomber les épaules.

- Je crains d’être resté trop longtemps éloigné des êtres vivants…- Nous en sommes tous là, fils…

Malhabilement, j’écarte les bras, pas très rassuré non plus. Je n’ai pas de ces sortes de… d’étreintes viriles. La nature des vampires nous portent à la distance et à la caricature des comportements humains. Christos s’approche et vient se coller à moi. Je referme mes bras et soudain, je retrouve le geste. Nous nous étreignons en silence. Christos lache le souffle qu’il retenait. Je viens de retrouver un fils très cher et je ne le savais même pas. Puis-je encore apprendre à mon âge ?

Nous sommes assis sur les sièges de la véranda devant une nuit éclairée par les rayons d’une lune bienveillante et sereine. Mes pensées me portent un bref instant vers l’Irlande. Je sais que Vera, ma petite fille, passe par des moments difficiles, mais elle n’est ni démunie de ressources, ni de personnes prêtes à la soutenir, la guider et l’entourer. Je ne suis pas inquiet. Du moins aussi peu que je le serais pour un membre proche de ma famille. Ranita me serre la main. De l’autre, elle caresse mes phalanges en un geste lent, paresseux et répétitif. Ce geste qu’elle fait souvent semble la rasséréner. Christos se tient debout face à l’immensité obscure, un paysage qu’il connaît depuis toujours, mais qui le fascine avec autant d’intensité qu’il le faisait de son vivant. Certaines choses ne changent pas et c’est un soulagement. Christos pousse un soupir, mais reste dos à nous.

- Je suppose que je vous dois une explication…- Tu supposes bien si c’est ce que tu désires aussi.- Oui. Il est temps pour moi. Mais avant tout… es-tu toujours disposé à me venir en aide, à

parler à Versakari pour qu’il m’appuie ?- Oui. Je n’ai qu’une parole, tu le sais, huios (fils).- Oui. Je n’en doutais pas, mais je devais m’en assurer.- Je le comprends.- Je sais…

Un silence passe. Nous savons en effet de quoi nous parlons. Trop de trahisons se sont passées durant nos existences pour que nous édulcorions, même légèrement, la vérité d’une parole donnée, d’une promesse faite, d’un serment énoncé.

- Versakari est toujours Analyseur et Exécuteur ?- Oui.- Qui est analyseur et exécuteur ? C’est d’un analyste-programmeur que vous parlez ?

Ranita nous regarde tour à tour, tout en continuant ses caresses qu’elle étend sur mon bras, mon poignet. Si elle persévère, je devrais être mûr pour une combustion naturelle. Mais qui songe à l’arrêter ? Pas moi, assurément. Je devrais pouvoir me contenir, non ? Christos s’est retourné et regarde fixement Ranita. Il est vrai qu’il ne connaît pas ma Ranita et encore moins Vera qui a le sens de la litote et une manière bien à elle de faire des analogies aussi surprenantes que justes.

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- Pas exactement, kuria (madame). Mikaïl Versakari est Analyseur, ce que vous nommeriez juge et Exécuteur serait considéré comme bourreau dans certains cas. Crisold est celui qui applique les sentences, si c’est toujours le cas.

- Ça l’est.- Mikaïl Versakari ? Tu veux dire, Christos, que mon oncle est un juge et un bourreau ?

Pourquoi personne ne m’en a jamais rien dit ? Mamoushka et Grama le savent-elles, Crisold ?

La caresse s’est arrêtée et Ranita me regarde fixement dans les yeux. Cela ne me semble pas bien parti.

- Je ne peux pas te le certifier. Ta mère et ta grand-mère en savent beaucoup, mais connaissant la pudeur et l’extrême discrétion de Mikaïl, je pense qu’il ne leur a jamais parlé de ces fonctions particulières.

- Son oncle ?

Christos s’est approché de Ranita, circonspect et confus. Je me crispe, mais Ranita me reprend la main et me calme. Christos sonde légèrement l’esprit de Ranita, le juste nécessaire, puis parcourt brièvement le corps de ma femme. Une braise de rage s’insinue dans mon cœur, une surprenante réaction qui me laisse stupéfait. Ranita mêle ses doigts aux miens.

- Je ne comprends pas, Crisold ! Ta femme est totalement humaine, comment pourrait-elle être la nièce de Versakari ?

Christos se tient les mains derrière le dos, un maintien qu’il affectionne toujours. J’ai un petit rire. Il a toujours été si linéaire…

- Mais enfin, Christos, évidemment que je suis entièrement humaine ! Et Mikaïl a toujours été mon oncle depuis ma naissance. Bien sûr, maintenant je sais qui il est et donc je sais que nous n’avons pas vraiment de lien sanguin de parenté, mais…

Je sursaute. Bon sang ! Je n’ai pas encore eu la force de lui en parler, mais il va falloir que je le fasse au plus vite. Christos me regarde fixement. Il me connaît très bien, malgré notre longue séparation, et notre lien filial fait le reste. Une lueur passe dans son regard. Il vient de comprendre.

- Oh ! Je vois. C’est une sorte de titre honorifique ?- Oui, si on veut. Vous ne connaissez pas Mamoushka et Grama, à elles seules, elles arriveraient

à recréer des arbres généalogiques de familles entières, lien sanguin ou pas !- Je pense savoir de quoi vous parler. Une de mes tantes avait cette habileté-là aussi et la maison

ne désemplissait jamais.

Il sourit amplement et je le retrouve comme il était, comme il n’a jamais cessé d’être. J’ai un grand rire libérateur. Je me souviens de cette tante qui avait réussi à me donner un de ces «  titres » honorifiques. Christos rit aussi et Ranita nous rejoint dans l’hilarité sans trop savoir de quoi il s’agit. Christos se reprend un peu, le temps de souffler…

- Gamin… c’est cela, non, père ?

Et nous repartons de plus belle. Le calme revient quelques minutes plus tard. Ragiskwalawa apparaît inopinément dans la véranda et se tient largement ouvert et coi sur une petite table. Il vient prendre des nouvelles et se nourrir de ce qui se dit. Il a toujours été d’une curiosité exacerbée et indiscrète. Christos n’a rien remarqué, contrairement à Ranita qui sourit à mon vieil ami avec affection. Je me frotte les yeux.

- Oui, c’est bien cela. Gamin est une bonne traduction. - Et pourquoi c’est si marrant, si je peux savoir ?

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- Et bien, agapou mou, compte-tenu de mon âge réel, c’était assez ironique, surtout que le terme était utilisé à l’époque pour désigner un petit enfant qui serait toujours fourré dans les jupes de sa mère.

- Oh ! C’est pas vraiment toi, ça… enfin, je ne te connaissais pas alors, mais je doute que tu aies été un « gamin ».

- Non. Mais sa tante était restée vieille fille et était assez âgée pour l’époque, aussi elle m’a affublé de ce titre avec une logique bien à elle.

Christos et moi rions encore un peu. Le ventre de Ranita gargouille.

- Glups ! Très sexy ! Je vais chercher quelque chose à manger…- Veux-tu que j’y aille ?- Surtout pas ! Reste !

Elle se relève souplement et me pose sa main sur l’épaule avant de glisser ses lèvres sur mes lèvres et ma joue. Nous entendons les pas décroître dans la grande maison. Christos se tourne vers moi.

- Quand penses-tu la mettre au courant, père ?- Aussi vite que possible. J’ai été assez distrait dernièrement.- J’ai mis du temps à comprendre. C’est une dhampir naturelle ?- Oui. Je l’ai compris relativement vite, mais il a fallu que je m’en assure. Tu sais combien cette

nature est exceptionnelle. La dernière que j’ai connu, c’était aux environs de sept-cent septante PC. Je l’ai probablement sauvée. Le village était prêt à la sacrifier au nom d’une de leurs peurs archaïques ! J’ai senti qu’elle avait quelque chose de spécial, mais il a fallu alors que je vérifie. Mana était en Europe à ce moment-là et nous avons pu passer du temps avec elle. Cléosade. C’était son prénom et son nom aussi. Ils étaient si pauvres qu’ils ne portaient même pas de patronyme. Chose peu rare en ces temps-là.

- Elle vit toujours ?- Oui. Je n’ai plus eu de nouvelles d’elle, mais je sais qu’elle a survécu et qu’elle vit heureuse.- Leur longévité est surprenante lorsqu’on pense qu’ils sont apparemment totalement humains.- C’est un mystère. Mana a effectué des recherches et il en a conclu que ces dhampir sont issus

des premiers vampires…- Tu veux dire des Anciens Primordiaux ? Ceux qui sont nos Prescients ?- Oui. Dès que nous avons eu connaissance de l’existence de ces êtres, nous les avons recherché

avec acharnement et avons tenté, dans la mesure du possible, de les protéger, voire de les guider.

- Combien y en a-t-il ?- Sept mille sept cents exactement. Curieusement lorsqu’une nouvelle génération naît, elle est

composée de sept membres, tous féminins. Il semble que les dhampir naturels soient toujours de sexe féminin. Cependant, nous n’avons aucune certitude qu’il n’y a pas de dhampir masculin. Mana n’a jamais pu trouver une explication valable ni vis-à-vis de ce nombre, ni vis-à-vis de cette constante sexuelle.

- Cela doit le rendre fou !- Tu connais Mana, peu de choses peuvent le mettre hors de lui. De plus, il ne désespère pas de

trouver une réponse à cette énigme.- Sait-il pour Ranita ?- Oui. Il a su d’emblée lorsqu’il l’a connue.- Et Mikaïl ?- Non. C’est cela le plus troublant. Il a connu Cléosade et connaît l’existence des dhampir, mais

il n’a pas fait de lien. Il a toujours senti la nécessité de la protéger, mais n’y a vu aucune corrélation directe. Lorsqu’il a su…

- … le Grand Homme était mortifié !- Quelque chose dans ce goût-là.- Tu dois avertir Ranita, patéras et le plus vite sera le mieux.- M’avertir de quoi ?

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Ranita arrive avec un grand plateau garni de boissons et de victuailles des plus alléchantes. Christos s’empresse de le lui ôter des mains en usant de tout son charme. Ranita rit doucement. Elle l’apprécie, c’est visible. Les dhampir sont connues pour leur grand appétit sexuel et leur grande capacité à nouer des liens avec les gens. Leur séduction est extrêmement subtile, mais atteint tout le monde à des degrés et des intensités variables, mais sans exception. Ragiskwalawa claque ses pages doucement les unes contre les autres comme si une brise soulevait les pages. Je sais que ce n’est pas cela. Le sacripant savait ce qu’il en serait et il vient prendre connaissance de la situation.

- Toi trouver femme importante pour toi comme existence est à toi. Toi, alors être dans amour, petit être très ancien. Moi rappelez ça à toi. Toi faire clair avec femme de toi, petit être très ancien. Lien être plus fort entre toi et femme. Pas casser lien.

- Merci de me le rappeler, Ragiskwalawa…- Moi servir ami dans cœur et préoccupation.

J’évite de claquer de la langue. Mon vieil ami est sans doute préoccupé, mais il est surtout avide d’histoires, de cancans et d’évènements. Ne m’a-t-il pas fait souscrire à toutes les revues people afin, d’après lui, de « comprendre temps et gens de maintenant » ? Même topo pour la télévision qu’il a appris à utiliser afin de regarder sans fin des émissions ineptes parlant de choses et de situations encore plus ineptes. Mais… qui est-il pour juger ? Chaque époque a eu ses « people », même si le terme n’était pas le même.

16.- Une dhampir naturelle ? Moi ? C’est une blague ? D’après ce que j’ai pu avoir comme info,

ceux-ci sont le croisement d’un humain avec un vampire.- Dans le meilleur des cas, oui. Ce n’est pas pareil en ce qui concerne les dhampir naturels.- Mais… Comment ? Pourquoi moi ? Et grama et mamoushka ? Le sont-elles ? Le savent-

elles ? Mikaïl l’a-t-il su et c’est pour cela qu’il était là pour moi à chaque fois ?

Je me suis affalée dans l’ample fauteuil. Du coup, mes jambes ne me portaient plus. Christos a voulu quitter la pièce avec tact, mais je n’ai pas voulu. J’ai insisté. Je pense que lui et mon Crisold ont déjà mis trop de distance entre eux. Aussi, si tout ce qui me concerne, concerne Crisold et vice et versa, cela concerne aussi Christos dès maintenant. Les faux-semblants et les faux-fuyants, merci, mais je n’en veux plus ! Crisold s’approche de moi avec douceur pour s’installer à mes côtés, mais je lui fais un geste de la main pour qu’il ne le fasse pas. Je ne peux pas. Pas maintenant. J’ai besoin d’espace pour rester… rationnelle et ne pas partir d’ici en courant comme une possédée et en hurlant à pleins poumons ! Du reste ce n’est pas mon genre ! Crisold s’assoit sur une chaise non loin de moi et regarde longuement ses mains croisées élégamment. Je le sens peiné, mais aussi prêt à faire ce qu’il peut pour ne pas me blesser. Il ne le peut pas. Pas encore, cela me touche de trop près. Il prend une longue inspiration sourde. Il relève la tête et me regarde. Je le vois dans ses yeux. Son amour pour moi, son inquiétude, sa préoccupation. Je ressens la même chose, mais je ne peux pas me laisser aller… Pas encore !

- C’est difficile de t’en parler. J’ai bien conscience d’avoir mal gérer la situation en ne t’en parlant pas plus tôt et tout ce que je pourrai arguer comme excuses ne sera que de pâles prétextes. Je vais essayer de m’expliquer au mieux.

Il s’arrête de parler comme s’il mettait de l’ordre dans ses pensées. Je sais combien son esprit est clair, mais il semble que je l’ai déstabilisé et cela me fait mal, absurdement. Il me regarde intensément, puis me sourit. Il a le plus beau sourire au monde, si doux, si chaud, si merveilleux.

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- Les dhampir naturels naissent normalement. De ce que nous savons, aucun des ascendants, ni même des descendants, se transmettent cette particularité génétique. C’est une des choses qui reste un mystère.

- Laisse-moi deviner… Mana planche sur la question depuis un petit millénaire. - Rajoutes-en un et sept siècles septante sept jours de plus et tu as le compte juste des années

qu’il a passé à étudier les particularités des dhampir naturel !- Waouh ! Quelle persévérance !

Christos a un petit rire guilleret et Crisold sourit plus amplement. J’aime mieux cela.

- Les dhampir naturels sont toutes des femmes. Pour une raison que l’on méconnait. Pour ce que nous savons, rien ne les différentie d’une autre femme normale, je veux dire d’une vivante. Pourtant elles n’ont rien en commun. Il semble que les dhampir naturelles ont la capacité de se présenter à tous niveaux comme une vivante normale, alors que leur nature et leur essence ne le sont guère. Les caractéristiques les plus remarquables sont leur longévité, certaines habilitées particulières qu’elles développent dès qu’elle prenne conscience de ce qu’elles sont et aussi du fait qu’elle ne dépasse jamais les trente-sept ans d’âge sur le plan de la morphologie et de la physiologie.

- Pourquoi ? Et quelles habiletés particulières ? Et grama, mamoushka, Mikaïl ?- Ta mère et ta grand-mère ne le savent pas. Mikaïl l’a su il n’y a pas si longtemps, à son grand

dam. Mana l’a su en te voyant, mais d’autres choses l’accaparaient à ce moment-là et il ne nous en a pas fait part.

- Pourquoi Mikaïl ne l’a pas su avant ?- C’est assez difficile à expliquer. Il aurait pu le savoir dès son arrivée dans votre famille, mais

il n’a rien senti. La meilleure explication que nous avons est que tu as une certaine protection mentale qui te permet d’occulter ce que tu es. Ce n’est pas rare, mais assez exceptionnel en soi. Je n’ai connu que deux dhampir capables d’avoir cette protection de manière innée.

- Une sorte de pare-feu comme dans les ordinateurs ?- Similaire.- Et pourquoi Mana l’a-t-il su ?- Mana a une certaine capacité à sentir les êtres qui sont Outre-Vivant.- Tu veux dire que je suis une existante comme les vampires et donc non-vivante ?- Ce n’est pas si simple. Tu es bien vivante, du contraire toutes les analyses scientifiques qui

sont imposées aujourd’hui aux vivants dès leur conception, pratiquement, auraient finis par te débusquer à un moment ou à un autre. Tu as, disons, un plus qui est la base même de ce que tu es.

- Et indétectable scientifiquement…- Pour l’instant oui. La Science avance à grands pas ! Mais une des caractéristiques des dhampir

naturels est de passer avec succès tous les radars !- Je vois. Mon camouflage « parfait » me permet d’être comme une vivante, de vivre comme

une vivante, même si je ne le suis pas totalement.- C’est cela même. - Mais… je ne comprends toujours pas pour Mana.- Il est gardien des Prescients. Or, tout porte à croire que les dhampir naturels sont issus

directement des Prescients Primordiaux.- Tu veux dire que nous sommes directement issus d’eux ? Mais comment ?- Nous ne savons pas. - Mais alors comment je suis une dhampir si mes parents ne me l’ont pas transmis ?- Je ne sais pas. Comme tu le sais, nous n’avons pas encore toutes les données généalogiques de

nos espèces et natures. Nous ne savons pas ce qui a amené nos Prescients naturels à vous « créer », à défaut de dire autre chose, mais le fait est qu’à intervalle de temps irrégulier sept dhampir naissent dans le monde.

- Comme ça ? Comme une sorte de génération spontanée ?

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- C’est une analogie intéressante, mais je crois plutôt qu’il s’est agi en ces temps très lointains d’une certaine mesure de survie. Les vampires sont issus de la création de leur « père » ou « mère », mais il y a eu des cas où les vampires apparaissaient naturellement.

- Tu veux dire comme des dhampir naturels ?- Oui.- Il y en a beaucoup ?- Sept cents en tous. - Tu es un…- Non. - J’en connais ? - Oui. - Oh ! Mana ? C’est ça ?- Oui. - Je comprends mieux maintenant. C’est aussi une création des Prescients dans un moment de

survie, non ?- Oui.

Je saute à bas de mon siège. Je tiens une forme physique dernièrement…

- C’est incroyable. En fait, c’est… logique, si on pense que l’adaptation est un mot d’ordre naturel. Sans entrer dans la théorie de Darwin, mais il faut bien dire que dans la nature, tout ce qui est vivant finit par s’adapter et se « conformer » à ce qui l’entoure, donc pourquoi les Prescients Primordiaux n’auraient-ils pas suivi le même ordre de choses ? D’ailleurs, ils étaient des vampires naturels, non ? Bien sûr que oui ! C’est logique !

Je tourne en rond dans l’espace clos de la véranda sans pouvoir y remédier.

- Mais… manges quelque chose Christos… Et toi aussi mon am… Crisold… Je vais aussi me servir !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je prends quelques bouchées de quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je suis trop excitée.

- Donc… si je résume bien, je suis une vivante sans l’être, avec des avantages vampires sans les inconvénients, s’il y en a, je ne vieillis plus… autrement dit dans sept ans, j’arrête le compte à rebours et je peux vivre combien ?

- Celle qui est la plus ancienne des dhampir compte deux mille sept-cent sept ans.- Génial ! J’ai le temps de voir venir ! Pas de maladies… je comprends mieux que je n’ai jamais

rien eu comme problème de santé… et… à oui des habiletés particulières ! Lesquelles ?- Difficile à dire. Chaque dhampir développe ses propres habiletés.- Comme par exemple ?- Cléosade, celle qui est la plus ancienne actuellement, à notre connaissance…- Il y en aurait plus et inconnues au bataillon ?- C’est peu probable, compte-tenu de notre particulière attention depuis tous ces siècles et la

tâche de protecteur et veilleur de Mana. Mais nous n’écartons aucune possibilité.- Et pas d’hommes ?- Pas que nous sachions…- C’est parce que nous pouvons avoir des enfants ? Nous pouvons en avoir ?- Oui. Sans difficultés. - Et ils sont normaux ?- Oui. - J’avais oublié… j’imagine que cela doit être terrifiant de donner naissance à des enfants et

d’assister à leurs enterrements…- Cela l’est. Aussi bien souvent les dhampir naturels n’engendrent pas de progéniture. - Et peuvent-ils en avoir avec des vampires ?

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- Nous n’en savons rien à vrai dire puisque nous n’avons jamais eu le cas.- Oh ! Ça c’est bizarre ! - Oui et non. Compte-tenu du peu d’informations que nous possédons, cela peut se comprendre

et même se justifier.- Mana a-il-pu demander aux Prescients ce qu’il en était ?- Oui. - Alors vous avez au moins une réponse.- Oui. De celle qui s’apparente aux énigmes ou aux devinettes ! « Les dhampir sont l’espoir que

la Vie ne pourra pas rejeter ».- Ah d’accord ! Ça sonne bien en tout cas ! - Sans aucun doute, mais nous avons déjà mis sur pied des milliers d’interprétations plausibles.- Et la plus évidente ?- A quoi penses-tu, agapou ?- A celle qui les a décidé à nous créer, c’est-à-dire de faire en sorte que, même si tous les

vampires disparaissaient, les dhampir continueraient à subsister naturellement, les faisant continuer à exister malgré tout.

Crisold me regarde fixement. Un brouillon plus tard, il me tient dans ses bras en me serrant fort et m’embrassant à plein bouche. Mon désir de lui grimpe rapidement. Je l’aime.

17.- Jeum, jeum…

Christos se gratte la gorge bruyamment. Je m’écarte de ma femme à dure peine. Comment fait-elle pour me rendre aussi fougueux qu’un jeunot à peine pubère ? Je nous installe vélocement dans le grand siège, la positionnant sur mes genoux, dans mon giron. Elle s’y love avec un soupir de bien-être.

- Déduction très brillante. Tu as très vite mis en substance ce que nous avons fini par croire aussi.

- C’est le plus logique. Je n’ai aucun mérite. Mais tu peux réagir comme tu l’as fait autant de fois que tu veux, je suis partante.

- Coquine !

Christos sourit amplement, prêt à éclater de rire. Il peut. Je sais que ce n’est pas si habituel de me voir perdre pied.

- Et les habiletés ?- Cléosade peut courir durant mille sept cent septante-sept heures en sprintant sans s’arrêter.

Elle ne ressent aucune fatigue, ni aucun problème.- Bigre ! Pauvre Marathon ! Il en aurait eu une jaunisse en plus du reste !

Christos a un hoquet, puis un formidable fou rire le secoue tout entier. Je le rejoins dans l’hilarité. Nous avons connu celui qu’elle nomme Marathon qui avait alors comme nom Phiddipidès, bien que Plutarque des siècles plus tard ait écrit que ce n’était pas lui, mais un certain Euclès. Je laisse les érudits se débattre sur ce sujet dans leurs études et dans leurs convictions, Christos et moi avons les nôtres ! Tous les deux sommes morts de rire et ce commentaire est… Ranita nous regarde fixement, puis rit aussi. Nous nous calmons.

- Désolée, agapou mou. Nous avons eu l’occasion de connaître cet homme, aussi ta référence à lui nous a mis en joie.

- Oui. C’est bien le mot patéras… je vous envierai presque d’avoir rencontré une femme si merveilleuse.

- Merci, fils ! Je ne te connaissais pas cette veine flagorneuse.

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- Un avatar du dix-neuvième siècle. A force de traîner en compagnie de Beau Brummell et sbires, j’ai appris quelques ficelles !

- Eh bien, Christos, je flippe à mort là ! Vous parlez de l’époque de la Régence à Londres ? Avez-vous connu Jane Austen, le couple Shelley ?

- Je le crains. Une époque délirante et si foisonnante.- Je vous envierais presque à mon tour d’avoir pu connaître de telles époques…- Ne nous envie guère notre longévité. Il s’agit surtout pour nous de nous fondre dans l’époque. - Je ne comprends pas.- Dirais-tu, agapou mou, que tu es de ton temps, autrement dit, de ce siècle-ci, une petite partie

du siècle antérieur compris ?

Ranita plisse le front. Elle me regarde, puis Christos, essayant de comprendre où je veux en venir. Son esprit analytique est toujours un régal pour moi.

- Oui. Je suppose que je peux dire que je suis de mon temps. Mais vous, aussi, non ?- De quel temps devrions-nous être, agapou mou ?

Elle ouvre la bouche, puis réfléchit quelques secondes.

- Je… celui de votre jeunesse, je suppose…- C’est en général le cas lorsqu’on parle d’être «  de son temps », mais nous sommes tous les

deux restés figés dans notre « jeunesse », aussi peut-on encore dire que nous sommes de ce temps-là ? Pour ma part, il s’agit de compter en des millions d’années, pour Christos des milliers, mais par rapport à moi, il est jeune, très jeune.

Ranita écarquille les yeux. Elle n’avait pas pensé à cela. Du moins pas en ces termes, suppose-t-il. C’est pourtant le nœud gordien de l’existence des vampires. Un temps infini qui se détient à un âge déterminé lorsqu’il est converti, puis qui traverse des époques, des temps, des ères, des siècles qui évoluent. La question est pour chacun d’entre nous de pouvoir évoluer également dans cette temporalité mouvante, du contraire, la disparition est ce qui advient de beaucoup d’entre nous.

- Je ne voyais pas les choses comme cela, mon amour. Je crains fort d’être encore plus de mon temps, accélération en toute chose, vivant la seconde à toute allure, sans penser que… le temps est différent selon la nature de chacun.

- Je n’aurais pas pu mieux exprimer la chose.- Alors, si tu restes coincé à une certaine époque, tu finis par…- … désirer disparaître.- As-tu eu le désir de…- … m’ôter l’existence ? Bien souvent. Ce n’est pas négatif, quoi qu’on puisse en penser, pas si

finalement on choisit d’aller de l’avant et d’exister ou, dans le cas des vivants, de vivre. Un juste retour des choses, en quelque sorte. C’est pareil pour tout être qui fait partie de la Vie, il faut s’accrocher et essayer de continuer. Cela vaut la peine d’essayer, mais cela ne garantit rien.

Christos fait tourner le vin dans la fine coupe de cristal. Il semble méditatif. Je ne le connais pas sous ce jour.

- J’ai tenté de me faire disparaître, il y a un siècle ou plus. Le temps perd de sa précision dans certains états émotionnels. C’était lors de la Grande Guerre.

- 1914-1918 ?- Oui. Il semble qu’à ce jour les cours d’Histoire font toujours partie de l’éducation.- A qui le dis-tu, Christos ! Par chance, j’ai toujours eu un faible pour cette matière. Et

maintenant que je suis entouré de véritables et vénérables témoins directs de l’Histoire, c’est tant mieux !

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Christos me regarde un instant interloqué, puis Ranita qui fait mine de lisser ses ongles au vernis légèrement écaillé.

- Nous a-t-elle vraiment qualifiés de vénérable et véritable antiquité, patéras ?- Si mes vieilles oreilles ne me trompent pas, c’est le cas.

Il me regarde, puis Ranita et explose de rire. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Il a toujours été d’un naturel joyeux et hâbleur par moment, mais si heureux… Quelque chose se dénoue en moi. Je ressers mes bras autour du corps lové de ma belle Ranita. Mon téléphone mobile s’allume sous l’air de la Bamba. Je reste un instant interloqué. Ranita a un grand sourire. Je comprends mieux. Elle était si désireuse de changer l’ancienne tonalité, un morceau d’une symphonie de Wagner, qui d’après elle, était « ringard à donf ! » J’ai accédé de bon cœur et je ne sais si je dois rire ou la gronder. Lui faire l’amour sera sans doute plus jouissif pour moi. Je regarde le nom affiché. Yannis. Mon esprit part dans l’espace essayant de connecter avec celui de mon ami. Il me semble trop troublé. Quant à celui de Dimiter… Je crains le pire. Ranita se redresse.

- Qu’y a-t-il, Crisold ?- Yannis…- Tu crois que c’est Dimiter…- Sans aucun doute.- Tu parles du vieux Dimiter Yanopoulos, patéras ?- Oui. - Il vaudrait mieux que tu t’y rendes tout de suite. Je connais la situation…- Comment ?- J’ai mes sources, patéras.- Sans doute. Je…

La petite musique endiablée retentit à nouveau. Je pousse sur deux touches.

- Yannis…- Maître Crisold… je ne veux pas vous déranger, mais…- Calme-toi. Je serai là aussi vite que je le pourrai. Davrina et toi, mettez-vous à l’abri.- Maître Dimiter ne nous ferait pas de mal, Maître Crisold…- Non, en temps normal. Sois prudent, mon ami.- Oui, Maître et merci.

Je termine l’appel. Ranita est debout prêt de moi. Christos me regarde.

- Je dois y aller…- Sont-ils réellement en danger ?- Peut-être. Il y a eu des précédents, peu nombreux à vrai dire, mais je ne veux plus assister à

cela une nouvelle fois. J’aurais dû le prévoir…- Allons, patéras, tu as fait tout ce qu’il fallait, je le sais et toi aussi. Je t’accompagne.- Moi aussi, mon amour !- Non !- SI !

Ranita et Christos ont parlé en même temps. Ils se sourient, complices.

- Ecoute, patéras. Vas-y. Tu es plus rapide que moi. Nous viendrons plus tard.- Comment ?- Le mieux est que nous allions de la même façon que toi.- Je…- Allons, patéras ! Pas de jalousie intempestive. J’ai déjà choisi ce mode de locomotion en tout

bien tout honneur. Concède-moi un peu de dignité et de respect pour nous tous ici présents!

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- Désolé, fils, tu as raison. C’est le mieux. Si vous me le permettez…

J’embrasse avec passion mon âme, puis file comme jamais. Chaque seconde compte.

18.Etre dans les bras de Yannis qui vole à vitesse de croisière n’est pas comparable avec ce que

j’ai ressenti entre ceux de Crisold. Yannis me tient serrée contre lui, aussi près que la décence et la mesure de sécurité le permettent. Cela ne me trouble pas. Yannis est beau, sexy, extrêmement attirant, bandant même, mais…

- Aussi plaisant que soit tous ces compliments, peut-être devrais-tu écourter la liste… mère…

- S’il te plaît, pas mère… Appelle-moi Ranita ou Nita si tu veux, mais pas mère… ça fait bizarre….

- D’accord…- Comment peux-tu lire dans mon esprit ?- Tu es liée à mon père vampirique, cela me permet

d’être connectée à toi…- Connectée ? Curieux que tu utilises ce terme…- Pourquoi ? Parce que je suis extrêmement vieux ?- Dis comme cela…- Pour continuer à exister, il faut s’adapter un

minimum au temps dans lequel on se trouve. C’est aussi une question de perdurer dans la société… du contraire, on finit par pourrir sur place…

- Je vois… Si je désire que tu n’aies plus accès à mon esprit…

- Tu le peux. Saches seulement qu’une de mes habiletés est d’avoir très rapidement accès à l’esprit d’un être vivant ou existant.

- Comment cela ?- J’ai toujours eu la capacité d’être télépathe. C’était

le cas de mon vivant…- Intuitif ?- Plus que cela. A l’époque on ne parlait pas de cela,

c’était dangereux…- Et cela l’est toujours…- Oui. Le vieux tabou est toujours d’actualité.

Lorsque Crisold m’a converti, il a su qui j’étais. 47

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L’union qui se forme à ce moment-là permet au « père » et au « fils » vampiriques d’avoir une connexion tellement étroite qu’elle pourrait ressembler à ce qu’une mère ressent lors de sa grossesse et les premiers mois avec son enfant en bas-âge. Seulement là où il n’y a que du ressenti, pour les vampires c’est un déferlement d’informations qui passe lors de cette opération et qui rend la conversion un moment totalement…

- … osmose…- Oui. C’est le mot… C’est l’une des raisons pour

lesquelles la plupart des « pères » ou « mères » vampiriques et leur « enfant » finissent par se séparer, en général, en mauvais terme.

- C’est ingérable…- C’est une manière très « marketing » de le dire,

mais plutôt juste.- Il y a réconciliation ?- Une question en général ou particulièrement pour

moi et Crisold ?- A ton avis ?- Oui. Tant en général que dans ce cas particulier. Ce

n’est pas toujours vrai, mais presque. - Et je fais partie de la « famille », maintenant…- … et de l’union, tu veux dire. Oui. Jusqu’à un

certain point. Je peux absorber ta psyché, mais tu pourrais faire de même avec moi.

- Comment ça ?- Tu es une dhampir naturelle. Ton union avec

Crisold va exacerber tes capacités sensorielles et personnelles. C’est un prêté pour un rendu…

- J’aime bien !- J’imagine. Nous arrivons… mais avant cela, parce

que je t’apprécie vraiment…Nous commençons à descendre vers la demeure de Dimiter, faiblement éclairée en cette heure nocturne, lorsque Yannis m’embrasse à pleine bouche. Nos pieds touchent le sol et le baiser prend fin.J’ouvre la bouche, la referme, l’ouvre à nouveau. Pourquoi ?

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- Ton appréciation toute féminine m’a rendu ce que j’avais perdu ces dernières années, mon estime de moi en tant qu’homme. C’est ma façon de te remercier de ce don inestimable…

- Eh bien essaie les chocolats belges la prochaine fois ! J’aime autant !

Je me retourne de façon brusque pour marquer ma désapprobation, très théâtralement,  mais c’est en partie raté parce que je trébuche et que Yannis me rattrape in-extrémis. Il me ramène un instant contre lui avec douceur.

- S’il y a eu offense, je te présente mes plus humbles excuses, mais ne me demande pas de regretter ce baiser, ni de l’oublier, je ne le ferai pas.

Je soupire profondément. Je souris aussi. Je hoche la tête. Il se recule un peu. Il me tend la main. Je la lui prends. Il la serre brièvement, la porte à ses lèvres. Il se place à mes côtés, pose ma main sur son avant-bras musclé.

- Allons-y, Gente Dame.

19.Le trajet jusqu’à la maison de Dimiter n’a duré que quelques minutes. A mon âge, la

dématérialisation de mon organisme est une chose des plus faciles à faire. A dix kilomètres de la demeure, je reprends ma forme complète et file à une allure plus sereine,  attentif aux sons et autres sensations qui viendront jusqu’à moi. Je n’ai assisté qu’une seule fois à la fureur dévastatrice d’une amante lorsqu’elle a voulu sortir son compagnon d’une stase d’effacement. Lorsque je suis arrivé sur les lieux avec Glorios, la maison comptait une dizaine de cadavres déchiquetés. La demeure semblait être passée par un tremblement de terre et un ouragan. Ils ont retrouvé à semi enseveli sous des décombres deux enfants unis dans une étreinte terrifiée, mais vivants. Ils ont pu les sauver et « effacer » de manière permanente ce qu’ils avaient subi. La mémoire fit le reste. L’amnésie sélective est un choix conscient et inconscient de l’esprit, ce qui permet à une personne de continuer à vivre sans trop de dommages. Un atout dans le système complexe de la psyché humaine et Outre-Vivant que j’apprécie à sa juste valeur.

J’arrive en vue de la maison sans rien percevoir de particulier. A cette distance, il peut entendre les battements des cœurs de Davrina et de Yannis, mais il n’entend aucun battement, pas même celui de Dimiter. Bon ou mauvais présage ? Dans le pire des cas, ils sont tous morts, Dimiter aussi. Dans le meilleur des cas, Davrina et Yannis se sont planqués dans la pièce de sécurité que toutes demeures de vampires tiennent à la disposition des vivants afin de leur donner une vraie porte de « sortie ». Mikaïl a inventé ce genre d’abri après avoir vu trop de vivants détruits par des vampires. Depuis lors, il supervise ce genre de chose au cordeau. J’ai également aidé à fortifier ces lieux de sécurité afin de privilégier les vivants aux vampires. Mana a trouvé le sort final qui rend de tels lieux plus sécurisants encore que des abris antiatomiques. Il va de soi qu’aucun de nous tous a des doutes quant aux failles d’un tel système de sécurité, mais c’est mieux que rien. Les vampires restent des prédateurs, quel que soit leur degré de civilisation. Dans un cas comme dans un autre, il n’y a qu’une manière de savoir ce qu’il en est, entrer. 

La maison est dans une obscurité partielle. Des lampes éclairent chichement les couloirs. Il va de soi que je n’ai nul besoin de lumière, mon acuité visuelle est extrêmement développée. Ces lampes ne sont là que pour les vivants, dans ce cas-ci Davrina et Yannis, ce qui me semble de bon augure. Je lance mes sens dans chaque recoin de la maison, sans rien déceler de particulier par rapport à ma dernière visite. Dimiter ne semble nulle part et pourtant je sais qu’il est là. Où ? Je m’approche avec infiniment de précaution. Une de mes natures est de passer totalement inaperçu à tous les sens des vivants ou des Outres-vivant, ce qui est un atout lorsqu’il faut aller quelque part discrètement. Il n’y a que Glorios et Mana qui sont arrivés à me détecter, ce qui en dit long sur leur puissance et ancienneté. Chaque pièce que je traverse comme une ombre ne révèle rien de plus que ce qu’elle contient. Je projette mes sens vers la pièce où j’espère trouver mes deux amis vivants et perçoit un bref battement de cœur. Ils ont eu la sagesse de suivre mon conseil. J’aime mieux cela. Je monte les escaliers doucement, lévitant presque à certains moments pour accélérer mon ascension. J’arrive dans la

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chambre où s’est trouvé Dimiter à mon départ et je ne sens rien. Un bref regard me prouve que je ne me trompe pas. Je m’approche ensuite de la pièce où se trouve Dranaya. Rien de perceptible ne vient jusqu’à moi. Rien de surprenant la pièce a été conçue comme une sorte de caveau, lorsqu’il a été évident pour Dimiter que sa compagne devrait entrer en stase de déstructuration ou d’effacement. Même à ses propres sens extrêmement sensibles, il me serait difficile de découvrir quoi que ce soit. Pourtant… Il y a quelque chose de… surprenant. Je perçois certaines choses, mais cela semble si improbable. J’ouvre la porte qui n’est pas fermée et pousse lentement le battant qui n’émet aucun son discordant dans le silence spectral de la maisonnée. Mes yeux se focalisent d’abord sur le lit où Dranaya se trouve dans la même position que je l’ai laissée, quoi qu’avec un nouveau jeu de draps, courtoisie sans aucun doute de Davrina. Même dans cet état, un corps en stase a besoin de certains soins. Ce serait comparable pour un vivant qui serait dans un état de coma profond. Et là, assis près du lit, les mains fortement entrelacées sont assis Davrina et Yannis. Ils me sourient doucement en me regardant, manifestement soulagés de me voir.

- Maître Crisold, nous sommes si heureux que vous ayez pu venir si vite…

J’écarquille les yeux. Voilà qui est singulier et inespéré. Ils font mine de se lever, mais je les enjoins à rester assis.

- Allez-vous bien, philos mou…- Oui. Je… je suis désolé de vous avoir appelé, mais Maître Dimiter a eu une sorte d’accès de

rage. Il est entré ici et j’ai craint le pire. Il a tourné en rond autour du lit, s’est penché sur la jeune femme, la humant, j’ai bien cru qu’il allait la mordre ou la battre ou encore… Je ne sais pas très bien ! Il était comme fou. Il l’a pris dans ses bras, il parlait dans un grec si ancien que je ne comprenais rien, puis une autre langue. Vous comprenez, Maître Crisold, il avait les yeux totalement noirs et les crocs dénudés. Je ne savais pas ce qui pouvait arriver… Puis, il l’a bercé, il a hurlé si fort... J’ai bien cru que les fenêtres de toute la maison exploseraient…

Hautement improbable. Les vitres sont à l’épreuve des sons que peuvent émettre les vampires. Trop de vivants ont eu des blessures assez graves à cause de bris de verre par le passé pour ne pas avoir fait le nécessaire depuis le temps.

- Il y a eu de la vaisselle cassée, mais bon… rien d’irréparable. Puis il est resté immobile, parfaitement immobile et c’est là que j’ai pris peur. Il avait bordé son amante tendrement et puis… l’immobilité. J’ai su que quelque chose de grave se passait. A ce moment-là, j’ai pris sur moi de vous appeler. Je ne sais pas s’il a su que je vous appelais, mais quand j’ai raccroché, il était derrière moi. Il avait une tête… apo tov théo… (par Dieu) plus mort que vif, si je peux dire cela, Maître Crisold ! Il m’a regardé fixement avec ses yeux tous noirs et c’était insoutenable. Il m’a parlé doucement alors : «  restez près de Dranaya pour moi. Je vais m’enfermer dans l’abri de sécurité jusqu’à l’arrivée de mon ami Crisold. Si vous entendez quoi que ce soit d’inhabituel, prenez la voiture et fuyez là où il y a beaucoup de monde. » Il m’a regardé encore, puis Davrina et il est parti. Nous aurions dû partir, mais… il souffrait tant, Maître Crisold, nous ne pouvions pas le laisser seul… pas comme cela.

- Yannis dit vrai, Maître Crisold. A nos âges, craindre ce qui vient est une perte de temps…

Je m’approche d’eux et m’accroupit devant eux.

- Je vous remercie. Votre loyauté n’a d’égale que votre grand cœur. - C’était ce qu’il fallait faire, Maître Crisold…- Oui. Sans doute…

Je regarde ce vieux couple d’éternels amants. Je ne l’oublierai pas. Je tends l’oreille.  Il semble que mon agapou mou soit arrivée avec mon fils. Avec l’aide de Christos j’espère sauver encore Dimiter. Ne pas porter d’espoir en soi est aussi une perte de temps à mon âge. Je relève la tête. Ranita et Christos sont là. Ils ont l’air…

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- Tout va bien ?- Non !- Oui !

Ranita dit oui et Christos dit non. Mm ! Plus tard, les explications. Ranita s’approche du vieux couple.

- Vous allez bien ?- Oui, jeune maîtresse. Plus de peur que de mal…

Ranita regarde les mains entrelacées et l’attitude si aimante avant de sourire avec tendresse. Elle pose son regard sur le corps allongé pris dans l’étreinte d’un arrêt temporel de survie. Elle déglutit fortement. Elle me regarde ensuite. Je m’approche d’elle et l’enlace.

- Elle ne craint rien. Ne t’inquiète pas, agapou mou…- Je sais… Et Dimiter ?

Christos observe Dranaya. Un regard affligé l’enveloppe. Il a dû faire de même deux fois par le passé avec deux personnes proches de lui. Il sait ce que cela fait.

- Il s’est enfermé dans l’abri de sécurité.

Christos me regarde fixement, aussi impressionné et surpris que moi.

- Dans l’abri de sécurité, patéras ? Nous ne pourrons l’atteindre s’il s’y est claquemuré…- Tu oublies qui je suis et mes fonctions passées et présentes, huios…

Nous échangeons un regard entendu.

- J’arriverai à ouvrir la porte, d’autant qu’il a utilisé un sort inversé afin de ne pouvoir sortir par la porte.

- C’est impossible ! Les portes sont verrouillées de telle sorte que l’on ne peut les ouvrir que de l’intérieur, cela fait partie du plan de sécurité.

- Oui, tu as raison, mais tu oublies ce que fait Dimiter, sa principale capacité.- Bon sang ! J’avais oublié ?- De quoi parlez-vous, mon amour ?- Il y a un certain temps, Mikaïl a trouvé un système qui permet aux vivants de se sauver de

possible atteintes mortelles ou autres à leur encontre. J’ai aidé à fortifier ces abris ainsi que Mana. Nous sommes les seuls à avoir accès totalement à ces lieux. Nous en sommes les gardiens en quelque sorte.

- Pourquoi avoir créé ces abris ?- Certains vampires ont commis des actes terrifiants sur certains mortels, malgré la loi tacite et

absolue de non-agression sur ceux qui se mettent sous la responsabilité des vampires. J’ai trop vu de corps déchiquetés et mutilés à certaines époques pour ne pas plébisciter une telle trouvaille et la rendre la plus efficace possible. Toutes demeures de vampires possèdent ce lieu.

- Mais… si c’est pour les vivants, qu’y fait Dimiter ?- Il a considéré son humeur dangereuse et a décidé que le mieux pour tous était de s’y enfermer.- D’accord, mais si on ne peut ouvrir que de l’intérieur, c’est un piège à con, surtout !- Oui, sans doute, sauf que Dimiter est un maître absolu dans l’art de pénétrer où il le désire. Il

s’est ri de tous les systèmes de fermeture depuis sa conversion et avant il était déjà très habile dans le vol en tous genres. Aujourd’hui sa principale ressource vient d’une entreprise de…

- Laisse-moi deviner, mon amour. Sécurité en tous genres ?- Bingo, agapou mou…- D’accord, mais quel rapport avec…

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- Il a modifié la serrure afin de l’immobiliser à l’extérieur et pas le contraire.- Il peut faire cela ?- Dans ce cas extrême oui. Normalement la fermeture de cet abri a été modifiée en fonction des

capacités extraordinaires de Dimiter. Cependant, en cas de danger potentiel et, c’est son cas actuellement, un vampire de son âge peut choisir de s’enfermer volontairement dans cet abri inexpugnable et à l’abri de pratiquement tout.

- Un abri antiatomique version vampire ?- C’est assez juste comme analogie.- Et après ?- Il savait que je viendrais. Nous ferons en sorte de…- … reformater le système de serrure…- Si tu veux.- OK ! Et maintenant ?- Maintenant, tu restes avec Davrina et Yannis. Christos va m’accompagner, j’aurais besoin de

lui.- Pourquoi ?- Il a étudié médecine, quoi que cela date de quelques siècles !- Combien ?- Ambroise Paré.- Ambroise Paré ? Seizième siècle, si mes souvenirs sont bons ?- Oui. 1550 à 1570. Des années passionnantes.- Eh bé ! Et je fais quoi en attendant ?- Attendre le plus commodément possible. Je vais sécuriser la porte, même si je ne crois pas

qu’il y ait du danger, mais ce sera plus sûr. Je viendrai vous chercher aussi vite que je le peux.

Ma femme a une lueur belliqueuse dans les yeux, mais elle acquiesce sans plus. Je m’approche d’elle et l’embrasse passionnément.

- Je ferai au mieux…- Je t’attendrai au mieux…

20.Lorsque la porte se referme, il y a un long silence. Davrina et Yannis ont toujours leurs mains

agrippées fortement et ils sont sereins, bien plus que moi. Je ne dois pas m’inquiéter, si Crisold est arrivé à l’âge qu’il a c’est qu’il sait prendre soin de lui. Cependant… l’inquiétude vis-à-vis d’un être aimé ne passe pas par le filtre de la raison, cela se saurait depuis le temps ! Je prends place sur un siège rembourré qui ressemble à une ottomane à une place. Un siège curieux, design, mais je le sais antique. Il est doux au touché, ferme sous moi et je m’y délasse avec soulagement. Je glisse un bref regard sur la forme allongée. Wep ! Je peux faire comme si c’était une convalescence, hein ! Davrina sourit à Yannis et se relève lentement.

- Nous avons apporté quelques vivres et deux thermos. Un peu de thé ou de café ?- Du café ? Davrina vous me sauvez la vie…- S’il n’y a que cela pour le faire, je vous en referai bien volontiers et souvent…

Elle m’apporte une tasse. Je veux me lever pour l’aider, mais elle m’en dissuade en souriant maternellement. Yannis décline l’invitation de son épouse à une tasse du divin nectar odorant. Je pose mes mains autour du mug chaud et j’hume avec délectation la senteur si particulière. Je bois à petite gorgées. Davrina place une assiette de douceurs grecques sur la table. Je la remercie. Elle reprend place sur la chaise près de Yannis. Ils se reprennent les mains. Ils sont si touchants, si aimants… Je devrais parler, entretenir une conversation légère avec eux, le temps de l’attente, mais je m’en sens incapable. Je regarde autour de moi. La chambre est harmonieuse, une vraie chambre à coucher. Il n’y manque rien pour qu’on s’y sente à l’aise et chez soi, comme peuvent l’être une chambre à coucher. Spacieuse, sans être démesurée, elle offre la rare faculté d’être intime. Une fenêtre très large donne sur

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une petite terrasse où on peut placer une table, un fauteuil ou même un transat si on le désire. Cela me fait penser à Vera. Elle et sa manie des hamacs et des transats. Il y en a de chaque au moins cinq dans sa maison où elle s’écroule invariablement dans le courant de l’après-midi, été comme hiver. Elle appelle ça « son sommeil réparateur ». Et si on l’interroge un peu plus, elle explique que cela fait partie d’un plan très simple de « transatothérapie » ou de « hamacothérapie » ! Je dois dire que cela lui réussit. Elle n’arbore ni cernes ni épuisement, malgré l’âge qu’elle a, quarante ans, si mes souvenirs sont bons.

La nuit est d’un noir d’encre et le silence perturbé par les sons nocturnes donne une aura de tranquillité extatique. Flippant ! Je regarde vers le lit, faisant tourner ma tasse entre les mains d’un mouvement rythmique. Dranaya est dans la même position qu’à mon arrivée. Comateuse, en somme ! On dirait la Belle au Bois Dormant. Sauf que celle-ci serait avec crocs rétractable et vachement plus sanguinaire que la caricature produite par Walt Disney. Pour un peu on se croirait à une veillée funèbre, même si je n’ai aucune idée de comment cela se passe. Du reste, peu de ma génération a assisté à de telle veillée, ni même vu un cadavre en vrai. On a que ceux vus dans les films ou les séries majoritairement américaines et la fiabilité est à caution. Dranaya est belle, plus que cela même. J’ai remarqué que les vampires, tous ceux que j’ai côtoyé jusqu’à présent, le sont. Ils semblent devenir plus beaux avec l’âge, un peu comme le vin se bonifiant. D’après Crisold il s’agit d’un effet cellulaire. Passé un laps de temps très important, les cellules tendent à maximiser les traits physiologiques d’un être existant. Il n’y a pas de preuve que cela serait identique pour les vivants. A voir comment les labos scientifiques travaillent pour trouver des molécules susceptibles de faire ce que les cellules des existants font naturellement, c’est pas gagné d’avance. Jusqu’à preuve du contraire, les appellations « anti-âge », « antivieillissement » soutenus par des pubs d’enfer et des études marketings très bien ciblées, sont les perdants dans cette tâche, si on devait comparer.

Yannis et Davrina me sourient gentiment. Je leurs renvoi leur sourire. La pièce est sécurisée, mais cela ne me rassure pas plus. Je n’ai qu’une envie c’est de partir avec Crisold pour continuer notre périple d’amour. Je tends l’oreille. Le silence a semblé retenir son souffle et cela m’atterre. Yannis s’est tendu aussi. On dirait bien que… Je sursaute. La porte a frémi sous un énorme poing s’écrasant violemment contre le battant extrêmement résistant. Puis à nouveau ce silence assourdissant. Avant que je n’aie le temps de reprendre mon souffle, la porte s’ouvre doucement. Encore plus flippant  ! Dimiter est sur le seuil. Son visage est terrifiant. Il semble avoir récupéré son âge. Son visage cendreux fait peine à voir. Yannis se lève et se place devant Davrina. Dimiter n’a d’yeux que pour le lit et son occupante. Je suis tétanisée. Il va devoir passer près de moi et… Je n’ai pas fini de penser qu’il est à son chevet. Il reste là, les yeux incandescents vrillés sur le visage de sa femme. Crisold est près de moi. Je ne l’ai pas entendu arriver. Christos se tient près du couple, faisant barrage de son corps harmonieux et finement musclé. Il semble avoir repris des forces depuis son arrivée chez nous il y a quelques heures. Une preuve supplémentaire que les existants ont des ressources extraordinaires de récupération. Nous ne bougeons pas, nos regards attentifs à chaque chose qui se passe, sauf qu’il ne se passe rien. Dimiter est comme une sentinelle, le regard attentif et dénué de toute expression. Apparemment, il ne ressent rien, mais en fait il dégage une telle souffrance que j’en suffoque presque. Crisold ne le quitte pas des yeux. Je le sens alerte. Au bout d’une éternité, il porte son regard d’abord sur moi, ensuite sur Crisold. Il regarde Yannis, puis Davrina. Son regard glisse sur Christos. Il revient à moi.

- Ne laissez rien interférer dans votre amour, petite hirondelle…

Ils se dirigent lentement vers Davrina et Yannis. Il leurs parlent en grec et la douce mélodie de leurs mots me traverse douloureusement. Davrina et Yannis pleurent et Dimiter les prends dans ses bras tendrement en leurs susurrant d’autres paroles chantantes. Dimiter se détache d’eux. Il se tourne vers Christos. Ils s’étreignent avec force et puissance. Il glisse quelques mots et les yeux de Christos deviennent également incandescents. Ce dernier finit par hocher la tête. Dimiter s’approche de moi. Il me tend ses mains que je prends et serrent doucement. Il me ramène contre son corps qui a repris toute sa beauté d’avant. Il me regarde dans les yeux, puis m’embrasse sur le front.

- Rendez-vous heureux, toi et mon cher Crisold… Merci d’être venu, petite hirondelle. Soyez là pour Crisold autant que vous le pourrez. Lui sera toujours là pour toi…

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Je hoche la tête et me laisse bercer contre cet homme qui semble avoir pris une décision déchirante. Il me laisse aller. Crisold me retient contre lui alors que je vacille un peu.

- Philos, allons-y…- Es-tu sûr, Dimiter ?- Oui. Je le veux.

Crisold me lâche et étreint son ami et « petit-fils », puisqu’il est le « fils » d’un des « fils » qui l’a converti. Dimiter disparait aussi vite que le peuvent les vampires. Crisold se tourne vers moi.

- Je reviens aussi vite que je peux…- Tu vas le déstructurer.- Oui. - Je… désolée…- Ne le sois pas, agapou mou. Dimiter a sans doute choisit la solution la plus censée dans ces

circonstances…

Il m’étreint longuement. Quand j’ouvre les yeux, la porte est à nouveau refermée et l’attente avec Davrina et Yannis recommence.

21.Dimiter est assis sur le lit. Il est au pire de sa forme. La décision qu’il a pris est terrifiante,

même s’il le fait en son âme et conscience. Je sais le combat qu’il mène, sa peur de la douleur. Notre nature de vampire ne nous mets pas à l’abri de cette peur atavique. Nous étions humains avant et nous ne perdons pas notre nature humaine en nous convertissant en mort-vivant. Que ce terme me déplaît  ! Pourtant, force m’est de reconnaître qu’il détient sa part de vérité. Christos regarde toujours aussi fixement Dimiter. Pour avoir traversé cette épreuve, je devine aisément sa grande perplexité et aussi sa compassion infinie.

- Es-tu sûr de toi, fils ?

Dimiter relève ses yeux brouillés. Des larmes roses glissent sur ses joues pâles.

- Oui. Je t’ai laissé les instructions pour que Davrina et Yannis partent dans leur demeure et finissent leurs jours en paix comme ils le désirent. J’ai laissé une lettre à leur intention aussi, tu la leur remettra. Ils seront à l’abri du besoin ainsi que les siens jusqu’à ce que je revienne parmi les vivants. La famille de Yannis m’a servi fidèlement durant des siècles. Pour nos corps… tu connais la procédure à suivre, Effaceur…

- Oui. Mon cœur saigne de ce que tu me demandes de faire, philos…- A qui pourrais-je m’adresser sinon à toi, Patéras ? Je sais que tu feras ce qu’il convient et

sauras garder cette situation dans le secret de nos existences.- Je t’en fais le serment en mon nom et en celui de ma femme Ranita…- … et je me joins au serment de mon père, frère…

Nous étendons nos bras devant nous pour les sceller en un serrement solennel. Ensuite, Dimiter tend son poignet gauche vers le haut et me le présente. Je le porte à mes lèvres et soudent celles-ci à la peau. Mes crocs perforent la peau à hauteur d’une veine. Je prends la juste mesure de sang pour sceller notre accord. Ma langue passe sur les petites blessures et les referment habilement. Dimiter présente son poignet à Christos qui fait la même chose que moi. Ensuite Christos et moi présentons nos poignets à Dimiter et le rituel recommence. Lorsque nous terminons, nous lions nos bras en baissant la tête. Nous reprenons chacun notre place. Dimiter se couche sur le lit de son immense chambre. Il regarde chaque chose avec une acuité déconcertante. Je le sens inquiet, mais il le cache bien. Une habileté qui doit tout à nos âges.

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- Je suis prêt, Patéras…

J’inspire profondément. Je sors la fiole de ce liquide que j’ai concocté voilà si longtemps et qui est un élixir puissant. Dimiter ferme les yeux et son corps entre dans une transe que seuls les plus anciens vampires peuvent adopter. Cependant cela n’atténuera en rien l’effacement de son esprit, ni les premières phases d’inhibition jusqu’à le point ultime. Je sonde l’onde cérébrale que j’ai développée pour ma fonction d’Effaceur. Je la sens vibrer de son énergie particulière. Elle servira d’inhibiteur de certaines facultés qui permettront à l’esprit de Dimiter de se combiner avec l’élixir et d’ainsi moins souffrir. L’un dans l’autre… c’est un bien maigre apport, mais je ne puis en faire plus.

- Philos… écoute ma voix. Ouvre-moi ton esprit, laisse-le s’associer au mien…

Je sens notre connexion s’établir et l’intensité de celle-ci n’a d’égale que notre longévité. Des fragments de son passé déferlent dans mon cerveau. Je vacille un instant. Christos se positionne près de moi. Je lui tends la fiole. Il la débouche.

- Bois cet élixir, fils, il t’aidera pour l’épreuve…

Dimiter ne bouge pas, pris dans sa transe, mais je le sais attentif. Il avale les précieuses gouttes. Son corps se relâche et le maelström de ses idées, pensées, souvenirs, émotions et autres s’écoulent en un torrent lent et puissant, sans la frénésie d’avant. Nos esprits se soudent. Mon onde cérébrale aide l’esprit de Dimiter à se détendre plus encore. Je commence la mélopée rituelle, scandant les mots, modulant ma voix, passant d’une tonalité à une autre afin de subjuguer un cerveau qui ne va pas tarder à se débattre, enfermer dans l’horreur de l’acte d’effacement. Un premier cri muet s’exhale des lèvres de Dimiter. Mon corps s’approche du sien pour le soutenir. Sa transe est toujours là, mais je sens combien il lutte contre l’énergie d’annihilation totale. Je le prends contre moi lorsque les spasmes se transforment en convulsions. Ses cris restent muets, ce qui ne m’étonne guère, mais ajoute à ma douleur. Le rituel arrive à sa fin. Dimiter le sent aussi. Il ouvre les yeux, mort de peur. Ses lèvres exhalent un seul mot :

- Dranaya…

L’opacité ternit les globes oculaires d’un voile mortel. Les dernières paroles du rituel scellent l’effacement pour les septante années à venir. Son corps devient flasque entre mes bras. Je le berce doucement durant quelques secondes. Je sens tout le poids de mon âge me frapper avec violence. Mon énergie s’éteint lentement au creux de moi. Les derniers vestiges de notre union « symbiosique » mentale se déposent dans un recoin de ma mémoire. L’un des effets secondaires de ces sortes d’union est le dépôt que me fait l’esprit que j’efface. Ce légat involontaire est autant de cicatrices dans mon être. Je recouche le corps flasque avec infiniment de tendresse. Ma gorge est nouée. Christos est affalé contre un mur. Je le sais tendu et horrifié, mais aussi désireux d’être là et j’avoue que sa présence me fait du bien. Je place les longs cheveux de Dimiter autour de son visage, dégageant ainsi celui-ci. Je déplace un bras, une main. Je sais que tout cela est absurde, mais je ne peux pas faire autrement. Mes lèvres se posent sur son front doucement.

- Je veillerai sur toi et ton agapou mou, huios…

Je me relève.

- Allons-y, Christos. Nous devons prendre certaines dispositions et il vaut mieux ne pas tarder.

Christos se relève lentement, aussi épuisé que moi. Mon cerveau carbure littéralement, désireux de faire autre chose que ressasser ce que je viens de faire. D’ici quelques heures, un couple de vampires viendront prendre soin de Dranaya et de Dimiter jusqu’à leur éveil. Le rituel d’alors est moins pesant que celui de l’effacement. On pourrait le comparer à un massage cardiaque. Durant leurs « absences »,

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le couple gardien s’occupera de tout, également de garder une sorte de journal de bord que Dranaya et Dimiter pourront consulter dès leur retour dans leur existence active. Bien que le rituel d’effacement ne se pratique que très rarement, il est toujours en vigueur, ce qui signifie que la procédure reste viable.

Lorsque nous arrivons à la porte de la chambre de Dranaya, je soupire profondément. Christos me regarde et me fait signe qu’il doit sortir un moment. Je lui souris en le regardant passer par une terrasse. La nuit commence à perdre de sa noirceur. Cette part qui s’éclipse devant le jour naissant est sans doute venu se nicher quelque part en moi. J’ai un bref sourire de dérision. J’ouvre le battant. Trois paires d’yeux m’observent. Ranita se relève d’un bond et je la reçois entre mes bras ouverts. Celui qui a dit que toute vie est précieuse ne savait pas avec quelle intensité je chéris celle que j’ai entre les bras, contre mon corps.

22.Durant les trois heures qui suivent le retour de Crisold et de Christos, je n’ai pas tout compris.

Un couple de vampire est arrivé, Pritinia et Andronas et ils se sont chargés de Dranaya et de Dimiter. Ils se sont installés dans la demeure comme s’ils étaient chez eux et je suppose que c’est l’idée. Davrina et Yannis ont fait leurs bagages et demain un camion de déménagement amènera leurs biens dans leur nouvelle demeure. D’après ce que j’ai compris leur avenir est assuré ainsi que celui des leurs. Christos a fait le nécessaire pour le couple en « coma vampirique » soit au mieux durant les septante années qui viennent. Je me sens éreintée, ne sachant pas ce que je dois penser de tout cela. La décision prise par Dimiter m’a bouché un coin ! Je n’avais jamais rien vu de pareil ! Je suis… en fait, je ne sais plus qui je suis tant je suis fourbue mentalement et physiquement. Crisold est devant moi. Je suis affalée dans un large sofa, trop à l’ouest pour vraiment me rendre compte de tout ce qui se passe. Je suppose que mon cerveau carbure pour printer mon environnement et qu’il fera le tri plus tard. Tant mieux ou tant pis, je suis HS !

Crisold se penche sur moi, me relève doucement pour m’étreindre gentiment. Je pousse un soupir et me laisse aller contre lui.

- Es-tu prête à partir, agapou mou ?- Oui. Je crois… je suppose… j’imagine…on s’envoie en l’air? Je veux dire…- Je sais ce que tu veux dire, agapou mou ! Non. Tu es épuisée et le jour ne tardera plus guère à

se lever. Nous prendrons une limousine qui appartient à Dimiter. Nous y serons plus à l’aise. Et ce sera plus discret…

- Et Christos ?- Il termine de régler les derniers détails et nous rejoindra ce soir.- Bien.

Il me prend dans ses bras musclés. Je me sens petite et fragile, chose qui ne m’était plus arrivé depuis mes sept ans. Je ferme les yeux. Lorsque je les ouvre, je suis couchée dans le giron de Crisold qui me sourit doucement.

- Je me suis endormie…- Oui. Les émotions, agapou mou… Désires-tu boire un peu de café ?- Tu en as ?- Oui. Un dernier cadeau de Davrina à ton attention, ainsi que des douceurs pour accompagner

le café.- Oh ! Ils avaient l’air dévasté…- Ils le sont, mais ils connaissent la procédure et leur nouvelle vie sera de leur agrément, je puis

te l’assurer.- Tant mieux. Et Dranaya et Dimiter…- Ils seront protégés comme il se doit.- Tout est prévu alors…- Sauf l’imprévisible, mais nous sommes soigneux et attentifs au maximum, ce qui peut

palier…

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- J’imagine… Nous arrivons ?- Oui.

Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, je suis dans notre lit. Je ne sais pas comment j’y suis arrivée, ni qui m’y a placé, mais je le soupçonne ! Le sacripant ! Encore un de ses petits tours d’entourloupe vampirique ! Vraiment CV (Con de vampire) comme dit Vera. Ragiskwalawa est devant moi, ouvert en son milieu. Il y a des traces de textes sur les deux pages qui se font face, mais je ne suis pas certaine de comprendre ce langage. Ragiskwalawa a toutes sortes d’écritures inscrites en son sein.

- Femme de petit être très ancien a sang bouillant contre lui.- Je… oui, je suppose que oui…- Petit être très ancien fait bien à toi, alors pourquoi avoir sang

bouillant contre lui ?- Il ne m’a pas dit ce qu’il comptait me faire…

Ragiskwalawa arrête de bruisser et de susurrer pour prendre une immobilité qui n’est pas sans me rappeler celle de Crisold.

- Ragiskwalawa comprendre un peu, mais pense que Femme de petit être très ancien doit aller donner force et corps à petit être très ancien…

J’en reste comme deux ronds de flan ! Il n’a tout de même pas suggéré que… Oui, on dirait bien ! Ah ces hommes ! Toujours les pensées en flottaison en-dessous du nombril ! D’ailleurs en parlant du « petit être très ancien », le voilà qui entre en tapotant sur son Xperia dernière génération. Cela me paraît toujours aussi bizarre de les voir manipuler de la technologie de pointe. Je ne devrais pas, c’est extrêmement discriminatoire, je sais, mais les clichés sont durs à tuer. Il se pose près de moi dans le lit. Il passe une main sur Ragiskwalawa, une manière de le saluer affectueusement, je suppose. Ce dernier émet toutes sortes de petits bruits flippants !

- Tu es réveillée, agapou mou et sans doute furieuse… je te présente mes plus sincères excuses, mais si je devais le refaire, je le referais. Ton esprit épuisé aurait résisté au sommeil et tu avais besoin de ce repos…

- Très habile, l’ancien ! Tu n’as pas été avocat dans une de très anciennes existences par hasard ?

- Si fait ! Je l’ai été un temps. Avocat du diable.- Non !

J’éclate de rire. Ça ne m’étonne même pas. Il sourit et m’embrasse à pleine bouche dès que les derniers rires meurent dans ma gorge. Je fonds littéralement, mon irritation totalement anéantie. Il se déprend de moi.

- Tu dois te préparer, nous devons partir.- Ah ! Les vacances sont finies…- Elles ne font que commencer, mais ailleurs et autrement.- Alors, c’est quoi l’urgence ?- Mikaïl m’a appelé à travers notre lien mental, mais nous avons terminé la conversation grâce à

ces petits ustensiles si faciles à manier.- C’est toi qui le dis ! - Oui. Il a besoin de nous aussi vite que l’on pourra. Vera a…- Vera ?

Je me redresse complètement dans le lit.

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- Qui a-t-il ? Est-elle en danger ? J’en étais sûre et certaine ! Qui lui a…- Personne ne s’en prend à elle, d’ailleurs elle n’est pas démunie par elle-même et ni Mikaïl, ni

Glorios ne permettraient que quelqu’un la blesse.- Oui, mais cela peut arriver, tu l’as dit toi-même, on ne peut prévoir l’imprévisible.- Mais on peut essayer de parer à toutes éventualités…

Je soupire longuement.

- Je sais. Excuses-moi, je suis un peu stressée et je m’inquiète pour elle…- Ce qui t’honore…- Alors c’est quoi le stuut ?- Dan Miangel, un Envoûteur.- Un quoi ?- C’est une sorte de Fae, si tu préfères… nous le nommons envoûteur à cause d’histoires

communes très anciennes et très désagréables…- Je commence à m’en douter. Et il constitue une menace pour Vera ?- Pas précisément. Dan Miangel a fait un serment de non-agression et il s’y tiendra. Il a

également fait le nécessaire pour que ceux de sa nature ne lui nuise point.- Alors où est l’urgence et le problème ?- La tâche qui est demandée à Vera est très inhabituelle et non sans risque. Elle doit aider un

être mythique et d’une puissance qui n’a d’égale que ce qui se joue dans l’Univers lui-même. - C’est censé me rassurer ?- Non. Juste pour infos, comme tu dis souvent. Je dois être là-bas, c’est primordial. Mana nous

rejoindra aussi avec Leanna.- Je vois ! On réunit la fine équipe, c’est ça…

Crisold éclate de rire en me serrant contre lui. J’entends Ragiskwalawa s’ouvrir et se refermer comme s’il tapait dans ses mains, s’il en avait. Flippant, vraiment !

- Femme et petit être très ancien sont bien dans eux… Ragiskwalawa prépare voyage retour…

Et croyez-le ou pas, c’est bien ce qu’il a fait. J’ai hâte de voir la «  fine équipe », même si j’ai encore plus hâte de voir ma vie se mêler plus intimement encore à l’existence de Crisold, mon amour.

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