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HAL Id: halshs-00452125 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00452125 Submitted on 2 Feb 2010 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Cadences : la valse du temps Robin Foot To cite this version: Robin Foot. Cadences: la valse du temps. Travail, 1983, pp.35-40. halshs-00452125

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Submitted on 2 Feb 2010

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Cadences : la valse du tempsRobin Foot

To cite this version:

Robin Foot. Cadences : la valse du temps. Travail, 1983, pp.35-40. �halshs-00452125�

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CADENCES:LA VALSE DU TEMPS

L'HOMME, SAIS-JE DONC CE QUE C'EST?SAIS-JE QUI LE SAIT?JE NE SAIS PAS CE QU'EST UN HOMME,JE NE SAIS QUE SON PRIX

"La Chanson du marchand" Berthold Brecht

1912Le chronomètre entre dans les ateliers de Renault.La fameuse Méthode Taylor provoque la révolte ouvrière. L'ouvrier ne veut pas être « réduit à l'état debrute, à qui il est interdit de penser, de réfléchir ; à l'état de machine sans âme ».

1982Les ouvriers ont perdu. Ford a depuis longtemps rejoint Taylor. A eux deux, ils ont réduit l'homme enune bouillie de miettes du temps. Les OS ont gagné. Pour la première fois, la Régie affiche la cadencedans les ateliers. Les ouvriers voient le rythme du temps de leur dépossession.

Où sont perduesles secondes passées

Pour mieux comprendre le temps cadencé,nous allons pénétrer dans la sellerie de Flins.

La direction, au bout de deux mois detergiversations, finit par afficher son tableau descadences sur les murs des bureaux des chefsd'équipes. Il lui a fallu tout ce temps poursimplement remplir les cases du tableau présentélors du conflit d'avril.

Malgré sa sobriété, ses effets ne tardent pas àse faire sentir. Ils viennent d'un côté d'où on ne lesattend pas. Des chefs, en le voyant, montrent auxdélégués les dossiers dont ils disposent encore. Plusde quinze centièmes de minutes séparent leschiffres destinés aux ouvriers de ceux fournis par leMTD (Bureau des méthodes de Renault) aux chefs.Au lieu de 1,41, ils ont 1,57. Mais là ne s'arrête pas

INFORMATION PRODUCTION

A PARTIR DU XX/XX/1983 UN NOUVEAUDECOUPAGE VA ETRE MIS EN PLACE SURLA CHAINE N°3

LES NOUVELLES CARACTERISTIQUES DEPRODUCTION SERONT LES SUIVANTES:

- TEMPS DE CYCLE DEFONCTIONNEMENT: 1,46

- TEMPS DE CYCLE DE FONCTIONNEMENT(tenant compte de la récupération desfranchises) : 1,41

- NOMBRE DE POSTES THEORIQUE : 151

- PRODUCTION THEORIQUE :

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l'aspect mystérieux de ce tableau. Le temps de 1,41ne correspond même pas à la réalité de laproduction. La vitesse réelle de défilement de lachaîne est de 1,39. Entre son calcul dans lesbureaux des méthodes et la pratique d'atelier, lachaîne n'a cessé de prendre de la vitesse. 1,57 ;1,46 ; 1,41 ; 1,39 ; autant d'étapes où le temps del'ouvrier pour accomplir ses gestes se rétrécitcomme une peau de chagrin. Prendre de vitesse letemps de l'ouvrier semble être son but. La chaîne,dans son rôle de capital matérialisé, est « semblableau vampire qui ne s'anime qu'en suçant letravailleur vivant, et, sa vie est d'autant plus allègrequ'il en pompe davantage. » (K. Marx).

Toutes les heures, cinq voitures sortent encachette du service des méthodes. Devant ce tempsétrange, irrégulier dans son vol suivant qu'ils'écoule sur le papier ou se suspend au fil de lachaîne, les délégués demandent au chef dedépartement d'expliquer ce décalage entre le mondede la théorie de l'exploitation et celui de saproduction. Avec réticences, il se lance dans unexposé embrouillé. Il ne peut remettre les chronos àla même heure d'un seul coup. Ces vingt secondes,il lui faut les fractionner en trois parties:

1) Cinq centièmes proviennent d'un accordancien de compensation pour les dix minutessupplémentaires à l'heure du repas.

2) Deux centièmes sont dus à un problèmed'accrochage entre deux chaînes.

3) Onze centièmes trouvent leur explicationdans deux calculs d'une moyenne.

Le temps élastiqueLégalement, la direction n'est tenu d'accorder

que trente minutes, payées comme temps de travail,pour que les ouvriers se « restaurent» quand ilssont en 2x8. A Flins, les OS disposent de quaranteminutes payées. Vu de loin, la direction peut sevanter d'être à la pointe du social. La réalité est unpeu moins rose. Ces dix minutes supplémentairesont été accordées à la seule condition que laproduction ne s'aperçoive pas de cette pause. Queles ouvriers mangent en trente ou quarante minutes,à la fin de la journée, le même nombre de voituresdoit être produit. Ces dix minutes en moins, si letemps de cycle des ouvriers n'avait pas bougé,entraîneraient une perte de production de près desept voitures par équipe sur la chaîne III. Mais cequi intéresse la direction dans le temps, ce n'est pasun temps impersonnel, c'est celui qui convertit, lelong des lignes de production, l'énergie de ses

ouvriers en voitures Renault. De ce fait, entre sesmains, le temps des ouvriers, mesuré par les objets,devient une matière élastique. Cette perte de tempsde production se traduit concrètement par uneaccélération de la chaîne et donc de mouvementsouvriers. A la fin de la journée, le même nombre devéhicules sortira des chaînes. La différence entre1,46 et 1,41 correspond théoriquement à cettecompensation. Je dis théoriquement car enregardant ces nombres, il apparaît clairement que ladirection a réussi à soutirer des ouvriers encoreplus de voitures. Les OS travaillent actuellement 7heures et dix minutes. Si la chaîne tournait à 1,41,la production serait de 305 voitures par équipe surla chaîne III. Avec un temps de cycle de 1,46pendant 7 heures vingt minutes il ne sortirait qu'unpeu plus de 301 véhicules. Donc, non seulement ladirection a compensé la perte du temps de travailmais elle a réussi à augmenter la productionglobale. Encore une fois, il se vérifie qu'uneréduction du temps de travail ne s'accompagne pasd'une baisse mécanique de la production, tant s'enfaut!!

La Cadence de lapause

La chaîne doit théoriquement tourner à 1,41.La direction l'affiche noir sur blanc. Pourtant unevoiture sort de la chaîne toutes les une minute ettrente neuf centièmes. Deux centièmes de minute,ça n'a l'air de rien, à peine plus d'une seconde etdemi, pas le temps d'un soupir. Trois fois rien, maiscela laisse tout de même le temps à la chaîned'extorquer près d'une voiture toutes les heures auxouvriers.

Le chef de département attribue, sansvergogne, la responsabilité de cette accélérationaux OS. Son argument est simple. L'ensemble desateliers, des presses jusqu'à la mécanique, ne sontqu'une seule et même ligne de production, liés pardes convoyeurs les uns aux autres. Tous cessegments du procès sont donc soumis à produire lamême quantité de voitures. Un seul goulotd'étranglement suffit pour que s'écroule la belleharmonie de la production à flux continu. Lesouvriers de sellerie, malgré les tentatives de ladirection, refusent toujours d'être remplacés pourles pauses de un quart d'heure. Ils prennentcollectivement les deux pauses. Aussi la productions'arrête-t-elle une demi-heure par équipe. La chaîneréussit le tour de force dans le même temps où elle

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regroupe de nombreux travailleurs de les isoler lesuns des autres. Rivé à la chaîne, l'OS n'a pas lapossibilité de quitter son poste. Enchaîné par sesmouvements, il échange tout Juste quelques parolespendant son travail 8 heures par jour, il ne connaîtdes autres que les pièces que chacun monte sur lacarrosserie, à tour de rôle. La pause est le seulmoment où des hommes qui se partagent lesmêmes voitures toute la journée peuvent nouer,entre eux, d'autres rapports, se connaître un peu.Rien d'étonnant à ce que les OS tiennent àpréserver ce moment d'échange collectif, desocialisation en dehors de la production. Là où lebât blesse, c'est qu'en mécanique la production nes'interrompt pas. Les ouvriers sont remplacés. L e

convoyeur, imperturbablement, continue de livrerles carrosseries sortant de sellerie à la chaînemécanique. Ces deux centièmes sont le coup de

pouce de la direction à la chaîne pour qu'elleaugmente sa vitesse afin de faire de l'avance pourles pauses.

Cet argument n 'en e s t p a s un . Ces cinqvoitures supplémentaires ne correspondent pas àune production de trente minutes à 1,41. Il enfaudrait vingt et une. L'accrochage entre lamécanique et la sellerie révèle une augmentationdes cadences en mécanique qui n'ose pas seprésenter aux ouvriers sans la protection d'unejustification extérieure aux hommes.

La direction compte mettre à la raison duprofit les ouvriers de la sellerie. D'ici juin, elleespère imposer le remplacement. Pour cela, 150intérimaires sont prévus. Imaginons qu'elle yparvienne. Dans un ultime effort, nous supposeronsqu'elle tienne compte de ses arguments. Si lespauses sont supprimées, la production passeraitd'environ 310 véhicules (7 h 10 durant lesquelles lachaîne tourne à 1,39) à 326 véhicules (7 h 40durant lesquelles la chaîne tourne à 1,41). Soit uneaugmentation de seize voitures par équipe. Lamécanique ne suivrait plus. Le bout de chaîne desellerie s'engorgerait. A moins que la direction necompte se resservir du prétexte de la production àflux continu, cette fois-ci dans l'autre sens, pourdonner un coup de pouce à la chaîne mécanique.Mais elle peut aussi décider de sortir moins devoitures en sellerie. Ce sera l'occasion pour elle derecomposer les tâches, les gestes, de grignoter descentièmes de minute, bref de restructurerl'ensemble de la chaîne pour diminuer le nombretotal d'ouvriers. Finalement la vitesse de la chaînebaissera mais les OS auront plus de travail.

La direction appuie sans relâche sur lescontradictions entre ateliers pour accroîtrel'exploitation. Au fil des ans, la chaîne ne cesse deprendre de la vitesse, du temps à l'ouvrier.

Le temps cannibaleQuand le MTD se charge d'organiser la

division du travail sur une chaîne, il doit toutpouvoir abstraire de sa réalité pour atteindre, austade final, à une représentation du réel par letemps. Pour parvenir à un écoulement régulier etininterrompu du flux de la production, le servicedes méthodes se fait le comptable du temps deshommes et des choses.

La base de son calcul: la voiture, lesmachines. C'est en fonction de la marchandise àproduire que, en premier lieu, s'organise la chaîne.L'objet dicte sa loi. Le MTD doit d'abord résoudre

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l'enchaînement des opérations de montage, lesmoyens et les pièces à employer. Après avoirrésolu le rapport des objets entre eux, il s'attaque àl'homme. Pour pouvoir mieux

le manipuler, il le réduit à l'état de squelette.Celui-ci lui sert pour organiser sur le papier sacourse contre la montre. Entre ses mains, l'ouvrierpantin se plie aux quatre volontés de la production.Là, il s'accroupit, lève un bras. Ici, il se penche.tend les bras. Il se sou met aux désirs de laproduction. Sans rien dire, il change de place, ilparcourt les postes de la chaîne au gré du MTD.

L'homme entier ne peut plus atteindre leservice des méthodes. Seuls comptent ces petitsbouts de vie, cet homme fractionné. Même cesfractions de vie ne l'intéressent que pour en extrairele temps. Nulle part mieux que dans les bureauxdes méthodes ne semble se réaliser la phrase deMarx: « Le temps est tout, l'homme n'est plus rien;il est tout au plus la carcasse du temps ». Le MTD,après bien des manipulations, fournit une analysedu découpage des postes. Mais malgré tous leursefforts, les agents des méthodes ne peuvent pasparvenir à un équilibrage parfait. Certains ouvriersont des charges de travail plus importantes qued'autres. Les taux d'engagement sur la chaîne sontdifférents selon les postes. Pour déterminer lavitesse de la chaîne, le MTD tient compte despostes les plus durs. Dans son optique, avec sarationalité, le service des méthodes ne peutadmettre une vitesse incompatible avec sestableaux MTM. Ce l,57 correspond à ce mode decalcul. Mais quand celui-ci arrive dans l'atelier lepoint de vue change, la manière de réfléchirs'inverse. Si 1,57 correspond à une vitesse «normale» pour les postes les plus chargés, celasignifie, pour la direction, que tous les autres postes

ne travaillent pas assez. Ils sont anormaux. Ladirection voit rouge. Elle a loué des hommes pourfaire des voitures pas pour qu'ils puissent respirersur la chaîne en travaillant tranquillement. Elle nesupporte pas que des hommes sortent de son usinesans être complètement saoulés par cette courseinfernale contre les choses, contre le temps, contresoi-même. Elle aurait l'impression de se faire volerson temps, celui qu'elle a acheté à ces hommespour la journée. Il n'est pas question de laisser seperdre dans la nature une telle quantité d'énergieouvrière. La solution qu'elle a trouvée brille par sasimplicité. Elle va couper la poire, pardon letravailleur collectif en deux. Le temps ne sera pluscalculé sur les postes les plus durs mais sera unemoyenne des temps. Le chef de département seracontraint de reconnaître que, par rapport à sespropres normes, de nombreux ouvriers sontsurchargés de travail. Mais il s'empresse desouligner que par conséquent il reste encore despostes sous-chargés. Il est prêt à discuter pourremédier à cet état de fait à la seule condition quel'on ne touche pas à ses voitures. Voilà bien le sensde l'ouverture de la Régie vis-à-vis des ouvriers.Elle organise la production seule, installe sesouvriers comme elle le désire. Puis, elle s'aperçoitqu'à force de vouloir immobiliser, enchaîner sesouvriers pour mieux les exploiter, la chaîne estdevenue trop rigide. Elle entraîne des pertesd'enchaînement. Avant toute autre initiative, ladirection fait payer aux OS les conséquences deson système de production.

L’effectif fantômeOutre le temps de cycle, la Régie fournit des

informations sur la production et les effectifs. Apriori, il peut sembler que là, au moins, lesindications sont claires. Des voitures et deshommes cela se voit, cela se compte normalementplus facilement que le temps. Eh bien, pas du tout,depuis le début, elle fait tout pour embrouiller laréalité.

Chaque jour, dans l'atelier, la production de laveille est affichée. Le 9/2/83, la direction annonce610 voitures produites le jour précédent. Commepar hasard, ce nombre de 610 correspond à unevitesse de défilement de la chaîne de 1,41. Maisalors, ce temps de 1,39, décrit plus haut, existe-t-il? Heureusement, à force de vouloir mystifier lesouvriers, la direction finit par s'emmêler dans seschiffres. Dans une information donnée au niveau del'usine, ce sont 617 voitures qui ont été produites cemême jour. C'est pourtant gros une voiture, en plus

(Source Renault)

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celles-là ont encore besoin des hommes et desmachines pour se déplacer dans les ateliers. LaRégie dispose de compteurs mais ceux-ci sontsoigneusement enfermés. Elle seule peut les lire. Ladirection a besoin de s'entourer de mystère pourfaire accepter la cadence aux ouvriers, pour lesfaire avaler par la chaîne.

Pour les effectifs, elle s'en tient strictement àla lettre du protocole de fin de grève. Pas questiond'indiquer les effectifs de l'ensemble destravailleurs constamment dans l'atelier. Lesretoucheurs ou les contrôleurs, pourtant nécessairesà la production, ne sont pas intégrés. Quand lesdélégués demandent à connaître l'effectif réel, ladirection, prenant résolument les OS pour desabrutis, répond sans rire: « En ce qui concerne lanotion d'effectif réel, il est souhaitable que vousprécisiez ce que vous entendez pas effectif réel ».Dans la bouche de la direction, la réalité setransforme en « notion» que l'on peut manipuler augré de ses besoins de dissimulation. C'est à sedemander comment la Régie parvient à établir lesfiches de paie, à surveiller les absences et lesretards, à faire tourner ses chaînes !

En ce qui concerne le nombre affiché, ilreprésente le nombre de postes théoriques calculépar le MTD. Depuis le début, il n'a pas cessé devarier: d'abord 138, puis 151, plus tard 149 etmaintenant 148. Ces fluctuations correspondent audernier élément qui modifie la charge de travail ;celui qui, en plus de la vitesse, provoque la fatigueet les crises de nerfs en fin de poste. Les voitures sesuivent mais ne se ressemblent pas pour cet hommemorcelé, atomisé le long de la ligne de montage.Chaque minute et vingt secondes, la chaîne

entraîne une nouvelle voiture devant l'OS. Les TX,Turbot, TL et autres GT ; des deux et quatre portesalternent sur la chaîne. A chaque fois, l'ouvrier doits'adapter. Il abandonne un coup de main pour enacquérir un autre. La régularité de la chaîne neconcerne pas l'homme. Confiné dans un espaceréduit, coincé entre les stocks de pièces et lachaîne, l'homme se rétrécit, son cerveaus'engourdit. Chaque voiture provoque une cassuredans le fragile équilibre de l'OS. Le développementpar la Régie de sa politique de gamme et d'optionsdonne à cette forme insidieuse de l'aggravation desconditions de travail, une ampleur considérable. Lademande plus ou moins importante de tel ou telmodèle entraîne constamment des modifications dela production. Tous les mois, en fonction de sonservice commercial, la Régie planifie saproduction. Elle modifie l'enchaînement desvéhicules entre eux. Aussi tous les mois, le MTDréorganise le découpage des postes, remodèlel'imbrication des hommes dans la chaîne afin que letemps de chaque poste, moyenne des temps desdifférents modèles, soit « supportable ». Mais unemoyenne c'est abstrait. Ce qui fait sur le papier undéfilement continu et régulier de la chaînereprésente pour l'ouvrier réel une succession deruptures. Concrètement, cela veut dire: un coupl'OS coule; la voiture d'après, il se rattrape; à lasuivante il doit remonter un peu la chaîne car cellequi vient lui fera perdre son avance. Cetteirrégularité de la chaîne force l'ouvrier à seconcentrer sur chacun de ses gestes, à s'attaquer àchaque voiture comme à autant de problèmesparticuliers qu'il doit résoudre s'il veut surnager.Obsédé par la course aux centièmes de minute,l'ouvrier est incapable de prendre du recul, d'avoirune vision d'ensemble de la production. Le principemême de la production l'empêche de surveiller etde vérifier le respect de l'ordre annoncé. Ladirection a ainsi une possibilité d'augmenter lacharge de travail de tous en laissant glisser le longde la chaîne plus de voitures nécessitant plus detravail sans modifier d'autant le nombre de postes.

En maintenant les effectifs et la productiondans le brouillard, la direction tente d'échapper leplus longtemps possible à un quelconque « contrôleouvrier », aussi minime soit-il. Pour parvenir àdéposséder les ouvriers de leur propre vie, la Régietient secrets les mécanismes de la dépossession.Elle transforme dans sa théorie, les ouvriers et lesvoitures en fantômes insaisissables pour qu'ilscontinuent dans la pratique les uns à sortir del'usine vidés de leur substance, tandis que lesautres, remplies de ces vies disparues, brillent horsdes murs.

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Le dos à la chaîneLa question des cadences révèle le soin jaloux

que la Régie met à ensevelir l'ouvrier dans lachaîne. Par tous les moyens, elle tente de garder lesilence sur l'acte même de la consommation del'homme par la marchandise. Usine nationalisée oupas, le but de la chaîne est le même. Elle concrétisela volonté de « ceux d'en haut» d'en finir avecl'autonomie ouvrière dans la production. Dans sontravail concret, l'homme ne doit plus penser. Ilpense mal. Il tire parti de son savoir-faire pour «flâner », pour garder un peu de sa vie pour lui. «Ceux d'en haut» lui retirent cette intelligence dutravail. Ils pensent pour lui, son travail. Ilsl'immobilisent, l'enchaînent pour que son énergievitale ne se disperse pas hors de l'objet. Ils Jesurveillent pour que l'OS se dépense sans compter.La hiérarchie pèse de tout son poids sur l'hommeisolé, cloué sur place, afin d'extraire sa vie, de lamétamorphoser en voiture. Mais à force de pousserl'homme hors de lui, l'OS explose. Les OS serévoltent.

Avec l'affichage des cadences, malgré seslimites, une brèche s'ouvre dans le secret patronal.La résistance de la Régie, à sortir de ses tiroirs sathéorie de l'exploitation, indique, en soi, l'intérêtpour les OS d'enfoncer plus avant le coin afinqu'éclate cette chape de silence. Le simple tableau

permet déjà aux ouvriers de surveiller la chaîne.Sous l'œil des OS, le chef de département n'a plusla possibilité de toucher à la commande de vitesse.Jusque là, à chaque révolte ouvrière, la Régierépondait par un renforcement de la disciplined'usine pour intensifier le travail. Maintenant celalui sera plus malaisé. L'exploitation n'aime pas laclarté. Renault est mis en position de devoir rendredes compte. La lutte des OS l'a contraint à exposerelle-même le peu de cas qu'elle fait de ses propresnormes. Habituée à se cacher derrière l'aspectscientifique du calcul du temps pour légitimer sescadences, la Direction se retrouve nue.

L'affichage des cadences marque une étapeimportante dans la lutte des OS. Il permet deretourner les armes théoriques de la bourgeoisiecontre elle. Pour l'instant, dos à la chaîne, lesouvriers résistent. Ils ont imposé une pause dans legrignotage incessant de l'homme par la chaîne.

Il n'en reste pas moins vrai, que cet affichagene signifie pas la baisse des cadences nil'augmentation des effectifs, encore moins la fin dela chaîne. Casser la chaîne, cette mort de l'hommeinscrite dans le cycle de l'objet, reste à conquérir.L'acquis de cette grève réside principalement dansle fait qu'une possibilité de réflexion ouvrièrepuisse se faire sur l'organisation du travail.

Mais il n'y a pas d'illusions à se faire. Laremise en cause de Ford et Taylor ne peut se borneraux OS. La division du travail sur la chaîne n'estpas plus technique que celle entre OP et OS ouentre la production et le MTD. Si la question selimite à l'atelier cela reviendra à demander aux OSà quelle sauce ils préfèrent être mangés, pourvuqu'ils disparaissent dans la voiture. La soumissionde l'homme par la production de choses, ne luioffre que le choix entre se nier dans la marchandisepour exister ou nier la marchandise et ne plusexister. La concurrence et le chômage ne laissentpas d'autres issues que l'alternative entre le silenceet la soumission ou la remise en cause globale dece système où l'ouvrier ne cesse de faire les frais «de ce commerce indirect de chair humaine» (F.Engels). Le point obligé de cette critique est lamarchandise, la voiture elle-même.

Ne nous trompons pas et ne soyons pascomme cet idiot qui regarde le doigt quand le sagemontre la lune. Les OS, au fil des conflits, tententde se dégager de la matière qui veut les absorber.Ils nous interrogent sur ce qu'est un homme.

Robin Foot