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VERTIGO N°27 | TROPICAL MALADY, LA FIÈVRE CONTAGIEUSE | 5 Tropical Drive, Mulholland Malady Trafic d’âmes entre Lynch et Weerasethakul HERVÉ AUBRON « Débarquer dans un marécage, marcher à travers bois, et dans quelque poste de l’intérieur, se sentir encerclé par cette sauvagerie, cette absolue sauvagerie - toute cette vie mystérieuse des solitudes, qui s’agite dans la forêt, dans la jungle, dans le cœur de l’homme sau- vage. » Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres Des sentiers forestiers et les lacets d’une route qui se croi- sent régulièrement. Deux chemins enténébrés qui s’éclai- rent mutuellement à leurs carrefours. La Tropical Malady (2004) d’Apichatpong Weerasethakul présente de nom- breuses et troublantes parentés avec le Mulholland Drive (2001) de David Lynch. La première ressemblance, évi- dente, réside dans leur structure. Dans les deux cas, un diptyque qui utilise un même duo d’acteurs, mais dont les volets ne raccordent pas en termes de narration, de registre et surtout d’identités : Betty/Rita et Diane/Camilla dans Mulholland Drive (MD), Tong (le garçon de la cam- pagne)/Keng (le soldat de la ville) et – donnons leur un nom, quand bien même le film s’en exonère – un Démon et un Soldat dans Tropical Malady (TM). HYPOTHÈSES D’APOTHICAIRE On pourrait appliquer à TM les mêmes hypothèses que celles utilisées par les « lynchologues » pour tenter de suturer, de force, ces scissions narratives. Trois grands types d’interprétation prévalaient à propos de MD. Soit une interprétation « oulipienne », qui a l’avantage d’être la plus souple : le film serait un Rubik’s Cube narratif, une boîte peuplée de marionnettes que l’on agiterait soudain, comme on le fait d’un kaléidoscope, reconfigurant subitement accessoires, corps et rôles. TM marque encore plus la charnière problématique en faisant intervenir au beau milieu de la projection un nouveau générique, reprenant le nom des comédiens et indiquant un nouveau titre (ou un intertitre ?), La Voie de l’esprit. Dans ses entretiens, Weerasethakul envisage d’ailleurs la possibilité de deux récits totale- ment cloisonnés, impliquant des personnages diffé- rents, le second volet pouvant être une fable souter- raine ou parallèle, au même titre que le conte colporté, dans le premier volet, par la gardienne du temple (les pierres précieuses métamorphosées en crapauds), qui se voit figuré à l’écran. La deuxième thèse est mentale ou neurologique, rele- vant de la folie (la transformation comme expression du délire schizophrène d’un personnage – c’est l’hypo- thèse la plus courante pour Lost Highway (1995), faux cousin, on y revient, de Mulholland Drive) ou du rêve, cette option étant la plus couramment avancée pour MD. Le premier volet ne serait que le songe trop lumi- neux d’une Diane dépressive, reconfigurant toutes les pièces du drame de la séparation et du meurtre qu’elle a commandité : le film s’ouvre de fait sur une caméra subjective s’enfonçant dans l’oreiller pourpre du lit final. Dans TM, juste avant le générique de La Voie de l’esprit, Tong, futur Démon, se réveille dans sa chambre. Peut-être vient-il de rêver de l’idylle avec Keng. À l’intérieur même du second volet, le Soldat sommeille encagoulé, assis dans un arbre (plan que l’on retrouvera d’ailleurs plus tard, étrangement, alors qu’il est censé être en pleine reptation vers le Tigre). Peut- être rêve-t-il alors des Tigre et Démon à venir, ou alors du premier volet avec Tong, ainsi que le laisse penser un carton (« Tandis que le fantôme du tigre tente de s’insinuer dans ses rêves, le soldat songe au villageois disparu »), sans que ce commentaire précise si le Soldat connaît en effet ledit villageois, s’il se souvient de son amour pour Tong ou s’il fantasme simplement à partir des photos trouvées dans la chambre du disparu. Dernière option, enfin, spirite ou ésotérique : une réin- carnation, ou tout au moins une transmigration, cette dernière ne nécessitant pas obligatoirement une mort du corps « premier » et désignant juste la capacité d’une âme de passer d’un corps à un autre. Réincarnation ou transmigration étaient fort probables dans le cas de Lost Highway. TM fait clairement référence au bouddhisme avec la visite du temple et Weerasethakul dit croire aux fantômes (quand Lynch ne cache pas sa pratique de la méditation transcendantale, jusqu’à s’égarer récemment dans la promotion d’un gourou new age). L’hypothèse-

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VERTIGO N°27 | TROPICAL MALADY, LA F IÈVRE CONTAGIEUSE | 5

Tropical Drive, Mulholland MaladyTrafic d’âmes entre Lynch et WeerasethakulHERVÉ AUBRON

« Débarquer dans un marécage, marcher à travers bois,et dans quelque poste de l’intérieur, se sentir encerclépar cette sauvagerie, cette absolue sauvagerie - toutecette vie mystérieuse des solitudes, qui s’agite dans laforêt, dans la jungle, dans le cœur de l’homme sau-vage. »Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres

Des sentiers forestiers et les lacets d’une route qui se croi-sent régulièrement. Deux chemins enténébrés qui s’éclai-rent mutuellement à leurs carrefours. La Tropical Malady(2004) d’Apichatpong Weerasethakul présente de nom-breuses et troublantes parentés avec le Mulholland Drive(2001) de David Lynch. La première ressemblance, évi-dente, réside dans leur structure. Dans les deux cas, undiptyque qui utilise un même duo d’acteurs, mais dont lesvolets ne raccordent pas en termes de narration, deregistre et surtout d’identités : Betty/Rita et Diane/Camilladans Mulholland Drive (MD), Tong (le garçon de la cam-pagne)/Keng (le soldat de la ville) et – donnons leur unnom, quand bien même le film s’en exonère – un Démonet un Soldat dans Tropical Malady (TM).

HYPOTHÈSES D’APOTHICAIRE

On pourrait appliquer à TM les mêmes hypothèses quecelles utilisées par les « lynchologues » pour tenter desuturer, de force, ces scissions narratives. Trois grandstypes d’interprétation prévalaient à propos de MD.Soit une interprétation « oulipienne », qui a l’avantaged’être la plus souple : le film serait un Rubik’s Cubenarratif, une boîte peuplée de marionnettes que l’onagiterait soudain, comme on le fait d’un kaléidoscope,reconfigurant subitement accessoires, corps et rôles.TM marque encore plus la charnière problématique enfaisant intervenir au beau milieu de la projection unnouveau générique, reprenant le nom des comédienset indiquant un nouveau titre (ou un intertitre ?), LaVoie de l’esprit. Dans ses entretiens, Weerasethakulenvisage d’ailleurs la possibilité de deux récits totale-ment cloisonnés, impliquant des personnages diffé-

rents, le second volet pouvant être une fable souter-raine ou parallèle, au même titre que le conte colporté,dans le premier volet, par la gardienne du temple (lespierres précieuses métamorphosées en crapauds), quise voit figuré à l’écran.La deuxième thèse est mentale ou neurologique, rele-vant de la folie (la transformation comme expressiondu délire schizophrène d’un personnage – c’est l’hypo-thèse la plus courante pour Lost Highway (1995), fauxcousin, on y revient, de Mulholland Drive) ou du rêve,cette option étant la plus couramment avancée pourMD. Le premier volet ne serait que le songe trop lumi-neux d’une Diane dépressive, reconfigurant toutes lespièces du drame de la séparation et du meurtre qu’ellea commandité : le film s’ouvre de fait sur une camérasubjective s’enfonçant dans l’oreiller pourpre du litfinal. Dans TM, juste avant le générique de La Voie del’esprit, Tong, futur Démon, se réveille dans sachambre. Peut-être vient-il de rêver de l’idylle avecKeng. À l’intérieur même du second volet, le Soldatsommeille encagoulé, assis dans un arbre (plan que l’onretrouvera d’ailleurs plus tard, étrangement, alors qu’ilest censé être en pleine reptation vers le Tigre). Peut-être rêve-t-il alors des Tigre et Démon à venir, ou alorsdu premier volet avec Tong, ainsi que le laisse penserun carton (« Tandis que le fantôme du tigre tente des’insinuer dans ses rêves, le soldat songe au villageoisdisparu »), sans que ce commentaire précise si le Soldatconnaît en effet ledit villageois, s’il se souvient de sonamour pour Tong ou s’il fantasme simplement à partirdes photos trouvées dans la chambre du disparu.Dernière option, enfin, spirite ou ésotérique : une réin-carnation, ou tout au moins une transmigration, cettedernière ne nécessitant pas obligatoirement une mort ducorps « premier » et désignant juste la capacité d’uneâme de passer d’un corps à un autre. Réincarnation outransmigration étaient fort probables dans le cas de LostHighway. TM fait clairement référence au bouddhismeavec la visite du temple et Weerasethakul dit croire auxfantômes (quand Lynch ne cache pas sa pratique de laméditation transcendantale, jusqu’à s’égarer récemmentdans la promotion d’un gourou new age). L’hypothèse-

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chamanique est la plus vraisemblable dans TM, maisavec de nombreuses déclinaisons possibles. Tong estpossédé par l’âme du chaman khmer, l’esprit du Tigre,sous l’œil désespéré de Keng qui connaît le même sortau dénouement du film. Ou bien : Tong et Keng, outran-cièrement souriants, étaient possédés par le Tigre dès lepremier volet. Ou bien : Tong, disparaissant mystérieu-sement dans la nuit, à la fin du premier volet (à lamanière de Fred dans le couloir de Lost Highway), seréincarne en Démon après être mort littéralement oumétaphoriquement, en tant qu’amant de Keng (il laisseplaner le doute sur leur prochaine rencontre).On voit ici combien ces différentes hypothèses sontsusceptibles d’alterner, de se combiner (un fou peutrêver qu’il se réincarne), toujours sujettes à de fasti-dieuses sophistications et mises en abyme ad nauseam.De même, dans Mulholland Drive, pourquoi limiter,après tout, l’hypothèse onirique à Betty comme rêve deDiane : le premier volet s’approchant de son terme, lesdeux amantes sont endormies lorsque Rita se met àscander le mot « Silencio ». On peut dès lors très bienenvisager que l’imminent second volet (qui débuteraitalors au théâtre) soit le rêve de l’une des deux, aussibien Betty que Rita... Il faut vite quitter ce jeu, sansquoi, à vouloir avoir le dernier mot, on se retrouve dansla posture de l’apothicaire myope qui se pique de fairetourner les tables : une chiromancie tatillonne qui faitdans le détail et l’excès d’analyse, mais en reste, pourl’ensemble, à un flou artistique, celui-là même quiréduit trop souvent Lynch à un surréalisme vieillot.

LA MÉTEMPSYCOSE PERPÉTUELLE

Ces hypothèses ne gagnent pas à être sériées ou sépa-rées. Il faut plutôt cerner le principe vers lequel ellesconvergent. Tout cela – délirer, rêver, se réincarner –revient à changer d’âme, tient de la métempsycose.Rêver, c’est transmigrer le temps d’un sommeil. Uneréincarnation est un délire qui s’éternise. Mais bien

plus : on ne change pas d’âme seulement aux plus loin-taines extrémités (devenir fou, être possédé, mourir)mais tout au long de l’existence, à chaque instant. Lamétempsycose est perpétuelle. TM : lorsqu’ils évoquentles vies antérieures, Tong et Keng entretiennent laconfusion avec la notion de souvenir. Dans le secondvolet de MD, le flash-back montrant les deux amantestorses nus – maquillage épanoui, épiderme efflorescent,duvet jaune d’abeille – contraste nettement d’avec ladépressive livide qui s’en souvient, comme vidée detoute humeur vitale. Le corps, l’âme, le monde ont bienici changé dans une même vie.Au-delà, ce processus de réminiscence ne concerne passeulement les souvenirs effectifs. Il peut aussi impliquerdes vies possibles non vécues, soit qu’elles relèvent dufantasme (ah, je pourrais être ça : réincarnation bova-ryste), soit de l’inachevé, la conjecture (que serais-jedevenu si j’avais pris cette direction-là ?), soit d’unesorte de visitation, si l’on veut bien croire à l’existencedes mondes incompossibles de Leibniz : on peut eneffet envisager que toutes les vies possibles d’une per-sonne existent virtuellement, mais qu’une seule s’estactualisée. Que se passe-t-il pour les âmes virtuelles,celles qui n’ont pas été expérimentées, incarnées ?Pourquoi ne rôderaient-elles pas, ne nous visiteraient-elles pas ? Interrogé sur le poids de ses expériencespersonnelles, Lynch répond qu’on n’a pas besoin néces-sairement de vivre une chose pour la connaître, sanspréciser l’origine de cette connaissance : « [...] noussavons beaucoup plus que ce que nous croyons savoir.Les expériences sont importantes, mais nous avons uneréserve d’expériences en nous. »1

Tel pourrait être le soubassement des mondes de Wee-rasethakul et Lynch : ce n’est pas une seule âme quis’incarne dans un corps mais plusieurs. Ou plutôt, c’estun tissu d’âmes (pour reprendre librement le « tissu del’âme » de Leibniz amplement commenté par Deleuze).En s’imprimant dans un corps, le tissu d’âmes peutd’abord sembler s’actualiser en un seul motif, mais bien

■ 1 « Concentré sur le donut », entretien avec Christian Fevret, in David Lynch, Les Inrockuptibles hors série, Paris, 2002.

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En alternance : Mulholland Drive, David Lynch, 2001, et Tropical Malady, Apichatpong Weerasethakul, 2004 (photos de tournage).

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vite il mue. Il se plisse mais aussi il s’effiloche. Il yaurait autour de nous une myriade d’âmes perdues, quin’ont pas ou plus de corps, toutes ces bribes d’âmes quenous ratons ou perdons, puissances qui s’éteignent etvont rejoindre un purgatoire de transit, en attente. À quoi ressemble la vie d’une âme perdue ? Qu’est-cequ’une âme sans corps ? Sur cette question, s’il fallaitrapprocher un précédent film de Lynch de MD, ce seraitmoins Lost Highway que Twin Peaks, Fire Walk WithMe (1991), chronique de la mort annoncée d’une jeunefille, Laura, qui a littéralement plusieurs vies, plusieursâmes, comme déjà morte. Lost Highway, souventassocié à MD sous prétexte que les deux films dessinentdes existences scindées, est diamétralement opposé. Lesâmes y changent de corps alors que ce sont les corpsqui changent d’âme dans MD. MD se demande dès lorsce qu’est une âme sans corps, alors que Lost Highwaypose la question inverse : qu’est-ce qu’un corps sansâme ? Ce motif-là n’est pas nouveau chez Lynch qui arégulièrement imaginé des corps non pas morts, maisinertes, par exemple dans Blue Velvet (le policier« jaune » et le « Van Gogh » supplicié dans le final) ouFire Walk With Me, où le père de Laura, après avoirassassiné sa fille, se retrouve aux enfers (la « RedRoom »), d’abord debout mais désarticulé puis oscillanten l’air comme un ballon gonflé à l’hélium. Hanté qu’ilétait par le diabolique Bob, le voici dé-possédé. LostHighway, travaillant plutôt sur la dépression oul’idiotie, cherche bien cela : filmer des corps vidés deleur âme, mais qui ne s’en rendent pas encore compte –inertie taiseuse du couple du premier volet, prostrationd’un prisonnier, extase morte d’un porno...Reprenons : qu’est-ce qu’une âme sans corps ? Ouplutôt, que fait-elle ? Évidemment, la plupart dutemps, elle ne sait pas qu’elle n’a pas de corps. Ellepense s’affairer alors qu’elle erre. C’est la vache ecto-plasmique qui poursuit son bonhomme de chemin unefois morte (TM) alors que son vacher devient peut-êtrele cow-boy livide et exsangue qui joue aux esprits frap-peurs dans le corral de MD. Les âmes croient agir là oùseulement elles font apparition. Le motif du fantômequi ne se sait pas fantôme est désormais bien connu

(Carnival of Souls (1962), de Herk Harvey, récemmentcommenté dans ces pages – Vertigo n° 26 –, « carnavaldes âmes » qui pourrait être un sous-titre de MD commede TM, Le Sixième Sens (1998), de M. Night Shyamalan,Les Autres (2000), d’Alejandro Amenábar). Il a toutefoistendance à en rester à la pirouette scénaristique et n’ex-ploite que bien peu cette action-apparition des âmes,sauf peut-être dans le cas d’Amenábar : Nicole Kidmanet ses enfants prennent pour des esprits frappeurs lesexorcistes censés les déloger, alors que leurs propresdéplacements effrayés sont perçus par les vivantscomme des apparitions spectrales. La grande idée commune de Lynch et de Weerase-thakul, cette esthétique de la métempsycose généra-lisée, est là : la réminiscence n’est pas simplementl’émissaire ou l’émission de vies antérieures, une imagedes esprits peuplant l’au-delà. C’est l’âme perdue elle-même, soudain rendue visible. Cette identité entre âmedésincorporée et image est une intuition ancienne, déjàprésente dans l’optique matérialiste (chez Lucrècenotamment), qui conçoit la vision comme la mue d’unserpent, les images comme des membranes voletant, lesfantômes des corps dont elles émanent. Âmes-peaux,âmes-images, âmes perdues : la vache verte (TM) estbien de même nature que les visages de Rita et Betty,spectres fragiles se superposant fugacement auxlumières de Los Angeles, au début et à la fin de MD.Soit, donc, des corps traversés par des âmes mortes, desâmes-souvenirs, des âmes-rêves, qui gagnent et per-dent simultanément des âmes. D’où bien sûr cette labi-lité identitaire et ces doutes sans réponse : est-on mortou vivant ? Dans TM, on peut ainsi retrouver sur laroute sa chienne, apparemment morte, et caresser labête bien frémissante dans le plan d’après. Est-on tou-jours le même ? L’une de nos âmes est-elle déjà en par-tance ? Le Soldat attend en embuscade le monstre de laforêt et entend les bruits (cloches de bois, bruissement),qui seront les siens un peu plus tard, juste avant laconfrontation avec le Tigre : son âme est déjà enmaraude, ne lui appartient plus. Aime-t-on les filles oules garçons ? La ressemblance « scindée » des deux filmsest d’autant plus frappante qu’ils se développent autour

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de deux couples homosexuels, dont la joie premières’apparente à une camaraderie érotique. Métempsycosesexuelle : Lynch et Weerasethakul veillent chacun àpointer que leurs protagonistes ne sont nullementindifférents au sexe opposé, à travers les œilladesappuyées de Tong vers la passagère d’un bus ou cellesqu’échangent Betty et Adam (le réalisateur) sur le pla-teau, après que celle-ci n’ait pas hésité à se jeter tête lapremière dans une audition « collé serré » avec un vieuxbeau. Quelle est donc cette âme désirante qui me tra-verse ? Bien au-delà de l’ode à la bisexualité, un éton-nement majestueux, comme celui qui saisit les deuxamantes à l’orée de leur étreinte : Betty dit n’avoirjamais essayé quand l’amnésique Rita répond qu’elle nepeut se souvenir si elle l’a déjà fait ou pas. On sedécouvre un désir, au-delà un corps, qu’on ne connaîtpas – la main de Betty soupesant, à tâtons, le sein lourdde Rita, aussi bien puissance érotique de la palpationque jeu curieux d’une enfant découvrant pour la pre-mière fois un modelé inconnu.Une même foire aux âmes, une métempsycose conçuenon comme un simple centre de tri post-mortem maiscomme le principe vital lui-même : Lynch et Weerase-thakul inventent dès lors des figures sinon équiva-lentes, du moins contiguës.

CHAROGNE GERMINALE ET QUÊTE DE CORPS

TM et MD sont d’abord deux films qui poussent sur uncadavre : mystérieux mort retrouvé dans la brousse(suivi plus tard d’une charogne de vache), Dianedécomposée sur ses draps. Belle loi de l’humus fores-tier, que l’on se rappelle, si on l’avait jamais oubliée,dans la touffeur du grand pourrissement de la jungle(TM) : pas de grandes palmes ondoyantes sans raciness’enfonçant dans du bois mort, pas de nouvelle formesans charogne. Le père de Tong rappelle cette puis-sance créatrice de la décomposition, devant le body bagcontenant le cadavre inconnu : « Cette nuit, le corps vagonfler et changer de forme. »Les âmes perdues ne peuvent s’empêcher de traquer lecorps d’où elles émanent, le substrat d’où elles se sontdécollées. Qui se souvient de qui, dès lors, qui rêve qui ?Les jeux herméneutiques évoqués plus haut en devien-nent d’autant plus absurdes : membrane amnésique nese sachant pas désincorporée, l’âme perdue cherchemalgré elle à se souvenir de quoi, de qui elle est la rémi-niscence, à l’image des symptomatiques efforts mémo-riels de l’amnésique Rita. Nous pouvons certes être desréminiscences sans nous en rendre compte, mais bienplus : nous sommes nécessairement les réminiscencesde nos réminiscences, les fantômes de nos fantômes.Quête entêtée du corps premier : fatale erreur, chères et

belles âmes, tant il n’y a pas d’origine dernière. Vousn’y gagnerez qu’un poids mort et invisible, la sensationconfuse qu’une chose pourrie se cache sous votre vie.Ce qui vaut pour les films eux-mêmes chez Lynch : MDet Fire Walk With Me (qui poussait lui sur le cadavre deLaura Palmer) sont les âmes errantes de deux sériestélévisées crevées (MD était à l’origine un projet defeuilleton, finalement avorté, et Twin Peaks, tel que larelit Lynch, une série morte d’épuisement). Weerase-thakul révèle lui un lien secret avec son film précédent,précisément établi par le mort : « Le cadavre est vêtu desous-vêtements jaunes : c’est donc le personnage deBlissfully Yours qui courait après les voleurs, on enten-dait un coup de feu... »2

Rien à faire : les âmes perdues cherchent toujoursl’épaisseur d’un support pour s’imprimer en tantqu’images. Et tant pis si cette carcasse est faisandée.Foire aux âmes, pulsion d’incorporation qu’explorel’ouverture rock à Billy de MD : des couples de dan-seurs démultipliés, incrustés sur un fond où apparais-sent leurs silhouettes en découpes noires, à l’intérieurdesquelles s’immiscent parfois des détails grossis desmêmes danseurs. La métempsycose comme un dan-cing, un flirt entre les pochoirs vides des âmes et desblasons corporels qui ne s’ajustent jamais tout à fait.Pour apaiser leur soif, les âmes ont tendance às’échanger, entre elles, des accessoires corporels en unsimulacre de réincarnation : la brune Rita se trans-forme en blonde sous l’œil troublé de Betty, Tongrecherche un emploi vêtu d’une tenue militaire decamouflage identique à celle de Keng.Amoureuses, mais en proie à l’incomplétude, les âmesreniflent, furètent, à l’image de Betty et Rita s’appro-chant en papillonnant de la maisonnette-caveau où estscellée la charogne, du Soldat pistant le Tigre à l’affûtdes vaches éventrées et des excréments qu’il laisse surson passage (tout comme Betty regardait interdite lesridicules crottes de bique déposées par un chien invi-sible sur le carrelage du patio). Elles sont si affamées dematière qu’elles peuvent en venir à d’étranges rites à lalimite de la coprophilie : le Soldat se tartine la peau devase tout comme, dans MD, derrière le Winkie’s, ledémon à la boîte (dont on ne sait si c’est un damné oule diable en personne) est recouvert d’une crasse noire,de croûtes de boue ou de merde, allez savoir. C’est lorsque les âmes simulent au plus haut point lachair (en se pelotant, en faisant l’amour) qu’elles trou-vent un corps où migrer. Le récit se déchire alors, s’ef-fondre : l’incarnation, loin de renforcer leur félicitéamoureuse, les entraîne dans de tout autres personnes.Ce qui pourrait s’interpréter comme un puritanismebouddhiste (pas faire crac-crac, les âmes, sinon retour àla chair triste), mais relève plutôt d’une forme d’élégie,

■ 2 « L’amour est souffrance », entretien avec E. Burdeau, S. Coumoul & J.-P. Tessé, Cahiers du cinéma n° 595, novembre 2004, pp. 14-15.

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nourrie par un insoluble dilemme : amours sereines,mais presque transparentes, de l’immatérialité ; dou-leurs d’une trop intense jouissance incarnée. Keng etTong se hument et se lèchent les poings sous un lam-padaire, avant que le second ne disparaisse dans la nuit.Après son étreinte avec Rita, Betty trouvera, auSilencio, la boîte bleue décisive dans son sac, en cher-chant un Kleenex pour essuyer ses pleurs après lachanson, marque d’une contrainte organique jusqu’iciéludée (tout comme Tong se met à pisser avant de dis-paraître). Une fois qu’elle a mimé l’étreinte, une âme n’apas seulement des larmes éthérées, elle a aussi le nezqui coule (ou la vessie pleine) : l’appel de la chair estirrépressible, l’heure de la transmigration a sonné.Cela s’accélère soudain dans le noir, fond de la boîtebleue, vues filantes de rues nocturnes à Bangkok.Brusque aspiration, siphonnage des âmes propulséesdans la matière, respectant somme toute la vision com-mune de la réincarnation, celle, simplette, d’un accou-chement en vue subjective : on flotte tranquillementdans un purgatoire ou une poche amniotique, dans lenoir, et ça s’évide tout d’un coup, ça s’ouvre, une spi-rale qui vous entraîne dans un boyau étroit vers unelumière inconnue. Peut-être ce que décrit Laura lors-qu’elle décrit son état psychique à son amie, dans FireWalk With Me : « Tu tomberais de plus en vite et puistu prendrais feu. Et les anges ne viendraient pas à tonsecours car ils sont tous partis. » Ce que vous désirez etcraignez tout à la fois, à l’image de l’inquiet Keng et del’excité Tong devant le tunnel obscur du sanctuaire, oùils commencent à ramper avant de rebrousser chemin. Et puis rien. C’est d’abord imperceptible et pourtant,tout a changé. D’autant plus si cela se passe dans le lieufamilier par excellence, une chambre à coucher parexemple : celle de Tante Ruth qui radine on ne sait d’où,surprise par le bruit de la boîte tombant sur le tapis, oucelle dans laquelle se réveille Tong, tout d’un coup videet inspectée par le Soldat, regardant des photos, vitemangées par les auréoles de ses doigts floutés (commeles visages de Betty et Rita le sont, au début de MD, parun nimbe blanc). Il y a bien sûr de la fumée (poussièrephosphorescente du Silencio, s’abattant en dais épais

autour du lit de Diane suicidée, sillage du camion mili-taire qui clôt le premier volet de TM), texture idéale,suspendue entre terre et éther, pour saisir ces âmes quirêvent de matière, ces nimbes imagiers qui voudraientà la fois s’épaissir et se volatiliser. Il y a aussi, dans TM,une autre matière paradoxale pour condenser cela : lespains de glace, cliquetant et ruisselant sur un tapis rou-lant, et que Tong doit scier vite avant qu’ils ne fondent.Gros monolithes translucides, à la fois lourds et dia-phanes, déjà en train de se répandre, de se sublimer,avec au cœur un petit pavé blanc opaque : un tel rêve,l’alliage de l’invisibilité et de la pesanteur, ne sauraitdurer bien longtemps.

TENTATION ANIMALE

Un autre puritanisme collatéral pourrait consister enune variation sur l’animalité. Il y aurait d’un côté l’es-prit de l’amour – la délicatesse diurne, le don, la dou-ceur affective – et l’animalité des corps – le refoulénocturne, la prédation, la violence sexuelle. Tigre,singe, vaches, tiques, sangsues, crapauds, insectesmorts ou vivants, poisson-chat agrippé dans un trou devase, coquillages que l’on cuit à la braise – TM entre-tient un bestiaire florissant et se focalise sur le mondeanimal dès la citation de l’écrivain Ton Nakajima enexergue : « Nous sommes tous, par nature, des bêtessauvages. Notre devoir d’êtres humains est de devenircomme ces dompteurs qui tiennent leurs animaux sousleur coupe et les dressent même à faire des tourscontraires à leur nature bestiale. » On voit bien surquelle pente on pourrait s’engager : régression, involu-tion, bestialité sous-jacente à laquelle on est toujourstenté de s’abandonner, tel le Démon sauvage. Celaserait moraliste (l’âme contre la bête) et surtout tribu-taire d’un simplisme vertical, du haut vers le bas. N’ou-blions pas : pluralité des mondes, tissu d’âmes. Si nousavons plusieurs âmes, certaines d’entre elles sont eneffet peut-être animales. Mais notre esprit ne relève pasdu dompteur souverain évoqué par Nakajima, c’estplutôt la jungle bruissante elle-même, où le dompteurn’est qu’une âme parmi d’autres, environné d’âmes-

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tigres ou d’âmes-singes. Notons au passage que Lynch,cinéaste supposé de « l’infigurable » ou du « primal », alui un bestiaire fort économe : aucun animal dans MD,un singe et un chien fugaces dans Fire Walk With Me.Lynch est plutôt attiré par les grouillements d’insectes(la pelouse de Blue Velvet (1986)), c’est-à-dire une plu-ralité en perpétuelle transformation.Lorsque le Soldat, dans la forêt, se met à faire littérale-ment le singe, au bord de l’étang, ou lorsqu’il rampe àquatre pattes vers l’antre du Tigre, pris de convulsionscomme un loup-garou, ce n’est pas tant qu’il régresse. Onsait que le chasseur doit en quelque sorte devenir la bêtequ’il traque, « penser » comme elle, mais c’est surtoutque, pour une âme perdue, tout corps est bon à prendre,toute chair est affriolante, quelle que soit sa nature. Antoine Volodine a comiquement exploré cela dans sondernier roman, Bardo or not Bardo. Le livre décrit plu-sieurs saynètes à l’intérieur du Bardo, sorte de purga-toire que, selon les Tibétains, les âmes traversent durantles quarante-neuf jours suivant le décès. Un lama doitdès lors lire à l’oreille du cadavre le Livre des morts etconvaincre l’âme errante qu’elle est bien morte (l’uned’entre elles se croit ainsi victime d’une plaisanterie :« Ils ont coupé l’électricité, les salauds... »), puis qu’elledoit se laisser dissoudre dans l’immatérialité de la« Claire Lumière », résister à son inclination naturellepour l’incarnation. Dans l’un de ses fragments (intitulé« Glouchenko », du nom du mort), Volodine décrit com-ment on peut se retrouver, sans même le vouloir, sansqu’il soit question d’abandon coupable ou de dette àpayer, dans la peau d’un petit singe. On croirait unedescription de TM :« “Eh, mais on dirait une lueur, là-bas, dit-il [Glou-chenko]. Droit devant. Mais oui, il y a une ligne plusclaire dans le noir. Comme le dessous d’une porte... Jevais aller par là... C’est de là que soufflent les odeurs...Ça devient de plus en plus âcre.” [...] La porte s’ouvresur la nuit [...] tout y est distinct, comme en plein jour.Glouchenko plisse les yeux. La lumière nocturne luiblesse la vue. Il est sous des arbres immenses, dans uneforêt profonde, humide et chaude. On voit un paysageluxuriant et, çà et là, des êtres vivants qui vont parpaires. Glouchenko entend des bruits. Il se trouve àpetite distance d’un couple de singes qui copulent. [...]Glouchenko observe les macaques pendant un moment.Tout d’abord avec une curiosité égrillarde, puis avec unsentiment d’amour grandissant. Ces singes lui plaisent,il se sent soudain formidablement attiré par eux. Il estenvahi par le désir urgent d’être leur fils.Les clameurs et les silences chauds, les tintements degouttes sur des flaques noires, le raffut des singes dansles hautes branches, l’atmosphère de forêt ruisselante,les parfums de fauves, de bois pourri, les remugles de

bauge, les crissements des écailles et de la chitine surtoutes choses, les vapeurs issues de la boue, les grogne-ments aigus et les sucs du coït, l’odeur des fourmilières.Tout cela entoure Glouchenko. Glouchenko se rap-proche des singes en union sexuelle [...]. Il est envahipar le désir impérieux d’être leur fils. Il n’a pas peur,même si, à mesure qu’il avance, les macaques augmen-tent en taille. [...] Il a rapetissé, il est devenu minus-cule... Il est comme aimanté par l’entrée de la matrice...[...] – Bon, dit Glouchenko. Je vais m’installer là, enattendant. Je vais entrer là. [...] On entend un bref sif-flement électrique. [...] Ça y est. Les compteurs sont àzéro. [...] Il n’existe absolument plus. Il va pouvoirrecommencer à vivre. »3

URBAN JUNGLE

Vivant aujourd’hui à Los Angeles, Lynch est né à Mis-soula, dans le fin fond du Montana rural, et a soulignécombien sa découverte de l’industrielle Philadelphie aété déterminante dans sa jeunesse. De même, Weerase-thakul a grandi dans le Nord-Est forestier de la Thaï-lande avant de gagner Bangkok. Betty débarque toutjuste de sa bourgade canadienne, soulignant souvent lecontraste entre l’ennui de l’Ontario et l’ivresse de LosAngeles, alors que Tong le campagnard craint d’avoir« l’air idiot » en ville. Si la forêt était plus présente etbeaucoup plus circonscrite, en tant que bois maléfique,dans Fire Walk With Me, MD figure une Los Angelesoù la brousse, les herbes folles affleurent toujours (lesfourrés des hauteurs sauvages de Mulholland Drive),où les hauts palmiers dessinent une jungle argentéedans la nuit, pareille à celle qui enserre la fin dusecond volet de TM. Rita, commotionnée après sonaccident, y marche d’ailleurs du même pas hébété quele Démon ou le Soldat après leur empoignade. La par-tition entre ville et forêt est plus nette dans TM, maisest-ce vraiment un clivage ? La ville est tout aussi sau-vage et grosse de secrets que la jungle : Keng passebéat, durant sa virée de nuit dans Bangkok, devant unhomme se faisant bastonner à terre par des voyousimpitoyables, tout comme les malfrats font régner uneterreur arbitraire chez Lynch. Tong avale son déjeunerà Bangkok avec la même absence vorace que le Soldatmangeant avec ses doigts, dans un arbre, sa rationmilitaire. Il suffit de lever les yeux, dans l’usine àglace, pour se laisser emporter par l’appel du fleuve,qui pourrait être aussi bien l’Amazone ou le Congod’Au cœur des ténèbres. Dans la forêt comme dans laville, un même grouillement, celui des insectes commecelui des réseaux occultes et des trafics téléphoniquesdans la cité de Lynch, des incessants petits affaire-ments et des véhicules dans celle de Weerasethakul.

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■ 3 A. Volodine, Bardo or not Bardo, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2004, pp. 75-78.

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Dans les deux cas, un fumier en germination, desmyriades d’âmes qui se croisent et s’échangent.Seuls les arbres, peut-être, échappent à la métempsy-cose générale, comme ces troncs bruissant et cra-quant, suprêmement seuls dans le dernier plan de TM.On ne peut devenir un arbre et il ne nous voit pas, nenous protège pas. L’indifférence des plantes, voilàbien la grande angoisse : « soudain, un sentimentétrange étreint le cœur du soldat », alors que nousvoyons, dans une poignée de troubles plans larges, lajungle thaïlandaise mollement onduler, cousine despins inquiétants de Twin Peaks.

EXCÈS DE JOIE : DÉMONS ET POSSÉDÉS

« À un moment de notre vie, nous sommes quasiment“étouffés” par les merveilleux souvenirs de ceux quenous aimons. Les amants de Tropical Malady succom-bent de leur amour. », dit Weerasethakul4. Et aussi :« Vivre a quelque chose à voir avec la suffocation. Etl’amour est souffrance, car attachement. Vous êtes telle-ment heureux que vous ne pouvez plus respirer : voilà laMalady. »2 Il ne s’agit pas de « payer » le bonheur dansMD et TM, de connaître la torture pour avoir été tropheureux. C’est juste que rien, ni les âmes, ni les corps, nepeut contenir une telle joie. C’est d’ailleurs déjà doulou-reux dans les phases ensoleillées de l’idylle amoureuse :tétanie de l’extase, asphyxie de la suavité, joie des âmesmigrantes qui déchirent les corps qu’elles habitent. Dessourires trop radieux mangent le visage, le fendent plusqu’ils ne l’apaisent, chez Weerasethakul comme chezLynch. Les amants heureux, Betty et Rita, Keng et Tongencore plus, sont si souriants qu’ils en font peur, grima-cent comme des diables. Voyez le rictus figé desvieillards démoniaques de MD, cannibales à force degentillesse et d’onctuosité, et qui viendront finalementmanger Diane. TM a aussi sa paire de Pythies pimpantes,de carnassières bienveillantes : l’envahissante gardiennedu temple et sa sœur, étrangement excitée et grivoise,

succube tirée à quatre épingles qui agite son phallus enbois. Et c’est maintenant, au centre commercial, un profd’aérobic qui entre dans la danse. La Joie est terrible, laJoie est glaciale, recouvre tout jusqu’à brouiller la vue etétouffer son sol, comme la jungle. Cisaillés par cette intensité, les corps se tordent, lesâmes ploient, jusqu’à se disjoindre. Bonheur et mal-heur deviennent indiscernables, esprits malins etdamnés se confondent. On ne sait pas plus s’il y a debonnes ou de mauvaises âmes, des possédés ou desdémons. Le diable aime peut-être, après tout, les âmesqu’il mange : selon le singe messager, l’esprit du Tigre,« rongé par la faim et la solitude », est à plaindre, leSoldat étant « à la fois sa proie et son compagnon ».Dans TM, le Démon est pataud, donne des coups d’en-fant, les gestes comme entravés, bridés, contorsionnés,au diapason des dandinements pâteux du nabot de laRed Room, dans Fire Walk With Me. Dans MD, le Cow-boy n’est pas si mauvais bougre, Mister Roque est unnain d’apparence vulnérable, les hyènes octogénairessont hilares, le Diable est passé au cirage.

SINCÈRES SIMULATIONS : OIGNON COUPÉ ETORCHESTRE FANTÔME

Indécidables mues et plissements du tissu d’âmes, élec-trisé par la Joie : on ne sait pas plus si une émotion estsimulée ou spontanée, truquée ou pleine, seconde oupremière. Chez Lynch, la question est toujours piégée(la spontanéité est entachée par la répétition). ChezWeerasethakul, Tong et Keng, amoureux taquins, necachent pas qu’ils s’amusent l’un de l’autre (Keng quidemande à Tong s’il veut le « rendre jaloux » ou Tongqui après avoir refusé que Keng pose la tête sur sesgenoux lui dit que « non, ça veut dire oui »). C’est aussil’étrange générique de début, filmant Keng pensif dansla nuit, sous l’auvent. Le comédien mime d’abord la dis-traction solitaire puis regarde régulièrement la caméra,l’air amusé, gêné, inquisiteur, presque dragueur (vrai-

■ 4 Dossier de presse de Tropical Malady.

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semblablement dans l’attente de directives d’un réalisa-teur qui laisse tourner) : je fais l’homme seul mais c’estseulement pour vous. Plus tard, le même Keng regardela mère de Tong pleurer de dos. Elle finit par seretourner, dévoilant qu’elle est en train de couper desoignons, et dit en parodiant un pathos burlesque :« C’est tellement triste. » Tout comme MD et Fire WalkWith Me s’achèvent sur de chaudes larmes de croco-diles, de figées icônes sulpiciennes. La métempsycose est après tout aussi affaire de simula-tion et de spectacle : nulle réincarnation plus cha-toyante qu’un spectateur assis dans un fauteuil,s’abandonnant à des images, comme autant d’âmesqu’il incorpore ou non. Allez donc savoir si, ensuite, ila vraiment changé d’âme ou s’il simule, si une âmeinconnue a migré de la scène de cabaret vers son corpsou s’il a simplement trouvé une trame qu’il peut aisé-ment singer en cas de besoin. Dans TM et MD, deuxscènes pivots, très proches dans leur facture, figurent lescouples d’amoureux saisis dans des salles de spectaclesphosphorescentes, baignées d’une lueur bleue : Tong etKeng se pelotant au cinéma, Betty et Rita pleurant auSilencio. Des corps en attente d’un transfert, les yeuxperdus dans le miroitement d’apparitions flottant etdéfilant sur une scène, d’âmes enregistrées : un filmdont on n’entend que la bande son dans TM, unorchestre fantôme qui n’est qu’une bande magnétique,ainsi que le serine le bonimenteur dans MD.Emma Bovary le sait bien, Rimbaud aussi, dont laSaison en enfer raconte entre autres l’aventure d’unloup-garou possédé par la pacotille : on devient tout cequ’on a vu ou entendu, on l’incorpore, y compris lasérie B la plus ridicule ou le cabaret le plus pouilleux.Ce sont des âmes perdues comme les autres, et qui noushabitent d’autant mieux qu’elles sont niaises ounaïves. Dans TM, la confrontation fatidique du Tigre etdu Soldat, d’abord en profils et en ombres chinoises,prend l’apparence d’un imagier enfantin, d’une gra-vure du Livre de la jungle : Sheer Kahn sur sa branche,en haut à gauche, le Soldat petit d’homme, Mowgli enbas à droite. Dans MD, l’inconnue devient Rita par laseule vertu d’une affiche de Gilda mentionnant Rita

Hayworth. Elle accepte de jouer la comédie avec Bettypour la faire répéter, avant que la jeune actrice n’aillerejouer en audition sa scène de rupture grandiloquenteen se permettant toutes les simulations. Au Silencio,elles sangloteront toutes les larmes de leur corpsdevant une chanteuse mélodramatique à l’excès, cou-sine de celle qui, dans une même lumière bleue, broyait(gentilles pleureuses ou sorcières sournoises ?) Lauradans Fire Walk With Me. Vertige de la bluette : Tonget Keng n’y échappent pas au bar, écoutant une chan-teuse roucouler ses mots d’amour, devant un soleilschématique, peint à l’emporte-pièce sur une toile. Endédicace à Keng, Tong ira chanter avec elle sur scène,avec un léger décalage dans le son, comme si son hom-mage n’était qu’un play-back prémédité et piégeur, à lafaçon du trompettiste du Silencio. Peu importe desavoir si on est « vrai » ou si on joue la comédie, si onest au premier ou au second degré, s’il y a un oignoncoupé derrière les larmes ou un enregistrement derrièrela chanson. Ce genre de finasserie n’a plus cours.Les couacs enregistrés de l’orchestre fantôme, dans MD,apprennent à Rita et Betty qu’on peut être à la fois « là »et « pas là ». Les sons se réverbèrent de monde enmonde, résonnent entre morts et vivants, rappellent auxcorps, en les traversant, qu’ils sont poreux, aux âmesqu’elles sont désincarnées. Dans Bardo or not Bardo,Volodine a la belle idée d’un purgatoire obscur maistoujours plongé dans la rumeur : voix des morts par-lant tout seuls, cherchant à comprendre, mais aussiinjonctions et conseils des lamas, retransmises à partirdes oreilles de cadavres. On ne sait qui parle, commedans le monologue final de TM, mêlant dans une seulevoix plusieurs locuteurs : narrateur du conte, réminis-cence d’une enfance déjà étrangère, esprit du Tigre s’ap-prêtant à se saisir d’une âme, celle-ci s’offrant enpâture, puis Keng se souvenant de son histoire d’amouravec Tong. Le Bardo de Volodine est aussi truffé de télé-phones, d’oreillettes, de haut-parleurs. Dans TM, c’estun talkie-walkie d’où surgit la voix d’une opératriceinconnue, draguant un soldat, puis dans lequel le chas-seur envoie en boucle des messages sans réponse. « Lefantôme est fasciné par la mystérieuse machine parlante

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du soldat », indique un carton. Si l’appareil sert finale-ment peu à communiquer, il émet régulièrement sesinterférences (parasites sonores dont Lynch, d’ailleurs,caviarde tous ses films) : boîte noire (non plus bleue) oùronfle la rumeur étouffée de voix minuscules et demondes parallèles, la téléconférence inaudible des âmesperdues. Une luciole vacillante, bruissant des mêmessons, ira plus tard rejoindre une assemblée de feu folletstout aussi bavards dans un arbre luminescent.

TREMBLEMENT ET FLASHAGE

Affectés par ce flux incessant de la métempsycose, lesmondes de Lynch et Weerasethakul tremblent etvacillent. Ce sont deux mondes tremblés, où les âmes-images se projettent sur tout ce qui bouge : un rideaufrémissant, singulièrement. Dans TM, c’est l’inouïtigre-rideau du final, hypnotisant le Soldat dans unfeulement d’étoffe. À la fin de MD, le rideau duSilencio se mêle fugacement aux surimpressions, chezun cinéaste qui a toujours affectionné cet accessoire :la tenture d’ouverture et de fermeture donnant sontitre à Blue Velvet, celles, écarlates, de la Red Roomdans Twin Peaks, devenues marron dans le repaire dunain de MD. Drôle de régime optique où ce qui masquehabituellement, le rideau, est cela même qui permet, enleur faisant écran, les apparitions.Quelques flashes fendent parfois ce grand tremble-ment. Visages de Betty et Rita surexposés à unelumière blanche, éclairs au Silencio, ampoule violenteau corral chez Lynch, amateur de longue date deslumières de stroboscopes et de fers à souder ; Tongajustant un tube néon s’allumant brusquement,chienne radiographiée chez le vétérinaire, rais de lalampe torche saisissant la végétation du côté de Wee-rasethakul. Qu’arrive-t-il quand une figure est ainsiflashée ? Une métempsycose a eu lieu et nous l’avonsentrevue : un corps et une âme viennent de se rencon-trer. Ils se télescopent et cela a logiquement l’intensité

et la brièveté de l’éclair. L’âme semble plutôt pourLynch de nature électrique : dans Fire Walk With Me,les hululements du Nain circulent à la faveur de câblesélectriques et la bouche de Bob articule en gros plan« Electricity » comme une incantation. Du coup, la visi-tation d’un corps par une nouvelle âme s’apparente àune électrocution : convulsions de Betty au Silencio,dans des bruits d’orage. Inversement, le départ d’uneâme revient à un disjoncteur qui saute : voir, dans MD,après le fiasco meurtrier du tueur à gages, l’aspirateurqui fait court-circuit et déclenche le signal d’alarme.Weerasethakul emploie lui la métaphore des aimants :« Ce film, c’est : deux champs magnétiques de mêmesigne, que je fais tenir ensemble. »2

Flash de la métempsycose, vision fugace, presque sub-liminale, d’une incarnation. Le monde comme un grandpapier argentique où les âmes s’impriment : selonGeorges Didi-Huberman, c’était la vision de Philotée leSinaïte, ermite ancien qui imagina le terme « photogra-phie » et développa dans le désert une mystique de lalumière, considérant son corps comme une sorte detirage où venait s’imprimer Dieu. Il devenait ainsi lui-même image, apparition, se confondant avec l’âme desâmes : « C’est là en moi, pensa-t-il, que le Dieu lumi-neusement s’empreint, phôteinographeistaï, se “photo-graphie”. C’est là, pensa-t-il en même temps, que je levois. [...] “photographié”, gravé jusqu’au tréfond par lesceau de la lumière, il devenait cette lumière qu’il avaitsu regarder en face. »5

Alerté par un bruissement, le Soldat de TM éclairesoudain une feuille puis coupe sa lampe. En vertu dela persistance rétinienne, la forme de la feuille, sou-dainement « éteinte », comme flashée, resteimprimée dans le noir. Son spectre subsiste un tempspuis devient plus sourd, jusqu’à disparaître, à l’imagedes corps et des âmes qui se télescopent. À peine a-t-on vu leur décharge lumineuse que, déjà, le tissud’âmes baille, s’effiloche, s’obscurcit, on ne voit plusrien, tout recommence.

■ 5 G. Didi-Huberman, « Celui qui inventa le verbe “photographier” », Antigone n° 14, 1990. Repris dans Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 1998, p. 54.