Barthes DegreZero

download Barthes DegreZero

of 19

Transcript of Barthes DegreZero

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    1/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 1/19

    Roland BarthesLe Degr zro de l'criture

    (1953)

    R.Barthes, 1953

    Source: R.Barthes. Le Degr zro de l'criture. Paris: Seuil, 1972

    OCR & Spellcheck: SK (ae-lib.org.ua), 2004

    Table

    Introduction

    Qu'est-ce que l'criture?critures politiques

    L'criture du Roman

    Y a-t-il une criture potique?

    Triomphe et rupture de l'criture bourgeoise

    L'artisanat du style

    criture et rvolution

    L'criture et le silence

    L'criture et la parole

    L'utopie du langage

    Introduction

    Hbert ne commenait jamais un numro du Pre Duch-n sans y mettre quelques foutre etquelques bougre . Ces grossirets ne signifiaient rien, mais elles signalaient. Quoi? Toute unesituation rvolutionnaire. Voil donc l'exemple d'une criture dont la fonction n'est plus seulement decommuniquer ou d'exprimer, mais d'imposer un au-del du langage qui est la fois l'Histoire et le partiqu'on y prend.

    Il n'y a pas de langage crit sans affiche, et ce qui est vrai du Pre Duchne, l'est galement de laLittrature. Elle aussi doit signaler quelque chose, diffrent de son contenu et de sa forme individuelle,et qui est sa propre clture, ce par quoi prcisment elle s'impose comme Littrature. D'o un ensemblede signes donns sans rapport avec l'ide, la langue ni le style, et destins dfinir dans l'paisseur detous les modes d'expression possibles, la solitude d'un langage rituel. Cet ordre sacral des Signes crits

    pose la Littrature comme une institution et tend videmment l'abstraire de l'Histoire, car aucuneclture ne se fonde sans une ide de prennit; or c'est l o l'Histoire est refuse qu'elle agit le plusclairement; il est donc possible de tracer une histoire du langage littraire qui n'est ni l'histoire de lalangue, ni celle des styles, mais seulement l'histoire des Signes de la Littrature, et l'on peut escompterque cette histoire formelle manifeste sa faon, qui n'est pas la moins claire, sa liaison avec l'Histoire

    profonde.

    Il s'agit bien entendu d'une liaison dont la forme peut varier avec l'Histoire elle-mme; il n'est pasncessaire de recourir un dterminisme direct pour sentir l'Histoire prsente dans un destin des

    critures : cette sorte de front fonctionnel qui emporte les vnements, les situations et les ides le longdu temps historique, propose ici moins des effets que les limites d'un choix. L'Histoire est alors devantl'crivain comme l'avnement d'une option ncessaire entre plusieurs morales du langage; elle l'oblige signifier la Littrature selon des possibles dont il n'est pas le matre. On verra, par exemple, que l'unit

    http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#10http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#9http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#8http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#5http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#4http://ae-lib.org.ua/http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#10http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#9http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#8http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#7http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#6http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#5http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#4http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#3http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#2http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#1http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm#0http://ae-lib.org.ua/
  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    2/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 2/19

    idologique de la bourgeoisie a produit une criture unique, et qu'aux temps bourgeois (c'est--direclassiques et romantiques), la forme ne pouvait tre dchire puisque la conscience ne l'tait pas; etqu'au contraire, ds l'instant o l'crivain a cess d'tre un tmoin de l'universel pour devenir uneconscience malheureuse (vers 1850), son premier geste a t de choisir l'engagement de sa forme, soiten assumant, soit en refusant l'criture de son pass. L'criture classique a donc clat et la Littratureentire, de Flaubert nos jours, est devenue une problmatique du langage.

    C'est ce moment mme que la Littrature (le mot est n peu de temps avant) a t consacredfinitivement comme un objet. L'art classique ne pouvait se sentir comme un langage, iltait langage,c'est--dire transparence, circulation sans dpt, concours idal d'un Esprit universel et d'un signedcoratif sans paisseur et sans responsabilit; la clture de ce langage tait sociale et non de nature.On sait que vers la fin du xvm' sicle, cette transparence vient se troubler; la forme littrairedveloppe un pouvoir second, indpendant de son conomie et de son euphmie; elle fascine, elledpayse, elle enchante, elle a un poids; on ne sent plus la Littrature comme un mode de circulationsocialement privilgi, mais comme un langage consistant, profond, plein de secrets, donn la foiscomme rve et comme menace.

    Ceci est de consquence : la forme littraire peut dsormais provoquer les sentiments existentielsqui sont attachs [8] au creux de tout objet : sens de l'insolite, familiarit, dgot, complaisance, usage,meurtre. Depuis cent ans, toute criture est ainsi un exercice d'apprivoisement ou de rpulsion en facede cette Forme-Objet que l'crivain rencontre fatalement sur son chemin, qu'il lui faut regarder,affronter, assumer, et qu'il ne peut jamais dtruire sans se dtruire lui-mme comme crivain. LaForme se suspend devant le regard comme un objet; quoi qu'on fasse, elle est un scandale : splendide,elle apparat dmode; anarchique, elle est asociale; particulire par rapport au temps ou aux hommes,

    de n'importe quelle manire elle est solitude.Tout le xix sicle a vu progresser ce phnomne dramatique de concrtion. Chez Chateaubriand, cen'est encore qu'un faible dpt, le poids lger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme ol'criture se spare peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-mme. Flaubert -

    pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procs - a constitu dfinitivement la Littratureen objet, par l'avnement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une fabrication ,comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut signifie, c'est--dire pour la

    premire fois livre comme spectacle et impose). Mallarm, enfin, a couronn cette construction de laLittrature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort deMallarm a port sur une destruction du langage, dont la Littrature ne serait en quelque sorte que lecadavre. y Partie d'un nant o la pense semblait s'enlever heureusement sur le dcor des mots,l'criture a ainsi travers tous les tats d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puisd'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces critures

    neutres, appeles ici le degr zro de l'criture , on peut facilement discerner le mouvement mmed'une ngation, et l'impuissance l'accomplir dans une dure, comme si la Littrature, tendant depuisun sicle transmuer sa surface dans une forme sans hrdit, ne trouvait [9]plus de puret que dansl'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rve orphen : un crivain sansLittrature. L'criture blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par exemple, ou l'criture

    parle de Queneau, c'est le dernier pisode d'une Passion de l'criture, qui suit pas pas le dchirementde la conscience bourgeoise.

    Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une ralit formelleindpendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisime dimension de laForme attache elle aussi, non sans un tragique supplmentaire, l'crivain sa socit; c'est enfin fairesentir qu'il n'y a pas de Littrature sans une Morale du langage. Les limites matrielles de cet essai(dont quelques pages ont paru dans Combat en 1947 et en 1950) indiquent assez qu'il ne s'agit qued'une introduction ce que pourrait tre une Histoire de l'criture. [10]

    Qu'est-ce que l'criture?

    On sait que la langue est un corps de prescriptions et d'habitudes, commun tous les crivainsd'une poque. Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entirement travers laparole de l'crivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans mme la nourrir : elle est comme uncercle abstrait de vrits, hors duquel seulement commence se dposer la densit d'un verbe solitaire.Elle enferme toute la cration littraire peu prs comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pourl'homme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matriaux qu'un horizon, c'est--dire

    la fois une limite et une station, en un mot l'tendue rassurante d'une conomie. L'crivain n'y puiserien, la lettre : la langue est plutt pour lui comme une ligne dont la transgression dsignera peut-treune surnature du langage : elle est l'aire d'une action, la dfinition et l'attente d'un possible. Elle n'estpas le lieu d'un engagement social, mais seulement un rflexe sans choix, la proprit indivise des

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    3/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 3/19

    hommes et non pas des crivains; elle reste en dehors du rituel des Lettres; c'est un objet social pardfinition, non par lection. Nul ne peut, sans apprts, insrer sa libert d'crivain dans .l'opacit de lalangue, parce qu' travers elle c'est l'Histoire entire qui se tient, complte et unie la manire d'uneNature. Aussi, pour l'crivain, la langue n'est-elle qu'un horizon humain qui installe au loin une certainefamiliarit, toute ngative d'ailleurs : dire que Camus et Queneau parlent la mme langue, ce n'est queprsumer, par une opration diffrentielle, toutes les

    langues, archaques ou futuristes, qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et desformes inconnues, la langue de l'crivain est bien moins un fonds qu'une limite extrme; elle est le lieugomtrique de tout ce qu'il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphe se retournant, la stablesignification de sa dmarche et le geste essentiel de sa sociabilit.

    La langue est donc en de de la Littrature. Le style est presque au-del : des images, un dbit,un lexique naissent du corps et du pass de l'crivain et deviennent peu peu les automatismes mmesde son art. Ainsi sous le nom de style,. se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans lamythologie personnelle et secrte de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole, o se forme lepremier couple des mots et des choses, o s'installent une fois pour toutes les grands thmes verbauxde son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est uneforme sans destination, il est le produit d'une pousse, non d'une intention, il est comme une dimensionverticale et solitaire de la pense. Ses rfrences sont au niveau d'une biologie ou d'un pass, non d'uneHistoire : il est la chose de l'crivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indiffrent ettransparent la socit, dmarche close de la personne, il n'est nullement le produit d'un choix, d'unerflexion sur la Littrature. Il est la part prive du rituel, il s'lve partir des profondeurs mythiques del'crivain, et s'ploie hors de sa responsabilit. Il est la voix dcorative d'une chair inconnue et secrte; il

    fonctionne la faon d'une Ncessit, comme si, dans cette espce de pousse florale, le style n'taitque le terme d'une mtamorphose aveugle et obstine, partie d'un infra-langage qui s'labore la limitede la chair et du monde. Le style est proprement un phnomne d'ordre germinatif, il est latransmutation d'une Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles rparties en profondeur; la parole aune structure horizontale, ses secrets sont sur la mme ligne que ses mots et ce [12] qu'elle cache estdnou par la dure mme de son continu; dans la parole tout est offert, destin une usureimmdiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont prcipits vers un sens aboli : c'est untransfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, n'a qu'une dimension verticale, il plonge dansle souvenir clos de la personne, il compose son opacit partir d'une certaine exprience de la matire;le style n'est jamais que mtaphore, c'est--dire quation entre l'intention littraire et la structurecharnelle de l'auteur (il faut se souvenir que la structure est le dpt d'une dure). Aussi le style est-iltoujours un secret; mais le versant silencieux de sa rfrence ne tient pas la nature mobile et sanscesse sursitaire du langage; son secret est un souvenir enferm dans le corps de l'crivain; la vertuallusive du style n'est pas un phnomne de vitesse, comme dans la parole, o ce qui n'est pas dit restetout de mme un intrim du langage, mais un phnomne de densit, car ce qui se tient droit etprofond sous le style, rassembl durement ou tendrement dans ses figures, ce sont les fragments d'uneralit absolument trangre au langage. Le miracle de cette transmutation fait du style une sorted'opration supra-littraire, qui emporte l'homme au seuil de la puissance et de la magie. Par son originebiologique, le style se situe hors de l'art, c'est--dire hors du pacte qui lie l'crivain la socit. On peutdonc imaginer des auteurs qui prfrent la scurit de l'art la solitude du style. Le type mme del'crivain sans style, c'est Gide, dont la manire artisanale exploite le plaisir moderne d'un certain thosclassique, tout comme Saint-Sans a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. A l'oppos, la posiemoderne - celle d'un Hugo, d'un Rimbaud ou d'un Char - est sature de style et n'est artque parrfrence une intention de Posie. C'est l'Autorit du style, c'est--dire le lien absolument libre dulangage et de son double de chair, qui impose l'crivain comme une Fracheur au-dessus de l'Histoire.[13]

    L'horizon de la langue et la verticalit du style dessinent donc pour l'crivain une nature, car il nechoisit ni l'une ni l'autre. La langue fonctionne comme une ngativit, la limite initiale du possible, lestyle est une Ncessit qui noue l'humeur de l'crivain son langage. L, il trouve la familiarit del'Histoire, ici, celle de son propre pass. Il s'agit bien dans les deux cas d'une nature, c'est--dire d'ungestuaire familier, o l'nergie est seulement d'ordre opratoire, s'employant ici dnombrer, l trans--former, mais jamais juger ni signifier un choix.

    Or toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour uneautre ralit formelle : l'criture. Dans n'importe quelle forme littraire, il y a le choix gnral d'un ton,d'un thos, si l'on veut, et c'est ici prcisment que l'crivain s'individualise clairement parce que c'est iciqu'il s'engage. Langue et style sont des donnes antcdentes toute problmatique du langage,langue et style sont le produit naturel du Temps et de la personne biologique; mais l'identit formelle del'crivain ne s'tablit vritablement qu'en dehors de l'installation des normes de la grammaire et desconstantes du style, l o le continu crit, rassembl et enferm d'abord dans une nature linguistiqueparfaitement innocente, va devenir enfin un signe total, le choix d'un comportement humain,l'affirmation d'un certain Bien, engageant ainsi l'crivain dans l'vidence et la communication d'unbonheur ou d'un malaise, et liant la forme la fois normale et singulire de sa parole la vaste Histoired'autrui. Langue et style sont des forces aveugles; l'criture est un acte de solidarit historique. Langue

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    4/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 4/19

    et style sont des objets; l'criture est une fonction : elle est le rapport entre la cration et la socit, elleest le langage littraire transform par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intentionhumaine et lie ainsi aux grandes crises de l'Histoire. Par exemple, Mrime et Fnelon sont spars[14] par des phnomnes de langue et par des accidents de style; et pourtant ils pratiquent un langagecharg d'une mme intentionalit, ils se rfrent une mme ide de la forme et du fond, ils acceptentun mme ordre de conventions, ils sont le lieu des mmes rflexes techniques, ils emploient avec lesmmes gestes, un sicle et demi de distance, un instrument identique, sans doute un peu modifidans son aspect, nullement dans sa situation ni dans son usage : en bref, ils ont la mme criture. Aucontraire, presque contemporains, Mrime et Lautramont, Mallarm et Cline, Gide et Queneau,Claudel et Camus, qui ont parl ou parlent le mme tat historique de notre langue, usent d'critures

    profondment diffrentes; tout les spare, le ton, le dbit, la fin, la morale, le naturel de leur parole, ensorte que la communaut d'poque et de langue est bien peu de chose au prix d'critures si opposes etsi bien dfinies par leur opposition mme.

    Ces critures sont en effet diffrentes mais comparables, parce qu'elles sont produites par unmouvement identique, qui est la rflexion de l'crivain sur l'usage social de sa forme et le choix qu'il enassume. Place au cur de la problmatique littraire, qui ne commence qu'avec elle, l'criture est doncessentiellement la morale de la forme, c'est le choix de l'aire sociale au sein de laquelle l'crivain dcidede situer la Nature de son langage. Mais cette aire sociale n'est nullement celle d'une consommationeffective. Il ne s'agit pas pour l'crivain de choisir le groupe social pour lequel il crit : il sait bien que,sauf escompter une Rvolution, ce ne peut tre jamais que pour la mme socit. Son choix est unchoix de conscience, non d'efficacit. Son criture est une faon de penser la Littrature, non deretendre. Ou mieux encore : c'est parce que l'crivain ne peut rien modifier aux donnes objectives de laconsommation littraire (ces donnes purement historiques lui chappent, mme s'il en est conscient),

    qu'il transporte volontairement l'exigence d'un langage libre aux sources de ce langage et non au termede sa consommation. [15]

    Aussi l'criture est-elle une ralit ambigu : d'une part, elle nat incontestablement d'uneconfrontation de l'crivain et de sa socit; d'autre part, de cette finalit sociale, elle renvoie l'crivain,par une sorte de transfert tragique, aux sources instrumentales de sa cration. Faute de pouvoir luifournir un langage librement consomm, l'Histoire lui propose l'exigence d'un langage librement produit.

    Ainsi le choix, puis la responsabilit d'une criture dsignent une Libert, mais cette Libert n'a pasles mmes limites selon les diffrents moments de l'Histoire. Il n'est pas donn l'crivain de choisir soncriture dans une sorte d'arsenal intemporel des formes littraires. C'est sous la pression de l'Histoire etde la Tradition que s'tablissent les critures possibles d'un crivain donn : il y a une Histoire del'Ecriture; mais cette Histoire est double : au moment mme o l'Histoire gnrale propose - ou impose- une nouvelle problmatique du langage littraire, l'criture reste encore pleine du souvenir de ses

    usages antrieurs, car le langage n'est jamais innocent : les mots ont une mmoire seconde qui seprolonge mystrieusement au milieu des significations nouvelles. L'criture est prcisment cecompromis entre une libert et un souvenir, elle est cette libert souvenante qui n'est libert que dansle geste du choix, mais dj plus dans sa dure. Je puis sans doute aujourd'hui me choisir telle ou tellecriture, et dans ce geste affirmer ma libert, prtendre une fracheur ou une tradition; je ne puisdj plus la dvelopper dans une dure sans devenir peu peu prisonnier des mots d'autrui et mme demes propres mots. Une rmanence obstine, venue de toutes les critures prcdentes et du passmme de ma propre criture, couvre la voix prsente de mes mots. Toute trace crite se prcipitecomme un lment chimique d'abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la simple dure faitpeu peu apparatre tout un pass en suspension, toute une cryptographie de plus en plus dense.

    Comme Libert, l'criture n'est donc qu'un moment. Mais [16] ce moment est l'un des plusexplicites de l'Histoire, puisque l'Histoire, c'est toujours et avant tout un choix et les limites de ce choix.C'est parce que l'criture drive d'un geste significatif de l'crivain, qu'elle affleure l'Histoire, bien plus

    sensiblement que telle autre coupe de la littrature. L'unit de l'criture classique, homogne pendantdes sicles, la pluralit des critures modernes, multiplies depuis cent ans jusqu' la limite mme dufait littraire, cette espce d'clatement de l'criture franaise correspond bien une grande crise del'Histoire totale, visible d'une manire beaucoup plus confuse dans l'Histoire littraire proprement dite.Ce qui spare la pense d'un Balzac et celle d'un Flaubert, c'est une variation d'cole; ce qui opposeleurs critures, c'est une rupture essentielle, au moment ^mme o deux structures conomiques fontcharnire, entranant dans teur articulation des changements dcisifs de mentalit et de conscience.[17]

    critures politiques

    Toutes les critures prsentent un caractre de clture qui est tranger au langage parl. L'crituren'est nullement un instrument de communication, elle n'est pas une voie ouverte par o passeraitseulement une intention de langage. C'est tout un dsordre qui s'coule travers la parole, et lui donne

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    5/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 5/19

    ce mouvement dvor qui le maintient en tat d'ternel sursis. A l'inverse, l'criture est un langagedurci qui vit sur lui-mme et n'a nullement la charge de confier sa propre dure une suite mobiled'approximations, mais au contraire d'imposer, par l'unit et l'ombre de ses signes, l'image d'une paroleconstruite bien avant d'tre invente. Ce qui oppose l'criture la parole, c'est que la premire parattoujours symbolique, introverse, tourne ostensiblement du ct d'un versant secret du langage,tandis que la seconde n'est qu'une dure de signes vides dont le mouvement seul est significatif. Toutela parole se tient dans cette usure des mots, dans cette cume toujours emporte plus loin, et il n'y ade parole que l o le langage fonctionne avec vidence comme une voration qui n'enlverait que lapointe mobile des mots; l'criture, au contraire, est toujours enracine dans un au-del du langage, ellese dveloppe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d'un

    secret, elle est une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans toute criturel'ambigut d'un objet qui est la fois langage et coercition : il y a, au fond de l'criture, une circonstance trangre au langage, il y a comme le regard d'une intention qui n'est dj plus celle dulangage. Ce regard peut trs bien tre une passion du langage, comme dans l'criture littraire; il peuttre aussi la menace d'une pnalit, comme dans les critures politiques : l'criture est alors charge de

    joindre d'un seul trait la ralit des actes et l'idalit des fins. C'est pourquoi le pouvoir ou l'ombre dupouvoir finit toujours par instituer une criture axiologique, o le trajet qui spare ordinairement le faitde la valeur est supprim dans l'espace mme du mot, donn la fois comme description et comme

    jugement. Le mot devient un alibi (c'est--dire un ailleurs et une justification). Ceci, qui est vrai descritures littraires, o l'unit des signes est sans cesse fascine par des zones d'infra- ou d'ultra-langage, l'est encore plus des critures politiques, o l'alibi du langage est en mme temps intimidationet glorification : effectivement, c'est le pouvoir ou le combat qui produisent les types d'criture les pluspurs.

    On verra plus loin que l'criture classique manifestait crmonialement l'implantation de l'crivaindans une socit politique particulire et que, parler comme Vaugelas, ce fut, d'abord, se rattacher l'exercice du pouvoir. Si la Rvolution n'a pas modifi les normes de cette criture, parce que lepersonnel pensant restait somme toute le mme et passait seulement du pouvoir intellectuel au pouvoirpolitique, les conditions exceptionnelles de la lutte ont pourtant produit, au sein mme de la grandeForme classique, une criture proprement rvolutionnaire, non par sa structure, plus acadmique que

    jamais, mais par sa clture et son double, l'exercice du langage tant alors li, comme jamais encoredans l'Histoire, au Sang rpandu. Les rvolutionnaires n'avaient aucune raison de vouloir modifierl'criture classique, ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l'homme, encore moins sonlangage, et un instrument hrit de Voltaire, de Rousseau ou de Vauvenargues, ne pouvait leurparatre compromis. C'est la singularit des situations historiques qui a form l'identit de l'criturervolutionnaire. Baudelaire a parl [19] quelque part de la vrit emphatique du geste dans lesgrandes circonstances de la vie. La Rvolution fut par excellence l'une de ces grandes circonstances o

    la vrit, par le sang qu'elle cote, devient si lourde qu'elle requiert, pour s'exprimer, les formes mmesde l'amplification thtrale. L'criture rvolutionnaire fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuerl'chafaud quotidien. Ce qui parat aujourd'hui de l'enflure, n'tait alors que la taille de la ralit. Cettecriture, qui a tous les signes de l'inflation, fut une criture exacte : jamais langage ne fut plusinvraisemblable et moins imposteur. Cette emphase n'tait pas seulement la forme moule sur ledrame; elle en tait aussi la conscience. Sans ce drap extravagant, propre tous les grandsrvolutionnaires, qui permettait au girondin Guadet, arrt Saint-milion, de dclarer sans ridiculeparce qu'il allait mourir : Oui, je suis Guadet. Bourreau, fais ton office. Va porter ma tte aux tyrans dela patrie. Elle les a toujours fait plir : abattue, elle les fera plir encore davantage , la Rvolutionn'aurait pu tre cet vnement mythique qui a fcond l'Histoire et toute ide future de la Rvolution.L'criture rvolutionnaire fut comme l'entlchie de la lgende rvolutionnaire : elle intimidait etimposait une conscration civique du Sang.

    L'criture marxiste est tout autre. Ici la clture de la forme ne provient pas d'une amplification

    rhtorique ni d'une emphase du dbit, mais d'un lexique aussi particulier, aussi fonctionnel qu'unvocabulaire technique; les mtaphores elles-mmes y sont svrement codifies. L'criturervolutionnaire franaise fondait toujours un droit sanglant ou une justification morale; l'origine,l'criture marxiste est donne comme un langage de la connaissance; ici l'criture est univoque, parcequ'elle est destine maintenir la cohsion d'une Nature; c'est l'identit lexicale de cette criture qui luipermet d'imposer une stabilit des explicatiens [20] et une permanence de mthode; ce n'est que toutau bout de son langage que le marxisme rejoint des comportements purement politiques. Autantl'criture rvolutionnaire franaise est emphatique, autant l'criture marxiste est litotique, puisquechaque mot n'est plus qu'une rfrence exigu l'ensemble des principes qui le soutient d'une faoninavoue. Par exemple, le mot impliquer , frquent dans l'criture marxiste, n'y a pas le sens neutredu dictionnaire; il fait toujours allusion un procs historique prcis, il est comme un signe algbriquequi reprsenterait toate une parenthse de postulats antrieurs.

    Lie une action, l'criture marxiste est rapidement devenue, en fait, un langage de la valeur. Ce

    caractre, visible dj chez Marx, dont l'criture reste pourtant en gnral explicative, a envahicompltement l'criture stalinienne triomphante. Certaines notions, formellement identiques et que levocabulaire neutre ne dsignerait pas deux fois, sont scindes par la valeur et chaque versant rejoint unnom diffrent : par exemple, cosmopolitisme est le nom ngatif d' internationalisme (dj chez

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    6/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 6/19

    Marx). Dans l'univers stalinien, o la dfinition, c'est--dire la sparation du Bien et du Mal, occupedsormais tout le langage, il n'y a plus de mots sans valeur, et l'criture a finalement pour fonction defaire l'conomie d'un procs : il n'y a plus aucun sursis entre la dnomination et le jugement, et laclture du langage est parfaite, puisque c'est finalement une valeur qui est donne comme explicationd'une autre valeur; par exemple, on dira que tel criminel a dploy une activit nuisible aux intrts del'tat; ce qui revient dire qu'un criminel est celui qui commet un crime. On le voit, il s'agit d'unevritable tautologie, procd constant de l'criture stalinienne. Celle-ci, en effet, ne vise plus fonderune explication marxiste des faits, ou une rationalit rvolutionnaire des actes, mais donner le relsous sa forme juge, imposant une lecture immdiate des condamnations : le contenu objectif du mot dviationniste est d'ordre pnal. Si deux dviationnistes se runissent, ils [21] deviennent des

    fractionnistes , ce qui ne correspond pas une faute objectivement diffrente, mais une aggravationde la pnalit. On peut dnombrer une criture proprement marxiste (celle de Marx et de Lnine) et unecriture du stalinisme triomphant (celle des dmocraties populaires); il y a certainement aussi unecriture trotskiste et une criture tactique, qui est celle, par exemple, du communisme franais(Substitution de peuple , puis de braves gens classe ouvrire , ambigut volontaire destermes de dmocratie , libert , paix , etc.).

    Il n'est pas douteux que chaque rgime possde son criture, dont l'histoire reste encore faire.L'criture, tant la forme spectaculairement engage de la parole, contient la fois, par une ambigutprcieuse, l'tre et le paratre du pouvoir, ce qu'il est et ce qu'il voudrait qu'on le croie : une histoire descritures politiques constituerait donc la meilleure des phnomnologies sociales. Par exemple, laRestauration a labor une criture de classe, grce quoi la rpression tait immdiatement donnecomme une condamnation surgie spontanment de la Nature classique : les ouvriers revendicatifstaient toujours des individus , les briseurs de grve, des ouvriers tranquilles , et la servilit des

    juges y devenait la vigilance paternelle des magistrats (de nos jours, c'est par un procd analogueque le gaullisme appelle les communistes des sparatistes ). On voit qu'ici l'criture fonctionnecomme une bonne conscience et qu'elle a pour mission de faire concider frauduleusement l'origine dufait et son avatar le plus lointain, en donnant la justification de l'acte, la caution de sa ralit. Ce faitd'criture est d'ailleurs propre tous les rgimes d'autorit; c'est ce qu'on pourrait appeler l'criturepolicire : on sait par exemple le contenu ternellement rpressif du mot Ordre . [22]

    L'expansion des faits politiques et sociaux dans le champ de conscience des Lettres a produit untype nouveau de scripteur, situ mi-chemin entre le militant et l'crivain, tirant du premier une imageidale de l'homme engag, et du second l'ide que l'uvre crite est un acte. En mme temps quel'intellectuel se substitue l'crivain, nat dans les revues et les essais une criture militanteentirement affranchie du style, et qui est comme un langage professionnel de la prsence . Danscette criture, les nuances foisonnent. Personne ne niera qu'il y a par exemple une criture Esprit ou une criture Temps modernes . Le caractre commun de ces critures intellectuelles, c'est qu'icile langage de lieu privilgi tend devenir le signe suffisant de l'engagement. Rejoindre une parole closepar la pousse de tous ceux qui ne la parlent pas, c'est afficher le mouvement mme d'un choix, sinonsoutenir ce choix; l'criture devient ici comme une signature que l'on met au bas d'une proclamationcollective (qu'on n'a d'ailleurs pas rdige soi-mme). Ainsi adopter une criture - on pourrait direencore mieuxx- assumer une criture -, c'est faire l'conomie de toutes les prmisses du choix, c'estmanifester comme acquises les raisons de ce choix. Toute criture intellectuelle est donc le premier des sauts de l'intellect . Au lieu qu'un langage idalement libre ne pourrait jamais signaler ma personneet laisserait tout ignorer de mon histoire et de ma libert, l'criture laquelle je me confie est dj toutinstitution; elle dcouvre mon pass et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation,elle m'engage sans que j'aie le dire. La Forme devient ainsi plus que jamais un objet autonome,destin signifier une proprit collective et dfendue, et cet objet a une valeur d'pargne, il fonctionnecomme un signal conomique grce auquel le scripteur impose sans cesse sa conversion sans enretracer jamais l'histoire.

    Cette duplicit des critures intellectuelles d'aujourd'hui est accentue par le fait qu'en dpit desefforts de l'poque, la Littrature n'a pu tre entirement liquide : elle forme [23] un horizon verbaltoujours prestigieux. L'intellectuel n'est encore qu'un crivain mal transform, et moins de sesaborder et de devenir jamais un militant qui n'crit plus (certains l'ont fait, par dfinition oublis), ilne peut que revenir la fascination d'critures antrieures, transmises partir de la Littrature commeun instrument intact et dmod. Ces critures intellectuelles sont donc instables, elles restent littrairesdans la mesure o elles sont impuissantes et ne sont politiques que par leur hantise de l'engagement.En bref, il s'agit encore d'critures thiques, o la conscience du scripteur (on n'ose plus dire del'crivain) trouve l'image rassurante d'un salut collectif.

    Mais de mme que, dans l'tat prsent de l'Histoire, toute criture politique ne peut que confirmerun univers policier, de mme toute criture intellectuelle ne peut qu'instituer une para-littrature, quin'ose plus dire son nom. L'impasse de ces critures est donc totale, elles ne peuvent renvoyer qu' unecomplicit ou une impuissance, c'est--dire, de toute manire, une alination. [24]

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    7/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 7/19

    L'criture du Roman

    Roman et Histoire ont eu des rapports troits dans le sicle mme qui a vu leur plus grand essor.Leur lien profond, ce qui devrait permettre de comprendre la fois Balzac et Michelet, c'est chez l'un etchez l'autre, la construction d'un univers autarcique, fabriquant lui-mme ses dimensions et ses limites,et y disposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d'objets et ses mythes.

    Cette sphricit des grandes uvres du xixe sicle s'est exprime par les longs rcitatifs du Romanet de l'Histoire, sortes de projections planes d'un monde courbe et li, dont le roman-feuilleton, n alors,

    prsente, dans ses volutes, une image dgrade. Et pourtant la narration n'est pas forcment une loi dugenre. Toute une poque a pu concevoir des romans par lettres, par exemple; et toute une autre peutpratiquer une Histoire par analyses. Le Rcit comme forme extensive la fois au Roman et l'Histoire,reste donc bien, en gnral, le choix ou l'expression d'un moment historique.

    Retir du franais parl, le pass simple, pierre d'angle du Rcit, signale toujours un art; il fait partied'un rituel des Belles-Lettres. Il n'est plus charg d'exprimer un temps. Son rle est de ramener laralit un point, et d'abstraire de la multiplicit des temps vcus et superposs un acte verbal pur,dbarrass des racines existentielles de l'exprience, et orient vers une liaison logique avec d'autresactions, d'autres procs, un mouvement gnral du monde : il vise maintenir une hirarchie dansl'empire des faits. Par son pass simple, le verbe fait implicitement partie d'une chane causale, ilparticipe un ensemble d'actions solidaires et diriges, il fonctionne comme le signe algbrique d'uneintention; soutenant une quivoque entre temporalit et causalit, il appelle un droulement, c'est--dire une intelligence du Rcit. C'est pour cela qu'il est l'instrument idal de toutes les constructions

    d'univers; il est le temps factice des cosmogonies, des mythes, des Histoires et des Romans. Il supposeun monde construit, labor, dtach, rduit des lignes significatives, et non un monde jet, tal,offert. Derrire le pass simple se cache toujours un dmiurge, dieu ou rcitant; le monde n'est pasinexpliqu lorsqu'on le rcite, chacun de ses accidents n'est que circonstanciel, et le pass simple estprcisment ce signe opratoire par lequel le narrateur ramne l'clatement de la ralit un verbemince et pur, sans densit, sans volume, sans dploiement, dont la seule fonction est d'unir le plusrapidement possible une cause et une fin. Lorsque l'historien affirme que le duc de Guise mourut le 23dcembre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit cinq heures, ces actionsmergent d'un autrefois sans paisseur; dbarrasses du tremblement de l'existence, elles ont lastabilit et le dessin d'une algbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont l'intrt comptebeaucoup plus que la dure.

    Le pass simple est donc finalement l'expression d'un ordre, et par consquent d'une euphorie.Grce lui, la ralit n'est ni mystrieuse, ni absurde; elle est claire, presque familire, chaque

    moment rassemble et contenue dans la main d'un crateur; elle subit la pression ingnieuse de salibert. Pour tous les grands rcitants du xixe sicle, le monde peut tre pathtique, mais il n'est pasabandonn, puisqu'il est un ensemble de rapports cohrents, puisqu'il n'y a pas de chevauchemententre les faits crits, puisque [26] celui qui le raconte a le pouvoir de rcuser l'opacit et la solitude desexistences qui le composent, puisqu'il peut tmoigner chaque phrase d'une communication et d'unehirarchie des actes, puisque enfin, pour tout dire, ces actes eux-mmes peuvent tre rduits dessignes.

    Le pass narratif fait donc partie d'un systme de scurit des Belles-Lettres. Image d'un ordre, ilconstitue l'un de ces nombreux pactes formels tablis entre l'crivain et la socit, pour la justificationde l'un et la srnit de l'autre. Le pass simple signifie une cration : c'est--dire qu'il la signale et qu'ill'impose. Mme engag dans le plus sombre ralisme, il rassure, parce que, grce lui, le verbe exprimeun acte clos, dfini, substantiv, le Rcit a un nom, il chappe la terreur d'une parole sans, limite : laralit s'amaigrit et se familiarise, elle entre dans un style, elle ne dborde pas le langage; la Littrature

    reste la valeur d'usage d'une socit avertie par la forme mme des mots, du sens de ce qu'elleconsomme. Au contraire, lorsque le Rcit est rejet au profit d'autres genres littraires, ou bien, lorsque l'intrieur de la narration, le pass simple est remplac par des formes moins ornementales, plusfraches, plus denses et plus proches de la parole (le prsent ou le pass compos), la Littrature devientdpositaire de l'paisseur de l'existence, et non de sa signification. Spars de l'Histoire, les actes ne lesont plus des personnes.

    On s'explique alors ce que le pass simple du Roman a d'utile et d'intolrable : il est un mensongemanifest; il trace le champ d'une vraisemblance qui dvoilerait le possible dans le temps mme o ellele dsignerait comme faux. La finalit commune du Roman et de l'Histoire narre, c'est d'aliner les faits: le pass simple est l'acte mme de possession de la socit sur son pass et son possible. Il institue uncontinu crdible mais dont l'illusion est affiche, il est le terme ultime d'une dialectique formelle quihabillerait le fait irrel des vtements successifs de la vrit, puis du mensonge dnonc. Cela doit tremis [27] en rapport avec une certaine mythologie de l'universel, propre la socit bourgeoise, dont leRoman est un produit caractris : donner l'imaginaire la caution formelle du rel, mais laisser cesigne l'ambigut d'un objet double, la fois^ vraisemblable et faux, c'est une opration constante danstout l'art occidental, pour qui le faux gale le vrai, non par agnosticisme ou duplicit potique, maisparce que le vrai est cens contenir un germe d'universel ou, si l'on prfre, une essence capable de

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    8/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 8/19

    fconder, par simple reproduction, des ordres diffrents par l'loignement ou la fiction. C'est par unprocd de ce genre que la bourgeoisie triomphante du sicle a pu considrer ses propres valeurscomme universelles et reporter sur des parties absolument htrognes de sa socit tous les Noms desa morale. Cela est proprement le mcanisme du mythe, et le Roman - et dans le Roman, le passsimple, sont des objets mythologiques, qui superposent leur intention immdiate, le recours second une dogmatique, ou mieux encore, une pdagogie, puisqu'il s'agit de livrer une essence sous lesespces d'un artifice. Pour saisir la signification du pass simple, il suffit de comparer l'art romanesqueoccidental telle tradition chinoise, par exemple, o l'art n'est rien d'autre que la perfection dansl'imitation du rel; mais l, rien, absolument aucun signe, ne doit distinguer l'objet naturel de l'objetartificiel : cette noix en bois ne doit pas me livrer, en mme temps que l'image d'une noix, l'intention de

    me signaler l'art qui l'a fait natre. C'est, au contraire, ce que fait l'criture romanesque. Elle a pourcharge de placer le masque et - en mme temps de le dsigner.

    Cette fonction ambigu du pass simple, on la retrouve dans un autre fait d'criture : la troisimepersonne du Roman. On se souvient peut-tre d'un roman d'Agatha Christie o toute l'inventionconsistait dissimuler le meurtrier sous la premire personne du rcit. Le lecteur cherchait [28]l'assassin derrire tous les il de l'intrigue : il tait sous le je . Agatha Christie savait parfaitementque dans le roman, d'ordinaire, le je est tmoin, c'est te il qui est acteur. Pourquoi? Le il estune convention type du roman; l'gal du temps narratif, il signale et accomplit le fait romanesque;sans la troisime personne, il y a impuissance atteindre au roman, ou volont de le dtruire. Le il manifeste formellement le mythe; or, en Occident du moins, on vient de le voir, il n'y a pas d'art qui nedsigne son masque du doigt. La troisime personne, comme le pass simple, rend donc cet office l'artromanesque et fournit ses consommateurs la scurit d'une fabulation crdible et pourtant sans cessemanifeste comme fausse.

    Moins ambigu, le je est par l mme moins romanesque : il est donc la fois la solution la plusimmdiate, lorsque le rcit reste en de de la convention (l'uvre de Proust par exemple ne veut trequ'une introduction la Littrature), et la plus labore, lorsque le je se place au-del de laconvention et tente de la dtruire en renvoyant le rcit au faux naturel d'une confidence (tel est l'aspectretors de certains rcits gidiens). De mme, l'emploi du il romanesque engage deux thiquesopposes : puisque la troisime personne du roman reprsente une convention indiscute, elle sduitles plus acadmiques et les moins tourments aussi bien que les autres, qui jugent finalement laconvention ncessaire la fracheur de leur uvre. De toute manire, elle est le signe d'un pacteintelligible entre la socit et l'auteur; mais elle est aussi pour ce dernier le premier moyen de faire tenirle monde de la faon qu'il veut. Elle est donc plus qu'une exprience littraire : un acte humain qui lie lacration l'Histoire ou Pexistence.

    Chez Balzac, par exemple, la multiplicit des il , tout ce vaste rseau de personnes minces par le

    volume de leur corps, mais consquentes par la dure de leurs actes, dcle l'existence d'un mondedont l'Histoire est la premire [29] donne. Le il balzacien n'est pas le terme d'une gestation partied'un je transform et gnralis; c'est l'lment originel et brut du roman, le matriau et non lefruit de la cration : il n'y a pas une histoire balzacienne antrieure l'histoire de chaque troisimepersonne du roman balzacien. Le il de Balzac est analogue au il de Csar : la troisime personneralise ici une sorte d'tat algbrique de l'action, o l'existence a le moins de part possible, au profitd'une liaison, d'une clart ou d'un tragique des rapports humains. A l'oppos - ou en tout casantrieurement -, la fonction du il romanesque peut tre d'exprimer une exprience existentielle.Chez beaucoup de romanciers modernes, l'histoire de l'homme se confond avec le trajet de laconjugaison: parti d'un je qui est encore la forme la plus fidle de l'anonymat, l'homme-auteurconquiert peu peu le droit la troisime personne, au fur et mesure que l'existence devient destin,et le soliloque Roman. Ici l'apparition du il n'est pas le dpart de l'Histoire, elle est le terme d'uneffort qui a pu dgager d'un monde personnel d'humeurs et de mouvements une forme pure,significative, donc aussitt vanouie, grce au dcor parfaitement conventionnel et mince de latroisime personne. C'est l certainement le trajet exemplaire des premiers romans de Jean Cayrol. Maistandis que chez les classiques - et l'on sait que pour l'criture le classicisme se prolonge jusqu' Flaubert- le retrait de la personne biologique atteste une installation de l'homme essentiel, chez des romancierscomme Cayrol, l'envahissement du il est une conqute progressive mene contre l'ombre paisse duje existentiel; tant le Roman, identifi par ses signes les plus formels, est un acte de sociabilit; ilinstitue la Littrature.

    Maurice Blanchot a indiqu propos de Kafka que l'laboration du rcit impersonnel (on remarquera propos de ce terme que la troisime personne est toujours donne comme un degr ngatif de lapersonne) tait un acte de fidlit l'essence du langage, puisque celui-ci [30] tend naturellement verssa propre destruction. On comprend alors que le il soit une victoire sur le je, dans la mesure o ilralise un tat la fois plus littraire et plus absent. Toutefois la victoire est sans cesse compromise : laconvention littraire du il est ncessaire l'amenuisement de la personne, mais risque chaqueinstant de l'encombrer d'une paisseur inattendue. La Littrature est comme le phosphore : elle brille leplus au moment o elle tente de mourir. Mais comme d'autre part, elle est un acte qui impliquencessairement la dure - surtout dans le Roman -, il n'y a jamais finalement de Roman sans Belles-Lettres. Aussi la troisime personne du Roman est-elle l'un des signes les plus obsdants de ce tragique

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    9/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 9/19

    de l'criture, n au sicle dernier, lorsque, sous le poids de l'Histoire, la Littrature s'est trouve disjointede la socit qui la consomme. Entre la troisime personne de Balzac et celle de Flaubert, il y a tout unmonde (celui de 1848) : l une Histoire pre dans son spectacle, mais cohrente et sre, le triomphed'un ordre; ici un art, qui, pour chapper sa mauvaise conscience, charge la convention ou tente de ladtruire avec emportement. La modernit commence avec la recherche d'une Littrature impossible.

    Ainsi l'on retrouve, dans le Roman, cet appareil la fois destructif et rsurrectionnel propre toutl'art moderne. Ce qu'il s'agit de dtruire, c'est la dure, c'est--dire la liaison ineffable de l'existence :l'ordre, que ce soit celui du continu potique ou celui des signes romanesques, celui de la terreur oucelui de la vraisemblance, l'ordre est un meurtre intentionnel. Mais ce qui reconquiert l'crivain, c'estencore la dure, car il est impossible de dvelopper une ngation dans le temps, sans laborer un artpositif, un ordre qui doit tre nouveau dtruit Aussi les plus grandes uvres de la modernits'arrtent-elles le plus longtemps possible, par une sorte de tenue miraculeuse, au seuil de laLittrature, dans cet tat vestibulaire o [31] l'paisseur de la vie est donne, tire sans pourtant treencore dtruite par le couronnement d'un ordre des signes : par exemple, il y a la premire personne deProust, dont toute l'uvre tient un effort, prolong et retard vers la Littrature. Il y a Jean Cayrol quin'accde volontairement au Roman qu'au terme le plus tardif du soliloque, comme si l'acte littraire,suprmement ambigu, n'accouchait d'une cration consacre par la socit qu'au moment o il a russi dtruire la densit existentielle d'une dure jusqu'alors sans signification.

    Le Roman est une Mort; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la dure untemps dirig et significatif. Mais cette transformation ne peut s'accomplir qu'aux yeux de la socit. C'estla socit qui impose le Roman, c'est--dire un complexe de signes, comme transcendance et commeHistoire d'une dure. C'est donc l'vidence de son intention, saisie dans la clart des signes

    romanesques, qttej'on reconnat le pacte qui lie par toute la solennit de l'art l'crivain la socit. Lepass simple et la troisime personne du Roman ne sont rien d'autre que ce geste fatal par lequell'crivain montre du doigt le masque qu'il porte. Toute la Littrature peut dire : Lar-vatus prodeo , jem'avance en dsignant mon masque du doigt. Que ce soit l'exprience inhumaine du pote, assumantla plus grave des ruptures, celle du langage social, ou que ce soit le mensonge crdible du romancier, lasincrit a ici besoin de signes faux, et videmment faux, pour durer et pour tre consomme. Leproduit, puis finalement la source de cette ambigut, c'est l'criture. Ce langage spcial, dont l'usagedonne l'crivain une fonction glorieuse mais surveille, manifeste une sorte de servitude invisible dansles premiers pas, qui est le propre de toute responsabilit : l'criture, libre ses dbuts, est finalement lelien qui enchane l'crivain une Histoire elle-mme enchane : la socit le marque des signes bienclairs de l'art afin de l'entraner plus sremen' dans sa propre alination. [32]

    Y a-t-il une criture potique?Aux temps classiques, la prose et la posie sont des grandeurs, leur diffrence est mesurable; elles

    ne sont ni plus ni moins loignes que deux nombres diffrents, comme eux contigus, mais autres parla diffrence mme de leur quantit. Si j'appelle prose un discours minimum, vhicule le plusconomique de la pense, et si j'appelle a, b, c, des attributs particuliers du langage, inutiles maisdcoratifs, tels que le mtre, la rime ou le rituel des images, toute la surface des mots se logera dans ladouble quation de M. Jourdain :

    Posie = Prose + a + b + c

    Prose = Posie - a - b - c

    D'o il ressort videmment que la Posie est toujours diffrente de la Prose. Mais cette diffrencen'est pas d'essence, elle est de quantit. Elle n'attente donc pas l'unit du langage, qui est un dogmeclassique. On dose diffremment les faons de parler selon les occasions sociales, ici, prose ou loquence,l, posie ou prciosit, tout un rituel mondain des expressions, mais partout un seul langage, quirflchit les catgories ternelles de l'esprit La posie classique n'tait sentie que comme une variationornementale de la Prose, le fruit d'un art (c'est--dire d'une technique), jamais comme un langagediffrent ou comme le produit d'une sensibilit particulire. Toute posie n'est alors que l'quationdcorative, allusive ou charge, d'une prose virtuelle qui gt en essence et en puissance dans n'importequelle faon de s'exprimer. Potique , aux temps classiques, ne dsigne aucune tendue, aucunepaisseur particulire du sentiment, aucune cohrence, aucun univers spar, mais seulementl'inflexion d'une technique verbale, celle de s'exprimer selon des rgles plus belles, donc plus socialesque celles de la conversation, c'est--dire de projeter hors d'une pense intrieure issue tout arme del'Esprit, une parole socialise par l'vidence mme de sa convention.

    De cette structure, on sait qu'il ne reste rien dans la posie moderne, celle qui part, non deBaudelaire, mais de Rimbaud, sauf reprendre sur un mode traditionnel amnag les impratifs formelsde la posie classique : les potes instituent dsormais leur parole comme une Nature ferme, qui

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    10/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 10/19

    embrasserait la fois la fonction et la structure du langage. La Posie n'est plus alors une Prose dcored'ornements ou ampute de liberts. Elle est une qualit irrductible et sans hrdit. Elle n'est plusattribut, elle est substance et, par consquent, elle peut trs bien renoncer aux signes, car elle porte sanature en elle, et n'a que faire de signaler l'extrieur son identit : les langages potiques etprosaques sont suffisamment spars pour pouvoir se passer des signes mmes de leur altrit.

    En outre, les rapports prtendus de la pense et du langage sont inverss; dans l'art classique, unepense toute forme accouche d'une parole qui l' exprime , la traduit . La pense classique estsans dure, la posie classique n'a que celle qui est ncessaire son agencement technique. Dans lapotique moderne, au contraire, les mots produisent une sorte de continu formel dont mane peu peuune densit intellectuelle ou sentimentale impossible sans eux; la parole est alors le temps pais d'unegestation plus spirituelle, pendant laquelle la pense est prpare, installe peu peu par le hasarddes mots. Cette chance verbale, d'o va tomber le fruit mr d'une signification, suppose donc un tempspotique qui n'est [34] plus celui d'une fabrication , mais celui d'une aventure possible, la rencontred'un signe et d'une intention. La posie moderne s'oppose l'art classique par une diffrence qui saisittoute la structure du langage, sans laisser entre ces deux posies d'autre point commun qu'une mmeintention sociologique.

    L'conomie du langage classique (Prose et Posie) est relationnelle, c'est--dire que les mots y sontabstraits le plus possible au profit des rapports. Aucun mot n'y est dense par lui-mme, il est peine lesigne d'une chose, il est bien plus la voie d'une liaison. Loin de plonger dans une ralit intrieureconsubstantielle son dessin, il s'tend, aussitt profr, vers d'autres mots, de faon former unechane superficielle d'intentions. Un regard sur le langage mathmatique permettra peut-tre decomprendre la nature relationnelle de la prose et de la posie classiques : on sait que dans l'criture

    mathmatique, non seulement chaque quantit est pourvue d'un signe, mais encore les rapports quilient ces quantits sont eux aussi transcrits, par une marque d'opration, d'galit ou de diffrence; onpeut dire que tout le mouvement du continu mathmatique provient d'une lecture explicite de sesliaisons. Le langage classique est anim par un mouvement analogue, bien qu'videmment moinsrigoureux : ses mots , neutraliss, absents par le recours svre une tradition qui absorbe leurfracheur, fuient l'accident sonore ou smantique qui concentrerait en un point la saveur du langage eten arrterait le mouvement intelligent au profit d'une volupt mal distribue. Le continu classique estune succession d'lments dont la densit est gale, soumis une mme pression motionnelle, etretirant d'eux toute tendance une signification individuelle et comme invente. Le lexique potiquelui-mme est un lexique d'usage, non d'invention : les images y sont particulires en [35] corps, nonisolment, par coutume, non par cration. La fonction du pote classique n'est donc pas de trouver desmots nouveaux, plus denses ou plus clatants, il est d'ordonner un protocole ancien, de parfaire lasymtrie ou la concision d'un rapport, d'amener ou de rduire une pense la limite exacte d'un mtr.Les concetti classiques sont des concetti de rapports, non de mots : c'est un art de l'expression, non del'invention; les mots, ici, ne reproduisent pas comme plus tard, par une sorte de hauteur violente etinattendue, la profondeur et la singularit d'une exprience; ils sont amnags en surface, selon lesexigences d'une conomie lgante ou dcorative. Oo s'enchante de la formulation qui les assemble,non de leur puissance ou de leur beaut propres.

    Sans doute la parole classique n'atteint pas la perfection fonctionnelle du rseau mathmatique :les rapports n'y sont pas manifests par des signes spciaux, mais seulement par des accidents de formeou de disposition. C'est le retrait mme des mots, leur alignement, qui accomplit la nature relationnelledu discours classique; uss dans un petit nombre de rapports toujours semblables, les mots classiquessont en route vers une algbre : la figure rhtorique, le clich sont les instruments virtuels d'uneliaison; ils ont perdu leur densit au profit d'un tat plus solidaire du discours; ils oprent la faon desvalences chimiques, dessinant une aire verbale pleine de connexions symtriques, d'toiles et de nudsd'o surgissent, sans jamais le repos d'un tonnement, de nouvelles intentions de signification. Lesparcelles du discours classique ont peine livr leur sens qu'elles deviennent des vhicules ou desannonces, transportant toujours plus loin un sens qui ne veut se dposer au fond d'un mot, maiss'tendre la mesure d'un geste total d'intellection, c'est--dire de communication.

    Or la distorsion que Hugo a tent de faire subir l'alexandrin, qui est le plus relationnel de tous lesmtres, contient dj tout, l'avenir de la posie moderne, puisqu'il s'agit d'anantir une intention derapports pour lui substituer [36] une explosion de mots. La posie moderne, en effet, puisqu'il fautl'opposer la posie classique et toute prose, dtruit la nature spontanment fonctionnelle du langageet n'en laisse subsister que les assises lexicales. Elle ne garde des rapports que leur mouvement, leurmusique, non leur vrit. Le Mot clate au-dessus d'une ligne de rapports vids, la grammaire estdpourvue de sa finalit, elle devient prosodie, elle n'est plus qu'une inflexion qui dure pour prsenter leMot. Les rapports ne sont pas proprement parler supprims, ils sont simplement des places gardes, ilssont une parodie de rapports et ce nant est ncessaire car il faut que la densit du Mot s'lve horsd'un enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme une fureur et un mystre .

    Dans le langage classique, ce sont les rapports qui mnent le mot puis l'emportent aussitt vers unsens toujours projet; dans la posie moderne, les rapports ne sont qu'une extension du mot, c'est leMot qui est la demeure , il est implant comme une origine dans la prosodie des fonctions,entendues mais absentes. Ici les rapports fascinent, c'est le Mot qui nourrit et comble comme le

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    11/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 11/19

    dvoilement soudain d'une vrit; dire que cette vrit est d'ordre potique, c'est seulement dire que leMot potique ne peut jamais tre faux parce qu'il ist total; il brille d'une libert infinie et s'apprte rayonner vers mille rapports incertains et possibles. Les rapports fixes abolis, le mot n'a plus qu'unprojet vertical, il est comme un bloc, un pilier qui plonge dans un total de sens, de rflexes et dermanences : il est un signe debout Le mot potique est ici un acte sans pass immdiat, un acte sansentours, et qui ne propose que l'ombre paisse des rflexes de toutes origines qui lui sont attachs. Ainsisous chaque Mot de la posie moderne gt une sorte de gologie existentielle, o se rassemble lecontenu total du Nom, et non plus son contenu lectif comme dans la prose et dans la posie classiques.Le Mot n'est plus dirig l'avance par l'intention gnrale d'un discours [37] socialis; le consommateurde posie, priv du guide des rapports slectifs, dbouche sur le Mot, frontalement, et le reoit comme

    une quantit absolue, accompagne de tous ses possibles. Le Mot est ici encyclopdique, il contientsimultanment toutes les acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait impos dechoisir. Il accomplit donc un tat qui n'est possible que dans le dictionnaire ou dans la posie, l o lenom peut vivre priv de son article, amen une sorte d'tat zro, gros la fois de toutes lesspcifications passes et futures. Le Mot a ici une forme gnrique, il est une catgorie. Chaque motpotique est ainsi un objet inattendu, une bote de Pandore d'o s'envolent toutes les virtualits dulangage; il est donc produit et consomm avec une curiosit particulire, une sorte de gourmandisesacre. Cette Faim du Mot, commune toute la posie moderne, fait de la parole potique une paroleterrible et inhumaine. Elle institue un discours plein de trous et plein de lumires, plein d'absences et designes surnourrissants, sans prvision ni permanence d'intention et par l si oppos la fonction socialedu langage, que le simple recours une parole discontinue ouvre la voie de toutes les Surnatures.

    Que signifie en effet l'conomie rationnelle du langage classique sinon que la Nature est pleine,possdable, sans fuite et sans ombre, tout entire soumise aux rets de la parole? Le langage classique

    se rduit toujours un continu persuasif, il postule le dialogue, il institue un univers o les hommes nesont pas seuls, o les mots n'ont jamais le poids terrible des choses, o la parole est toujours larencontre d'autrui. Le langage classique est porteur d'euphorie parce que c'est un langageimmdiatement social. Il n'y a aucun genre, aucun crit classique qui ne se suppose une consommationcollective et comme parle; l'art littraire classique est un objet qui circule [38] entre personnesassembles par la classe, c'est un produit conu pour la transmission orale, pour une consommationrgle selon les contingences mondaines : c'est essentiellement un langage parl, en dpit de sacodification svre.

    On a vu qu'au contraire la posie moderne dtruisait les rapports du langage et ramenait le discours des stations de mots. Cela implique un renversement dans la connaissance de la Nature. Le discontinudu nouveau langage potique institue une Nature interrompue qui ne se rvle que par blocs. Aumoment mme o le retrait des fonctions fait la nuit sur les liaisons du monde, l'objet prend dans lediscours une place exhausse : la posie moderne est une posie objective. La Nature y devient undiscontinu d'objets solitaires et terribles, parce qu'ils n'ont que des liaisons virtuelles; personne nechoisit pour eux un sens privilgi ou un emploi ou un service, personne ne leur impose une hirarchie,personne ne les rduit la signification d'un comportement mental ou d'une intention, c'est--direfinalement d'une tendresse. L'clatement du mot potique institue alors un objet absolu; la Naturedevient une succession de verticalits, l'objet se dresse tout d'un coup, empli de tous ses possibles : il nepeut que jalonner un monde non combl et par l mme terrible. Ces mots-objets sans liaison, pars detoute la violence de leur clatement, dont la vibration purement mcanique touche trangement le motsuivant mais s'teint aussitt, ces mots potiques excluent les hommes : il n'y a pas d'humanismepotique de la modernit : ce discours debout est un discours plein de terreur, c'est--dire qu'il metl'homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de laNature; le ciel, l'enfer, le sacr, l'enfance, la folie, la matire pure, etc.

    A ce moment-l, on peut difficilement parler d'une criture potique, car il s'agit d'un langage dontla violence d'autonomie dtruit toute porte thique. Le geste oral vise ici modifier la Nature, il est unedmiurgie; il [39] n'est pas une attitude de conscience mais un acte de coercition. Tel est du moins lelangage des potes modernes qui vont jusqu'au bout de leur dessein et assument la Posie, non commeun exercice spirituel, un tat d'me ou une mise en position, mais comme la splendeur et la fracheurd'un langage rv. Pour ces potes-l, il est aussi vain de parler d'criture que de sentiment potique. Laposie moderne, dans son absolu, chez un Char, par exemple, est au-del de ce ton diffus, de cette auraprcieuse, qui sont bien, eux, une criture, et qu'on appelle ordinairement sentiment potique. Il n'y apas d'objection parler d'une criture potique propos des classiques et de leurs pigones, ou encorede la prose potique dans le got des Nourritures terrestres, o la Posie est vritablement une certainethique du langage. L'criture, ici comme l. absorbe le style, et on peut imaginer que, pour les hommesdu xvne sicle, il n'tait pas facile d'tablir une diffrence immdiate, et surtout d'ordre potique, entreRacine et Pradon, tout comme il n'est pas facile pour un lecteur moderne de juger ces potescontemporains qui usent de la mme criture potique, uniforme et indcise, parce que pour eux laPosie est un climat, c'est--dire essentiellement une convention du langage. Mais lorsque le langage

    potique met radicalement la Nature en question, par le seul effet de sa structure, sans recourir aucontenu du discours et sans s'arrter au relais d'une idologie, il n'y a plus d'criture, il n'y a que desstyles, travers lesquels l'homme se retourne compltement et affronte le monde objectif sans passerpar aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilit. [40]

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    12/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 12/19

    Triomphe et rupture de l'criture bourgeoise

    II y a, dans la Littrature prclassique, l'apparence d'une pluralit des critures; mais cette varitsemble bien moins grande si l'on pose ces problmes de langage en termes de structure, et non plus entermes d'art. Esthtiquement, le xvie sicle et le dbut du xvne sicle montrent un foisonnement assezlibre des langages littraires, parce que les hommes sont encore engags dans une connaissance de la

    Nature et non dans une expression de l'essence humaine; ce titre l'criture encyclopdique deRabelais, ou l'criture prcieuse de Corneille - pour ne donner que des moments typiques - ont pourforme commune un langage o l'ornement n'est pas encore rituel, mais constitue en soi un procdd'investigation appliqu toute l'tendue du monde. C'est ce qui donne cette criture prclassiquel'allure mme de la nuance et l'euphorie d'une libert. Pour un lecteur moderne, l'impression de varitest d'autant plus forte que la langue parat encore essayer des structures instables et qu'elle n'a pas fixdfinitivement l'esprit de sa syntaxe et les lois d'accroissement de son vocabulaire. Pour reprendre ladistinction entre langue et criture , on peut dire que jusque vers 1650, la Littrature franaisen'avait pas encore dpass une problmatique de la langue, et que par l mme elle ignorait encorel'criture. En effet, tant que la langue hsite sur sa structure mme, une morale du langage estimpossible; l'criture n'apparat qu'au moment o la langue, constitue nationalement, devient unesorte de ngativit, un horizon qui spare ce qui est dfendu et ce qui est permis, sans plus s'interrogersur les origines ou sur les justifications de ce tabou. En crant une raison intemporelle de la langue, les

    grammairiens classiques ont dbarrass les Franais de tout problme linguistique, et cette languepure est devenue une criture, c'est--dire une valeur de langage, donne immdiatement commeuniverselle en vertu mme des conjonctures historiques.

    La diversit des genres et le mouvement des styles l'intrieur du dogme classique sont desdonnes esthtiques, non de structure; ni l'une ni l'autre ne doivent faire illusion : c'est bien d'unecriture unique, la fois instrumentale et ornementale, que la socit franaise a dispos pendant toutle temps o l'idologie bourgeoise a conquis et triomph. criture instrumentale, puisque la forme taitsuppose au service du fond, comme une quation algbrique est au service d'un acte opratoire;ornementale, puisque cet instrument tait dcor d'accidents extrieurs sa fonction, emprunts sanshonte la Tradition, c'est--dire que cette criture bourgeoise, reprise par des crivains diffrents, neprovoquait jamais le dgot de son hrdit, n'tant qu'un dcor heureux sur lequel s'enlevait l'acte dela pense. Sans doute les crivains classiques ont-ils connu, eux aussi, une problmatique de la forme,mais le dbat ne portait nullement sur la varit et le sens des critures, encore moins sur la structure

    du langage; seule la rhtorique tait en cause, c'est--dire l'ordre du discours pens selon une fin depersuasion. A la singularit de l'criture bourgeoise correspondait donc la pluralit des rhtoriques;inversement, c'est au moment mme o les traits de rhtorique ont cess d'intresser, vers le milieudu xixe sicle, que l'criture classique a cess d'tre universelle et que les critures modernes sontnes.

    Cette criture classique est videmment une criture de classe. Ne au xvne sicle dans le groupequi se tenait directement autour du pouvoir, forme coups de dcisions dogmatiques, purerapidement de tous les procds grammaticaux [42] qu'avait pu laborer la subjectivit spontane del'homme populaire, et dresse au contraire un travail de dfinition, l'criture bourgeoise a d'abord tdonne, avec le cynisme habituel aux premiers triomphes politiques, comme la langue d'une classeminoritaire et privilgie; en 1647, Vaugelas recommande l'criture classique comme un tat de fait,non de droit; la clart n'est encore que l'usage de la cour. En 1660, au contraire, dans la grammaire dePort-Royal par exemple, la langue classique est revtue des caractres de l'universel, la clart devient

    une valeur. En fait, la clart est un attribut purement rhtorique, elle n'est pas une qualit gnrale dulangage, possible dans tous les temps et dans tous les lieux, mais seulement l'appendice idal d'uncertain discours, celui-l mme qui est soumis une intention permanente de persuasion. C'est parceque la prbourgeoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps post-rvolutionnaires, usantd'une mme criture, ont dvelopp une mythologie essentialiste de l'homme, que l'criture classique,une et universelle, a abandonn tout tremblement au profit d'un continu dont chaque parcelle taitchoix, c'est--dire limination radicale de tout possible du langage. L'autorit politique, le dogmatisme del'Esprit, et l'unit du langage classique sont donc les figures d'un mme mouvement historique.

    Aussi n'y a-t-il pas s'tonner que la Rvolution n'ait rien chang l'criture bourgeoise, et qu'il n'yait qu'une diffrence fort mince entre l'criture d'un Fnelon et celle d'un Mrime. C'est que l'idologiebourgeoise a dur, exempte de fissure, jusqu'en 1848 sans s'branler le moins du monde au passaged'une rvolution qui donnait la bourgeoisie le pouvoir politique et social, nullement le pouvoirintellectuel, qu'elle dtenait depuis longtemps dj. De Laclos Stendhal, l'criture bourgeoise n'a eu

    qu' se reprendre et se continuer par:dessus la courte vacance des troubles. Et la rvolutionromantique, si nominalement attache troubler la forme, a sagement conserv l'criture de sonidologie. Un peu de lest jet mlangeant les genres [43] et les mots lui a permis de prserverl'essentiel du langage classique, l'instrumentante : sans doute un instrument qui prend de plus en plus

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    13/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 13/19

    de prsence (notamment chez Chateaubriand), mais enfin un instrument utilis sans hauteur etignorant toute solitude du langage. Seul Hugo, en tirant des dimensions charnelles de sa dure et deson espace, une thmatique verbale particulire, qui ne pouvait plus se lire dans la perspective d'unetradition, mais seulement par rfrence l'envers formidable de sa propre existence, seul Hugo, par lepoids de son style, a pu faire pression sur l'criture classique et l'amener la veille d'un clatement.Aussi le mpris de Hugo cautionne-t-il toujours la mme mythologie formelle, l'abri de quoi c'esttoujours la mme criture dix-huitimiste, tmoin des fastes bourgeois, qui reste la norme du franaisde bon aloi, ce langage bien clos, spar de la socit par toute l'paisseur du mythe littraire, sorted'criture sacre reprise indiffremment par les crivains les plus diffrents titre de loi austre ou deplaisir gourmand, tabernacle de ce mystre prestigieux : la Littrature franaise.

    Or, les annes situes alentour 1850 amnent la conjonction de trois grands faits historiquesnouveaux : le renversement de la dmographie europenne; la substitution de l'industrie mtallurgique l'industrie textile, c'est--dire la naissance du capitalisme moderne; la scession (consomme par les

    journes de juin 48) de la socit franaise en trois classes ennemies, c'est--dire la ruine dfinitive desillusions du libralisme. Ces conjonctures jettent la bourgeoisie dans une situation historique nouvelle.Jusqu'alors, c'tait l'idologie, bourgeoise qui donnait elle-mme la mesure de l'universel, le remplissantsans contestation; l'crivain bourgeois, seul juge du malheur des autres hommes, n'ayant en face de luiaucun autrui pour le regarder, n'tait pas dchir entre sa condition sociale et sa vocation [44]intellectuelle. Dornavant, cette mme idologie n'apparat plus que comme une idologie parmid'autres possibles; l'universel lui chappe, elle ne peut se dpasser qu'en se condamnant; l'crivaindevient la proie d'une ambigut, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement sa condition. Ainsinat un tragique de la Littrature.

    C'est alors que les critures commencent se multiplier. Chacune dsormais, la travaille, lapopuliste, la neutre, la parle, se veut l'acte initial par lequel l'crivain assume ou abhorre sa conditionbourgeoise. Chacune est une tentative de rponse cette problmatique orphenne de la Formem.oderne : des crivains sans littrature. Depuis cent ans, Flaubert, Mallarm, Rimbaud, les Concourt,les surralistes, Queneau, Sartre, Blanchot ou Camus, ont dessin - dessinent encore - certaines voiesd'intgration, d'clatement ou de naturalisation du langage littraire; mais l'enjeu, ce n'est pas telleaventure de la forme, telle russite du travail rhtorique ou telle audace du vocabulaire. Chaque fois quel'crivain trace un complexe de mots, c'est l'existence mme de la Littrature qui est mise en question;ce que la modernit donne lire dans la pluralit de ses critures, c'est l'impasse de sa propre Histoire.[45]

    L'artisanat du style La forme cote cher , disait Valry quand on lui demandait pourquoi il ne publiait pas ses cours

    du Collge de France. Pourtant il y a eu toute une priode, celle de l'criture bourgeoise triomphante, ola forme cotait peu prs le prix de la pense; on veillait sans doute son conomie, son euphmie,mais la forme cotait d'autant moins que l'crivain usait d'un instrument dj form, dont lesmcanismes se transmettaient intacts sans aucune obsession de nouveaut; la forme n'tait pas l'objetd'une proprit; l'universalit du langage classique provenait de ce que le langage tait un biencommunal, et que seule la pense tait frappe d'altrit. On pourrait dire que, pendant tout ce temps,la forme avait une valeur d'usage.

    Or, on a vu que, vers 1850, il commence se poser la Littrature un problme de justification :l'criture va se chercher des alibis; et prcisment parce qu'une ombre de doute commence se lever

    sur son usage, toute une classe d'crivains soucieux d'assumer fond la responsabilit de la tradition vasubstituer la valeur-usage de l'criture, une valeur-travail. L'criture sera sauve non pas en vertu desa destination, mais grce au travail qu'elle aura cot. Alors commence s'laborer une imagerie del'crivain-artisan qui s'enferme dans un lieu lgendaire, comme un ouvrier en chambre et dgrossit,taille, polit et sertit sa forme, exactement comme un lapidaire dgage l'art de la matire, passant cetravail des heures rgulires de solitude et d'effort : des crivains comme Gautier

    (matre impeccable des Belles Lettres), Flaubert (rodant ses phrases Croisset), Valry (dans sachambre au petit matin), ou Gide (debout devant son pupitre comme devant un tabli), forment unesorte de compagnonnage des Lettres franaises, o le labeur de la forme constitue le signe et laproprit d'une corporation. Cette valeur-travail remplace un peu la valeur-gnie; on met une sorte decoquetterie dire qu'on travaille beaucoup et trs longtemps sa forme; il se cre mme parfois uneprciosit de la concision (travailler une matire, c'est en gnral en retrancher), bien oppose lagrande prciosit baroque (celle de Corneille par exemple); l'une exprime une connaissance de la Nature

    qui entrane un largissement du langage; l'autre, cherchant produire un style littraire aristocratique,installe les conditions d'une crise historique, qui s'ouvrira le jour o une finalit esthtique ne suffiraplus justifier la convention de ce langage anachronique, c'est dire le jour o l'Histoire aura amenune disjonction vidente entre la vocation sociale de l'crivain et l'instrument qui lui est transmis par la

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    14/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 14/19

    Tradition.

    Flaubert, avec le plus d'ordre, a fond cette criture artisanale. Avant lui, le fait bourgeois tait del'ordre du pittoresque ou de l'exotique; l'idologie bourgeoise donnait la mesure de l'universel et,prtendant l'existence d'un homme pur, pouvait considrer avec euphorie le bourgeois comme unspectacle incommensurable elle-mme. Pour Flaubert, l'tat bourgeois est un mal incurable qui poisse- l'crivain, et qu'il ne peut traiter qu'en l'assumant dans la lucidit ce qui est le propre d'un sentimenttragique. Cette Ncessit bourgeoise, qui appartient Frdric Moreau, Emma Bovary, Bouvard et Pcuchet, exige, du moment qu'on la subit de face, un art galement porteur d'une ncessit, armd'une Loi. Flaubert a fond une criture normative qui contient paradoxe les rgies [47]techniques d'unpathos. D'une part, il construit son rcit par successions d'essences, nullement selon un ordrephnomnologique (comme le fera Proust); il fixe les temps verbaux dans un emploi conventionnel, defaon qu'ils agissent comme les signes de la Littrature, l'exemple d'un art qui avertirait de sonartificiel; il labore un rythme crit, crateur d'une sorte d'incantation, qui loin des normes del'loquence parle, touche un sixime sens, purement littraire, intrieur aux producteurs et auxconsommateurs de la Littrature. Et d'autre part, ce code du travail littraire, cette somme d'exercicesrelatifs au labeur de l'criture soutiennent une sagesse, si l'on veut, et aussi une tristesse, unefranchise, puisque l'art flaubertien s'avance en montrant son masque du doigt. Cette codificationgrgorienne du langage littraire visait, sinon rconcilier l'crivain avec une condition universelle, dumoins lui donner la responsabilit de sa forme, faire de l'criture qui lui tait livre par l'Histoire, unart, c'est--dire une convention claire, un pacte sincre qui permette l'homme de prendre unesituation familire dans une nature encore disparate. L'crivain donne la socit un art dclar, visible tous dans ses normes, et en change la socit peut accepter l'crivain. Tel Baudelaire tenait rattacher l'admirable prosasme de sa posie Gautier, comme une sorte de ftiche de la forme

    travaille, situe sans doute hors du pragmatisme de l'activit bourgeoise, et pourtant insre dans unordre de travaux familiers, contrle par une socit qui reconnaissait en elle, non ses rves, mais sesmthodes. Puisque la Littrature ne pouvait tre vaincue partir d'elle-mme, ne valait-il pas mieuxl'accepter ouvertement, et, condamn ce bagne littraire, y accomplir du bon travail ? Aussi laflaubertisation de l'criture est-elle le rachat gnral des crivains, soit que les moins exigeants s'ylaissent aller sans problme, soit que les plus purs y retournent comme la reconnaissance d'unecondition fatale. [48]

    criture et rvolution

    L'artisanat du style a produit une sous-criture, drive de Flaubert, mais adapte aux desseins del'cole naturaliste Cette criture de Maupassant, de Zola et de Daudet, qu'on pourrait appeler l'critureraliste, est un combinat des signes formels de la Littrature (pass simple, style indirect, rythme crit)et des signes non moins formels du ralisme (pices rapportes du langage populaire, mots forts,dialectaux, etc.), en sorte qu'aucune criture n'est plus artificielle que celle qui a prtendu dpeindre auplus prs la Nature. Sans doute l'chec n'est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de lathorie : il y a dans l'esthtique naturaliste une convention du rel comme il y a une fabrication del'criture. Le paradoxe, c'est que l'humiliation des sujets n'a pas du tout entran un retrait de la forme.L'criture neutre est un fait tardif, elle ne sera invente que bien aprs le ralisme, par des auteurscomme Camus, moins sous l'effet d'une esthtique du refuge que par la recherche d'une criture enfininnocente. L'criture raliste est loin d'tre neutre, elle est au contraire charge des signes les plusspectaculaires de la fabrication.

    Ainsi, en se dgradant, en abandonnant l'exigence d'une Nature verbale franchement trangre aurel, sans cependant prtendre retrouver le langage de la Nature sociale - comme le fera Queneau -l'cole naturaliste a produit paradoxalement un art mcanique qui a signifi la convention littraire avecune ostentation inconnue jusqu'alors. L'criture flaubertienne laborait peu peu un enchantement, ilest encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert comme dans une nature pleine de voixsecondes o les signes persuadent bien plus qu'ils n'expriment; l'criture raliste, elle, ne peut jamaisconvaincre; elle est condamne seulement dpeindre, en vertu de ce dogme dualiste qui veut qu'il n'yait jamais qu'une seule forme optimale pour exprimer une ralit inerte comme un objet, surlaquelle l'crivain n'aurait de pouvoir que par son art d'accommoder les signes.

    Ces auteurs sans style Maupassant, Zola, Daudet et leurs pigones - ont pratiqu une criture quifut pour eux le refuge et l'exposition des oprations artisanales qu'ils croyaient avoir chasses d'uneesthtique purement passive. On connat les dclarations de Maupassant sur le travail de la forme, ettous les procds nafs de l'cole, grce auxquels la phrase naturelle est transforme en une phraseartificielle destine tmoigner de sa finalit purement littraire, c'est--dire, ici, du travail qu'elle acot. On sait que dans la stylistique de Maupassant, l'intention d'art est rserve la syntaxe, lelexique doit rester en de de la Littrature. Bien crire - dsormais seul signe du fait littraire - c'estnavement changer un complment de place, c'est mettre un mot en valeur , en croyant obtenir par

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    15/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 15/19

    l un rythme expressif. Or l'expressivit est un mythe : elle n'est que la convention de l'expressivit.

    Cette criture conventionnelle a toujours t un lieu de prdilection pour la critique scolaire quimesure le prix d'un texte l'vidence du travail qu'il a cot. Or rien n'est plus spectaculaire qued'essayer des combinaisons de complments, comme un ouvrier qui met en place une pice dlicate. Ceque l'cole admire dans l'criture d'un Maupassant ou d'un Daudet, c'est un signe littraire enfindtach de son contenu, posant sans ambigut la Littrature comme une catgorie sans aucun rapportavec d'autres langages, et instituant par l une intelligibilit [50]idale des choses. Entre un proltariatexclu de toute culture et une intelligentsia qui a dj commenc mettre en question la Littratureelle-mme, la clientle moyenne des coles primaires et secondaires, c'est--dire en gros la petitebourgeoisie, va donc trouver dans l'criture artisti-co-raliste - dont seront faits une bonne part desromans commerciaux - l'image privilgie d'une Littrature qui a tous les signes clatants et intelligiblesde son identit. Ici, la fonction de l'crivain n'est pas tant de crer une uvre, que de fournir uneLittrature qui se voit de loin.

    Cette criture petite-bourgeoise a t reprise par les crivains communistes, parce que, pour lemoment, les normes artistiques du proltariat ne peuvent tre diffrentes de celles de la petite-bourgeoisie (fait d'ailleurs conforme la doctrine), et parce que le dogme mme du ralisme socialisteoblige fatalement une criture conventionnelle, charge de signaler bien visiblement un contenuimpuissant s'imposer sans une forme qui l'identifie. On comprend donc le paradoxe selon lequell'criture communiste multiplie les signes les plus gros de la Littrature, et bien loin de rompre avec uneforme, somme toute typiquement bourgeoise - du moins dans le pass -, continue d'assumer Sansrserve les soucis formels de l'art d'crire petit-bourgeois (d'ailleurs accrdit auprs du publiccommuniste par les rdactions de l'cole primaire).

    Le ralisme socialiste franais a donc repris l'criture du ralisme bourgeois, en mcanisant sansretenue tous les signes intentionnels de l'art. Voici par exemple quelques lignes d'un roman de Garaudy: ...Le buste pench, lanc corps perdu sur le clavier de la linotype... la joie chantait dans sesmuscles, ses doigts dansaient, lgers et puissants..: la vapeur empoisonne d'antimoine... faisait battreses tempes et cogner ses artres, rendant plus ardentes sa force, sa colre et son exaltation. On voitqu'ici rien n'est [51] donn sans mtaphore, car il faut signaler lourdement au lecteur que c'est biencrit (c'est--dire que ce qu'il consomme est de la Littrature). Ces mtaphores, qui saisissent lemoindre verbe, ne sont pas du tout l'intention d'une humeur qui chercherait transmettre lasingularit d'une sensation, mais seulement une marque littraire qui situe un langage, tout commeune tiquette renseigne sur un prix.

    Taper la machine , battre (en parlant du sang) ou tre heureux pour la premire fois ,c'est du langage rel, ce n'est pas du langage raliste; pour qu'il y ait Littrature, il faut crite : pianoter la linotype, les artres cognaient ou il treignait la premire minute heureuse de sa vie

    . L'criture raliste ne peut donc dboucher que sur une Prciosit. Garaudy crit : Aprs chaqueligne, le bras grle de la linotype enlevait sa pince de matrices dansantes ou encore : Chaquecaresse de ses doigts veille et fait frissonner le carillon joyeux des matrices de cuivre qui tombent dansles glissires en une pluie de notes aigus. Ce jeune jargon, c'est celui de Cathos et de Magdelon.

    videmment, il faut faire la part de la mdiocrit; dans le cas de Garaudy, elle est immense. ChezAndr Stil, on trouvera des procds beaucoup plus discrets, qui n'chappent cependant pas aux rglesde l'criture artistico-raliste. Ici la mtaphore ne se prtend pas plus qu'un clich peu prscompltement intgr dans le langage rel, et signalant la Littrature sans grands frais : clair commede l'eau de roche , mains parchemines par le froid , etc.; la prciosit est refoule du lexique dansla syntaxe, et c'est le dcoupage artificiel des complments, comme chez Maupassant, qui impose laLittrature ( d'une main, elle soulve les genoux, plie en deux ). Ce langage satur de convention nedonne le rel qu'entre guillemets : on emploie des mots populistes, des tours ngligs au milieu d'unesyntaxe purement littraire : C'est vrai, il chahute drlement, le vent , ou encore mieux : En plein

    [52] vent, brets et casquettes secous au-dessus des yeux, ils se regardent avec pas mal de curiosit (le familier pas mal de succde un participe absolu, figure totalement inconnue du langage parl).Bien entendu, il faut rserver le cas d'Aragon, dont l'hrdit littraire est toute diffrente, et qui aprfr teinter l'criture raliste d'une lgre couleur dix-huitimiste, en mlangeant un peu Laclos Zola.

    Peut-tre y a-t-il dans cette sage criture des rvolutionnaires, le -sentiment d'une impuissance crer ds maintenant une criture. Peut-tre y a-t-il aussi que seuls des crivains bourgeois peuventsentir la compromission de l'criture bourgeoise : l'clatement du langage littraire a t un fait deconscience non un fait de rvolution. Il y a srement que l'idologie stalinienne impose la terreur detoute problmatique, mme et surtout rvolutionnaire : l'criture bourgeoise est juge somme toutemoins dangereuse que son propre procs. Aussi les crivains communistes sont-ils les seuls soutenirimperturbablement une criture bourgeoise que les crivains bourgeois, eux, ont condamne depuislongtemps, du jour mme o ils l'ont sentie compromise dans les impostures de leur propre idologie,

    c'est--dire du jour mme o le marxisme s'est trouv justifi. [53]

  • 7/28/2019 Barthes DegreZero

    16/19

    17/01/13 Roland Barthes. Le Degr zro de l'criture

    www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__le_degre_zero_de_lecriture__fr.htm 16/19

    L'criture et le silence

    L'criture artisanale, place l'