Bourdieu Condition de Classe Et Position de Classe

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PIERRE BOURDIEU Condition de classe et position de classe LES sociologues mettent-ils toujours un sens sous le mot structure lorsqu'ils parlent de « structure sociale » (I) ? Il faut pourtant se demander si et dans quelle mesure les parties constitutives d'une société stratifiée, classes ou groupes de statut, forment une structure, c'est-à-dire, pour s'en tenir provisoirement à une définition mini- male, si et dans quelle mesure elles entretiennent des relations autres que de simple juxtaposition et, en conséquence, manifestent des propriétés qui résultent de leur appartenance à la totalité ou, plus précisément, de leur position dans le système complet des relations qui commande le sens de chaque relation particulière. Prendre au sérieux la notion de structure sociale, c'est supposer que chaque classe sociale doit au fait qu'elle occupe une position dans une structure sociale, historiquement définie, et qu'elle est affectée par les relations qui l'unissent aux autres parties consti- tutives de la structure, des propriétés de position, relativement indé- pendantes de propriétés intrinsèques telles qu'un certain type de pratique professionnelle ou de conditions matérielles d'existence (2). Soit un exemple : on peut, comme fait Weber, isoler dans la condi- tion du paysan ce qui tient à la situation et à la pratique de tra- vailleur de la terre, c'est-à-dire un certain type de rapport à l'égard de la nature, fait de dépendance et de soumission, et corrélatif de certains traits récurrents de la religiosité paysanne, ou ce qui tient à la position du paysan dans une structure sociale déterminée, posi- tion extrêmement variable, selon les sociétés et selon les époques, (1) "Structure sometimes has its common-sense meaning, as when we speak of the structure of a dance. Some- times it emphazises form ; sometimes organization ; as in the term "social structure" which is tending to replace "social organization'*, without appearing to add either content or emphasis of meaning." A.L. KROEBER, Structure, Function and Pattern in Biology and Anthropology, The Scientific Monthly, LVI (1943) 98-120. (2) « Ainsi, écrit Radcliffe-Brown [...] quand nous nous occupons d'un système structural, nous avons affaire à un système de positions sociales, tandis que dans une organisation nous avons affaire à un système de rôles. » (Structure and Function in Primitive Society" (Lon- dres 1963), p. 11.) Archiv. Europ. sociol., VII (1966), 201-229. 201

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Bourdieu, P. (1966b) 'Condition de classe et position de classe' , Archives européennes de sociologie VII(2): 201-223.Il y a une coquille initiale: l'article est souvent référencé avec page finale 229 alors que physiquement, l'article se termine à la page 223

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Condition de classe et position de classe

L E S soc io logues met tent - i l s toujours un sens sous le m o t structure lorsqu ' i l s par len t de « s t ruc ture sociale » (I) ? Il faut pour tan t se demande r s i e t dans quelle mesure les par t ies cons t i tu t ives d 'une société stratif iée, classes ou groupes de s ta tu t , forment une s tructure, c 'est-à-dire, pour s 'en tenir p roviso i rement à une définit ion mini­ma le , s i e t dans quel le mesure elles ent re t iennent des relat ions aut res que de s imple j ux t apos i t i on et, en conséquence , manifes tent des propr ié tés qui résul tent de leur appa r t enance à la to ta l i té ou, plus précisément , de leur posi t ion dans le sys t ème comple t des relat ions qu i c o m m a n d e le sens de chaque re la t ion part icul ière .

P rendre au sér ieux la not ion de s t ruc ture sociale, c 'es t supposer que chaque classe sociale doi t au fait qu 'e l le occupe une posi t ion dans une s t ruc ture sociale, h is tor iquement définie, e t qu 'e l le est affectée pa r les re la t ions qui l 'unissent a u x au t res par t ies const i ­t u t i ve s de la s t ructure , des propriétés de position, r e l a t ivement indé­pendan tes de propr ié tés in t r insèques telles q u ' u n cer tain t y p e de p ra t ique professionnelle ou de condi t ions matér ie l les d 'ex is tence (2).

Soi t un e x e m p l e : on peut , c o m m e fait W e b e r , isoler dans la condi­t ion du p a y s a n ce qui t ient à la s i tua t ion et à la p ra t ique de t ra­va i l l eur de la terre, c 'est-à-dire un cer ta in t y p e de rappor t à l ' égard de la na ture , fait de dépendance et de soumission, e t corrélatif de cer ta ins t ra i ts récurrents de la religiosité paysanne , ou ce qui t ient à la posi t ion du p a y s a n dans une s t ruc ture sociale déterminée, posi­t ion e x t r ê m e m e n t va r iab le , selon les sociétés e t selon les époques ,

(1) "Structure sometimes has its common-sense meaning, as when we speak of the structure of a dance. Some­times it emphazises form ; sometimes organization ; as in the term "social structure" which is tending to replace "social organization'*, without appearing to add either content or emphasis of meaning." A . L . K R O E B E R , Structure, Function and Pattern in Biology and

Anthropology, The Scientific Monthly, LVI (1943) 98-120.

(2) « Ainsi, écrit Radcliffe-Brown [...] quand nous nous occupons d'un système structural, nous avons affaire à un système de positions sociales, tandis que dans une organisation nous avons affaire à un système de rôles. » (Structure and Function in Primitive Society" (Lon­dres 1963), p. 11.)

Archiv. Europ. sociol., VII (1966), 201-229.

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mais dominée p a r la re lat ion a v e c le c i tad in e t la v i e urbaine : a insi , Redf ie ld soutient que le p a y s a n en t an t que t y p e h u m a i n ne peu t ê t re défini que p a r référence à la v i l le (3), la re la t ion a v e c le c i tad in et a v e c la v ie c i tadine sous tous ses aspec ts é t an t une des carac tér i s ­t iques cons t i tu t ives de l ' ex is tence p a y s a n n e : « le chasseur ou le vi l lageois « pré-civi l isé » est « pré-let tré » ; le p a y s a n est i l let tré » (4). E t de m ê m e que certains t ra i ts universe ls de la rel igion p a y s a n n e se ra t t achent à la s i tuat ion et à la p ra t ique du p a y s a n , d 'au t res ne peu­v e n t se comprendre que pa r référence à sa posi t ion : ainsi , d a n s l 'Algér ie t radi t ionnelle , la rel igion des c a m p a g n e s d e v a i t n o m b r e de ses caractér is t iques au fait qu 'e l le ne cessai t de se juge r pa r r ap ­por t à la religion c i tadine et de s ' interpréter, t an t dans la forme que dans la significat ion de ses pra t iques , selon les normes m ê m e s de la religion is lamique. I l ne fait pas de dou te que les proprié tés de posi­t ion e t les propriétés de s i tua t ion ne p e u v e n t ê tre dissociées que p a r une opérat ion de l 'espri t — ne serai t-ce que parce que la s i tua t ion de classe peu t aussi se définir c o m m e pos i t ion dans le sys t ème des rappor t s de product ion e t su r tou t parce que la s i tua t ion de classe définit la marge de variation, généra lement t rès étroi te , q u i es t laissée a u x proprié tés de posi t ion. Néanmoins , l a seule manière de mesurer la va l eu r de ce t te d is t inct ion consiste à en ép rouver la fécon­di té heurist ique.

Si, pour reprendre une dis t inct ion de W e r t h e i m e r (5), la classe sociale n 'es t pas seulement un « é lément » qui exis tera i t en lu i -m ê m e sans être en r ien modif ié ou qualif ié p a r les é léments a v e c les­quels il coexis te , mais aussi une « par t ie », c 'est-à-dire un cons t i tuan t déterminé pa r son in tégra t ion à une s t ructure , on v o i t que l ' igno­rance des dé terminat ions spécif iques q u ' u n e classe sociale reçoit du sys tème de ses relat ions a v e c les aut res classes risque de conduire à opérer de fausses ident i f icat ions et à m a n q u e r des analogies réelles. Ains i , le sys t ème de critères qui est uti l isé pour définir tel le ou te l le classe sociale dans une pe t i te c o m m u n a u t é dé terminera , app l iqué à une grande vi l le ou à la société g lobale , une ca tégor ie t ou t e différente s t ruc tura lement : la classe supérieure d 'une pe t i te v i l le présente la p lupar t des caractér is t iques des classes m o y e n n e s d 'une g rande v i l le ;

(3) "Rather than use it [the word "peasant"), as some have, for any com­munity of small-scale producers for market, let us reserve it for this new type. It required the city to bring it into exis­tence. There were no peasants before the first cities. And those surviving primitive peoples who do not live in terms of the city are not peasants [...]. The peasant is

a rural native whose long established order of life takes important account of the city." R . R E D F I E L D , The Primitive World and its Transformations^ (New York, Cornell University, 1961), p. 31.

(4) Ibid. p. 36. (5) W E R T H E I M E R , f Untersuchungen

zur Lehre von der Gestalt », Psycholo­gische Forschung, I (1921) 45-60.

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(6) S.M. L I P S E T and R. B E N D I X , Social

Status and Social Structure : A Re-exami-nation of Data and Interpretations : II, The British Journal of Sociology, II (1951) 230-254.

(7) Ainsi, du fait que la signification et la fonction que chaque classe sociale confère à la photographie se définissent par opposition à celles que lui confèrent les autres classes, la pratique photographi­que que les hautes classes, surtout à Paris et dans la région parisienne, tendent à refuser comme vulgaire parce que divul­guée peut retrouver, en d'autres contextes, sa valeur de signe de « distinction » statutaire : plus éloignée du foyer des valeurs culturelles et moins pourvue en occasions de distractions nobles, la bour­geoisie des villes moyennes de province peut trouver dans une pratique voisine de celle des classes moyennes de Paris un moyen d'exprimer une position différente dans une structure sociale différente, tan­dis que la petite bourgeoisie d'émancipés d'un bourg du sud-est de la Corse trahit par une adhésion parfois fervente à cette pratique empruntée à la société urbaine,

maîtresse de toute distinction, le désir d'échapper aux loisirs coutumiers, ren­contres au café ou soirées familiales, et de rompre avec la routine monotone d'une société traditionnelle qui organise les rencontres sociales selon les relations de parenté plutôt que selon la diversité des conditions (cf. P. B O U R D I E U et al.. Un art

moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, (Paris, Ed. de minuit, 1965).

(8) Cf. A . R . R A D C L I F F E - B R O W N , "The

Comparative Method in Social Anthrop­ology" in Method in Social Anthropolo­gy, ed. by M.N. SRINIVAS (Chicago, The

University of Chicago Press, 1958), pp. 109-110 et C. L É V I - S T R A U S S , "La sociologie française", in La sociologie du XXe siècle (Paris, P U F , 1947), p. 536.

(9) « Le démocrate, parce qu'il représente la petite bourgeoisie, par conséquent une classe intermédiaire, au sein de laquelle s'émoussent les intérêts des deux classes opposées, s'imagine d'être au-dessus des antagonismes de classe. » (K. M A R X , Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ("Paris, Ed. Sociales, 1963), P- 45-

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cela ne signifie pa s seulement , c o m m e le suggèrent L ipse t e t B e n -d i x (6), que les m e m b r e s des cercles les plus fermés de la société p rov inc ia le seraient souven t exc lus des cercles équiva len ts d 'une g rande vi l le , cela v e u t dire sur tout que, p lacés en des posi t ions sociales s t ruc tura lement différentes, ils se d is t inguent pa r nombre de leurs condui tes e t de leurs a t t i t udes d ' ind iv idus a v e c qui ils p e u v e n t pa r t age r cer ta ines carac té r i s t iques économiques , sociales e t cu l tu­relles (7).

Mais , si elle doi t interdire les transferts inconsidérés de schèmes descriptifs et expl ica t i fs d 'une société à une au t re ou à une au t re époque de la m ê m e société, la prise en c o m p t e des proprié tés de posi t ion place-t-el le les sociologues d e v a n t l ' a l t e rna t ive — bien connue des e thnologues (8) — de l 'universa l i sme abs t ra i t et v ide et de l ' id iographie que le souci de replacer chaque groupe ou chaque t ra i t cul ture l dans le réseau de ses relat ions a v e c les autres groupes ou les aut res t ra i ts de chaque sys t ème par t icul ier rend incapab le d ' appréhender les formes et les procès c o m m u n s ? En fait , lorsque M a r x par le d 'ob jec t iv i sme pe t i t -bourgeois (9) ou lorsque M a x W e b e r assigne à c h a q u e classe ou à chaque groupe de s ta tu t , paysans , bureaucra tes , guerr iers ou inte l lectuels , des propriétés trans-histo-r iques ou t rans-cul turel les tel les qu 'une cer ta ine a t t i tude à l ' égard du

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monde ou un cer ta in t y p e de rel igiosité (10), i ls supposent résolue la ques t ion des conditions de la comparabilité de « par t ies » de s t ruc tures différentes et de la va l id i t é des lois générales en sociologie, ques t ion ana logue à celle qui se pose à l ' e thnologie s t ruc tura le lorsqu 'e l le entreprend de compare r les t ra i t s cul turels insérés dans des cu l tures de s t ructures différentes ( n ) .

S'il est v r a i que d e u x classes (ou d e u x sociétés) définies p a r des condit ions d 'ex is tence e t des p ra t iques professionnelles ident iques ou semblables p e u v e n t présenter des propr ié tés différentes lorsque, in ­sérées dans des s t ructures sociales différentes, elles occupen t des posit ions s t ruc tura lement différentes (12), e t inversement , que d e u x classes (ou d e u x groupes) caractér isées pa r des condi t ions d ' ex i s tence et des pra t iques professionnelles différentes p e u v e n t présenter des propriétés communes parce qu 'e l les occupen t des posi t ions homo­logues dans d e u x s t ructures différentes, l ' é tabl i ssement de propo­sitions générales , t rans-culturel les et t rans-his tor iques, ne peu t résul­ter du simple r approchement de cas isolés du c o n t e x t e h is tor ique e t social dans lequel ils sont insérés ; c o m m e l 'observe M. Georges D u ­mézi l , « le compara t i s t e doi t s ' a t tacher a u x s t ructures a u t a n t e t p lus q u ' à leurs é léments » (13). La compara i son ne p e u t s 'é tabl ir en effet qu 'en t re structures équ iva len tes ou entre par t ies s t ruc tura le ­ment équ iva len tes de ces s t ructures . De m ê m e q u ' u n c i rcui t élec­t r ique e t un circui t hyd rau l ique semblables dans leur s t ruc ture pré­sentent des propriétés ana logues , — en ce sens q u e ces propr ié tés p e u v e n t être t radui tes du l angage de l 'é lectr ic i té au l angage de l 'hydraul ique , a v e c une cor respondance b i -un ivoque des é léments de chaque s tructure, — de m ê m e les s t ruc tures sociales de d e u x socié­tés différentes p e u v e n t présenter des propr ié tés s t ruc tu ra lement équi ­va len tes ma lg ré des différences profondes au n i v e a u des carac tér i s ­t iques objec t ives (et en par t icul ier économiques) des classes qui les const i tuent . La dis t inct ion entre une appréhension s t ruc tura le e t une appréhension « réal is te » des classes sociales resterai t g ra tu i t e si elle ne deva i t permet t re de soumet t re tou te classe sociale à une inter-

(10) Le chapitre de Wirtschaft und Gesellschaft intitulé « Stände, Klassen und Religion », enferme des exemples particulièrement typiques de propositions générales sur les classes dans leur uni­versalité (Köln-Berlin, Kiepenheuer und Witsch, 1964, vol. I, pp.368 sq.).

(11) Cf. A. R. R A D C L I F F E - B R O W N , "The

study of Kinship systems", in Structure and Function in Primitive Society (Lon­dres 1963), pp. 53-54 et aussi ibid. pp. 86-87 et 194.

(12) Ceci est également vrai des lan­gues ou des cultures : « Deux cultures, écrit C. Kluckhohn, peuvent avoir des inventaires presque identiques et être néanmoins extrêmement différentes », Mirror for Man, (New York, McGraw Hill, 1949), P. 34-

(13) G. D U M É Z I L , L'héritage indo­européen à Rome (Paris, Gallimard, 1949), P- 38.

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roga t ion p lus s y s t é m a t i q u e e t p lus mé thod ique . E t l 'on gagnera i t au moins en c lar té s i l ' on obse rva i t que pa rmi les proposi t ions géné­rales sur les classes sociales, i l en est qui , s ' app l iquant à des uni tés définies e x c l u s i v e m e n t ou pr imord ia lement p a r leur posi t ion diffé­rentiel le dans une s t ruc ture sociale, é tabl issent des l iaisons régulières ent re des positions homologues et entre cer ta ines carac tér is t iques des uni tés p lacées dans ces posi t ions , tandis que d 'autres , s ' a t t achan t à des groupes définis exc lu s ivemen t ou pr imord ia lement pa r leur s i tua t ion, é tabl issent des re la t ions entre des s i tua t ions qu i p e u v e n t ê tre t ra i tées c o m m e ident iques ou semblab les (dans la mesure où elles ne d o i v e n t rien ou t rès peu au con t ex t e historico-culturel) e t cer ta ines carac tér i s t iques des groupes p lacés dans ces s i tuat ions . Au premier t y p e ressort irai t pa r e x e m p l e la proposi t ion qui se rencon­tre, à des va r i an t e s près , chez S o m b a r t e t chez W e b e r e t selon laquel le le ressent iment , déguisé sous les dehors de l ' ind ignat ion morale , est h i s to r iquement associé à une posi t ion inférieure dans la s t ructure sociale et , p lus précisément , à l ' appar t enance à la couche inférieure des classes moyennes . Au second t y p e appar t iendra i t l a proposi t ion selon laquel le l ' insécuri té économique (associée, entre aut res choses, à l ' ins tabi l i té de l 'emploi) empêche que les sous-prolétaires puissent cons t i tuer un corps cohérent de revendica t ions économiques e t sociales.

I l va de soi que la force e x p l i c a t i v e des proposi t ions de t y p e s t ruc­tu ra l va r i e cons idérab lement selon la posi t ion des classes sociales auxque l l e s elle s ' appl ique et selon le degré auque l les propriétés de posi t ion sont i r réduct ibles a u x proprié tés de s i tuat ion. Ce n 'es t sans dou te pas un hasa rd s i les proposi t ions universel les sur les sous-prolétaires é tabl issent des re la t ions ent re les dé terminismes object i fs q u i définissent la s i tua t ion e t les a t t i t udes ou les représentat ions qui son t l 'effet d i rect de ces condi t ions intériorisées tandis que les propo­si t ions sur les classes m o y e n n e s , dont les condui tes , moins complè te ­m e n t dé terminées par l a s i tua t ion , dépenden t p lus l a rgemen t d 'une posi t ion définie d y n a m i q u e m e n t , sont na tu re l l ement de t y p e s t ruc­tura l .

La posi t ion d 'un ind iv idu ou d 'un g roupe dans l a s t ructure sociale ne peu t j ama i s être définie complè t emen t d 'un poin t de v u e str ic­t emen t s ta t ique , c 'est-à-dire c o m m e posi t ion re la t ive (« supérieure », « m o y e n n e » ou « inférieure ») dans une s t ruc ture donnée à un m o m e n t donné du t e m p s : le poin t de la t rajectoire , que saisit une coupe synchron ique , enferme toujours la pente du trajet social : par suite, sous peine de laisser échapper t o u t ce qui définit concrè te­m e n t l ' expér ience de l a pos i t ion c o m m e é t ape d 'une ascension ou

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d 'une descente , c o m m e p romot ion ou régression, i l faut caractér iser chaque point pa r la différentielle de la fonct ion e x p r i m a n t la courbe , c 'est-à-dire par tou te la courbe . I l s 'ensui t que l 'on peu t d is t inguer des propriétés liées à la position définie synchroniquement et des propriétés liées au devenir de la position : en effet, d e u x posi t ions a p p a r e m m e n t ident iques du poin t de v u e de l a synchronie p e u v e n t se révéler p rofondément différentes s i on les réfère au seul con t ex t e réel, savo i r le deveni r h is tor ique de la s t ruc ture sociale dans son ensemble et, par là, de la pos i t ion ; et inversement , des i nd iv idus (par exemple c e u x que Ju rgen R u e s c h n o m m e « c l imbers » — indi­v idus en vo ie d 'ascension — ou « strainers » — ind iv idus asp i ran t en v a i n à l 'ascension — ou encore c e u x que H a r o l d L. W i l e n s k y et H u g h E d w a r d s appel len t « sk idders » — ind iv idus en décl in —) ou des groupes (classes mon tan t e s ou classes décl inantes) p e u v e n t avo i r des propriétés c o m m u n e s dans la mesure où ils on t en c o m m u n , sinon leur t rajectoire sociale, du moins la pente , a scendan te ou des­cendante , de leur t ra je t (14).

Pour montrer que d e u x classes sociales qui occupen t la m ê m e posi t ion ( synchroniquement e t sur tou t d iachroniquement ) dans d e u x s t ructures sociales différentes p e u v e n t présenter nombre de pro­priétés communes , en dépi t des différences de s i tua t ion qu 'enre­gistrerai t mécan iquemen t une défini t ion ar is toté l ic ienne — et ce la d ' au tan t plus, év idemment , qu 'e l les do iven t une pa r t p lus g rande de leurs propriétés à leur posi t ion différentielle — il suffira d 'un exemple : « On peu t discerner dans la société é l izabéthaine , écri t L o u i s B . W r i g h t , u n la rge g roupe m o y e n dont les p réoccupa t ions é ta ient commerc ia les e t don t les in térê ts in te l lec tuels é ta ien t colorés p a r les particularités de sa place dans l'ordre social » (15) . S i tuée entre la hau te classe composée de la noblesse t i t rée, de la noblesse terrienne et des membres des professions s a v a n t e s d 'une par t , les p a y s a n s i l lettrés, les pet i t s ar t isans et les t rava i l leurs non qualif iés d 'au t re par t , l a classe m o y e n n e , composée p r inc ipa lement de mar ­chands e t d 'ar t i sans aisés, déve loppa i t un s ty le de v ie or iginal , oppo ­sant ses ve r tus d ' épargne a u x loisirs ru ineux de la noblesse e t à la pauv re t é i m p r é v o y a n t e des classes populai res . La descr ipt ion de ce s ty l e de v ie fait appara î t re nombre de t ra i t s qui , sur tou t en mat iè re

(14) J . R U E S C H , 'Social Technique, ments of Downward Mobile Workers, Social Status and Social Change in 111- American Journal of Sociology, X X I V ness", in C. K L U C K H O H N and H. A. M U R - (1959), 3i5 33r. R A Y , Personality in Nature, Society, and (15) L . B . W R I G H T , Middle-class Cul-Culture* (New York, Alfred Knopf, 1964), ture in Elisabethan England (Chapel Hill, p. 131-132 ; H. L. W I L E N S K Y and H. E D - The University of North Carolina Press, WARDS, The Skidder : Ideological Adjust- 1935), Préface, V I I . C'est moi qui souligne.

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d 'a t t i tudes à l ' égard de l ' éduca t ion et de la cul ture , vaudra ien t , à cer ta ines colora t ions c i rconstanciel les près, pour les classes moyennes de nos sociétés : c royance en la va l eu r de l ' éduca t ion c o m m e ins­t rumen t d 'ascension sociale, c o m m e « m o y e n de guérir les m a u x soc iaux , de produire le bonheur e t de rendre l ' humani t é plus sage, p lus r iche et p lus pieuse » (16), r evend ica t ion d 'une éduca t ion « p ra t ique », propre à fournir l ' en t ra înement à la profession future, es thé t ique « ut i l i tar is te » conduisan t à juger de la va leur d 'un l ivre d 'après son ut i l i té (de là pa r exemple les préfaces et les dédicaces déc la ran t les ve r tu s des œ u v r e s ou i n v o q u a n t des in tent ions d idac­t iques e t morales) . E t les bourgeois é l izabé tha ins expr imen t dans leur in térê t pou r les o u v r a g e s de vu lga r i sa t ion his tor ique e t scien­t i f ique (qui fleurissent en m ê m e t e m p s que les manue l s de savoi r -v iv re ) e t dans leur déda in soupçonneux pour la fiction frivole, le m ê m e ethos dominé par les va leurs d 'u t i l i té et de sér ieux, la m ê m e bonne vo lon té cul turel le e t la m ê m e recherche anx ieuse de l ' iden­t i f icat ion à la cul ture (culture ob j ec t i ve et cu l tu re object ivée) de l 'é l i te qui por ten t les pe t i t s bourgeois de not re société à lire Science et Vie, Historia ou ce t t e l i t t é ra ture de m a r q u e que sont les p r ix l i t téraires (17) .

A ins i l ' approche s t ruc tura le pe rmet de saisir, par l ' é tude sy s t éma­t ique d 'un seul cas part icul ier , des t ra i t s t rans-his tor iques e t t rans­cul turels qui se rencontrent , à des va r i an t e s près, dans tous les g rou­pes o c c u p a n t des posi t ions équ iva len tes . On peu t suggérer , sans en­t rer dans les déta i ls d 'une longue ana lyse , que la pe t i te bourgeoisie , classe de t rans i t ion qui se définit fondamen ta l emen t pa r ce qu 'e l le n 'es t p lus e t pa r ce qu 'e l le n 'es t pas encore, doi t nombre de ses a t t i ­tudes , par exemple son inc l ina t ion à l ' ob jec t iv i sme, à une posi t ion de doub le opposi t ion , pa r r appor t a u x classes supérieures e t par rappor t a u x classes popula i res . Ce n 'es t pas un hasa rd s i les descr ip­t ions célèbres de G r o e t h u y s e n dans les Origines de l'esprit bourgeois en France, celles de S o m b a r t dans Le Bourgeois, celles de Gob lo t mon t r an t , dans La barrière et le niveau, que que lque chose de la r igueur jansénis te s 'est conservé dans la pe t i te bourgeois ie française

(16) Ibid. p. 44. (17) De même, Dina Bertoni Jovine

montre qu'en Italie, dans la deuxième moitié du x i x e siècle, la littérature de vulgarisation atteint surtout les classes moyennes : « C'était là le public le plus disposé à subir l'influence de ces livres : un public qui reconnaissait volontiers dans les exemples de travail et d'hon­nêteté le reflet de sa propre existence et

de celle de ses propres parents et qui abhorrait la violence et le désordre ; des gens qui étaient sortis de l'incertitude économique ou d'une condition sociale modeste au prix de patience, constance, intelligence et activité, de sacrifices et de renoncements. », Storia dell'educazione popolare in Italia (Bari, Universale La­terza, 1965), p. 318.

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du d ix -neuv ième e t du v i n g t i è m e siècle, celles de M a x W e b e r sur l 'affinité s t ruc tura le entre l 'espri t de la bourgeois ie na issante e t le pur i tanisme, celles que les sociologues , les p sycho logues e t les p s y ­chiat res amér ica ins donnen t de « l ' i nd iv idu m o d a l » des classes moyennes , (c 'est-à-dire par référence à la s t ruc ture par t icul ière de notre société, du -petit-bourgeois), se rencont ren t sur p lus d 'un poin t (18). Ains i , le r igorisme des classes m o y e n n e s qui se mani fes te pa r exemple dans une pr ime éduca t ion plus r igide e t p lus répres­s ive et qui s 'oppose t an t au l ibéral isme (permissiveness) des c lasses popula i res q u ' a u l ax i sme des classes supérieures, est sans a u c u n dou te en affinité s t ruc tura le a v e c des sys t èmes é th iques ou re l ig ieux qu i exa l t en t le t r ava i l , l 'effort, le sér ieux, la t empérance et l ' épargne (19) e t i l n 'es t peut-ê t re pas absurde de reconnaî t re , dans l 'opposi t ion entre c e u x qui , au jourd 'hu i , a t t enden t le sa lu t scolaire e t in te l lec tue l de l 'ascèse des œ u v r e s e t c e u x qu i l ' a t t enden t de la grâce des dons , une forme moderne du déba t entre l ' ascé t i sme jansénis te de la bour­geoisie ascendan te e t le l a x i s m e jésui te de la bourgeois ie enrichie. On ne peu t m a n q u e r pa r exemple d 'ê t re f rappé pa r l ' ana logie entre les a t t en tes (souvent diffuses et confuses) que les enfants des classes popula i res e t m o y e n n e s impor t en t dans l ' un ive r s scolaire e t qui , expl ic i tées et sys témat i sées , pourra ien t condui re à la r evend ica t ion d 'une pédagogie rat ionnelle , fondée sur l ' é tab l i ssement d 'un con t r a t définissant exp l ic i t ement l ' ex ig ib le , sur la ra t ional i sa t ion des t echn i ­ques de t ransmission de la cu l tu re e t de cont rô le du savoi r , e t les a t t en tes de la bourgeois ie a scendan te en ma t i è re de sa lu t : « D i e u insensiblement se ve r ra subs t i tuer une char te , une cons t i tu t ion , e t les destinées humaines seront réglées de maniè re à ce que la c réa ture puisse connaî t re e x a c t e m e n t où elle en est de son sa lut . On ne v e u t plus de pol i t ique secrète, on d e m a n d e que les choses se fassent au

(18) Cf. par exemple A . D A V I S and

R. J. H A V I C U R S T , Father of the man, (Boston 1947), et Social class and color differences in Child-Rearing, American Sociological Review, XI (1946), 698-710; M. C. ERICSON, Child-Rearing and social status, American Journal of Sociology, LII (1946), 190-192. On a pu montrer qu'à des formes différentes de répression corres­pondent des formes différentes de maladies mentales : « La culture des basses classes, écrit J. Ruesch, favorise des conditions de désordre et de rébellion, la culture de clas­se moyenne la formation de symptômes physiques et de réactions psychosomatiques et la culture de haute classe des psychoné­vroses et psychoses du type maniaco-

dépressif.» ("Social Technique, Social Sta­tus, and Social Change in Illness", in C, K L U C K H O H N and H . A . M U R R A Y , Persona­

lity in Nature, Society and Culture (New York 1964), pp. 123-136). Dans un autre sens, E. M. Duvall remarque que les classes moyennes insistent sur le « développe­ment » tandis que les classes populaires sont plus « traditionnelles » (Conceptions of Parenthood, American Journal of Socio­logy, LII (1946), 193-203.

(19) Du fait que « l'esthétique » spon­tanée est le plus souvent une dimension de V ethos, on comprend aussi que les classes moyennes fassent du travail de l'artiste un des critères fondamentaux de l'appréciation artistique.

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g r a n d jour , afin de savo i r à quoi s 'en tenir e t de p o u v o i r prendre ses disposi t ions en conséquence , t o u t est s imple e t b ien ordonné dans un m o n d e sans mys t è r e . N o t r e sa lu t est not re propre o u v r a g e , a v e c le secours de la g râce ; c 'es t une récompense , e t non un coup de hasard , c o m m e la grâce d 'une loterie, sur laquel le nos désirs ni nos efforts n ' on t a u c u n e influence. La g rande inconnue , l e secret t e r ­r ib le qui autrefois remplissai t d ' é p o u v a n t e le c œ u r des f idè les , n 'es t p lu s » (20).

Si l ' on a pu v o i r dans le ressent iment une des dimensions fonda­men ta l e s de l'ethos e t de l ' é th ique ascé t ique de la pe t i te bourgeois ie (ou p lus généra lement , de la bourgeois ie dans sa phase ascendante) , c 'es t sans dou te qu ' i l autor ise les m e m b r e s des classes m o y e n n e s , conscients de ne devo i r leur ascension q u ' à des p r iva t ions et à des sacrif ices qu i sont épargnés , selon e u x au moins , a u x membres des classes popula i res et a u x m e m b r e s des classes supérieures, à faire, c o m m e on dit , de nécessi té v e r t u et à condamner aussi b ien le l a x i s m e de c e u x qui n 'on t pas eu à p a y e r le p r i x de l 'ascension que l ' insouciance i m p r é v o y a n t e de c e u x qu i n ' o n t pa s v o u l u ou su le p a y e r . Le père B o u r d a l o u e exp l ic i t e les pr incipes de l ' é thos bour­geois (ou, p a r référence à une au t re s t ruc ture , pet i t -bourgeois) : « Car , disons la vér i té , s'il y a de l ' innocence dans le monde , où est-elle s inon dans les condi t ions e t dans les é ta t s où la loi du t r a v a i l est i nv io lab lemen t obse rvée ? P a r m i les g rands , les nobles , les r iches, c 'est-à-dire p a r m i c e u x don t l a v i e n 'es t q u ' a m u s e m e n t e t que mol ­lesse, ne cherchez po in t la v r a i e pié té e t ne v o u s a t t endez poin t à y t r ouve r la pure té des m œ u r s [...]. Où est-ce donc qu 'e l le peu t se rencont rer ? D a n s les cabanes d 'une p a u v r e t é fa inéante qui n ' a poin t d ' au t re occupa t ion que la mend ic i t é ? » Et l 'on v o i t i m m é d i a t e m e n t c o m m e n t l ' ind igna t ion mora l e s 'associe à la conv ic t ion mér i tocra t i -q u e : « S' i l [le bourgeois] est d e v e n u p a u v r e , il y a de sa faute ; s'il s 'est enrichi , i l s 'en a t t r ibue le mér i te . En face de la d iv in i té , i l é ta­bl i t ses responsabi l i tés à lui » (21).

Ains i , loin que l 'on puisse v o i r un pu r e t s imple effet de l ' o rga­n isa t ion e t de la p ra t ique bu reauc ra t iques dans cer ta ins des ca rac ­tères les p lus manifes tes des franges inférieures de la pet i te bour­geoisie (employés , cadres subal te rnes e t moyens) c o m m e l ' inc l ina t ion à la fuite dans le formal isme ou le r igorisme rigide du rappor t au règ lement , i l serai t aisé de mon t r e r que ces t ra i t s , qu i p e u v e n t se mani fes ter aussi hors de la s i tua t ion bureaucra t ique , expr imen t , dans

(20) B. G R O E T H U Y S E K , Origines de l'es- (21) Cité par B. G R O E T H U Y S E N , op. prit bourgeois en France, I, L'Eglise et la cit, pp. 200 et 223. bourgeoisie (Paris, N .R.F . , 1927), p. 116.

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l a log ique de ce t t e s i tua t ion , l e s y s t è m e de va l eu r s impl ic i tes ou expl ic i tes ou les « ve r tus », probi té , minut ie , r igor isme mora l et p ro­pension à l ' indignat ion mora le (22), que les membres des couches inférieures des classes m o y e n n e s (où se recru ten t les pet i t s fonct ion­naires) do iven t à leur posi t ion (définie d y n a m i q u e m e n t ) dans la s t ructure sociale et qui suffiraient à les prédisposer à adhérer a u x va leurs de service publ ic e t a u x ve r tu s ex igées par une bureaucra t i e s i les carrières admin i s t ra t ives n 'é ta ien t aussi pour e u x le m o y e n pa r excel lence de l 'ascension sociale (23).

I l faudrai t mont re r aussi c o m m e n t les carac té r i s t iques des diffé­rentes classes sociales dépendent non seulement de leur posi t ion dif­férentielle dans la s t ruc ture sociale ma i s aussi de leur poids fonc­tionnel dans ce t te s t ructure , poids propor t ionné à la con t r ibu t ion qu 'e l les appor ten t à la cons t i tu t ion de ce t t e s t ruc ture et qu i n 'es t pas liée seulement à leur impor tance numér ique . Ains i , par exemple , dans des sociétés où le faible déve loppemen t de l ' économie et , p lus précisément , de l ' industr ie , ne confère à la bourgeois ie industr iel le et au prolétar ia t q u ' u n faible poids fonct ionnel , le sys t ème des rela­t ions entre la pe t i te bourgeois ie qui fournit les cadres adminis t ra t i f s de l ' É t a t e t l ' immense sous-prolétar ia t , formé des chômeurs , des t ravai l leurs in te rmi t ten ts des v i l les et des p a y s a n s « dépaysannés », domine et dé termine tou te la s t ruc ture de la société. I l s 'ensuit que la pe t i te bourgeoisie des t rava i l leurs pe rmanents e t non manue l s peu t présenter nombre de t rai ts qui la r approchen t des classes m o y e n n e s de sociétés plus déve loppées au poin t de v u e économique , c o m m e l ' incl inat ion à l ' ascé t i sme et au mora l i sme, tou t en d e v a n t nombre de ses carac tères o r ig inaux , p a r e x e m p l e dans l 'ordre de l ' ac t ion

(22} Svend R A N U L F , Moral Indignation and Middle Class Psychology (Copenhague 1938). Xearl E. M I L L E R et John D O L ­LARD montrent aussi que l'agressivité (qui trouve un cxutoire « légitime » dans la réprobation morale) se rencontre sur­tout chez les personnes en forte ascension sociale (Social Learning and Imitation* (Yale 1964), p. 6) ; cf. aussi A. D A V I S and J. D O L L A R D , Children of Bondage, (Wash­ington, American Council on Education, 1940).

(23) « Imaginez le bourgeois formé selon les règles de l'Eglise. Il se couche et se lève à des heures régulières. Il a ses heures de travail et de repos. Il ne fera jamais de trop grands efforts et ne dépas­sera jamais les limites qu'il s'est tracées. L'esprit de sa vie est la régularité. Il faut

que les journées se suivent dans une parfaite uniformité et que rien ne soit dérangé dans l'ordre établi. Le travail pour lui fait partie du rythme général de vie ; il ne travaille pas pour le besoin d'aboutir, il travaille pour donner consis­tance à sa vie, qui autrement n'en aurait pas. L'Eglise le bénit à cause de son sérieux et parce qu'il s'en tient à ce qui est établi. Ce bourgeois, certes, il existe ; c'est l'employé modèle. L'Eglise a contri­bué à former un certain type de bourgeoi­sie moyenne et à peupler les bureaux. Honnête homme, ce bourgeois modeste et rangé va tous les dimanches à la messe, comme tous les jours de la semaine à son bureau. » B . G R O E T H U Y S E N , op. cit. pp.

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pol i t ique , à sa posi t ion par r appor t au pro lé ta r ia t por té à contes ter son « embourgeo i sement » et ses pr iv i lèges ma i s t rop faible pour lui imposer ses ex igences , e t p a r r appor t a u x sous-prolétaires prêts à accuei l l i r les prophét ies mi l lénar is tes que lui propose « l ' intell i­gents ia prolé taroïde » issue des classes m o y e n n e s .

S'il est v r a i que les classes sociales sont , sous un cer ta in rappor t , des « par t ies » de la to ta l i t é sociale, sous un au t r e rappor t des « é léments » et ce la à des degrés i n é g a u x selon leur posi t ion dans la s t ruc ture sociale et selon la s t ruc ture sociale, i l est donc possible d 'é tab l i r d e u x t y p e s de proposi t ions t rans-his tor iques e t t rans ­cul turel les , m e t t a n t les carac té r i s t iques des classes sociales en re la t ion les unes a v e c leur s i tua t ion, les aut res a v e c leur posi t ion dans la s t ructure . Sans ignorer — tou t au contraire — ce que les classes sociales do iven t à leur posi t ion dans une s t ructure sociale d 'un t y p e déterminé, et sans présupposer , à la différence des pro­posi t ions que L e w i n appel lera i t « ar is totél iciennes », la référence à la série complè te des cas his tor iques , les proposi t ions de t y p e s t ruc­tura l é tabl issent des régular i tés liées à des homologies de posi t ion.

A u t r e m e n t di t , de m ê m e que la découve r t e des s t ructures d 'une l angue mul t i -d ia lec ta le suppose l ' appréhension préalable des s truc­tures par t icul ières des différents dialectes qui la composent , de m ê m e les proposi t ions à p ré ten t ion universel le sur les sociétés g lo ­bales ou sur les g roupes const i tu t i fs de ces sociétés , c o m m e les classes, ne sont au t re chose que des classif ications abst ra i tes t an t que les ca tégor ies proposées ne reflètent pas les s t ruc tura t ions qui p e u v e n t être découver tes dans les sys t èmes concre ts (24) ; non seulement l 'effort pour découvr i r e t décrire la s t ruc ture spécif ique d 'une société par t icul ière , c 'est-à-dire le sys t ème des re la t ions qui s 'é tabl issent entre ses différentes par t ies et confèrent par là une s ingular i té i r réduct ible t an t à chacune de ces par t ies q u ' à la to ta l i té qu 'e l les composent , n ' in terd i t pa s la compara i son entre des par-

(24) Dans la logique de la pensée de Saussure qui tenait la langue — c'est-à-dire, par opposition au langage, une lan­gue particulière, comme le français ou l'alle­mand, — pour le seul objet concret de la linguistique, Kenneth L. Pike oppose Vetique qui, établissant des propositions généralisées sur les données, permet d'identifier, de décrire et de classifier systématiquement toutes les données com­parables de toutes les langues et de toutes les cultures du monde grâce à un système de critères (élaboré par l'analyste anté­rieurement à l'étude de la culture particu­

lière où il puise ses données) et d'organi­ser en types les éléments ainsi classés à Vémique qui se propose de découvrir et de décrire le modèle d'une langue ou d'une culture particulière « en prenant en compte la manière particulière selon laquelle les différents éléments de cette culture sont reliés les uns aux autres dans le fonctionnement d'un modèle par­ticulier ». ( K. L. P I K E , Language in Rela­tion to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, I (Glendale, Sum­mer Institute of Linguistics, 1965), p. 8).

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t ies appar tenan t à des to ta l i tés différentes mais const i tue la condi­t ion de la va l id i t é d 'une compara i son qui , pour être fondée réelle­ment , doi t s 'é tabl i r entre par t ies s t ruc tura lement équ iva len tes .

* * *

U n e classe sociale n 'es t j ama i s définie seu lement pa r sa s i tua t ion e t par sa posi t ion dans une s t ruc ture sociale, c 'est-à-dire p a r les relat ions qu 'el le entre t ient ob j ec t i vemen t a v e c les au t res classes sociales ; elle doi t aussi nombre de ses propr ié tés au fait que les ind iv idus qui l a composen t entrent dé l ibérément ou ob jec t ivemen t dans des relat ions symbol iques qui , en e x p r i m a n t les différences de s i tuat ion et de posi t ion selon une logique sys t éma t ique , t endent à les t ransmuer en distinctions signifiantes. L ' i ndépendance re l a t ive du sys tème d ' ac tes e t de procédés expressifs ou, s i l 'on v e u t , de marques de distinction, g râce a u x q u e l s les sujets soc iaux expr imen t et, du m ê m e coup , cons t i tuent , pou r e u x - m ê m e s e t pour les aut res , leur posi t ion dans la s t ruc ture sociale (et le r appor t qu ' i l s entre­t iennent a v e c ce t te posi t ion) , en faisant subir un redoub lement expressif a u x « va leurs » (au sens des l inguistes) nécessa i rement a t t achées à la posi t ion de classe, autor ise l ' au tonomisa t ion m é t h o ­dologique d 'un ordre p ropremen t cul ture l . En effet, ce t t e « expres ­sion sys t éma t ique » (selon les t e rmes de Engels ) de l 'ordre écono­mique e t social peu t , en t an t que tel le, ê t re l ég i t imement cons t i tuée e t t ra i tée c o m m e sys tème et, pa r t an t , faire l 'ob je t d 'une appré ­hension s t ructurale .

Cons ta tan t que le pouvo i r purement e t s implement économique et sur tout « la force nue de l 'a rgent » ne cons t i tuent pas nécessai­rement un fondement reconnu du prest ige social , M a x W e b e r dis­t ingue la classe sociale c o m m e g roupe d ' ind iv idus qui , pa r t agean t la m ê m e « s i tua t ion de classe », c 'est-à-dire la m ê m e « s i tua t ion de marché », on t les m ê m e s chances t y p i q u e s sur le ma rché des b iens e t du t rava i l , des condi t ions d ' ex i s tence e t des expér iences per­sonnelles, e t les groupes de s t a tu t (Stânde) c o m m e ensembles d ' h o m ­mes définis pa r une cer taine pos i t ion dans la hiérarchie de l 'honneur e t du prest ige. T o u t semble ind iquer que M a x W e b e r oppose l a classe et le groupe de s t a tu t c o m m e d e u x t y p e s d 'uni tés réelles qu i se rencontreraient plus ou moins f r équemment selon le t y p e de société (c'est-à-dire, semble-t- i l , selon le degré d ' au tonomisa t ion et de domina t ion de l 'ordre économique) ; pou r donner a u x ana lyses wébér iennes tou te leur force et leur por tée , i l faut p lu tô t y v o i r des uni tés nominales qui p e u v e n t rest i tuer p lus ou moins complè ­t emen t la réali té selon le t y p e de société ma i s qui sont toujours

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le résu l ta t du choix d'accentuer l'aspect économique ou l'aspect symbolique, a spec t s qui coex is ten t toujours dans la réal i té m ê m e (en des propor t ions différentes selon les sociétés et selon les classes sociales d 'une m ê m e société) , pu i sque les d is t inct ions symbo l iques sont toujours secondes p a r r appor t a u x différences économiques qu 'e l les e x p r i m e n t en les t ransf igurant .

Ce que M a x W e b e r appel le « l 'ordre p roprement social » c o m m e m o d e de d is t r ibut ion du prest ige social ne dispose que d 'une au to ­nomie re la t ive puisqu ' i l est uni à l 'ordre économique c o m m e m o d e de d is t r ibut ion e t d 'u t i l i sa t ion des b iens e t des pres ta t ions écono­miques pa r des re la t ions d ' in te rdépendance p lus ou moins é t roi tes et p lus ou mo ins fortes selon les sociétés (25) ; ma i s il doi t à ce t te au tonomie par t ie l le de p o u v o i r déve lopper sa logique propre en t an t qu 'un ive r s des re la t ions symbol iques . I l est r emarquab le en effet que tous les t ra i ts que M a x W e b e r assigne au groupe de s ta tu t ressortissent à l 'ordre symbo l ique , qu' i l s 'agisse du s ty le de v i e ou de pr iv i lèges honorif iques (tels que le por t de v ê t e m e n t s par t i ­culiers, l a consommat ion de m e t s spéc iaux , in terd i t s a u x autres , l e por t des a rmes , le droi t de s 'adonner en d i le t tan te à des pra t iques art is t iques) ou encore des règles et des interdi ts régissant les échanges soc iaux et par t icu l iè rement les mar iages . Mais , p lus profondément , alors que « tou t t y p e de s i tua t ion de classe, sur tout q u a n d elle repose sur le pouvo i r de la propr ié té en t a n t que tel le, se réalise en sa forme la p lus pure q u a n d tous les au t res dé te rminants des re la t ions réc iproques sont a u t a n t que possible absen t s », — « pos­session et dépossession é t an t les ca tégor ies fondamenta les de la s i tua t ion de classe » —, les g roupes de s t a tu t se définissent moins par un avo i r que par un être i r réduct ible à leur avoi r , moins par la possession pure e t s imple de biens que pa r une cer taine manière d 'user de ces biens, la recherche de la d is t inct ion p o u v a n t toujours in t roduire une forme in imi tab le de rareté , la rare té de l 'ar t de b ien consommer qui peu t encore conférer la rare té au bien consommé l e p lus c o m m u n . C 'es t pourquoi , c o m m e l 'observe encore M a x W e b e r , « on pourra i t dire, au p r ix d 'une s impli f icat ion excess ive , que les classes se d is t inguent selon leur rappor t à la p roduct ion et à l ' acquis i t ion de biens, et les g roupes de s t a tu t au contra i re selon les pr incipes de leur consommat ion de biens représentée p a r des t y p e s spécif iques de s ty l e de v i e » (26).

(25) M. W E B E R , op. cit., t. II, p. 688.

(26) Il s'ensuit, observe Max Weber, que les « différences entre les classes s'entrecroisent de mille façons avec les

distinctions de statut » : en d'autres termes, si la possession de biens tend toujours à devenir, à la longue, la condi­tion nécessaire de l'appartenance à un

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C'est dire que les différences p roprement économiques sont redou­blées par les dis t inct ions symbo l iques dans la manière d 'user de ces biens, ou, s i l 'on veu t , dans la consommat ion , e t p lus encore, dans la consommat ion s y m b o l i q u e (ou ostentatoire) qu i t r ansmue les biens en signes, les différences de fait en distinctions signifiantes, ou, pour parler c o m m e les l inguistes , en « va leurs », en pr iv i lég ian t la manière, la forme de l ' ac t ion ou de l 'obje t au dé t r iment de sa fonct ion. I l s 'ensuit que, de tou tes les dis t inct ions, les plus prest igieuses sont celles qui symbo l i sen t le p lus c la i rement la posi­t ion dans la s t ructure sociale — c o m m e le v ê t e m e n t , le l angage ou l ' accent et sur tout les « manières », le b o n g o û t et la cu l ture —, parce qu 'el les en tendent appara î t re c o m m e des propr ié tés essen­tielles de la personne, c o m m e un être i r réduct ib le à l ' avoi r , bref c o m m e une nature, mais , pa r adoxa l emen t , une na tu re cu l t ivée , une cul ture devenue na ture , une g râce e t un don. L ' en j eu du j e u de la d ivu lga t ion et de la d is t inct ion n 'es t au t re chose, on le vo i t , que l 'excel lence humaine , cela m ê m e que tou te société reconnaî t en l ' homme cul t ivé .

Ce n 'es t donc pas un hasa rd si, c o m m e le remarque W e b e r , « les groupes de s t a tu t sont les por teurs de tou tes les « conven t ions » : tou te « s ty l i sa t ion de la v ie , quelle que soit la forme sous laquel le elle se manifeste, a son origine dans un g roupe de s t a t u t ou est main tenue en v ie par un groupe de s t a tu t » (27). Met t re l ' accent sur la manière, c 'est pr ivi légier la forme de l ' ac t ion a u x dépens de sa fonction et des ins t ruments matér ie ls qu 'e l le util ise : par sui te , c o m m e l 'observe W e b e r , i l n 'es t r ien qui répugne p lus for tement à l 'honneur des ordres s ta tu ta i res que le m a r c h a n d a g e , pièce essen­tielle du jeu du marché , en tou t différent du j e u des échanges s y m ­boliques. I l est donc nature l que, c o m m e les sociétés t radi t ionnel les , les groupes de s t a tu t imposent à c e u x qui veu len t en par t ic iper , outre des modèles de compor t emen t , des modèles de la moda l i t é des compor tements , c 'est-à-dire des règles convent ionnel les définissant la jus te manière d ' exécu te r les modèles . « I l v a u t la peine de remar­quer, écrit V e b l e n , que tou te ce t te ca tégor ie d 'observances cé rémo-nielles qui sont classées sous le chapi t re généra l des manières occupe une place plus impor tan te dans l ' es t ime des h o m m e s au s tade de cul ture où le loisir os tenta toi re connaî t la p lus g rande v o g u e en t a n t que marque d 'honorabi l i té q u ' à des s tades ul tér ieurs du déve loppe ­m e n t cul turel [...]. L e s manières finissent par enfermer, dans la

groupe de statut, elle n'est jamais une condition suffisante et l'honneur d'un ordre statutaire n'est pas nécessairement lié à une situation de classe, puisque au

contraire il se distingue radicalement, en règle générale, des prétentions de la pure et simple propriété.

(27) M. W E B E R , op. cit., t. I I , p. 686.

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vis ion populai re , une ut i l i té substant ie l le en el les-mêmes, elles ont acquis un carac tère sac ramente l . » Dissocier des fins poursu iv ies la maniè re de les a t te indre e t la proposer c o m m e ob je t d 'une appré­hension spécif ique, pr iv i légier le s ty le au dé t r iment de l 'efficacité et le soumet t re à la s ty l i sa t ion , tenir l ' exécu t ion accompl ie de la par t i t ion sociale pour le s igne pa r exce l lence de l ' accompl i ssement social , t ou t cela rev ien t à faire de l 'ar t de v i v r e un des beaux-a r t s et à t r ansmuer les cont ra in tes naturel les en règles cul turel les , pro­p remen t humaines .

Ains i , la logique du sys t ème des ac tes e t des procédés expressifs ne peu t se comprendre i n d é p e n d a m m e n t de sa fonct ion, à s avo i r de donner une t r aduc t ion s y m b o l i q u e du sys t ème social c o m m e « sys ­t è m e d ' inclusion et d ' exc lus ion », selon l 'express ion de McGui re (28), de signifier la c o m m u n a u t é et la dis t inct ion en t r ansmuan t des b iens économiques en signes et des ac t ions orientées ve r s des f ins écono­miques en ac tes de c o m m u n i c a t i o n (qui p e u v e n t expr imer le refus de communique r ) . R i e n ne serai t p lus f a u x en effet que de croire que les ac t ions symbo l iques (ou l ' aspec t symbo l ique des actions) ne signifient rien d 'au t re qu 'e l les -mêmes : elles expr imen t toujours la posi t ion sociale selon une log ique qu i est celle m ê m e de la s t ruc ture sociale, celle de la dis t inct ion. D e s signes, qui , en t an t que tels, sont « définis non pas pos i t i vemen t pa r leur con tenu mais néga t i vemen t par leur rappor t a v e c les au t res te rmes du sys t ème » (29) et qui , n ' é t an t que ce que les aut res ne sont pas , t iennent leur « va l eu r » de la s t ruc ture du s y s t è m e symbo l ique , sont prédisposés pa r une sor te d 'ha rmonie préétabl ie à expr imer le <: r ang » s ta tu ta i re qui , le m o t le di t , doi t l 'essentiel de sa « va l eu r » à sa posi t ion dans une s t ruc ture sociale définie c o m m e sys t ème de posi t ions e t d 'oppo­sit ions.

T o u t se passe donc c o m m e s i les sys tèmes symbo l iques é ta ient v o u é s p a r la log ique de leur fonc t ionnement en t an t que s t ructure d 'homologies et d 'oppos i t ions ou, m i e u x , d 'écar ts différentiels, à rem­plir une fonct ion sociale de socia t ion et de dissociat ion et, plus pré­c isément , à expr imer les écar ts différentiels qui définissent la s truc­ture d 'une société c o m m e s y s t è m e de signif icat ions en a r rachant les é léments const i tu t i fs de ce t t e s t ructure , groupes ou indiv idus , à l'in­signifiance. Ains i , le l angage et le v ê t e m e n t , ou mieux , cer taines manières de t ra i ter le l angage e t le v ê t e m e n t , in t roduisent ou expr i -

(28) M C G U I R E , Social Stratification and Mobility Patterns, American Socio­logical Review, XV (1950), 195-204.

(29) H J E L M S L E V , Essais linguistiques.

Travaux du cercle linguistique de Copen­hague (Copenhague 1959), vol. X I I , p. 106.

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ment des écar ts différentiels à l ' intér ieur de la société , au t i t re de signes ou d ' insignes de la condi t ion ou de la fonct ion (30).

De toutes les consommat ions e t de t ou te s les condui tes qu i p e u ­v e n t recevoir une fonct ion express ive , qu ' i l s 'agisse de l ' acha t d 'une automobi le , de la décora t ion d 'un appa r t emen t ou du choix d 'un é tabl issement scolaire pour ses enfants , ce sont en effet, a v e c la l a n ­gue e t la cul ture , le v ê t e m e n t e t la parure qui , en raison de leur h a u t rendement symbol ique , rempl issent le p lus par fa i tement la fonct ion de socia t ion e t dissociat ion. En effet, c o m m e le remar­quai t S immel , l a m o d e ves t imenta i re est un processus c o m b i n a n t l ' individual isa t ion et l ' imi ta t ion qui , c o m m e Sich-gleich-machen, se faire l 'égal , selon les te rmes de Hege l , e x p r i m e p a r a d o x a l e m e n t la vo lon té d'affirmer la par t icular i té pa r la recherche de la diffé­rence ul t ime. E t S immel observe encore que l a mode , qui pe rme t de marquer symbo l iquemen t la « d is t inc t ion » en a d o p t a n t succes­s ivemen t différents signes dist inctifs , obéi t à une log ique semblab le à celle de l 'honneur (telle au moins qu 'e l le s 'observe dans les sociétés stratifiées) en ce qu 'e l le confère aussi une m a r q u e c o m m u n e a u x membres d 'un groupe par t icul ier t ou t en les d i s t inguant des é t ran­gers au groupe (31). De fait, l a logique de la d ivu lga t ion (que B e r ­nard B a r b e r et L y l e S. L o b e l appel lent trickle down pattern) autorise et ex ige à la fois la recherche de différences subt i les sur fond de ressemblance grossière. Ains i , a u x E t a t s - U n i s , à mesure q u e se diffusent les s ty les n o u v e a u x , d 'or igine parisienne, don t les couturiers produisent des imi ta t ions en nombre l imité , donc fort coûteuses, les créateurs des différentes séries de p r i x inférieur intègrent du m i e u x qu ' i l s p e u v e n t les t ra i t s de l a m o d e nouve l l e dans les l ignes qu ' i ls créent , pour répondre à la d e m a n d e ac tue l le ou ant ic ipée des personnes de r ang inférieur. P a r suite, à la façon de la langue , le v ê t e m e n t c o m m e sys t ème s y m b o l i q u e à fonct ion express ive obéi t à la log ique des opposi t ions s ignif ica t ives : au sommet de la hiérarchie sociale, les viei l les famil les de la N o u v e l l e -Angle te r re affirment une « dis t inct ion » fondée sur la na i ssance et l 'hérédi té (par opposi t ion à la réussite professionnelle) en refu­sant les audaces de la m o d e française et en se r éc lamant de l 'ar is­tocra t ie anglaise dans leurs goû t s pour les « tweeds » et les « woo lens » aussi bien que dans tou t leur s ty l e de v ie . Au-dessous , les famil les de vieille fortune (old money familles) t r o u v e n t dans la m o d e parisienne des symboles ves t imenta i res liés à la r ichesse et à un

(30) Cf. C L É V I - S T R A U S S , Le cru et le Quarterly, X (1904), 130-135, réédité in cuit (Paris, Pion, 1964), p. 60. American Journal of Sociology, L X I I

(31) G . SIMMEL, Fashion, International (1957), 541-558.

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s t y l e de v i e p lus cosmopol i te qui exp r imen t m i e u x leur condi t ion économique e t leur posi t ion sociale que la m o d e conserva t r ice de la h a u t e société et, souc ieux de se définir t an t par rappor t à la classe supérieure que p a r r appor t à la classe inférieure, ils s 'efforcent d 'associer l 'opulence à l ' é légance discrète et recherchent le « chic » et la « sophis t ica t ion » (par oppos i t ion à la d is t inc t ion a r i s toc ra t ique de la h a u t e classe) en é v i t a n t l 'os tenta t ion t apa ­geuse du n o u v e a u r i che . L e s classes m o y e n n e s refusent l a m o d e par is ienne c o m m e « osée », « ex t raord ina i re » et « excess ive » et subs t i tuen t la recherche de la « respectabi l i té dis t inguée » q u ' e x ­pr ime le m o t « smart » au souci de l 'effet recherché q u e l 'on m e t sous le m o t « chic » (32). B i e n que la d ivu lga t ion de la m o d e suppose la p roduc t ion de série, condi t ion de l ' aba issement des pr ix , les p roduc teurs s 'efforcent d ' év i t e r l 'uniformité complè te « en d i s t r ibuant leurs lo t s sur une v a s t e aire géographique , en m e t t a n t un nombre l imi té de v ê t e m e n t s de m ê m e s ty le , de m ê m e or ig ine et de m ê m e tai l le dans l ' envo i dest iné à chaque vi l le , à c h a q u e dé ta i l l an t » (33). A ins i , la d ia lec t ique de la d ivu lga t ion et de l a d is t inc t ion rend c o m p t e ent iè rement e t du fonc t ionnement du s y s t è m e et du c h a n g e m e n t incessant qui le caractér ise : en effet, un s ty l e doi t nécessa i rement changer q u a n d i l s 'est complè­t e m e n t d ivu lgué , puisque, au t i t re de signe distinctif , i l ne sau­ra i t s 'universal iser sans perdre la s ignif icat ion ou m i e u x la « va l eu r » (au sens saussurien) qu ' i l t ient de sa posi t ion dans un sys t ème e t de son opposi t ion a u x au t res é léments du sys t ème . C 'es t sans d o u t e le m ê m e pr incipe qu i impose à la recherche de la dist inc­t ion un renouve l l ement incessant de ses procédés expressifs dans tous les domaines où , a v e c la p roduc t ion de série p a r exemple , les indices t radi t ionnels de s t a tu t dev iennen t p lus l a rgement acces­sibles e t où le souci de marque r les différences doi t s ' expr imer p a r le refus des consommat ions e t des p ra t iques t r op c o m m u n e s (la photographie , la té lévis ion ou cer ta in tour i sme pa r exemple)

(32) B. B A R B E R and L.S. L O B E L , loc. cit.

(33) Si les règles qui régissent les choix esthétiques de chaque classe s'expriment volontiers sous la forme de préceptes négatifs, elles peuvent être négatives, ou mieux oppositives, sans se réduire à la négation des règles auxquelles obéissent les autres classes. Le refus de la « vulgarité » comme recherche de la distinction s'expri­me selon une logique propre à chaque classe, du fait qu'il doit sa forme et sa coloration particulière à Vethos de chaque classe. Ainsi, de même que l'opposition entre les

vieilles familles et les familles de vieille fortune s'organise autour du principe ob­jectif des différences qui les séparent et des valeurs associées à ce principe, soit, très grossièrement, l'hérédité et l'argent, de même la désinvolture détachée avec laquelle les membres des classes supérieures s'adon­nent, quand ils le font, à la photographie s'oppose à l'ascèse laborieuse de l'acqui­sition qui s'exprime par exemple dans le verbe « faire » de « faire l'Italie », comme la distinction naturelle à l'effort beso­gneux.

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ou pa r la manière originale de sacrifier à ces consommat ions ou à ces pra t iques , l ' écar t différentiel appara i ssan t alors au n i v e a u de la modal i t é des compor t emen t s . Ce n 'es t pas un effet du hasa rd s i le snob, en t an t que personnage social , c réa teur et imi t a t eu r de procédés expressifs en mat iè re d 'habi l lement , de l o g e m e n t e t de s ty le de v ie , est con tempora in de la r évo lu t ion industr iel le et de la dispar i t ion des « ordres » s ta tu ta i res ; t o u t incl ine en effet à admet t r e que le r enouve l l ement incessant des procédés expressi fs qui caractér ise le snobisme s ' impose toujours d a v a n t a g e , en des domaines toujours p lus d ivers e t à des groupes de p lus en p lus é tendus , à mesure que les différences ob jec t ives , économiques ou s ta tu ta i res , t enden t à s 'es tomper .

C 'es t une log ique du m ê m e t y p e qui règle les phénomènes de diss imulat ion observab les dans l 'usage de la l angue . Ic i encore, la logique de la symbol i sa t ion de la posi t ion sociale ne doi t rien, ou t rès peu, a u x intent ions individuel les pu isque la recherche la plus expl ic i te de la d is t inct ion s 'organise en fai t selon des règles socia lement définies, les condui tes « d is t inguées » é t an t au sys tème des procédés expressifs c o m m e des paroles à une langue (34). « D a n s les c o m m u n a u t é s l inguis t iques fo r tement différenciées, r emarque N . S . T r o u b e t z k o y , ces dis t inct ions sont t rès marquées dans les prononcia t ions qu i reposent sur une s t ructure provincia le , professionnelle ou cul ture l le de la société [...]. La l angue courante de V i e n n e sonne dans l a b o u c h e d 'un fonc­t ionnaire du minis tère tou t au t r emen t que dans l a bouche d 'un vendeur de magas in . D a n s la Russ ie pré- révolu t ionnai re les membres du clergé se d i s t ingua ien t pa r la p rononc ia t ion spi­ran te du g [...], m ê m e s'ils par la ient en général la l angue l i t té-

(34) Tout se passe donc comme si les différentes sociétés et les différentes classes sociales proposaient à leurs mem­bres autant de systèmes différents d'in­dices de différenciation. Ainsi, tandis que dans nos sociétés, les pratiques cultu­relles doivent à leur haut rendement sym­bolique d'être le moyen d'expression par excellence de la recherche de la différence pour la différence, celle-ci a pu s'expri­mer aussi, à d'autres époques, en d'autres domaines, celui de la religion par exem­ple : « Aussi, s'il arrive que ceux qui autrefois étaient de simples croyants adoptent le langage des gens éclairés, est-ce bien pour se prouver à eux-mêmes et aux autres, qu'ils sont d'une classe plus élevée, qu'ils sont devenus à leur tour des

« gens d'une certaine façon ». C'est là une preuve de plus que la religion est devenue l'affaire du peuple. Pour être bourgeois il faut ne pas croire. Cet homme qui « re­garde avec mépris et comme du haut de sa grandeur, ce pauvre peuple qui assiste avec respect aux saints Mystères », cet homme qui « se croit un personnage distingué parce qu'il ne fait pas comme les autres des inclinations, des génu­flexions, des prières, [...] en même temps qu'il renie sa religion, établit une distinc­tion entre deux classes sociales, il fait en quelque sorte une déclaration, pour faire reconnaître ses droits de bourgeoi­sie. » (B. G R O E T H U Y S E N , Origines de l'es­prit bourgeois en France, I, L'Eglise et la bourgeoisie (Paris, N R F , 1927), p. 31).

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raire la p lus pure ; i l ex i s ta i t une prononcia t ion par t icul iè rement « noble » et une prononc ia t ion « c o m m e r ç a n t e » du russe l i t téraire. U n e opposi t ion entre la p rononcia t ion des vi l les e t la pronon­cia t ion des c a m p a g n e s ex i s te dans tou tes les langues , de m ê m e qu ' en t re la p rononc ia t ion des gens de hau t e cul ture e t la pronon­cia t ion des ignorants . I l ex i s te t rès souven t une prononcia t ion « monda ine », carac tér isée p a r une a r t i cu la t ion noncha lan te qui est p ropre a u x d a n d y s e t a u x snobs de tou te sorte (35). » On v o i t que la différenciat ion des procédés expressifs de la l angue expr ime la différenciation sociale selon une logique originale. I l s 'ensui t d 'une pa r t que c h a q u e procédé expressi f ne t ient sa « v a l e u r » que de sa posi t ion dans le sys t ème des procédés expressifs s i bien qu ' i l serai t naïf d ' impu te r à te l ou tel , en lu i -même et pou r lu i -même, des carac té r i s t iques tel les que la « vu lga r i t é » ou la « d is t inc t ion » : ainsi , c o m m e l ' obse rve Géra rd Gene t t e , la t ra­d i t ion rhé tor ique « définit les f igures c o m m e des manières de par ler éloignées de celles qu i sont na ture l les e t ordinaires, ou encore [...] s imples et c o m m u n e s [...]. A u t r e m e n t dit , l'effet des figures (v ivac i té , noblesse, agrément ) est aisé à qualifier, m a i s leur être ne peu t se désigner que pa r ceci que chaque f igure est une figure à pa r t et que les figures en général se d is t inguent des express ions non f igurées p a r le fait qu 'e l les on t une modif ica t ion par t icul ière , qu 'on appel le figure » (36). Il s 'ensuit , d ' au t re par t , que l 'on peu t obse rver dans les g roupes s o c i a u x de rang é levé des t ra i ts cons tan t s : de m ê m e que T r o u b e t z k o y caractér ise la p rononcia t ion monda ine pa r sa « noncha lance », obse rvan t que la « négl igence dans l ' a r t icu la t ion des consonnes et le r uvula i res sont des procédés expressifs a u x q u e l s on reconnaî t un d a n d y » (37), de m ê m e M a x W e b e r prê te a u x groupes pr ivi légiés une t endance à la « s ty l i sa t ion » de la v i e , au déda in de « l ' a c t iv i t é d ' acqu i ­si t ion ra t ionnel le » — et t o u t spéc ia lement de l ' ac t iv i t é d 'entre­preneur — et l 'on peu t obse rver que les membres des classes cu l t ivées mani fes ten t une forte inc l ina t ion au d i le t tan t i sme et à une représenta t ion char i smat ique du rappor t à la cu l ture (38). L o i n que cer ta ines propr ié tés soient in t r insèquement a t t achées à cer ta ines condi t ions économiques et sociales, donc à cer ta ines s i tua t ions exis tent ie l les , i l faut adme t t r e q u ' à des « posi t ions » homologues dans la s t ruc ture sociale correspondent des condui tes s y m b o l i q u e s de s ty l e s équ iva len t s .

(35) N. S. T R O U B E T Z K O Y , Principes de phonologie (Paris Klincksieck, 1957), pp. 21-22.

(36) G . G E N E T T E , Figures (Paris, Seuil, 1966), p. 209.

(37) Ibid. p. 22. (38) Cf. P. B O U R D I E U et A. D A R B E L ,

L'Amour de l'Art, le musée et son public (Paris, Ed. de Minuit, 1965).

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En fait , à la différence du s y s t è m e l inguis t ique p roprement di t , les sys t èmes symbol iques que l 'on peu t appeler expressifs (en emprun­t an t à T r o u b e t z k o y le m o t pa r lequel i l carac tér ise les procédés phonologiques qui , « dans une c o m m u n a u t é l inguis t ique , s e rven t à caractér iser un g roupe dé terminé de sujets par lan t s ») (39) const i ­tuent des sys tèmes hiérarchisés , qu i s 'organisent p a r référence à un te rme fixe, soit les manières distinguées du g roupe don t le r a n g est le plus é levé ou, au contraire , les manières communes du g roupe de rang inférieur (40). Le principe des sy s t èmes expressifs n ' é t an t au t re chose que la recherche de la différence ou, mieux , de la distinction, au sens de m a r q u e de différence qu i sépare du c o m m u n par « un ca rac ­tère d 'é légance, de noblesse et de b o n t o n », c o m m e di t le L i t t r é , on comprend que les groupes de s t a tu t t enden t à se d is t inguer les uns des autres par des opposi t ions plus ou moins subt i les e t pa r sui te que les groupes de rang plus é levé soient aussi c e u x qui réal isent le m i e u x la surenchère du raffinement, qu ' i l s 'agisse du l angage , du v ê t e m e n t ou , p lus généra lement , de t o u t l'habitus.

La recherche de la différence en mat iè re de l angage peu t condui re à la pure et simple « bi furcat ion l inguis t ique », les classes cu l t ivées ut i l isant un au t re l angage que les classes popula i res (41) . Mais l ' in­tent ion de se dis t inguer s ' accompl i t peut -ê t re p lus par fa i t ement dans les raffinements appor tés au l angage c o m m u n : à C e y l a n , le l angage des prêtres e t des chefs est abondan t , d o u x , é légant , cour ­tois, comme les gens qui le par lent , e t un obse rva t eu r r e m a r q u e le goû t des Cingalais pour les raffinements s ty l i s t iques , d ' a u t a n t p lus admirés qu ' i ls sont plus artificiels (42). En fai t , les manières les p lus recherchées ne sont pas toujours les p lus c o m p l e x e s e t le j e u des opposi t ions peut , dans le cas de cer ta ines s t ruc tures sociales, con­duire les groupes de rang é levé à adop te r les m œ u r s les p lus « s im­ples » par une sorte de double négat ion . Ains i , de m ê m e que le s t y l e simple de la rhé tor ique c lass ique ne se définit c o m m e te l que pa r défaut , c 'est-à-dire pa r référence au s y s t è m e des f igures , de m ê m e , c o m m e le remarque T r o u b e t z k o y , les s ty les expressifs p e u v e n t se d is t inguer aussi bien par la mise en relief de la fonct ion d ' appe l que pa r sa réduct ion : « Que l 'on compare p a r e x e m p l e le d iscours exagérément te in té d 'affect ivi té d 'une d a m e affectée e t le d iscours solennel lement f l egmat ique d ' un v i e u x et i m p o r t a n t d igni ta i re .»

(39) Ibid. p. 22. (40) « On parle d'un visage commun,

dit Kant, par opposition à un visage dis­tingué. » ( E . K A N T , Anthropologie du point de vue pragmatique (Paris, Vrin, 1964), P- 147.)

(41) Ralph P I E R I S , Speech and Society : A Sociological Approach to lan­guage, American Sociological Review, X V I (igsr), pp. 499-505.

(42) Loc. cit. p. 26.

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De m ê m e , encore dans no t re société, l e souci d ' échapper au zèle naïf des pho tographes passionnés qui se recru ten t sur tou t dans les clas­ses m o y e n n e s peu t condui re les m e m b r e s de la classe cul t ivée à expr imer dans une p ra t ique pho tog raph ique tou t à fait semblable en apparence à celle des classes popula i res une adhésion réservée et désabusée, parfois affirmée c o m m e pa r dép i t ou pa r défi, à une act i ­v i t é en tachée de vu lga r i t é du fai t de sa d ivu lga t ion . D a n s une société différenciée où i l ne s 'agi t pa s seu lement de différer du c o m m u n mais d ' en différer dif féremment , l a log ique des renversements du pour ou cont re ent ra îne de parei l les rencontres ent re la s impl ic i té s imple des « s imples » et la s impl ic i té recherchée des raffinés (43).

On au ra v u , p a r ce dernier exemple , qu ' i l faut englober dans l a s y m b o l i q u e de la posi t ion de classe non seulement les procédés expres­sifs, c 'est-à-dire les ac tes spéc i f iquement et in tent ionnel lement des­t inés à expr imer la pos i t ion sociale, mais l ' ensemble des ac tes soc iaux qui , sans m ê m e q u ' o n ai t à le voulo i r et à le savoi r , t raduisent ou t ra­hissent , a u x y e u x des au t res e t su r tou t des é t rangers au groupe , une cer ta ine posi t ion dans la socié té (la percep t ion de la s i tua t ion de classe, de la sienne propre c o m m e de cel le des autres , é tan t spon­t a n é m e n t « s t ruc tura le »). L ' a u t o n o m i s a t i o n de l ' a spec t économique des ac t ions n 'es t j a m a i s s i pa r fa i t ement réalisée, m ê m e en nos socié­tés (et a fortiori dans les sociétés t radi t ionnel les qui accen tuen t c o m m e à plaisir l ' ambigu ï t é des condui tes) , que les ac t ions les plus d i rec tement or ientées v e r s des fins économiques soient to t a l ement dépourvues de fonct ions s y m b o l i q u e s . Ceci est par t icu l iè rement vra i , é v i d e m m e n t , des ac tes de consommat ion qui , c o m m e V e b l e n l ' a mont ré , e x p r i m e n t toujours , au moins secondai rement , l a posi t ion sociale (el le-même dotée d 'une « v a l e u r » dé terminée p a r opposi­t ion à d 'au t res positions) de c e u x q u i les effectuent en ce qu ' i l s sont carac té r i s t iques d 'un g roupe de s t a t u t donné . En d 'au t res termes, s i les procédés expressifs c o m m e ac tes sub jec t ivemen t e t inten­t ionne l lement dest inés à exp r imer la posi t ion sociale s 'opposent a u x ac tes o b j e c t i v e m e n t expressifs (c 'est-à-dire à tous les ac tes sociaux) en ce qu ' i l s véh icu len t des s ignif icat ions au second degré, produi ts d 'un redoub lement express i f des s ignif icat ions du premier degré que les ac tes soc iaux do iven t nécessa i rement à la posi t ion dans la

(43) « En pensant ouvrier, Citroën prétendait séparer d'un coup la fonction matérielle de l'automobile et sa valeur symbolique. Une Jaguar type E, par exem­ple, est un pur symbole. Elle est trop chère, elle va trop vite, elle n'offre pas assez de place, elle est trop fragile, etc., bref, elle est rigoureusement inutile [...].

La « 2 CV » devait être un outil [...]. Mais beaucoup d'idéalistes et d'intellectuels s'y laissèrent prendre [...]. La « 2 CV » se voulait libre de tout symbole : elle devient un symbole à l'envers. • (J. F. H E L D , Quatre roues sous un parapluie, Le Nouvel Observateur, 24 novembre 1965).

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s t ructure sociale de c e u x qui les effectuent, on passe g radue l l emen t par l ' accen tua t ion intent ionnel le (qui peu t al ler j u s q u ' à l ' au tonomi -sat ion de la fonct ion express ive) , des ac tes soc i aux les p lus c o m m u n s a u x procédés expressifs e t à la recherche de la m a x i m i s a t i o n du ren­dement symbol ique des procédés expressifs qui s 'observe p a r e x e m ­ple en mat iè re ves t imenta i re lorsque l 'on s'efforce, pa r la c o m p a ­raison sys t émat ique , d 'acquér i r au moindre coû t l e p lus possible de va leur symbo l ique (44).

T o u t e s les classes sociales de tou tes les sociétés ne sont pa s éga lement disponibles pour le j e u du r edoub lemen t expressif des différences de s i tua t ion et de posi t ion. On a souven t obse rvé q u e l 'opinion des ind iv idus sur leur pos i t ion dans la h iérarchie socia le et sur la hiérarchie des posi t ions sociales , donc sur les critères de hiérarchisation, est d i rec tement fonct ion de leur pos i t ion dans la hiérarchie sociale. A ins i D a v i s e t G a r d n e r r emarquen t que les cri tères de l ' appar tenance de classe va r i en t d 'une classe à l ' au t re , les classes inférieures se référant su r tou t à l ' a rgent , les classes m o y e n n e s à l ' a rgent et à la mora l i té , t and is que les classes supé­rieures me t t en t l ' accen t sur la naissance e t le s t y l e de v i e (45). I l s 'ensuit par exemple que l a h iérarchie proposée p a r W a r n e r sur la base d ' indices de s ty le de v i e e t de pres t ige social exp r ime , c o m m e on l 'a souven t noté , le po in t de v u e des classes supérieures , p lus a t t en t ives a u x dis t inct ions s ta tu ta i res que les classes m o y e n n e s et populaires (46). Ces observa t ions conduisen t à rappeler les conditions de possibilité économiques et sociales de la t r ansmu ta t i on symbol ique des différences économiques e t sociales . En effet, les classes les plus défavorisées au poin t de v u e économique n ' in ter­v iennen t j ama i s dans le j e u de la d ivu lga t i on e t de la dis t inct ion, forme par excel lence du j e u p ropremen t cu l ture l qu i s 'organise objectivement pa r rappor t à elles, q u ' a u t i t re de repoussoir ou,

(44) Bernard B A R B E R et Lyle S. L O B E L

décrivent fort bien le « shopping pattern » selon lequel, avec l'aide des magazines, les femmes américaines s'efforcent d'obtenir au moindre prix les vêtements les plus chargés de valeur symbolique, c'est-à-dire les plus haut situés dans la hiérarchie des valeurs de mode (cf. Bernard B A R B E R and Lyle S. L O B E L , Fashion in Women's Clothes and the American Social System, Social Forces, X X X I (1952), i24-r3i.)

(45) Allison D A V I S , Burleigh B. G A R D ­

NER and Mary R. G A R D N E R , Deep South, Chicago (University of Chicago Press, 194), pp. 60-72, cité par Ruth Rosner

Korhauser, "The Warner Approach to Social Stratification", in B E N D I X and L I P S E T , op. cit. p. 249.

(46) On observerait de la même façon que la référence aux différences de style de vie est infiniment plus rare, à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, dans une société économiquement peu développée, comme l'Algérie, où les déterminismes économiques pèsent de manière plus bru­tale en sorte que les critères subjectifs et objectifs de stratification se réfèrent tous, directement ou indirectement, à l'ordre é conomique.

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plus e x a c t e m e n t , de nature. Le j e u des dis t inct ions symbo l iques se joue donc dans les l imi tes é t roi tes que définissent les cont ra in tes économiques e t reste, de ce fait , un j e u de pr ivi légiés des sociétés pr iv i légiées qu i p e u v e n t s'offrir le l u x e de se dissimuler les oppo­sit ions de fait , c 'est-à-dire de force, sous les opposi t ions de sens.

E s s a y e r de saisir les règles du j e u de la d ivu lga t ion e t de la d i s t inc t ion selon lesquel les les classes sociales e x p r i m e n t les diffé­rences de s i tua t ion e t de pos i t ion qu i les séparent , ce n 'es t pas réduire tou tes les différences e t moins encore la to ta l i té de ces différences, à c o m m e n c e r p a r leur aspec t économique , à des dis­t inc t ions symbo l iques , ce n 'es t pa s d a v a n t a g e réduire les re la t ions de force à de pures re la t ions de sens ; c 'es t choisir d ' accen tuer explicitement, à des fins heur is t iques et au p r ix d 'une abs t rac t ion qui doi t s ' appara î t re c o m m e tel le , un profil de la réal i té sociale qu i passe souven t inaperçu ou qui , lorsqu ' i l est aperçu , cesse souven t d ' appara î t re en t a n t q u e te l .

T o u t un a spec t des re la t ions ob jec t ives ou intent ionnel les qui s 'é tabl issent entre les classes sociales peu t faire l 'ob je t d 'une é tude s t ruc tura le pa rce que les m a r q u e s de d is t inc t ion s 'organisent en s y s t è m e s , sur la base de l ' homologie de s t ruc ture ent re le s ignif iant , à savo i r les ac tes et les procédés expressifs , et le signifié, c 'est-à-dire le s y s t è m e des posi t ions s ta tu ta i res , définies p r imord ia lement p a r leur oppos i t ion à d 'au t res posi t ions s ta tu ta i res ; la log ique des rappor t s s y m b o l i q u e s s ' impose a u x sujets c o m m e s y s t è m e d e règles abso lumen t nécessaires dans leur ordre, i r réduct ibles auss i b ien a u x règles d u j e u p rop remen t économique q u ' a u x in ten t ions par t icul ières des sujets : les r appor t s soc i aux ne se réduisent j a m a i s à des r appor t s ent re des sub jec t iv i t é s qu ' an imera i t la recherche du pres t ige ou tou t e au t re « m o t i v a t i o n », pa rce qu ' i l s ne sont a u t r e chose que des rappor t s entre des condi t ions e t des posi t ions sociales q u i s ' accompl issent selon une log ique prédisposée à les exp r imer et , à ce t i t re , ils ont p lus de réal i té q u e les sujets qui les hab i ten t . L ' a u t o n o m i e qui rend possible l ' ins taura t ion des rappor t s s y m b o ­l iques à la fois s y s t é m a t i q u e s et nécessaires n 'es t que re la t ive : les r appor t s de sens qu i s 'é tabl issent à l ' intér ieur de la m a r g e restreinte de va r i a t i on laissée p a r les condi t ions d ' ex i s tence ne font qu ' exp r imer , en leur fa isant subir une t ransformat ion sys té ­m a t i q u e , les r appor t s de force : i l s 'agirai t donc d 'é tabl i r c o m m e n t la s t ruc ture des rappor t s économiques peu t , en dé te rminan t les condi t ions e t les pos i t ions sociales des sujets soc iaux , dé terminer l a s t ruc ture de r appor t s symbo l iques qui s 'organisent selon u n e log ique i r réduct ib le à celle des r appor t s économiques .

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