Biaggini, El Testigo Imposible, Gonzalo de Berceo y La Construcción Del Autor

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Le t´ emoin impossible : Gonzalo de Berceo et la construction de l’auteur Olivier Biaggini To cite this version: Olivier Biaggini. Le t´ emoin impossible : Gonzalo de Berceo et la construction de l’auteur. Corinne et Manuel Montoya. XXXe Congr` es de la Soci´ et´ e des Hispanistes Fran¸cais, May 2001, Brest, France. Universit´ e de Bretagne occidentale, pp.131-146, 2002. <halshs-00186167> HAL Id: halshs-00186167 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00186167 Submitted on 8 Nov 2007 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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Artículo de Biaggini sobre oralidad y escritura en Berceo

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Letemoinimpossible: GonzalodeBerceoetlaconstructiondelauteurOlivierBiagginiTocitethisversion:Olivier Biaggini. Letemoinimpossible: GonzalodeBerceoet laconstructiondelauteur.Corinne et Manuel Montoya. XXXe Congr`es de la Societe des Hispanistes Francais, May 2001,Brest,France. UniversitedeBretagneoccidentale,pp.131-146,2002. HALId: halshs-00186167https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00186167Submittedon8Nov2007HAL is a multi-disciplinary open accessarchiveforthedepositanddisseminationof sci-entic research documents, whether they are pub-lishedor not. The documents maycome fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.LarchiveouvertepluridisciplinaireHAL, estdestineeaudepotet`aladiusiondedocumentsscientiquesdeniveaurecherche, publiesounon,emanantdesetablissementsdenseignementetderecherchefrancais ouetrangers, des laboratoirespublicsouprives.1 Le tmoin impossible : Gonzalo de Berceo et la construction de lauteur Gonzalo de Berceo est le tout premier crivain castillan qui ait appos le sceau de son nom lamatiredesesuvres.1Cettesignatureduproducteurdutexteestsansdoutelindiceleplus manifeste dune construction de lauteur et dune revendication dautorit. Mais il ne sagit que dun indice,quineconfrepasdembleBerceoletitredauteur.LepoteduLibro de Alexandre, quelques annes auparavant, na prouv nul besoin de rvler son identit2 pour asseoir une autorit quilplacepourtantaucentredesonlaborationlittraire.3Inversement,ilestfrquentquela mentiondunnomdansuntextemdivalrenvoiesoncopiste,nonauresponsabledesa composition. Ainsi, encore faut-il savoir quel titre le texte exhibe le nom de Gonzalo de Berceo. En dautrestermes,jemintresseraiicilanotiondauteurcommestatut,lasourcesinondune lgalit, du moins dune lgitimit de lcriture. On a le plus souvent tent de saisir lmergence dun nouvelauteurlafinduMoyengeenlareplaantdansunehistoiredelindividuetdusujet,en associantlaconsciencedelautoritproprelasubjectivitlittraire.Sansnierlapportdecette dmarche, je me propose dadopter un point de vue diffrent qui est denvisager la notion dauteur dans lconomie de la validit des discours, cest--dire dans le rapport rhtorique quelle entretient avec la croyance et la certitude. En ce sens, lauteur sera considr avant tout comme une instance rhtorique produite par le texte, mais qui lui confre en retour les fondements de sa lgitimit dire. Il me semble que le cas de Berceo se prte particulirement bien cette approche, dans la mesure o ses crits, essentiellement religieux, posent demble le rapport de lcriture la croyance, la foi et la certitude. Aprs avoir situ grands traits le statut de lauctor mdival, jaborderai la construction de lauteur chez Berceo, dabord de faon gnrale, et ensuite en privilgiant une piste particulire, qui est celle du tmoignage. 1 Sauf mention contraire, nous citons les uvres de Berceo daprs ldition collective dirige par Ura (d. 1992), lexception des Milagros de Nuestra Seora, qui ont fait plus rcemment lobjet dune excellente dition : Baos (d. 1997). 2Laquestionestencoreobjetdedbat.Ilfautdirequelesmanuscritsconservsprsententdesindications contradictoires.LemanuscritOsetermineparuneattributionuncertainJohanLoreno,nAstorga,mais comporte galement un passage qui fait rfrence un certain Gonalo ( e dixo a Gonalo : "Ve dormir, que assaz asvelado" , 1386d). loppos, dans le manuscrit P, le texte se clt sur le nom de Gonalo de Berceo, mais le verscorrespondantau1386ddeOfaitallusionuncertainLorente( Lorente,vedormir,casarasvelado , 1528b). Face cette confusion, les critiques, de rares exceptions prs, suspendent leur jugement et considrent luvre comme anonyme. 3 Voir Arizaleta (1999). Cette tude novatrice consacre un chapitre entier lautorit potique (p. 85-114). 2 IlestenprincipeimpensableauMoyengequuncrivainsappliquelui-mmeletitre dauteur. Unauctor, cest le producteur dun discours pourvu duneauctoritas, cest--dire dun prestige, dun crdit, dune vracit qui se confondent la lgitimit de son nonciation. Ce point me paratessentiel :cenestpaslnoncquifaitlauctoritas, mais lacte dnonciation, indissociable de lauctor. Ce nest donc pas la validit du discours qui fait lauctor, mais bien linverse. Lauctor prcdetoujourslauctoritas,mmedanslecasoilestanonyme,absent,inexistant.Cette antriorit logique de lauteur se traduit, le plus souvent, par une antriorit temporelle : il appartient essentiellementunepoquereculeetrvolue,sibienquelanciennetelle-mme devient parfois unindicedauctoritas. Enfin, cette antriorit est surtout ontologique et thologique. Lauctor par excellence,cestDieu,auteurdumonde,maisaussidutextesacr,sourcedetouteautorit scripturaire. Les textes mdivaux de toute nature usent des autorits chrtiennes ou paennes, le plus souventdefaonponctuelle,pourattesterleurpropos,maisaussiparfoispourlesconfronter,les classer ou les faire concorder. Alors que la vrit est une et indivisible, lautorit, qui en est tout la foisuncritreetunsubstitut,estsusceptibledeserpartirendegrs,deschelonnerselonune hirarchie que tout texte particulier peut redfinir selon ses propres moyens rhtoriques. Les autorits sontconsidrescommelesfragmentsparsdunevrittranscendantequilspermettentde reprsenter et de reconstruire dans le cadre limit du texte. Tout crivain peut donc prtendre capter une part dauctoritas, sans que cela lui donne pour autant le titre dauteur. Quelle est donc la place laisse ceux qui ne sont pas des auteurs et qui, pourtant, aspirent implicitementledevenir ?SaintBonaventuredistinguequatreinstancesdelaproductiondu discourscrit,selonleurdgrderesponsabilit.4Lescriptor(oucopiste)critpartirdune matirequineluiappartientpasetlaquelleilnapporteaucunemodification.Lecompilator se limite combiner entre eux des matriaux tranger. Lecommentator, quant lui, ajoute sa matire propreausupporthritquilcommente,maiscedernierresteprincipal.Lauctor, enfin, combine matirepersonnelleetmatirehritmaiscestsonapportpersonnelquiestprincipal.On remarquera que lauctor ncrit pasex nihilo.Devenir auctor, quand on est seulement compilator oucommentatornesignifiedoncpasrenoncerauxcitationsdesgrandsauteursetauxarguments dautorit, mais en faire les lments annexes de son propre discours assum comme principal. Pourcomprendrecesdfinitions,encorefaudrait-il dterminer ce que signifie exactement ici ladjectif principal . Il renvoie sans doute une primaut de droit, plutt qu une prdominance 4 Commentaire de saint Bonaventure au Livre des sentences de Pierre Lombard, cit par Minnis (1988), p. 94. 3 defait.Peuimporte,eneffet,laparteffectivedelapportpersonneldansluvredelauctor : ce nestpassonoriginalitparrapportsessourcesquiluidonnedelautorit.5Undiscoursola matirepropreest principale estundiscoursquireconnatexplicitementlalgitimitde lnonciationdontilestissu,undiscoursquisedoteduneoriginecapabledelegarantir.Non commeinstancedeloriginalit,maiscommeinstancedelorigine,lauteurestenmmetemps garant. Selon moi, ce sont l les deux traits essentiels dun discours dauteur : dune part, il assume uneorigine,commeinstanceresponsabledesaproduction ;dautrepart,cetteoriginejoue galement comme garantie, comme instance responsable de la crdibilit de lnonc. GonzalodeBerceo,commeilsedoit,nesedsignejamaislui-mmecommeauteur.6 Pourtant,soncriture,parbiendesaspects,montrequilaspirelautoritetquelafigurede lauteurestchezluiobjetdedsir,projectionidaledesapropreimage.Laspcificitdecette constructiontienttoutdabordlamthodedcriture.ContrairementaupoteduLibrode Alexandrequimaniedessourcesmultiplesetconstruitsonautoritpartirdelafonctionde compilator,Berceotravailleleplussouventpartirdunesourcelatineuniquequiladapteen castillan. Devenir auteur signifie donc pour lui se confronter lautorit massive dune source latine quil convoque chaque dtour du rcit ou de largumentation et qui semble reprsenter ses yeux laversionauthentiquedelalgendereligieuse.Aussitrouve-t-ontrsfrquemmentsoussaplume des hmistiches du type : como diz la leyenda , el escripto lo prueva , escripto lo leemos 7, rfrencesexplicitesunesourcequisontautantdegarde-fousquelepotemnagepourses propres allgations. Avant dtre auteur, Berceo est dabord lecteur de la source. Les verbes lire et faire alternent dans la dfinition quil donne de son entreprise littraire, dans La vida de San Milln, 5 Dun point de vue pratique, la question de lauteur dun texte et de son autorit ne saurait donc se rduire une simple comparaison philologique du texte ses sources qui se proposerait dvaluer son degr dinnovation. Un discoursinnovant,maisquisnonceraitentirementsouscouvertduneautoritantrieure,neseraitpasun discours dauteur. Il nest pas rare que les crivains mdivaux attribuent leurs discours les plus novateurs aux auctores. Le recours lauctoritas dautrui peut alors constituer la protection idale dun discours personnel que lon refuse dassumer directement : cette auctoritas accueille alors lexpression dune originalit littraire, au sens o nous lentendons aujourdhui. Loin de produire une parole servile, soucieuse de se conformer en tout point latradition,lesystmedelauctoritas sert la production dune pense nouvelle. Inversement, sont en gnral revendiqus comme personnels des discours immdiatement acceptables par leur destinataire. 6Ilseditjoglar , trobador , dictador ou versificador ,dnominationsquirenvoientlaforme potiqueetquinedonnentlieuquindirectementlarevendicationdunepaternitlittraire : cuyos joglares somos, l nos dee guar (Santo Domingo, 289d) ; que ovi grand taliento de seer tu joglar (Santo Domingo, 775b) ; Anmercedtepido :poreltutrobador (Loores,232a) ; quedelostosmiraclosfuedictador (Milagros, 911b, dans le manuscrit I) ; Gonalo li dixieron alversificador (Santa Oria, 205a). 7 Respectivement dans Milagros (750b),Santo Domingo (603b),Sacrificio (95c). Nous avons pu relever prs de 140 mentions de ce genre dans toute luvre de Berceo, qui renvoient tantt la source principale que le pote adapte, tantt un texte canonique, identifi ou non par le texte. 4 enparticulier.8Cettehsitationentreunelecturedelasourcelatineetunefacturedeluvre vernaculaire,estbiencelledunpoteenpassededevenirauctor.Commentlepotepeut-il effectuer ce transfert ? La lecture de la source, mme lorsquelle semble inscrire lnonciation du pote dans le sillage dunenonciationantrieure,estenmmetempsunelectio,cest--direuneexplication,un commentairelinairequitransfrelamatirehrite dans une nouvelleforme(laformeversifie)et dansunenouvellelangue(lecastillan).Onchercheraitenvainlesprmissesdunethoriedela traduction chez Berceo. Lorsquil mentionne la langue de son criture, ce roman paladino , cest pourensoulignerlaclartetlatransparencequilarendentaccessibleunlargepublic, contrairementautextelatin,parfoiscaractrisparsonopacit,sonobscurit,safermeturesur lui-mme( encerradolatino ).9Parcetteopposition,sedessinelestatutduntextevernaculaire conu comme un commentaire. Berceo endosse presque constamment le rle ducommentator qui explicite et rnove le texte latin. Jai cru mme pouvoir dceler dans certaines allgations du pote que cette ide de rnovation puise son modle dans le schma fondamental de lexgse sacre : de mme que le Nouveau Testament explicite, accomplit etrnove lAncien Testament, le discours du poteprtendextrairedelalettredelasourceunespritdontilseraitengrandepartielui-mme le garant.Ainsi,lasourcenestjamaisconsidrecommeuntextedfinitif,unmodleachevqui condamnerait les adaptations postrieures un appauvrissement du sens. Berceo ne manque pas de remarquerquelleestparfoisdfectueuseouquelleneluifournitpastouteslesinformations 8 Ces deux conceptions de la production de luvre coexistent dans San Milln : Qui la vida quisiere de sant Milln saber, / e du istoria bien certano seer, / meta mientes en esto que yo quiero leer (1abc) ; Gonzalvo fue so nomne qui fizo esttractado (489a). Situes au dbut et la fin du texte, ces vers rsument le passage dune lecture de la source la production assume dune uvre propre. Dans Santo Domingo, cest le faire qui domine ds les premires strophes : de un confessor sancto quiero fer una prosa (1d). Il se trouve, par ailleurs, que ce verbe faire qui caractrise la production littraire sintgre dans un rseau de rsonances qui lassocie galement lacrationdivine,dunepart,etlanaissancedusaint,dautrepart.Paruneanalogiequelquepeuabusive, Berceoenvisage la paternit de son uvre au regard dautres genses, bien plus prestigieuses. Arizaleta (1999) examine aussi lopposition lire / faire dans le projet littraire du Libro de Alexandre. Dans ce cas, lalternance des deuxverbesestperceptibledanslesvariantesmmesdunvers(5a) : Qujero fer vn libro que fue de vn Rey pagano / Qujero leer un liuro de un Rey noble pagano (p. 149-150). 9 Dans Santo Domingo : Quiero fer una prosa en romn paladino / en qual suele el pueblo fablar con so vecino (2ab).caeramalaletra,encerradolatino,/entendernolopudiporseorSanMartino (609cd).Cette opposition,dansunelargemesure,sous-tendlesrelationsqueBerceoinstaureentresasourceetsonuvre propre. De manire gnrale, il semble que les potes du mester de clereca aient largement exploit lide dun savoirtriomphantdelobscuritduntexte :leroilettrduLibrodeApolonio, en partie construit comme une projection de la figure du pote, fait la preuve de son savoir en rsolvant une nigme la formulation hermtique ( vn argumente errado , 15b). 5 souhaitables, ce qui tend miner le caractre absolu de son autorit.10 Le pote utilise la source pour accder un pisode de la vie dun saint ou un miracle, mais il a conscience quelle est seconde par rapport aux vnements sacrs. Au mme titre que luvre vernaculaire, elle nest quun maillon danslagnalogiedelalgende.Lassurancedesonauthenticitpermetseulementaupotede prsentersonuvreproprecommelaboutissementdunetransmissionsansfailledelvnement originelparlestextes.Cesoucidelgitimerlepassagedelvnementsonrcitcritest particulirement sensible dans lesMilagros de Nuestra Seora o, plusieurs reprises, Berceo met en scne la consignation crite des miracles partir du tmoignage des miraculs. Ces personnages qui puisent au miracle luimme la lgitimit de leur criture, ont parfois t compars des notaires de lhistoire sacre11, dont la fonction est de transformer au nom de la communaut le rcit oral du prodige en texte crit. Cette figure, dans une large mesure, sied galement au pote et constitue sans doute lune des clefsdesonaccsaustatutdauteur,traverslanotiondetmoignage.Onapurapprocherla dmarchedeBerceodecelledunnotairequiruniraitpatiemmentlespicesconvictionetle tmoignage des sources pour produire un discours digne de foi.12 Le pote serait alors le tmoin de tous les tmoignages, tmoin la deuxime puissance mais idalement capable daccder la vrit originelledesfaitsparunemthodedattestationimpeccable.Touteslesrfrencesauxsourceset lesautresgarantiesqueletexteconvoquesapparenteraientainsidesformulesnotarialesou 10Lonpeutstonnerdeconstaterquelaplupartdesrfrences,danscecas,renvoientdesdtails apparemmentsecondaires.Ainsilepotepeutregretter,dansSantaOria, que sa source ne prcise pas si les parents de la sainte eurent dautres enfants (16a) et, dans Santo Domingo, propos dune paralyse candidate au miracle, si elle avait perdu lusage de sa main droite ou de sa main gauche. Comme laffirme Diz (1993) propos de rfrences du mme ordre dans les Milagros : Por una parte, muestran que el topos de la autoridad de lo escrito no sirve tanto para respaldar la veracidad de lo que se dice sino como para establecer la confiabilidad de quien tienelapalabra.[...]Porotraparte,[...]esasreferenciasqueinventansilenciosconelgestodejustificarlos, socavan la autoridad de lo escrito en el mismo acto de invocarla y, al hacerlo, revelan que precisamente que la fuente latina no es el texto originario sino la transcripcin de un original. (p. 40-41). 11Diz(1993),reprisetapprofondidansDiz(1995),p.210-223. Par exemple : El precioso mirculo non cadi en olvido:/fueluegobiendictado,enescriptometido (Milagros, 328ab). Il est essentiel de constater ici que la mise en scne de linscription, qui ritualise la production du texte, est totalement absente du rcit que propose la source latine : il sagit-l dun ajout de Berceo. En outre, cette construction nest pas spcificique certains rcits desMilagros :ellesappliquegalementlensembledurcitdeSanta Oria, puisque Berceo met en scne la rdactiondupremierrcit,celuideMunius,lafoisconfesseurdelasainteetauteurdelasource.Voir,en particulier, Santa Oria, 6-9. 12 Rico (1985) met en relation cette fonction dcriture avec la dnomination del abat Johan Sanchez notario por nombrado appliqueBerceolafinduLibrodeAlexandre(dansmanuscritdeParis) : tratndose de certificarlavalidezdeunprivilegioogarantizarlaautenticidadeunosmilagros,ysiendounnotarioquien acometaalaempresa,cmonoibaafirmaryrubricareldocumentopoticoqueextenda? (p. 139-140). Ce notario neseraitpasicilenotairedelabb,commeonlaaffirmdepuislarticledeDutton(1960),mais exerceraitcettechargeensonnometsoussonautorit(pornombrado)auprsdunpublicprobablement 6 protocolaires, de celles qui prtendent garantir la conformit dun document un fait ou un autre document.Encesens,laprsencedunomdeBerceodanssesuvres,avantdeconstituerune marque littraire dauteur, peut tre interprte comme la signature dun notaire confrant un acte son authenticit : Gonzalvo fue so nomnequi fizo est tractado, en Sant Milln de Susofue de niez crado ; natural de Verceoond sant Milln fue nado Dios guarde la su almade poder del Pecado. (San Milln, 489) Yo Gonalo por nombre,clamado de Berceo, de Sant Milln criado,en la su merced seo, de fazer est travajoovi muy gran deseo, riendo gracias a Diosquando fecho lo veo. (Santo Domingo, 757) Yo, maestro Gonalvode Verceo nomnado (Milagros, 2a) Gonalo li dixieronal versificador, que en su portalejofizo esta lavor ; ponga en l su graciaDios el Nuestro Seor, que vea la su Gloriaen el regno Mayor. (Santa Oria, 205) Pourdclarersaresponsabilitpersonnelledansllaborationetlafacturedeluvre,lepote dclinesonidentit,ventuellementassortiedeplusieursdtails : son lieu de naissance (Verceo), le cadre de son ducation (le monastre de San Milln) et sa fonction actuelle (maestro). Les formules voquentunedpositionetladclarationdelidentitindividuelle,mmelorsquellesefaitla premire personne, est dsigne en rfrence un usage collectif (por nombre clamado, nomnado, lidixieron) : lejedupoteseplieunephrasologiejuridiquepourdevenir le dit Gonzalo de Berceo . Mais, loin de rduire son pouvoir dnonciation, le je ainsi arm dune crdibilit juridique peut alors saffirmer davantage. Il insiste sur la facture de son travail et met Dieu de son ct, en lui faisant loffrande de son uvre et en manifestant son dsir de salut. Seulslespomesproprementhagiographiques,savoirSanMilln,SantoDomingo,les Milagros et le Poema de Santa Oria, portent la marque du nom de lauteur. Cette particularit peut trouver plusieurs explications. Dune part, tout vnement miraculeux, mme lorsquil est attribu unintercesseuraussiprestigieuxquelaVierge,estparnatureinvraisemblableetsusciteuneffort spcifiquequipuisse,au-del de son invraisemblance, accrditer sa vracit. Dautre part, les trois viesdesaintentretiennentunliendirectaveclecontextelocaldumonastredeSanMillnet extrieur au monastre. Rcemment, Ura (2000) rappelle quil ny a, cependant, aucune certitude sur la profession de Berceo (p. 270-271). 7 lattestationdesprodigeslocaux,quinejouissentpasdembledelareconnaissancesouhaitable, exigentunerhtoriquesansfaille,dontlepoteseveutlegarant.Parailleurs,cesoucinotarialest particulirementfrappantdanslepassagedeSanMilln consacr auprivilegio de los votos qui donne la liste des villages redevables dun impt au monastre, comme si la charte tait intgre telle quellelhagiographie.Ilenvademme,dansSanMilln etSanto Domingo, lorsque le pote abordelercitdesmiraclesralissparlesaint :selonunelogiquerelevantdunotariat,dela chancellerie voire de larchive, le pote ne manque pas de consigner soigneusement, lorsque cela est possible, lidentit et la provenance des miraculs. Au total, au-del du simplescriptor (copiste ou greffier), mais sans encore sarroger le statut dauctor, Berceo dploie une logique dauthentification dontilest,endernireinstance,leseulresponsable.Lafiguredelauteurseconstruitsansaucun doute partir de la posture du notaire. Cependant, un acte dauthentification est toujours un acte de seconde main : il pose idalement la figure de Berceo comme dernier maillon dune chane de tmoignages, mais le prive par l mme dun accs immdiat aux faits de lhistoire religieuse. Or, le pote aspire galement endosser le rle dutmoindirect.Encequiconcernelesmiraclesdesaintmilien,laprsencedeBerceoau monastredeSanMillnrendpossibleetmmeplausiblelallgationduntmoignagedecetype. Aprsavoirconsacrquelques380strophesauxmiraclesdusaintrapportsdesecondemain,le poteachvesonuvreenconsignanrdeuxvnementsdontilditavoirfaitpersonnellement lexprience. En premier lieu, il dclare quil est dusage a San Milln, en priode de grande scheresse, de transporter en procession les reliques du saint leur lieu de spulture originel (le monastre de Suso) poursolliciterlapluie.Danscecontexte,lepotedclareavoirvudesesyeuxtomberunepluie miraculeuse : Quando devotamientrevan al su oradero, e lievan el so corpodo yogo de primero, esto vid por mis ojose s ende certero, luego dona Dios pluyae sabroso tempero. (San Milln, 484) Le second miracle concerne deux clochettes qui pendent lautel du saint. Berceo affirme quelles ontlavertumiraculeusedesonnerdelles-mmes pour annoncer un danger ou la mort dun grand homme. L encore, il insiste sur sa perception personnelle et directe du miracle : Ass pueda la gloriadel Crador veer, como por mis orejaslas o yo taer; 8 muchos testes podrapora esto aver, personas coronadasqe son bien de creer. (San Milln, 487) Berceo a vu de ses yeux la pluie tomber et a entendu de ses oreilles les clochettes tinter. Il se place danslapositionidaledutmoindepremiremain,cequidonneuneautoritinbranlableson discours. En effet, dans la tradition du droit romain, et au-del mme de cette tradition, lauctoritas dun tmoignage individuel se fonde principalement sur deux critres, qui peuvent tre pris en compte conjointementousparment :dunepart,lerapportsensoriel(etdeprfrencevisuel) lvnement ; dautre part, la qualit sociale et morale du tmoin. Si Berceo, en tant que clerc, peut remplirassezfacilementlasecondecondition,ilprendsoindinsistersurtoutsurlapremire.Pour son miracle mtorologique, il allgue un tmoignage oculaire, ce qui fonde une certitude, comme il le soulignelui-mme(esendecertero).Celienvisuellvnementestlapierredetouchede largumentation :ilsapparenteunevidenceetcorrespondcequeledroitromainappelleune preuvepleine 13.Enrevanche,laperceptionauditive,danslemiraclemusical,nesemblepas capableelleseuledesusciteruneadhsionsansrserve : le pote se sent oblig de restaurer le registre visuel dans son invocation et il allgue, en outre, la multiplicit des tmoins dignes de foi. Par ailleurs,lesformules,leton,lemploimassifdelapremirepersonne,laprsenceduneformule assimilable un serment (as pueda la gloria del Crador veer) qui semble engager le salut venir dulocuteur,sontautantdlmentsquirenvoientladpositionsolennelleduntmoignage,telle quelle serait pratique dans le cadre dune instruction judiciaire vritable. Cependant, il est troublant de rappeler que la matire de ces strophes nest pas originale. Le pote a utilis ici une source latine, leLiber miraculorum Sancti Aemiliani, dont lauteur, nomm Fernando,estmoineSanMillnetcontemporaindupote.Lesrcitsdesdeuxmiracles apparaissentdansletextedeFernandoendestermestrsprochesdeceuxdeBerceo.Or, Fernando, lorsquil sapprte raconter le miracle des clochettes, prcise :Miraculum quod scribo, multi mecum fatentur uerum esse.14 [Le miracle que jcris, nombreux sont ceux qui rpondent avec moi de sa vrit.] De mme, immdiatement aprs avoir rapport le miracle de la pluie, il crit : 13 Pour une approche plus gnrale du tmoignage oculaire et de la valeur qui lui est accorde dans les systmes juridiques et sociaux, voir Dulong (1998), en particulier la chapitre o il lassimile une institution naturelles (p. 41-69). 14 Dutton (d. 1984), p. 33. 9 HucusquemiraculaquodproprijsocculisuidiegoFredinandus,licetindignus monachus,subscripsi.Deincepsscribereuolentibusutpromisilocumrelinco apertum.15 [Jusquici, bien que je sois un moine indigne, jai consign les miracles que jai vus de mes propres yeux, moi, Fernando. Ci-aprs, comme je lai promis, je laisse un lieu ouvert ceux qui voudraient crire.] Le pote reprend les mmes formules, attaches aux mmes miracles. Non seulement Berceo a crit le rcit des miracles partir du texte de Fernando, mais il lui a galement emprunt ses dclarations dauthentificationqui,pourtant,rpondentduneexprienceindividuelleetincessible.Certes,le caractrerptitifdesmiraclesetlefaitquelesdeuxauteurssoientcontemporainslaissentla possibilitduneexpriencedirectedumiracleparBerceo.Mais,mmesilnementpas,Berceo manipulelavrit.Dansunsens,ilprendFernandoaumotetoccupelelieuouvert (locus apertus)16 que rservait son texte dautres tmoignages. Mais il se garde bien de faire rfrence sasource,cequilfaitpourtantabondammentailleurs,etilprfreicisesubstituerpurementet simplement elle. Par le glissement dun nom un autre, ce nest plus Fernando, mais Gonzalo de Berceoquitmoignedumiracle.Ledsirdeseprsentercommetmoindirectestlebutdecette manipulation. SiBerceopeutrpondreensonproprenomdesmiraclescontemporains,survenusau monastre de San Milln, il ne saurait en tre de mme pour des vnements passs situs hors de sa porte. Pourtant, il nest pas rare que le pote propose une approche des faits rvolus tout en y adjoignant un tmoignage direct. Ainsi, dans Santo Domingo, il voque un pisode o le saint, alors 15Ibid.,p. 40.LapromessedeFernandoateffectivementexprimedansleprologuedelaTranslatio Sancti Emiliani, dont il est galement lauteur et qui prcde le Liber miraculorum dans les deux manuscrits conservs : [...] librum etiam miraculorum licet imperfectum in fine conectens, locum deinceps scribere uolentibus relinquens inapertum,extimansobhocmeillismaioremscribendianimumprestare,cumdenouoaliquapersanctum efulserint gloriose (p. 28-29) [ et jajoute la fin un livre de miracles qui est cependant inachev, et, sa suite, je laisse ouvert un lieu pour ceux qui voudraient crire, tout en sachant que mon dsir dcrire dpassera le leur, lorsque, en vertu du saint, de nouveaux miracles auront resplendi de toute leur gloire ]. 16 La mention de ce lieu ouvert montre quune hagiographie est par nature une uvre inacheve, dans la mesure o de nouveaux miracles sont toujours susceptibles de se produire par lintercession du saint. Le collecteur de miracles a donc le sentiment dtre le maillon dune chane, ce qui redouble la construction gnalogique du texte quenousavonsdjvoque.Berceolui-mme,dansSantoDomingo, laisse un lieu ouvert la consignation dautres miracles : il invite son lecteur se rendre au monastre de Silos et se faire tmoin oculaire des miracles qui sy produisent quotidiennement. En outre, les moines locaux, dpositaires dune tradition orale, lui offriront la matire dun nouveau trait. Berceo conoit donc tout fait que son travail trouve son prolongement dans celui dequelquesescrividores : Sideormirculosavedesgrandsabor,/corredalmonesteriodelsancto confessor, / por ojo los veredes, sabervos an mejor, / ca cutiano los fae, gracias al Crador. / Hi fallaredes muchos que son end sabidores, / siquiere de mancebos, siquiere de mayores, / decir vos an mil pares de tales e mejores, / quisacarlosquisierebusqueescrividores. (388-386).Lesmiraclesdusaintsoffrentdonclaperceptionde tous,etlindividualitdutmoinnaalorsaucuneimportante.Ilsagitduntmoignagecollectifquidpasse lexpriencepersonnelle,commesictaitlacommunautquiavaitunil : cacadadacrescen,porojolo veemos, / e crecern cutiano despus que nos morremos. (755cd). 10 moine San Milln, est mis lcart par son abb qui lenvoie soccuper dune petite proprit en ruineprsduvillagedeCaas.Lesaintrestaurelapropritdontilalachargejusquedansla configuration de ses murs. Le pote dclare alors quil a vu de ses yeux le travail accompli : Yo Gonalo que fagoesto a su onor, yo la vi, ass veyala faz del Criador: una chica cocina,assaz poca lavor, retraen que la fioessi buen confessor. (Santo Domingo, 109) Lamentioninitialedunompropre(109a),linsistancesurladimensionvisuelledelexprience (109b)etlaformuledattestationprochedunsermentsontautantdlmentsdjrencontrsqui caractrisentlaprocduredutmoignagedirect.Cependant,lusagedutmoignageesticidcal. Berceo se rfre une source orale (retraen) qui rapporte que le saint a construit cet difice. Pour donner un poids supplmentaire cette affirmation, il allgue son propre tmoignage alors que celui-cisappliquelogiquementtoutautrechose :queBerceoaitvulebtimentneprouvepas,bien videmment, que le saint lait difi lui-mme. Un argument conu partir dun tel dcalage nest pas dmonstratifetilestpourtantefficace.Iltiresonefficiencedelassentimentposdavancedeson destinataire,ilsapparentecequelonaparfoisappelargumentdeconvenance 17.Detels argumentsquifontdeBerceountmoin,enversetcontretoutelogiquedmonstrative,serventsa lgitimitdauteur.LadfinitionqueBerceodonnedelui-mmeaupremierversdelastrophe mentionne, en effet, sa fonction dcrivain au service du saint : elle permet un passage de lautorit du tmoin celle de lauteur. Par del toutes les sources quil utilise, il se prsente comme le dpositaire lgitimedelnonciation,exploitant,enoutre,uneanalogieimplicitefondesurleverbefazer : comme le saint afait ldifice, le potefait une uvre en son honneur.18 Tout se passe comme si le tmoignage authentique du pote servait crer un lien direct, la fois gnalogique et analogique, entre le saint et son hagiographe. 17 Voir Chenu (1974), p. 153-155, qui dcle lusage de tels arguments dans la mthode de Thomas dAquin. Chenu examinedabordcesargumentstelsquilssontemploysdanslediscoursthologique,montrantqueleur lgitimitsejustifieparlincapacitdelaraisonrendrecomptedesmystresdivins :ilssupplent,dansle domaine de la foi, les arguments dmonstratifs de nature rationnelle. Ces arguments chappent compltement aux catgories de la rhtorique aristotlicienne : Le sol mme de ces argumentations est diffrent, et donc, sous des techniques semblables, leur sve agit et leurs fruits mrissent dans un tout autre climat dintelligibilit. (p. 155). Devantlimpossibilitdunedmonstrationenmatirededoctrinesacre,ilsproposentdesconcordances,des correspondancesetdessimilitudesauxquellesledestinataireestenclinajouterfoiautantquunevrit dmonstrative,danslamesureoellesrelventdestructuresdepenseunanimementpartages.Nous employons ici le terme dans son sens le plus large : celui dargument non dmonstratif. 18 Dailleurs, le terme delavor utilis ici pour dsigner le travail du saint dfinissait dans lexemple de Santa Oria cit plus haut le travail du pote. 11 Le choix de Berceo dendosser parfois le rle de tmoin direct des vnements quil rapporte nevisedoncpasseulementcomplterlinformationdesasource,maissurtoutaffirmerla lgitimit de son nonciation. Un cas extrme, la limite de lincongruit, apparat dans un passage deSantaOria,aumomentolepotedcritleravissementclestedelasainte.Lajeunefille aperoit en vision un immense escalier, qui senroule autour dune colonne cleste et qui permet aux mesbienheureusesdemonterauparadis.Berceojustifieainsilaprsencedecetescaliercleste dans la vision de la sainte : Avi en la columnaescalones e gradas, veer solemos talesen las torres obradas, yo sob por algunas,esto muchas vegadas, por tal suben las almasque son aventuradas. Quando durmi Jacobcerca de la carrera, vido subir los ngelespor una escalera, aquesta reluza,ca obra de Dios era, estonz perdi la pierna, en essa lit vezera. (Santa Oria, 42-43) Commedanslecasprcdent,cetmoignageservledcalparrapportaufaitquilentend tablir.Ilprtendrenvoyeruneexpriencepotentielledulecteur(42b)etuneexpriencebien relle du pote (43a), mais la pratique des escaliers en colimaon ne saurait videmment prouver que la vision dOria est bien conforme la vrit de la topographie cleste. Lintervention du yo, place enttedeversetcommedmultiplieparlaritrationaffichedesonexprience( esto muchas vegadas ),nousparatreleverduneffortpourmatriserunenarrationquipourraitluichapper cause de son caractre mtaphysique, la limite de lindicible. Le tmoignage du pote est avant tout une similitudo permettant son lecteur de se faire une reprsentation concrte de la ralit cleste.19 Cependant,cettesimilitudoexplicativeseprtendaussiprobante,commelemontrelemploi simultanduneauctoritasbiblique,lpisodedusongedeJacob.Linterventiondelapremire personneetlerecourslauctoritassonticiplacessurlemmeplan : letmoignage du pote, pourincongruquilpuisseparatre,estunargumentdeconvenancequiaccrditelecontenudela 19 Alvar (1992) pense que le pote use de ce procd pour rendre plus accessible son public la reprsentation du mondecleste : EnlaestrofaXLIIhacontadocmoeslacolumnaquellevaalagloria ;enseguida,la comparacin con la escala de Jacob, pero deca esto mucho ? Entonces entra l, maestro Gonzalo, el conocido de todos, y da esa experiencia que nadie puede desestimar. [...] l subi, y quienes le escuchaban tambin. Son los motivos tpicos por todos sabidos y que procuran mantener viva a la mentalidad popular, no como abstracciones que nada dicen, sino con esos elementos harto conocidos gracias a los cuales la santidad est remota, pero no tanto que no se pueda acceder a ella. (p. 43). Cette analyse reconnat la fois leffort pdagogique du pote et la lgitimitdesontmoignagepersonnelauprsdupublic.Ilnoussemblequcesdeuxlmentsindniables sajoutent, chez Berceo, la volont de certification, qui passe ici par la dposition dun tmoignage, et la volont 12 lgendesacre.Toutsepassecommesilexpriencepersonnelledesescaliersmatrielsconfrait unelgitimitprovidentielleparlerdesescaliersspirituels.Letmoignagevisueldupoteseveut alors la traduction lgitime et indiscutable de la vision mystique de la sainte qui, par nature, se heurte pourtant de srieux problmes de transmission. Encore une fois, cest un lien privilgi et direct qui se cre entre la sainte et son hagiographe alors que ce dernier puise toutes ses informations dans la sourcelatine,letextedeMunius.Encoreplusradicalementquedanslecasdelacuisinedesaint Dominique,laprsencetestimonialedupotenestquunredoublementtautologiquedesasimple prsence nonciative : son objet rel est anecdotique, seul compte sa force de certification. Parcetourdeforcerhtorique,Berceononcesondiscourssurlesvnementssacrs comme sil en avait t le tmoin. Son discours, de fait, nest pas un vritable tmoignage, mais en tientlieu,parunequivalenceconventionnelle.Lelangagedutmoignageserticiunmontage rhtorique qui, tout en attestant une exprience prsente comme authentique, instaure un glissement vers la fiction. Ilestunseultexte de Berceo o le statut fictionnel du tmoignage soit explicite et assum. Il sagitdutrsclbreprologuedesMilagros qui, au seuil du recueil, dploie lallgorie mariale du pr.Or,cetteallgorienesedonnepasimmdiatementcommetelle,maiscommeuneexprience personnelle rapporte au nom de Berceo par une formule de tmoignage individuel : Amigos e vassallosde Dios omnipotent, si vs me escuchssedespor vuestro cosiment, querravos contarun buen aveniment; terrdeslo en cabopor bueno verament. Yo, maestro Gonalvode Verceo nomnado, yendo en romeracae en un prado, verde e bien sencido,de flores bien poblado, logar cobdiciadueropora omne cansado. (Milagros, 1-2) Enapparence,nousavonslrunieslesprincipalescaractristiquesdelaconvention autobiographique,tellequenouslaconcevonsaujourdhui.Lamentiondunompropreestune signaturedcrivain.Ellesertenmmetempslauto-dsignationdunnarrateurqui,sadressant oralementsonpublic,seproposederacontersonexprienceintime.Mais,enoutre,laformule testimoniale appuie la vracit de cette exprience.20 Dans les 15 premires strophes du prologue, le dapposer une marque personnelle au texte hagiographique afin dassocier cote que cote, mme au prix dune incongruit, la condition de la sainte sa propre condition. 20 La fonction dattestation est dautant plus forte quelle introduit luvre et le rcit au lieu de les clore (comme dans tous les autres cas relevs). La seule tude qui ait trait le prologue des Milagros partir de son statut de tmoignage est Cacho Blecua (1986), notamment p. 56-57. 13 poteraconte,surlafoidesontmoignage,quecepr,remplidefleursodorantes,offraitaussi lagrment de quatre sources rconfortantes, darbres couverts de fruits savoureux qui abritaient des oiseaux au chant mlodieux. Il dclare avoir t ses vtements pour se reposer lombre douce de ces arbres et avoir perdu tout souci en coutant le chant de ces oiseaux qui lui sembla incomparable. Enfin, il rapporte que le pr, dune verdeur inaltrable, avait la vertu surnaturelle de se rgnrer ds quonluitaitneserait-ce quun brin dherbe. Plac sous la garantie de la formule testimoniale, le rcit est cens jouir dun crdit et dune authenticit que nentame en rien son invraisemblance. Dans dautrescontextes,nouslavonsvu,letmoignagedeBerceovenaitauthentifierdesmiracles, cest--dire des vnements qui, par dfinition, sont invraisemblables. Le tmoignage ne vise pas la vraisemblance, mais la vracit. Le lecteur est ici tout fait en droit de penser que Berceo rapporte unmiraclemarialreldontilauraittlebnficiaire.Pourtant,lastrophe16apporteundmenti brutaletdfinitifcettevracit,cequiapourconsquencederuinerexplicitementlavaleur testimoniale du texte : Seores e amigos,lo que dicho avemos palavra es oscura,esponerla queremos; tolgamos la corteza,al meollo entremos, prendamos lo de dentro,lo de fuera dessemos. (Milagros, 16) Dans ces vers, une nouvelle convention vient nier la premire : le rcit ntait pas le tmoignage dune expriencevcue,maisuneallgorieartificielle,construitepourexposerlesqualitsdelagrce mariale.Eneffet,lesenslittraldurcitcachaitunsensallgorique,sibienqueseslmentsne doiventpas,endernireinstance,treinterprtsdansleursenspropre.Ainsi,leplerinagede Berceosignifielecheminementdetoutchrtienencettevieverslau-del ;leprverdoyantet inaltrablesignifieMariedanssapuret ;lesfleurs,lesnomsdelaVierge ; les quatresource,les vangiles ;lesarbresfruitiers,lesmiraclesmariaux ; leur ombrage rconfortant, lintercession de la Vierge ; les oiseaux, enfin, les auteurs qui ont lou la Vierge. La contradiction est frappante : Berceo nous a invit prendre au pied de la lettre un rcit prtendument avr, pour ensuite le disqualifier comme une corce littrale (corteza) relgue au nom de sa pulpe allgorique (meollo). Au total, le rcitdelexprienceindividuelleestdoncunefictionetletmoignageinitial,unefictionde tmoignage. Le texte est construit comme une nigme qui provoque la perplexit du lecteur et lincite relire le rcit laide dune clef interprtative quil navait pas au dpart.21 Mais trangement, une 21 Pourtant, ds la premire strophe, il semblait annoncer une rvlation tardive du sens Terrdeslo en cabo por buenoverament : cest seulement lissue dune premire lecture nave que toute la valeur du texte se rvle 14 fois dchiffr, le sens littral ne disparat pas. Non seulement tout lecteur peut faire lexprience de sa persistancedanslimpressiondelecture,maislepotelui-mme,aprsavoirfournilaclefdune lecture allgorique, nhsite pas rutiliser les termes du sens littral. Ainsi, la fin du prologue : Quiero en estos rboresun ratiello sobir e de los sos miraclosalgunos escrivir; la Gloriosa me gueque lo pueda complir, ca yo non me trevraen ello a venir. Terrlo por mirculoque lo faz la Gloriosa si guiarme quisierea m en esta cosa; Madre, plena de gracia,rena poderosa, t me gua en ello,ca eres padosa. (Milagros, 45-46) Lhsitation entre lexprience authentique et la fiction devient ici une superposition. Le pote crit perch dans un arbre du pr. Berceo met en scne son activit dcriture, mais dans le lieu qui devrait revenir au plerin quil na pas t. Contre toute attente, cest depuis le lieu impossible de la fictionquesnoncelaparoledupote.Etcetteparoleestalorsncessairementchargedune autorit immense, puisque larbre signifie le miracle marial et quil transmet son essence miraculeuse lcriturequinatdanssonfeuillage.Ladernirestrophe,quiinvoquelemiracledunecriture inspireparlaVierge,nestencesensquuneexplicitationdelimageprcdente.Lemiraclede lcriture nest pas un miracle de plus dans le recueil, mais celui qui permet tous les autres. Comme on le voit, lallgorie du prologue ne sert quaccessoirement rendre concrte une ralit thologique abstraite des fins didactiques. Elle permet surtout dinstaurer un lieu impossible, la frontire de la fiction, qui est aussi le lieu de lnonciation personnelle assume. Le pr de lallgorie est sans doute une utopie de la grce mariale, mais il est avant tout le territoire de lauteur. vraiment ;ouencore,cestseulementrtrospectivementquelelecteursaurabiendmlerlevrit de la fiction. Pour une tude du prologue des Milagros comme nigme, voir Orduna (1967). 15 Ouvrages cits I. ditions - La vida de San Milln de la Cogolla (d. Brian DUTTON), Londres : Tamesis, 1984 (d. originale 1967). - Obracompleta(d.collective,coord.IsabelURA),Madrid : Espasa-Calpe/ Gobierno de la Rioja, 1992. - Milagros de Nuestra Seora (d. Fernando BAOS), Barcelone : Crtica, 1997. II. tudes - ALVAR(Manuel),GonzalodeBerceocomohagigrafo , in Gonzalo de Berceo,Obra completa (coord. 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