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1 Aspects linguistiques de l’oeuvre va- léryenne : poétique, terrorisme Fabienne Martin Mémoire de licence présenté en vue de l’obtention du grade en philologie romane, sous la direction de Marc Wilmet Université libre de Bruxelles, année académi- que 1993-1994

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Aspects linguistiques de l’oeuvre va-

léryenne : poétique, terrorisme

Fabienne Martin

Mémoire de licence présenté en vue de

l’obtention du grade en philologie romane, sous

la direction de Marc Wilmet

Université libre de Bruxelles, année académi-

que 1993-1994

2

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 5

L’ EXCLUSIVISME INTELLECTUEL DE VALERY 6

I. ETAT DE LA QUESTION 11

II. POETIQUE 20

II. 1. INTRODUCTION 20

II. 2. La théorie du double langage. 24

II. 2. 1. différenciation formelle. 24

II. 2. 2. différenciation thématique: 25

II. 2. 3. différenciation sémantique 25

II. 2. 4. différenciation linguistique 28

II. 3. OPTIONS THEORIQUES 31

II. 3. 1. Théorie ethnocentrique 31

II. 3. 1. 1. Difficulté de l’auteur 31

II. 3. 1. 2. Difficulté de la lecture 33

II. 3. 1. 3. Le chantier en place de l’oeuvre. 34

II. 3. 2. Théorie ornementale 35

II. 3. 3. Théories para-ornementales 37

II. 3. 3. 1. La poésie comme métalangage. 38

II. 3. 3. 1. 1. 1. L’algèbre, métaphore du travail. 38

II. 3. 3. 1. 1. 2. La poésie comme langage algébrique. 39

II. 3. 3. 1. 1. 3. Le projet de la langue artificielle 44

II. 3. 3. 1. 1. 4. La poésie, langue artificielle. 48

II. 3. 3. 2. Théorie formaliste 53

II. 3. 3. 2. 1 : Présentation. 53

II. 3. 3. 2. 2 : Valéry formaliste. 53

II. 3. 3. 3. La poésie comme métaphysique biologique. 77

II. 4 Critique bakhtinienne de la poétique valéryenne 84

3

II.4. 1. L’empirisme formaliste et valéryen. 84

II. 4. 2. Le refus valéryen de l’orientation dialogique. 87

II. 4.2.1. Les langages mathématiques 90

II. 4. 2. 2. La Poésie. 91

II. 4. 2. 3. Le roman 92

III. LE TERRORISME DANS LES CAHIERS 95

III. 1. LE LANGAGE DANS LES CAHIERS 95

III. 1. 1. Disqualification du langage 95

III. 1. 1. 1. Le rapport du langage au monde. 95

III. 1. 1. 2. Le rapport du langage à la pensée. 97

III. 1. 1.3. Le langage absolu 100

III. 1. 1. 4. Commentaire 101

III. 1. 2. La question du sens 103

III. 1. 2. 1. Le mot 103

III. 1. 2. 1. 1. Le réflexe lexicographique 103

III. 1. 2. 1. 2. Le sens du mot 104

1ère proposition 104

2ème proposition. 105

3ème proposition 106

III. 1. 2. 1. 3. Classification. 110

III. 1. 2. 2. La phrase 115

III. 1. 2. 2. 1. Définition. 115

III. 1. 2. 2. 2. L’éprouvette. 117

III. 1. 2. 3. Les parties du discours 118

III. 2. L’ANALYSE PAULHANIENNE DE VALERY 121

III. 2. 1. Les rapports entre Paulhan et Valéry. 121

III. 2. 2. Critique paulhanienne de Valéry. 124

III. 2. 2. 1. Les Fleurs de Tarbes. 124

III. 2. 2. 2. Valéry rhétoricien. 126

III. 2. 2. 2. 1. Les conceptions de la rhétorique pour Paulhan. 126

III. 2. 2. 2. 2. La rhétorique de Valéry selon Paulhan. 127

III. 2. 2. 2. 3. La rhétorique selon Valéry. 130

III. 2. 2. 2. 4. Comparaison de ces conceptions . 135

4

III. 3. Valéry terroriste 137

III. 3. 1. Philosophie du langage terroriste 137

III. 3. 2. Le dégoût des lettres 138

III. 3. 3. Refus des lieux communs, des clichés, des grands mots. 139

III. 4. Lecture bakhtinienne du terrorisme 145

III. 4. 1. Comparaison entre Bakhtine et Paulhan 145

III. 4. 1. 1. Le principe dialogique dans les Fleurs de Tarbes 146

III. 4. 1. 2. Hétérologie 148

III. 4. 1. 3. Le cliché comme lieu polyphonique 151

I I I . 4 . 2 . Le Terror isme valéryen comme refus du pr incipe dia logique154

IV. CONCLUSIONS 155

5

INTRODUCTION

Ce mémoire se propose d’étudier et de mettre en perspective

les aspects linguistiques de l’oeuvre valéryenne.

Le premier chapitre est consacré à l’étude des textes de Valéry

relevant du domaine de la poétique, entendue soit comme théo-

rie définissant la spécificité des textes poétiques de façon objec-

tive et à l’aide de critères linguistiques, soit comme théorie de la

littérature1. Je préciserai dans l’introduction la définition valé-

ryenne de ce mot.

J’ai constitué pour ce chapitre un corpus primaire à partir des

oeuvres complètes et des quatre premiers Cahiers de Valéry, qui

servent de base pour un travail d’analyse de sa réflexion poéti-

que, que je confronterai à quelques grandes options théoriques

de cette discipline, et je m’attarderai plus particulièrement sur la

comparaison entre le formalisme russe et Valéry.

Le second chapitre se propose d’analyser plus avant la ré-

flexion linguistique de Valéry.

Pour cela, j’ai d’abord constitué un corpus de base à partir de

quatre Cahiers tenus entre 1894 et 1901 (composés de 1800 pa-

ges) dont j’ai extrait les textes touchant de près ou de loin au

langage (qui constituent en tout une centaine de pages), et je

les ai classées thématiquement.

Je présenterai le résultat de ce tri et de ce classement dans

une première section. Ce travail me servira de base pour une

1Cette dernière acception est celle de Tzvetan Todorov dans le Dictionnaire

encyclopédique des sciences du langage, p.106.

6

lecture critique en deux pans. Le premier pan établira une lec-

ture paulhanienne de la pensée linguistique de Valéry

(j’exposerai donc là certaines idées de Paulhan). Cette lecture

paulhanienne s’articulera en deux temps.

Dans un premier temps, j’analyserai la relation et les différen-

ces idéologiques entre Valéry et Paulhan, puis j’exposerai les

textes de Paulhan sur Valéry ( s’esquissera un Valéry rhétori-

queur) Dans un deuxième temps, j’établirai une lecture paulha-

nienne des Cahiers, que Paulhan n’a vraisemblablement pas lus

(apparaîtra un Valéry terroriste). Je confronterai les conclusions

de cette lecture des Cahiers avec celle de l’oeuvre critique et

poétique par Paulhan.

Dans le deuxième pan de cette critique, j’établirai une compa-

raison entre les notions développées par Paulhan dans les Fleurs

de Tarbes (et dans l’Expérience du proverbe) et les notions de

principe dialogique et de polyphonie chez Bakhtine.

Ceci me permettra 1)de repréciser ma première conclusion

2)de jeter un pont entre la poétique de Valéry et ses réflexions

linguistiques dans les Cahiers.

L’ EXCLUSIVISME INTELLECTUEL DE VALERY

Avant de procéder à l’état de la question, je vais préciser

quelle était l’attitude de Valéry par rapport aux sciences hu-

7

maines en général, et sa perception des travaux linguistiques

de ses contemporains.

1) Attitude générale.

Cet extrait de Gracq résume bien l’attitude de Valéry face

au savoir en général: « Il est amusant de passer du Journal

de Gide aux Cahiers de Valéry: d’un esprit qui ne rebondit

que sur ses richesses à un autre que la production mentale

d’autrui offusque, et qui ne l’admet qu’à titre de corroboration

d’une pensée étrangère comme une demi-insolence. Ombra-

geux exclusivisme mental qui se développe à partir d’une

pensée essentiellement fragmentaire, pareil à ces souveraine-

tés émiettées et dispersées de l’ancien Saint-Empire, pour qui

toute masse étatique bordière signifiait danger »2. On trouve

une large confirmation de cet hermétisme intellectuel dans les

Cahiers: Valéry 1) veut se débarrasser de toute structure de

savoir préalable: « [Il faut] se débarrasser de toutes ces habitudes de

percevoir, de sentir et de penser, ainsi que de toutes les conventions lit-

téraires, linguistiques et autres, imposées par la tradition vu l’inertie de

l’esprit, se refaire des yeux qui voient ce qui est à voir, et non ce qui a

été vu »3. 2) n’accepte que ce qu’il a lui-même réinventé:

« Mon esprit trop prompt pour comprendre préfère souvent fabriquer que

d’acquérir. Je ne comprends bien que ce que j’ai inventé »4. 3) cherche

avant tout un savoir neuf et personnel: « Voilà une idée -profonde

-sublime etc. - et ce n’est pas moi qui l’ai trouvée. Il faut donc que je

trouve son défaut et que je la punisse de m’avoir enchanté. Je ne puis

2GRACQ, Julien, Carnets du grand chemin, pp. 255-256. 3Cahiers, éd. C.N.R.S., XX, p. 436, cité dans Cahiers, III,, p. 585. 4Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p. 425, cité dans Cahiers,III,, p. 367.

8

accepter - cela est vital »5, « [dès mon enfance], j’ai voulu voir les cho-

ses autrement que tout le monde »6

Valéry est souvent moins suspicieux vis-à-vis des sciences

exactes que des sciences humaines. Il se réfère volontiers aux

grands noms de la physique et des mathématiques, mais ne

témoigne pas beaucoup d’intérêt pour les disciplines des

sciences humaines, dans le passé comme dans le présent: il

se félicite presque d’avoir ignoré Rousseau7, ne trouve rien

dans la rhétorique d’Aristote8, traite laconiquement Condillac

d’absurde,9 et Descartes de naïf10 (alors qu’il leur doit beau-

coup et apprécie peut-être chez Bréal l’inspiration condilla-

cienne).

2. Réception valéryenne des travaux linguistiques contempo-

rains.

Il n’est guère plus tendre avec les travaux linguistiques, en

écrivant en 1898: « Leurs oeuvres [des linguistes], recueils,

myriades de traits, constatations de fréquences, usage libéral

des métaphores, qui s’évanouissent au premier essai

n’ouvrent rien. Tel livre est clair, excite à penser: nul n’est le

commencement d’une science »11. Cette position ne varie

5Cahiers, III, p. 293. Lorsque je ne précise pas l’édition des Cahiers, il

s’agit de l’édition Gallimard. 6Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p. 453, cité dans Cahiers, III,, p. 582. 7Cahiers, éd.C.N.R.S., XXVI, p. 482, cité par LECHANTRE, Michel,

P(h)o(n)étique, p. 98 8Oeuvres, II, p.1575. 9Cahiers, I, p. 78. 10Cahiers, I, p. 156. 11Oe., II, p. 1450. [compte-rendu de la Sémantique de Michel Bréal, jan-

vier 1898]

9

guère par la suite. J’examine ici au cas par cas la relation de

Valéry avec ses contemporains linguistes.

1) Maurice Grammont

Grammont enseigne à Montpellier dès 1895, ville où sé-

journe quelquefois Valéry. La connaissance qu’ils ont l’un de

l’autre est attestée mais on ne sait quels étaient leurs rap-

ports12. Apparemment, Valéry ne cite pas une seule fois le

nom de Grammont dans son oeuvre13. Mais il semble, conjec-

ture Mounin, qu’il vise Grammont dans une page accablante

pour la phonétique expérimentale14. Il le traite même

d’imbécile en 1942: « Les imbéciles phonéticiens (comme Grammont

etc ) ne voient pas qu’il s’agit, dans ces questions de forme, de com-

plexes à plusieurs variables et que tout système de diction raisonné doit

réserver de quoi permettre cette liberté qui est démontrée par la pluralité

possible des dictions [...] »15.

2. Michel Bréal.

Marcel Schwob a proposé à Valéry d’écrire un compte-rendu

de la Sémantique de Michel Bréal pour le Mercure de

France16, (sémantique que Valéry, selon Aarsleff, a bien com-

prise17). Ce compte-rendu consiste surtout en un résumé élo-

12MOUNIN, , Valéry et Grammont, p. 126. 13Id., p. 127. 14 »Quant à la musique de poésie, elle est [...] pour certains l’objet de re-

cherches abstraites, parfois savantes, généralement stériles. [...] Rien de plus trompeur que les méthodes dites ‘‘scientifiques’’ (et les mesures ou les enre-gistrements en particulier) qui permettent toujours de répondre par ‘‘un fait’’ à une question absurde ou mal posée ». (Oe., I, p. 1285)

15Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p. 621, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jür-gen, Sémiologie et langage, p. 141

16Mercure de France, XXV, janvier 1898, Revue du Mois, pp. 254-260. Re-produit dans Oe.,II, pp. 1449-1456. Cette page est écrite en 1935, deux ans après la parution du Traité de phonétique de Grammont.

17AARSLEFF, Hans, From Locke to Saussure, p. 391.

10

gieux, mais l’on trouve cependant dans ses brouillons cette

critique: « Je trouve que dans son ouvrage, les procédés

d’exploitation fondés sur l’étude directe des phénomènes lin-

guistiques ne sont peut-être pas suffisamment distingués de

ceux obtenus par les moyens historiques, par l’étymologie,

etc. »18. Schmidt-Radefeldt suppose que les deux hommes se

sont rencontrés à Montpellier lorsque Bréal fut invité par

Grammont19. Les Cahiers reprennent souvent des notions de

Sémantique (sans citer Bréal). J’y ferai référence dans la troi-

sième partie.

3. Saussure.

La lecture et l’influence potentielle de Saussure sur Valéry a

défrayé la chronique: l’enjeu était de garantir à Valéry

l’exclusivité et l’antériorité de ses découvertes sur le linguiste

(Je reviens sur ce point dans l’état de la question). Le seul

critique qui ait affirmé l’influence de la pensée de Saussure

sur Valéry20 s’est rétracté dans un article postérieur: « cela ne

peut être ni prouvé ni réfuté »21. Mounin pense que Valéry

n ’a jamais lu Saussure (malgré l’emploi du mot diachronique

en 1928)22.

18 « Article », BN ms, fo 21, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre

Bréal et Mallarmé, p. 77. 19SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 9. 20Id. , p. 12. 21SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 136. 22MOUNIN, Georges, id., p. 127.

11

On sait aussi que Valéry a rencontré Viggo Bröndal en

1931, qu’il a lu la Psychologie du langage de Henri Delacroix,

et la Science du Langage de Max Müller23.

I. ETAT DE LA QUESTION

L’édition des Cahiers en édition fac-similé (publiée entre

1957 et 1960) a amorcé l’étude de la réflexion linguistique

de Valéry. Ces travaux comparent le plus souvent les théories

de Valéry à des théories linguistiques postérieures, ou

contemporaines dans le cas de Saussure. La thèse de

Schmidt-Radefeldt, premier travail critique des Cahiers, se

propose d’établir « une vue d’ensemble de la théorie du lan-

gage de Valéry [...] c’est-à-dire une synthèse des notes dis-

persées »24, pour savoir « si l’on peut mettre Valéry au nom-

bre des linguistes structuralistes ou pré-structuralistes »25,

question à laquelle l’auteur répond affirmativement. Dans un

compte-rendu de cette thèse, Stefanini souligne cependant

que le travail valéryen « tombe dans le domaine de la psycho-

logie, la philosophie, la critique littéraire ou de

l’épistémologie, mais jamais dans les cadres de la linguisti-

que »26. C’est aussi l’avis de Leroy, qui ne peut souscrire à la

position de principe de la thèse, à savoir: faire de Valéry un

linguiste27, et qui souligne que les réflexions pouvant évoquer

Saussure sont isolées et non systématisées. Stefanini rappelle

d’autre part que Valéry n’a pas « besoin de lire Saussure pour

23SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p.139. 24SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 7. 25Id. p. 17. 26Société linguistique de Paris, 1972, p. 154 27Revue belge de philologie et d’histoire, 1977, pp. 297-298.

12

énoncer ce lieu commun que le signe est arbitraire, et

s’analyse en signe [...] et signifié »28, et que « la distinction

qu’il pose purement psychologique entre langue et parole a

bien peu de lien avec le concept sociologique de langue »29.

On peut ajouter avec Aarsleff et Genette que ces points de

rencontre théoriques entre Saussure et Valéry peuvent

s’expliquer par la lecture de Bréal30. On peut peut-être aussi

reprocher à cette thèse de n’avoir pas précisé sa définition du

structuralisme en général et du structuralisme saussurien31

avant d’établir une parenté entre ce courant et Valéry.

Il faut noter qu’en 1961, Benveniste avait déjà réuni des

extraits des Cahiers dans ses Documents pour l’histoire de

quelques notions saussuriennes (à côté de textes de Georges

Boole et de Leonard Bloomfield)32.

Rey (1971) reprend une série de notions développées dans

la thèse précédente (le langage intérieur, le langage comme

acte, les modèles du signe), mais souligne, contrairement à

28Id. p. 153. 29Ibid. Voici l’extrait que Schmidt-Radefeldt utilise pour établir l’existence

de cette distinction chez Valéry: « La langue est présente, imminente comme les muscles, plus ou moins éveillés. C’est un organe, dont la parole ou le lan-gage est le fonctionnement » (Cahiers, éd. C.N.R.S., VIII, p. 331, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, id., p. 29.). Pour ma part, je croirais plutôt que Valéry parle ici littéralement de l’organe physiologique.

30Hans Aarsleff souligne que les principes sous-tendant le cours de Saus-sure sont déjà ceux de la théorie linguistique de Bréal (cf. From Locke to Saussure, p. 291). Gérard Genette note l’influence bréalienne dans l’esquisse par Valéry d’une sémiologie qui rejoint le programme de sémiologie générale de Saussure. (cf. Mimologiques, p. 280). Valéry écrit à ce propos: « Tous les systèmes symboliques [...] l’algèbre, la musique écrite, certains genres d’ornementation, la cryptographie etc., sont susceptibles d’analyses sémanti-ques ». (Oe., II, p. 1453)

31La seule définition fournie est tirée de Foucault: « Le structuralisme [...] est la conscience éveillée et inquiète du savoir » (Id. p. 5)

32BENVENISTE, Emile, « Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes », dans Cahiers Ferdinand de Saussure, 21, 1961, pp. 132-133.

13

cette dernière, que Valéry, par son manque d’ouverture intel-

lectuelle, emploie beaucoup de sa propre énergie à débrouiller

des modèles linguistiques qu’il aurait pu trouver dans Hum-

boldt, Saussure ou plus tard de Hjemslev ou Sapir33. Ce sera

le seul critique qui mettra en avant l’obscurité, le flou et la

pauvreté instrumentale des Cahiers. Il remet aussi en ques-

tion la parenté entre le structuralisme, Saussure et Valéry

(qui est beaucoup plus psychologisant et mentaliste que ce

dernier). Pour Rey enfin, toutes les réflexions linguistiques de

Valéry ont pour seul objectif de fonder une construction du

discours poétique.

En 1977, Peter Wunderli a approfondi la comparaison et

dégage une série de points, communs à Valéry et à Saus-

sure34.

La thèse de Schmidt-Radefeldt trouve un écho dans Signes

et symboles de Malmberg, (1977), qui consacre un chapitre à

Valéry, à nouveau qualifié de « grand précurseur de la lin-

guistique structurale »35. Ce chapitre est en fait un résumé de

la thèse de 1970. Le but est à nouveau de souligner les pa-

rallélismes entre les Cahiers et l’oeuvre de Saussure, Witt-

genstein, Bloomfield ou Whorf. La même année, Schmidt-

Radefeldt compare Valéry et Chomsky, sur un ton, il faut le

dire, dithyrambique: « Sa conception [de Valéry] de la pensée

et de la parole conçue comme mécanisme de transformation

se rapproche de la théorie de la grammaire générative de

Chomsky, mais tandis que Chomsky reste dans les structures

linguistiques, Valéry va au-delà pour déceler et décrire cer-

33REY, Alain, La conscience du poète. Les langages de Paul Valéry, p. 116. 34WUNDERLI, Peter, Valéry saussurien. 35MALMBERG, Bertil, Paul Valéry et les signes, p. 226.

14

tains types de transformations mentales »36. Le critique dé-

montre encore l’existence dans les Cahiers de la notion

chomskyenne de compétence linguistique37, ou de change-

ment de fonction grammaticale (développée par Clédat, Tes-

nière et Bally); Les Cahiers peuvent aussi se placer, selon lui,

dans le domaine de la psycholinguistique.

En 1984, Schmidt-Radefeldt met cette fois en avant l’aspect

sémiotique des Cahiers et souligne à ce propos ses affinités

avec Saussure, Wittgenstein, Merleau-Ponty, s’arrête sur le

concept de langage commun, la promotion du matériel sonore

et musical des mots en poésie (« qui constitue un langage dif-

férent par sa nature, son but et ses effets » et auquel on ne

peut appliquer les principes de linguistique38). Sur le langage

« intérieur, dont Valéry avait une expérience et une connais-

sance extraordinaires - et ceci bien avant Husserl ou Derri-

da »39 - sur les problèmes de l’orthographe, qualifiée par Va-

léry d’ « une des fabrications les plus cocasses du monde, recueil impé-

rieux d’une quantité d’erreurs d’étymologie, artificiellement fixées par des

décisions inexplicables »40.

Di Maio (1986) considère que l’enjeu véritable des Cahiers

est la construction d’une langue absolue. Elle souligne ensuite

que Valéry rejoint Wittgenstein, par l’idée que le mot tire son

sens de son emploi, et qu’il retrouve la dichotomie saussu-

rienne entre langue et parole (en citant le même passage que

36SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry et les sciences du langage, p. 371. 37Id. , p. 372. 38SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p.138. 39Id., p. 138. 40VALERY, Paul, Variétés II, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, id., p.

140.

15

les précédents). Elle note ensuite que sa définition du langage

poétique se fonde sur la dépréciation du langage commun.

En 1987 paraît un recueil d’études consacrées aux problè-

mes du langage chez Valéry:

· Richaudeau y avance à nouveau la référence à la psy-

cholinguistique, tout en contestant à Valéry une quel-

conque parenté avec le structuralisme. Il trouve ainsi

dans les Cahiers des extraits préfigurant les travaux en

psychologie de la lecture, ou certaines notions de la théo-

rie de l’information de Shannon.

· Lacorre insiste sur l’importance des analogies valé-

ryennes entre langage et physique ou mathématique. Se-

lon lui, Valéry cherche via l’analogie entre le langage et

l’algèbre le moyen de caractériser une langue indépen-

damment de sa signification. Valéry envisagerait le rap-

port entre la sémantique et la syntaxe comme un rapport

entre une énergie libre et une énergie liée41.

· Selon Coquet, le projet de Valéry est de dégager des

relations fondamentales sans lesquelles le langage ne se-

rait pas articulable: il cherche par exemple, « la phrase

type élémentaire » ou « l’invariant du mot »42. Ce criti-

que insiste aussi sur le « schéma de compréhension » de

Valéry: la compréhension d’une phrase ne résulte pas de

l’addition par le locutaire des sens des mots composant

cette phrase, mais de la transformation des mots qui per-

dent leur statut d’éléments distincts et sont assimilés

dans une nouvelle construction »43. Coquet marque aussi

41LACORRE, Bernard, Physique du langage, p. 25-36. 42COQUET, Jean-Claude, L’évènement du langage, p. 13. 43Id., p. 17.

16

la préférence de Valéry pour les mots dénotant des faits

ou des objets réels: « La réalité présente, l’événement de

langage sera une réussite; absente, un échec »44.

· Celeyrette-Pietri considère avant tout dans les Cahiers

la recherche d’un langage nouveau qui représenterait la

connaissance, par une réfection du lexique, et surtout, la

proscription ou la redéfinition des mots abstraits (en par-

ticulier des mots philosophiques)45. La critique insiste en-

suite sur l’idée valéryenne de l’affaiblissement du sens et

de l’enrichissement structurel du langage en poésie.

En 1987, Wunderli établit dans son étude Valéry pragmati-

cien une comparaison entre Valéry et les philosophes du lan-

gage ordinaire. Valéry et Wittgenstein ont, selon Wunderli,

des positions communes par « leur critique de la valeur de

base, du sens virtuel, abstrait » et leur prédilection « pour la

valeur d’emploi, le sens concret dans les réalisations particu-

lières du discours »46. Tous deux constatent « qu’il n’y a pas

d’éléments communs à tous les emplois d’un mot »47. Pour

Wunderli, Valéry rejoint aussi la théorie du langage comme

théorie de l’acte, ainsi que les notions d’actes illocutoires et

perlocutoires d’Austin.

Deux études comparent Valéry et Jakobson. Ce dernier cite

une phrase des Rhumbs dans ses Essais de linguistique géné-

rale: « le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le

sens »48. Selon Gauthier, isoler cette phrase suggère que Va-

44Id., p. 21 45CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p. 83. 46WUNDERLI, Peter, Valéry pragmaticien, p. 5. 47Id., p. 8. 48Oe., II, p. 687, cité par JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique géné-

rale, p. 233.

17

léry adopte une position cratylienne en poétique. Jakobson

aurait ainsi trahi le conventionnalisme de Valéry49. Gauthier

aurait pu trouver dans Mimologiques de Genette la mise au

point de ce problème. (Cf. II. 3.3.2.2.). L’étude propose aussi

de voir chez Valéry la préfiguration des notions jakobsonnien-

nes de modèles et exemples de vers, mais l’on peut se de-

mander si l’extrait que Gauthier met en avant suffit à étayer

cette affirmation50. Valéry distingue sans doute le niveau syn-

taxique du niveau métrique, mais ne dégage pas l’équivalent

de l’appareil conceptuel de Jakobson.

Di Maio établit quelques parallélismes entre Jakobson et

Valéry: tous deux 1) sont influencés par Baudelaire, Poe, Mal-

larmé ou Hopkins, 2) cherchent à définir l’usage littéraire du

langage, 3) considèrent que la structuration particulière du

discours poétique le convertit en un message durable, 4) en-

visagent le poème comme un message autotélique51

Conclusion

On peut se demander si la critique n’a pas cédé à la tenta-

tion de mythifier le poète, qui, à les entendre, retrouve dans

ses Cahiers, en solitaire, presque toute la linguistique mo-

49GAUTHIER, Michel, Jakobson a-t-il interprêté Valéry?, p. 19 « Il est

amusant de voir Jakobson en faire appel au témoignage de Valéry en suggé-rant une interprétation à contre-sens d’une phrase du poète ».

50« Du point de vue des trois niveaux d’études distingués par Jakobson, on peut dire que Valéry est d’accord avec le linguiste. On distinguera dans ses écrits, en ordre inverse le niveau phonique (qu’il appelle l’harmonie, la pé-riode musicale), le niveau syntaxique (les ‘‘conditions intellectuelles’’) et les règles conventionnelles . Voici le poète, écrit Valéry, ‘’aux prises avec cette matière verbale, obligé de spéculer sur le son et le sens à la fois, de satisfaire non seulement à l’harmonie, à la période musicale, mais encore à des cobndi-tions intellectuelles et esthétiques variées, sans compter les règles conven-tionnelles’’ » (Id., p.17; cite Valéry,Oe., I, p. 1319.)

51DI MAIO, Mariella, Jakobson et Valéry: la poétique en action, pp. 125-130.

18

derne. On ne peut s’empêcher d’être agacé par leur ton dithy-

rambique dont je donne ici un aperçu: « tout ce que l’on

pourrait dire de l’esprit est dépassé . [...] il a découvert, re-

connu et adopté l’essentiel de la pensée moderne, les vues

qui sont à la pointe de l’évolution intellectuelle »52, « la pen-

sée linguistique de Valéry est aussi révolutionnaire pour son

époque que celle de Saussure »53, « on dirait que la qualité de

Valéry en tant que poète et qu’esprit analytique a constitué

une sorte de défi aux meilleurs esprits »54, « l’édifice im-

mense de la pensée valéryenne »55.

Nonobstant ce ton, qui n’est pas l’apanage de la critique

valéryenne et ne peut, en somme, constituer un critère

d’évaluation, il y a peut-être lieu de parler d’illusion de pers-

pective à l’endroit de cette critique: n’est ce pas, en effet, le

Cours de Saussure qui permet de faire rétroactivement une

lecture saussurienne de Valéry; de même, sans Chomsky, il

me semblerait impossible de repérer la notion de compétence

dans les Cahiers. La critique confond parfois leur incarnation

d’une intuition valéryenne dans un objet théorique postérieur,

et la préfiguration de cet objet théorique.

Saussure disait: « il est plus aisé de découvrir une vérité

que de lui assigner la place qui lui revient [dans le système

où elle devrait s’intégrer] »56.

Il faudra donc tirer ici profit de cette leçon. Je m’arrêterai

dès lors davantage à ce qui me semble être le véritable do-

maine de Valéry, à savoir, la poétique, domaine moins investi

52PARENT, Monique, La fonction poétique du langage dans Charmes, p. 73. 53WUNDERLI, Peter, Valéry pragmaticien, p.2. 54INCE, Walter, La poétique de Paul Valéry, p. 157. 55SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 140. 56Cité par MOUNIN, Georges, Paul Valéry et Maurice Grammont, p. 132.

19

par la critique, puis travaillerai à partir de quelques Cahiers et

confronterai mes résultats à ceux de la critique.

20

II. POETIQUE

II. 1. INTRODUCTION

Ce chapitre se propose de répertorier et classer les théories

poétiques de Valéry. Le pluriel à « théorie » est nécessaire:

Valéry adopte plusieurs options théoriques parfois inconcilia-

bles. Ses textes sont hétérogènes dans la forme (les textes de

commandes jouxtent les Cahiers) comme dans le fond: Valéry

s’illustre à la fois dans les théories ethnocentriques, ornemen-

tales et para-ornementales de la poésie. Le terme de poéti-

que, auquel Valéry est le premier à donner un autre sens que

celui de recueil de règles concernant les rimes, est lui-même

ambivalent, comme le souligne Todorov57.

Ainsi dans De l’enseignement de la poétique au Collège de

France, le terme poétique recouvre l’étude du langage dans

son usage littéraire. La poétique équivaut alors à la théorie de

la littérature. Mais le cours de poétique, quant à lui, était

consacré à l’étude du rapport entre l’oeuvre et l’auteur, à

l’acte de création plutôt qu’à l’oeuvre elle-même.58 De là le

néologisme poïétique, c’est-à-dire l’étude « qui a trait à la

création et à la composition d’ouvrages »59, l’étude de l’art

57TODOROV, Tzvetan, La « poétique » de Valéry, p. 125. 58Ce cours de poétique (qui fut donné entre 1937 et 1949) n’a pas été mis

en forme ni publié par Valéry lui-même. Seuls des fragments ou résumés par-tiels de quelques leçons ou impressions d’auditeurs, ainsi que des notes de Georges le Breton ont été publiés.

59VALERY, Paul, « Introduction à la poétique », dans De l’enseignement de la poétique au Collège de France, p. 13, cité dans le Dictionnaire Philosophi-que, P.U.F., article « Poïétique », p.1973.

21

qui se fait par opposition à l’esthétique, étude de l’art qui se

consomme.

Je ne retiens ici que les textes qui ont trait à la première

définition, à savoir l’étude du langage dans son usage litté-

raire. On verra que la littérature se réduit le plus souvent

pour Valéry à la seule poésie. Il reprend la théorie du double

langage de Mallarmé, et regroupe tous les dialectes locaux et

littéraires qui ne soient pas poésie sous le concept de langage

commun. La poétique devient donc la définition du langage

poétique.

Le rapport de Valéry à Mallarmé Et si la terre trouble hume ta chair chétive J’ai de ton pur esprit vu le feu le plus beau je serai le tombeau de ton ombre pensive [...] Mon âme de ton âme est le vivant tombeau (Vers anciens II)60

« L’embêtant, c’est que tout cela a déjà été dit, surdit, et

mieux dit par Mallarmé. De quelque côté qu’on se tourne,

dans des considérations de ce genre [sur le langage], il y a,

pour chaque application d’une déclaration fondamentale de

Valéry, [...] quelqu’un qui l’a mieux dit et mieux fait »61. Ce

jugement féroce n’est pas rare, et se retrouve par exemple

chez Sarraute.62

60Fonds Valéry, Bibliothèque Nationale, f.146, cité par ROBINSON-VALERY,

Judith, Mallarmé, « le père idéal » , p. 106. 61SOLLERS, Philippe, Intérêt et désintérêt, p. 126. 62SARRAUTE, Nathalie, Paul Valéry et l’Enfant d’Elephant, pp.9-57. Sar-

raute stigmatise surtout l’égotisme de Valéry, citant à ce propos un extrait des Rhumbs: « Devenir ‘‘grand homme’’ ce n’est que dresser les gens à aimer tout ce qui vient de vous; à le désirer. On les habitue à son moi comme à une nourriture, et ils le lèchent dans la main ». (Oe., II, p. 633.)

22

Je ne vais pas ici faire le point sur la nature du rapport en-

tre Valéry et Mallarmé, qui a déjà été étudié plusieurs fois. Il

faut cependant dire que Mallarmé apparaît en filigrane dans

tout le projet valéryen. A partir de la correspondance entre

Valéry et Thibaudet, Barbier arrive à la conclusion que Valéry,

ayant misé sur Poe et ses théories littéraires (qu’il connaissait

avant sa lecture de Mallarmé) est assez désespéré d’en ren-

contrer l’application parfaite dans l’oeuvre de Mallarmé, et

« guillotine intérieurement la littérature »63 (c’est-à-dire décide de

ne plus s’y consacrer exclusivement) et se départit du projet

mallarméen en s’orientant vers l’étude des mécanismes de

l’esprit, qui est le principal objet des Cahiers. « Ego et S.M. La

poésie, pour Mallarmé, était l’essentiel et unique objet. Pour moi, une

application particulière des puissances de l’esprit. »64 Mais la recher-

che du système qui devait aboutir à la représentation de ces

mécanismes fut un échec. Je voudrais montrer dans ce chapi-

tre que la poésie prend implicitement le relais de ce projet.

Quant à l’influence des idées linguistiques de Mallarmé sur

Valéry, elle est très claire: Valéry reprend et creuse la théorie

mallarméenne du double langage (qui existe déjà chez les

romantiques, par ailleurs), ainsi que certaines idées sur la re-

lation du son au sens en poésie, la comparaison du langage à

la monnaie (et l’idée de la disparition du sens dans le langage

63VALERY, Paul, Lettre à Thibaudet, cité dans BARBIER, Karl, Valéry et Mal-

larmé jusqu’en 1898, p. 51. C’est une conversation sur Poe qui fut décisive pour l’amitié des deux hommes: « Une conversation sur Poe, de plus en plus étroite, un soir, changea l’hôte admirable en suprême, paternel ami. » (VALE-RY, Paul, Lettres à quelques-uns, p. 97.)

64Cahiers, éd. Pléiade, I, p. 303. Je cite encore : « En ce temps là toute oeuvre me faisait l’effet de cas particulier - de quoi? De la manoeuvre - Un chef-d’oeuvre me semblait une restriction, -une démonstration, un exercice -dont le résidu était pour autrui. C’était bouleverser l’ordre établi et surtout le

23

marchand). Une bonne part de sa théorie poétique trouve son

origine dans la poésie mallarméenne, qui sert toujours

d’exemple de poésie idéale pour Valéry.

système Mallarmé qui faisait l’oeuvre but d’univers. Et moi c’était l’homme ». (id., p. 366.)

24

II. 2. La théorie du double langage.

Valéry hypostasie tout ce qui n’est pas poésie sous ce

concept de langage commun: prose, roman, langage quoti-

dien. Tous les dialectes sociaux et littéraires sont envisagés

en bloc et disqualifiés a priori. Les textes théoriques de Valéry

sont imprégnés de la volonté d’imperméabiliser le langage

poétique de tout autre dialecte, par tous les moyens possi-

bles. Cette différenciation est multiple:

II. 2. 1. différenciation formelle.

« Les rimes, l’inversion, les figures développées, les symétries

et les images, tout ceci, trouvailles ou conventions, sont autant

de moyens de s’opposer au penchant prosaïque du lecteur. »65

« Les règles [des vers réguliers] ont cet effet très remarquable

de séparer nettement le langage particulier qu’elles gouvernent

du langage ordinaire. »66

Valéry a toujours été très attaché à tout l’appareil métrique

le plus strict, qui doit creuser la différence entre poésie et

langage commun.

65Oe. , I, p.1294. 66Id., p.702.

25

II. 2. 2. différenciation thématique:

Le message du texte poétique, s’il existe (on verra que

dans certains textes, Valéry défend l’existence d’un message

en poésie et que dans d’autres il conteste cette existence), ne

peut se ramener à un message prosaïque mis en musique. Il

faut donc expurger la poésie « de presque tous ces éléments intel-

lectuels [les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbi-

traires] que la musique ne peut exprimer »67, « ne plus faire de poésie

didactique, historique »68, et il faut viser la poésie pure, « toujours

plus indépendante de tous sujets »69.

II. 2. 3. différenciation sémantique

« Je regarde la poésie comme le genre le moins idolâtre. Elle

est le sport des hommes insensibles aux valeurs fiduciaires du

langage des hommes »70.

Comment comprendre ceci? Je me sers ici de l’analyse de

Pietra.71

Le langage commun correspond à une monnaie dévalorisée,

qui aurait perdu son étalon-or72, autrement dit, qui n’est plus

convertible, reposant donc entièrement sur le crédit qu’on lui

67Id., p.1272. 68Id., p. 1270. 69Id., p.1275. 70Oe., p 1530 71PIETRA, Régine, .Valéry, directions spatiales et parcours verbal, p. 239 72Valéry n’a pas connu la disparition de l’étalon-or.

26

accorde. De même, le langage commun est essentiellement

composé d’abstractions, inconvertibles en référents réels: il

ne fonctionne plus que dans la confiance idolâtre qu’on lui

porte. La poésie ne connaît pas cette inflation de sens: « elle

est au point antérieur, où les choses mêmes sont comme grosses d’idées.

Elle doit donc former ou communiquer l’état sub-intellectuel ou pré-idéal

et le reconstituer comme fonctions spontanées avec tous les artifices né-

cessaires. »73. Valéry n’est pas très clair ici. Mais je pense que

sa position peut se résumer en disant que le sens du langage

commun est du côté de l’abstraction (négative pour Valéry),

du social (il est fiduciaire) alors que le sens en poésie a partie

liée avec la sensation (positive pour Valéry), l’individu, le ré-

el. (Ceci est analysé plus en détail dans le chapitre 3.)

Rey retient surtout la dichotomie transitif-intransitif: alors

que le langage ordinaire correspond à une vulgaire fiducia, la

richesse du poétique n’est pas fiduciaire, c’est un trésor sous

clé, inépuisable, un défi à la compréhension et à l ’échange.

« L’acte poétique est le seul à conjurer la transitivité et

l’éphémère du langage »74. Le texte poétique est un texte où

le sens survit à sa circulation, alors que le texte du langage

commun, « s’il est compris, annule le sens de chaque élément

grâce à quoi il se construit »75. La compréhension entraîne la

destruction du sens: « Un poème » dit Rey « n’est jamais -ne

doit jamais être compris - sous peine de se dissoudre [...]

Le critique ne peut que tourner autour du texte sans jamais

73Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p. 97., cité par PIETRA, Régine, id., p. 290. 74REY,Alain, Les concepts de « sens » et de « communication » dans

l’échange: quelques paradoxes des Cahiers, p. 162. 75Id., p. 159.

27

le pénétrer .[...] Le discours poétique devient le conservatoire

du signe 76 ».

Ceci est tout à fait paradoxal: l’incompréhension du texte

poétique garantit son sens. Un texte compris est un texte

dont le sens est détruit. Cette valorisation de

l’incompréhension est bien présente: « un vers [...] qui est difficile

à penser peut être excellent »77.

Mis à part cette idée de transitivité du sens dans le langage

commun, et de son intransitivité en poésie, Valéry propose

d’autres thèses sur le statut particulier du sens en poésie et

qui sont incompatibles entre elles: on verra dans la comparai-

son avec les formalistes russes que pour Valéry le sens en

poésie est soit absent, soit multiple, mais toujours accessoire,

alors que l’on verra qu’il s’illustre dans la théorie ornementale

qui fait prévaloir le sens sur la forme. Dans sa comparaison

entre l’algèbre et la poésie , il affirme que le mot en poésie

équivaut au symbole aveugle de l’algèbre, qui n’a aucune va-

leur par lui-même, mais qui peut en prendre une infinité dans

une équation (que Valéry compare à la phrase). Mais l’idée du

mot poétique comme symbole algébrique aveugle est diffici-

lement conciliable avec la thèse du langage poétique comme

langage enraciné dans les sensations.

Ces contradictions s’expliquent simplement: Valéry est plus

motivé par le désir de garantir à la poésie une valeur unique

que par le voeu d’établir une théorie sémantique.

76REY, Alain, Sens et discours poétique chez Valéry, p. 47. 77Oe., I, p. 1616.

28

II. 2. 4. différenciation linguistique

Ici, les textes sont à nouveau équivoques:

a) Soit la poésie est définie comme un idiolecte, créé par le

poète à partir du langage commun et séparant le grain de

l’ivraie :

«Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en

évidence et en action les puissances de mouvement et

d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sen-

sibilité intellectuelle, qui sont confondus dans le langage usuel

avec les signes et les moyens de la vie ordinaire et superfi-

cielle. Le poète se consacre et se consume à définir et à cons-

truire un langage dans le langage. »78

78Oe., I, p.611.

29

b) Soit la poésie occupe les frontières du langage commun:

« La poésie, sans doute, n’est pas si libre que la musique dans

ses moyens. Elle ne peut qu’à grand-peine ordonner à son gré

les mots, les formes, les objets de la prose. Si elle y parve-

nait, ce serait poésie pure [...] qui n’est qu’une limite située

à l’infini, un idéal de la puissance de la beauté du langage...

Mais c’est la direction qui importe, la tendance vers l’oeuvre

pure »79

c) Soit la poésie tend à constituer un autre langage, qui a

sa syntaxe, son lexique propre.

« Toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une

tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordi-

naire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des

inhibitions, différents plus ou moins des communs . Le relevé

de ces écarts serait très instructif. Cette différenciation est

inévitable, puisque les fonctions des mots et des moyens

d’expressions ne sont pas les mêmes. On pourrait concevoir

que le langage poétique se développât au point de constituer

un système de notations aussi différent du langage pratique

que le sont la langue artificielle de l’algèbre ou celle de la chi-

mie. »80

« Un poème épique est un poème qui peut se raconter. Si on le

raconte, on a un texte bilingue. »81

« Un poète use à la fois de la langue vulgaire, -qui ne satisfait

qu’à la condition de compréhension et qui est donc purement

79Id., P.676. 80Oe., II, p.1264.

30

transitive, -et du langage qui s’oppose à celui-ci, -comme

s’oppose un jardin soigneusement peuplé d’espèces bien choi-

sies à la campagne tout inculte où toute plante vient , et d’où

l’homme prélève ce qu’il y trouve de plus beau pour le remet-

tre et le choyer dans une terre exquise. »82

L’analogie entre la poésie et l’algèbre concourt à l’idée d’un

langage poétique autonome, qui jouerait le rôle d’un méta-

langage corrigeant et ordonnant le langage commun. Ce

métalangage poétique permet la représentation d’une réalité

nouvelle, inaccessible au langage commun. Il devient un

moyen d’expression « de l’impensable », à l’instar, selon

Valéry,des langages mathématiques:

« Mais que l’on songe à la structure d’univers que nous pro-

posent aujourd’hui les développements des moyens mathéma-

tiques et instrumentaux de la science. Ces résultats [...]

s’insèrent dans l’inintelligible, ébranlent les vénérables ‘‘caté-

gories de l’entendement’’, déprécient jusqu’aux notions de loi

et de cause, -tellement que l’antique ‘‘réalité’’ de jadis devient

un simple effet statistique, cependant que l’imagination elle-

même productrice de toutes les ‘‘visions’’ possibles, et le lan-

gage usuel, moyen de leur expression, se trouvent frappés

d’impuissance, incapables de nous représenter ce que nos ins-

truments et nos calculs nous obligent d’essayer de penser.»83

Cette idée sera développée dans la section II.3.3.1.1.4 Je

vais d’abord exposer les conceptions ethnocentrique et orne-

mentale de la poésie chez Valéry.

81Id., p.676. 82Oe., I, p.657. 83Id., p.877.

31

II. 3. OPTIONS THEORIQUES

II. 3. 1. Théorie ethnocentrique

« Pour d’autres, la poésie c’est l’art d’écrire en vers. Ici,

nous protestons », dit Grammont, dans sa préface à l’Essai de

psychologie linguistique (préface qui a pour titre « qu’est-ce

que la poésie? » et qui répertorie les réponses existantes).

Mounin suggère de voir là une référence à Valéry.84 Cette dé-

finition illustre la théorie ethnocentrique de la poésie, pour

laquelle le but de celle-ci est simplement de vaincre les diffi-

cultés qu’elle impose. La complexité engendrée par la poésie,

exigeant que l’on maîtrise à la fois le système linguistique et

le système métrique justifie la poésie per se. La raison d’être

de la poésie est alors le plaisir de la victoire sur un défi.

II. 3. 1. 1. Difficulté de l’auteur

Cette définition existe bel et bien chez Valéry: « Là où il n’y a

pas de gêne, il n’y a pas de plaisir d’écrire »85. L’apologie de la com-

plexité dans l’acte d’écriture est très prégnant dans ses tex-

tes. Michel Lechantre a déjà stigmatisé cette survalorisation

de la difficulté chez Valéry et cite: « rien de simple, rien de per

se »; « ce qui est simple est faux »86. J ’ajouterai encore :

84MOUNIN, Georges, Paul Valéry et Maurice Grammont, p. 127. 85Correspondance Gide-Valéry, p. 370. 86Cahiers, éd.C.N.R.S., XVI, p.153 et XXIV, p.773, cité par LECHANTRE,

Michel, P(h)o(n)étique,p.92.

32

« Durus est hic sermo, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces

matières, qui n’est pas vague est difficile, qui n’est pas difficile

est nul. »87,

ou :

« à l’horizon, toujours, la poésie pure...Là le péril; là, précisé-

ment, notre perte; et là même, le but. Car c’est une limite du

monde qu’une vérité de cette espèce; [...] je veux dire que no-

tre tendance vers l’extrême rigueur de l’art [...] tout ce zèle

trop éclairé, peut-être conduisait-il à quelqu’état pres-

qu’inhumain [...] Mais comme le vide parfait, et de même que

le plus bas degré de la température, qui ne peuvent être at-

teints, ne se laissent même approcher qu’au prix d’une pro-

gression épuisante d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre

art demande à ceux qui la conçoivent de si longues et de si ru-

des contraintes qu’elles absorbent toute la joie naturelle d’être

poète, pour ne laisser enfin que l’orgueil de n’être jamais satis-

fait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes

hommes doués de l’instinct poétique »88

ou:

« Je consens que les recherches de cet ordre [touchant aux

problèmes organiques de l’expression et de ses effets] sont

terriblement difficiles et que leur utilité ne peut se manifester

qu’à des esprits assez peu nombreux. »89

« Mais le langage [...] propose à l’artiste qui s’occupe de le

vouer et de l’ordonner à la poésie, une tâche curieusement

compliquée. Il n’y eût jamais de poésie si l’on eût conscience

des problèmes à résoudre. [....] Nous essayons de considérer

les vers comme impossibles à faire, pour admirer plus lucide-

ment les efforts des poètes, concevoir leur témérité et leurs fa-

87Oe.,I, p.1217. 88Id., p.1275-1276. (Je souligne) 89Id., p.1290. (Je souligne)

33

tigues [...] qui font le métier de poète un des plus incertains et

des plus fatigants qui soient. »90

Cette idéologie stakhanoviste ne se justifie pas seulement

par un idéal de perfection, mais par la volonté de transférer

dans la littérature (et les sciences humaines en général) la

rigueur, la méthode, -et corollairement- la difficulté des

sciences exactes.

Valéry veut en effet mathématiser la littérature, devenir

ingénieur en lettres, faire de la poésie une algèbre91. « Il ra-

mène tout aux mathématiques. Il voulait faire une table de

logarithmes pour les littérateurs »92 Plus question dès lors de

parler d’improvisation. Les poèmes deviennent des exercices.

II. 3. 1. 2. Difficulté de la lecture

Le lecteur idéal, selon Valéry, est loin du lecteur qui

éprouve du plaisir à lire des petits vers faciles: c’est un « lec-

teur énergique [...], le seul qui importe -étant le seul qui puisse tirer de

nous ce que nous ne savions pas que nous possédions »93, qui crée

aussi l’oeuvre par son acte de lecture (« il faut rendre le lecteur à

demi-créateur [...] au prix d’un effort assez pénible »94). On doit

« écrire pour le lecteur intelligent »95, qui n’est pas là pour le plai-

sir, mais pour « faire des expériences sur les livres »96. De même,

90Id., p.1375. (Je souligne) 91GENETTE, Gérard. Figures I, p.264. 92RENARD, Jules. Cité par GENETTE, ibid. 93Oe., II, p. 626. 94Oe., I, p. 645. 95Oe., II, p. 633. 96Id., p. 559.

34

le lecteur des Cahiers devra donner une « unité » à ses « frag-

ments »97.

II. 3. 1. 3. Le chantier en place de l’oeuvre.

Cette valorisation de l’effort et du travail poétiques impose

un déplacement d’intérêt : le texte devient accessoire par

rapport à son élaboration, au travail qui est à sa source. Le

texte est moins important parce qu’il n’est qu’une solution

aléatoire parmi d’autres possibilités. Hans Robert Jauss note

que « selon Valéry, la perfection -l’achèvement - de l’objet

esthétique n’est qu’apparence. Ce qui apparaît à l’observation

comme perfection formelle, ou adéquation de la forme au

contenu, n’est pour l’artiste que l’une des solutions possible

en face d’un problème qui en comportait une infinité. »98 « Nul

poème n’est supérieur à ses fragments »99. Pour Valéry, c’est le

mode de fabrication qui devient important. « Il faut regarder le

livre par dessus l’épaule de l’auteur »100. Pratiquement cependant,

un lecteur ne peut qu’accéder partiellement aux témoignages

de cette élaboration via l’étude génétique de l’oeuvre, et

n’accédera jamais aux textes virtuels. Cette idée aboutit, se-

lon moi, à la valorisation de l’auteur, qui fatalement, connaît

mieux que personne la genèse du texte qu’il a écrit. Lui seul,

connaît les nombreuses possibilités virtuelles du texte et les

conditions d’élaboration de celui-ci.

97Cahiers, éd.C.N.R.S., XVII, p. 892., cité par DI MAIO, Mariella,

L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. 447. 98JAUSS, Hans Robert. Pour une esthétique de la perception, p.140. 99Cahiers, III, p. 541. 100Oe., II, p.626.

35

La critique valéryenne est imprégnée de cette idéologie:

l’étude des 26.600 pages des Cahiers, des milliers de brouil-

lons, la publication de La Jeune Parque à la N.R.F. avec un

appareil critique de plusieurs centaines de pages sont des ap-

plications de ce principe.

La mythification de Valéry répond à cette survalorisation de

l’auteur: Valéry a écrit La Jeune Parque, mais a pensé aussi,

si on le prend au mot, des milliers de Jeunes Parques virtuel-

les.

II. 3. 2. Théorie ornementale

Selon les théories ornementales, le but de l’organisation

poétique est de souligner un sens préexistant. Pour Boileau,

prototype de cette idée, le rôle de la forme métrique est

d’emballer une pensée préexistante.

Valéry s’oppose parfois à cette théorie : l’emballage formel

ne peut, pour lui, définir le rôle de la poésie, parce que le

sens du texte poétique est soit inexistant, soit secondaire par

rapport à la forme:

« Or ces figures, si négligées par la critique des modernes,

jouent un rôle de première importance, non seulement dans la

poésie déclarée et organisée...[...]. »101.

« L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des

artifices ces figures et ces relations que les raffinements suc-

cessifs de la poésie ont fait enfin connaître comme l’essentiel

de son objet; et que les progrès de l’analyse trouveront un

101Id., p.1289. [Je souligne].

36

jour comme effets de propriétés profondes, ou de ce que l’on

pourrait nommer : sensibilité formelle. »102

« La raison veut que le poète préfère la rime à la raison.»103

« Mais la poésie est toute païenne : elle exige impérieusement

qu’il n’y ait point d’âme sans corps - point de sens, point d’idée

qui ne soit l’acte de quelque figure remarquable, construite de

timbres, de durées et d’intensités »104

« Dans l’ordre du langage, les figures, qui jouent communé-

ment un rôle accessoire, semblent n’intervenir que pour illus-

trer ou renforcer une intention, et paraissent donc adventices,

pareilles à des ornements dont la substance du disant peut se

passer, -deviennent dans les réflexions de Mallarmé, des élé-

ments essentiels. »105

Ce que Valéry appelle ici « l’essentiel de l’objet » de la poé-

sie recoupe à la fois l’organisation métrique du texte (Valéry

parle ici de « relations », c’est-à-dire, à mon avis, les parallé-

lismes de tout ordre, allitérations, rimes, strophes) et les fi-

gures rhétoriques du texte.

102Oe., II, p.551. Les surréalistes ont pastiché ce passage (et toutes les

Notes sur la poésie d’ailleurs): « L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des artifices ces figures et ces relations que les grossièretés croissantes de la poésie ont fait enfin connaître comme la négation de son objet; et ce que les progrès de l’analyse trouvent déjà comme effet de pro-priétés dérisoires, ou de ce que l’on pourrait nommer: sensibilité à la noix. » (BRETON, André & ELUARD, Paul, Notes sur la poésie, dans BRETON, André, Oeuvres complètes, p. 1018.)

103Id., p.676. 104Oe, I, p.656. [Je souligne]. 105Id., p.658. [Je souligne].

37

La poésie se définit donc par son organisation métrique et

par son matériel rhétorique106. Cette définition est jusqu’ici

formelle puisque les figures rhétoriques sont formelles pour

Valéry, qui essaie de traduire ces figures en équations ma-

thématiques dans ses Cahiers, préfigurant le travail du

Groupe Mu107.

Mais j’ai cependant trouvé au moins un extrait qui irait

dans le sens d’une conception ornementale de la poésie: « La

pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans le

fruit. Il est nourriture, mais il ne paraît que délice. On ne perçoit que du

plaisir mais on reçoit une substance.»108 Cet extrait contredit l’idée

précédente, puisqu’ici la forme (les vers) est une façon

d’emballer le fond (la pensée).

II. 3. 3. Théories para-ornementales

Les théories para-ornementales exposées ici sont des théo-

ries pour lesquelles le matériel proprement poétique se justi-

fie par sa fonction déictique sur un contenu préexistant;

comme dans le cas de la théorie ornementale. Mais pour cette

dernière, l’organisation poétique souligne un sens préexistant,

tandis que pour les théories para-ornementales, l’objet souli-

gné peut être autre chose: ce sera la réalité pour les formalis-

tes russes, ou la connaissance de l’esprit pour Valéry dans sa

comparaison entre langage poétique et langage algébrique,

que je vais aborder maintenant.

106Le rapport de Valéry à la rhétorique est étudié plus loin. 107La Rhétorique générale cite Valéry presqu’en ouverture. 108Oe., I, p. 1452.

38

Je voudrais montrer que Valéry envisage implicitement la

poésie comme réalisation détournée de son projet de langue

artificielle, qu’il voulait établir sur le modèle de l’algèbre, et

qui devait conduire à la représentation du fonctionnement des

mécanismes mentaux, rôle qu’il fait endosser à la poésie. On

peut donc dire que cette assimilation de la poésie à un méta-

langage conduit à une conception para-ornementale de la

poésie: la pensée préexistante des ornementaux équivaut à la

connaissance de l’esprit de Valéry. J’établirai ensuite une

comparaison entre Valéry et la théorie des formalistes russes

(qui est aussi para-ornementale).

II. 3. 3. 1. La poésie comme métalangage.

II. 3. 3. 1. 1. 1. L’algèbre, métaphore du travail.

Il semble que Baudelaire soit le premier à utiliser la méta-

phore de l’algèbre pour la littérature dans sa définition de la

méthode critique de Poe: « On dirait que Poe cherche à appli-

quer à la littérature les procédés de la philosophie, et à la

philosophie la méthode de l’algèbre »109.

Poe disait lui-même de son poème The Raven que

« l’oeuvre entière a marché pas à pas vers son but avec la

109Baudelaire, « Edgar Poe: sa vie et ses ouvrages », dans Oeuvres Com-

plètes, éd.Pléiade, II, p.283. Cité par LAWLER, James, dans Edgar Poe et les Poètes français, p.23.

39

précision et la logique rigoureuse d’un problème mathémati-

que »110.

Baudelaire et Poe utilisent ici l’image mathématique pour

comparer le travail de l’écrivain sur les effets de son oeuvre

au travail scientifique, méthodique et rigoureux. Leur ambi-

tion est d’atteindre une précision mathématique dans leurs

effets sur le lecteur111.

Valéry reprend cette image mathématique pour comparer la

figure de l’écrivain stratège à celle du poète inspiré:

« [le] Poète n’est plus le délirant échevelé, celui qui écrit tout

un poème dans une nuit de fièvre, c’est un coeur froid savant,

presqu’un algébriste, au service d’un rêveur raffiné. »112

II. 3. 3. 1. 1. 2. La poésie comme langage algébrique.

Mais la comparaison entre la poésie et l’algèbre est beau-

coup plus littérale dans les Cahiers, qui proposent une ana-

lyse du fonctionnement sémantique du langage poétique sur

le modèle du langage algébrique. La comparaison entre le

langage et l’algèbre est courante chez les Idéologues; elle re-

lève de la tradition de la langue universelle. Je rappelle ici

que l’algèbre se définit comme « la théorie des opérations

portant sur des nombres réels (positifs, négatifs) ou com-

plexes, et résolution des équations avec substitution de let-

110Cité par Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p.599. 111C’est aussi ce que voudrait Mallarmé, quand il dit qu’il cherche « cet ef-

fet produit sans une dissonance, sans une fioriture qui distrait » (MALLARME, Stéphane, Correspondance 1959-1985, Gallimard, I, p.136, cité par LAWLER, James, id, p.36)

112VALERY, Paul, cité par LAWLER, James, id. p. 56.

40

tres aux valeurs numériques et de la formule générale au cal-

cul numérique particulier »113 et qu’un nombre complexe

contient une partie réelle et une partie imaginaire. Voici les

comparaisons établies par Valéry:

1) Le mot en poésie équivaut à un nombre complexe: la

partie réelle correspond au son et la partie imaginaire au

sens:

« l’opération du poète s’exerce au moyen de la valeur com-

plexe des mots, c’est-à-dire en composant à la fois son et sens

(je simplifie...) comme l’algèbre opérant sur des nombres com-

plexes. »114

Si on sait que la partie imaginaire d’un nombre complexe

peut prendre une infinité de valeurs dans une équation,

alors le sens du mot poétique est infiniment polysémique.

C’est là l’idée de Valéry: « le mot est un gouffre sans fond. »115

Le sens qui lui est ordinairement attribué est alors réduit:

« la poésie [...] réduit réellement la valeur du mot. »116

2) Dans une équation algébrique, les déterminations des

valeurs des inconnues sont liées entre elles. De la même

façon, s’opérera la détermination du sens des mots dans un

poème: (cet extrait est par ailleurs une remarquable illus-

tration de l’écriture cryptographique des Cahiers)

113Petit Robert 114Oe., I, p.1414. 115Id., p.686. 116Cahiers, II, p.286.

41

« les phénomènes mentaux suscités par [...] les paroles [...] ne

sont pas linéaires dans le cas le plus général. [...] Soit A + B + C

+ D ...la suite proposée.117

A étant produit, suggère abcd...phénomènes

B étant produit, suggère a’b’c’d’ ..phénomènes

Mais la suite A + B + C + D ...par le fait de la liaison de ces ter-

mes entre eux élimine b, c’’, d’’’ etc. par exemple.[...]. Par rap-

port à ABCD en supposant ce chemin passant par a, b’, c’’, d’’’,

les phénomènes bcd, a’c’d’, a’’b’’d’’, a’’’b’’’c’’’ sont NULS.

L’ensemble de ces phénomènes est utilisable dans la poésie. Il en

constitue la possibilité. »118

Je déchiffre: la détermination du sens (ce qu’il appelle

phénomènes mentaux) des mots en poésie est interactive

(et pas linéaire)119. Autrement dit les mots en poésie voient

certains sèmes se sélectionner et d’autres disparaître selon

l’environnement lexical. Et l’interprétation d’un poème est

multiple comme l’est une équation algébrique, selon que

l’on sélectionne tel ou tel sème. Gauthier exprime la même

idée: la poésie décomposerait les mots en sèmes puis les

assemblerait pour nommer l’innommé, créant ainsi des

« produits de synthèse » sémantiques.120. Mallarmé sert

encore d’exemple:

« Mallarmé, le premier, ou presque, se voua à la fabrication de

ce qu’on pourrait nommer les produits de synthèse en littéra-

ture par analogie avec la chimie, -c’est-à-dire des ouvrages-

ou plus exactement des éléments d’ouvrages construits direc-

117Ces lettres symbolisent les mots dans la phrase. 118Cahiers, I, p.205.. 119Le Groupe Mu propose la même idée avec les notions de « lecture li-

néaire et tabulaire ». 120GAUTHIER, Michel, La décomposition poétique du mot, pp.240-253.

42

tement à partir de la matière littéraire qui est langage- et par

conséquent impliquent une idée et des définitions du langage

et de ses parties. Idée ‘‘atomique’’ »121.

3) Les mots en poésie sont moins importants que leur

combinaison, comme en algèbre, l’équation importe plus

que les éléments :

« En poésie [...] tout est contenu dans les combinaisons de

mots .»122

C’est l’ordonnance et l’arrangement qui sont primordiaux,

le sens du texte devient tributaire de la position des mots:

« L’artiste et l’analyste (s’il y a une différence) sont avant tout

des ordonnateurs, des arrangeurs -mais l’un d’une chose finie et

l’autre d’une chose indéfinie. »123. « En littérature [...] comme en

algèbre les contenus n’ont pas d’intérêt, ce sont leurs liaisons

d’opérations qui importent. Mais une opération peut devenir ma-

tière ensuite -etc. »124

(on rejoint ici l’idée de sens générée par la forme). C’est

ainsi que Valéry s’enthousiasme pour le travail de Mallar-

mé:

121Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1101., cité par ROBINSON-VALERY, Judith,

Mallarmé, le « père idéal », p. 116. 122Cahiers, II, p.286. 123Cahiers, III, p.329. 124Id., p.271.

43

« Pour la première fois depuis qu’il y a littérature, on a usé de

la littérature comme d’une chose abstraite, maniable en elle-

même, indépendamment presque des choses signifiées. »125

C’est moins la valeur propre des mots qui compte que

leur suite abstraite, leurs successions, leurs positions rela-

tives, leurs permutations.

4) De la même façon que « dans le langage algébrique, toute

combinaison est possible »126, la littérature va devenir une ex-

tension des propriétés du langage.

« La poésie est la possibilité de rapprocher les mots de + en +.

Elle conduit à envisager l’ensemble des compositions ma-

thématiques possibles »127, « Le travail littéraire est le travail

dépensé à rapprocher des mots différents »128.

Le poète peut étendre les possibilités combinatoires de la

langue, avec la liberté d’un algébriste. Ce dernier point est

capital, parce qu’il va conduire Valéry à considérer le

poème comme un substitut de la langue artificielle qu’il

voulait mettre au point, (projet qui n’a pas abouti). Avant

d’approfondir cette idée (qui est l’objet de la section sui-

vante), il faut souligner que cette analogie entre le proces-

sus poétique et la méthode algébrique alloue une certaine

scientificité à la poésie. La figure même de Valéry, poète

125VALERY, Paul, manuscrit inédit, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, En-

tre Bréal et Mallarmé, p.93. 126Cahiers, I, p.246. 127Cahiers, II, p.286. 128Id., p.282.

44

féru de mathématique et de physique corrobore cette idée

du poète-chercheur.

II. 3. 3. 1. 1. 3. Le projet de la langue artificielle

II. 3. 3. 1. 1. 3. 1. Critique du langage ordinaire.

Avant d’aborder ce point plus en profondeur avec la critique

paulhanienne de Valéry, je vais donner ici les grandes lignes

de la conception valéryenne du langage commun.

Valéry a une vue fondamentalement cognitive du langage,

qu’on ne peut, selon lui, étudier que dans ses rapports avec

les phénomènes mentaux: « Le langage ne peut être étudié que par

rapport à des phénomènes mentaux: ceux dont il provient et ceux qu’il

suscite. »129 La traduction de la pensée par le langage est ré-

ductrice et déformante (c’est sans doute là le thème principal

de ses Cahiers):

« Le langage n’est pas la reproduction de la pensée, il ne connaît

pas les phénomènes mentaux réels -mais bien d’une conception

simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. Il est impossible de

remonter du langage à la pensée, autrement que par probabili-

tés. »130

129Cahiers, II, p.281. 130Cahiers, I, p.247. Voir aussi Cahiers, ii, p. 284: « Le langage n’est pas

la reproduction de la pensée. Il ne s’occupe pas des phénomènes men-taux réels -mais d’une image simplifiée et très lointaine de ces phénomè-nes. »

45

« Le langage n’a jamais vu la pensée. »131

Le langage est même bien pire qu’une traduction infidèle: il

tend aussi à la réification d’une certaine configuration du sys-

tème de ces phénomènes mentaux, configuration dont il faut

essayer de se dégager, en s’écartant de l’usage commun; on

verra plus loin que l’écart de l’usage linguistique commun

rapproche la langue de la pensée pour Valéry. Le langage

commun véhicule, pour lui, une pensée vulgaire, clichée. La

littérature doit s’en débarrasser pour voir clairement les cho-

ses:

« J’ai connu bien des poètes. Un seul était ce qu’il faut ou ce

qui me plaît132. Le reste était stupide, ou plat, d’une lâcheté

d’esprit inébranlable. Leur impuissance, leur vanité, leur enfan-

tillage, et leur grandiose, dégoûtante répugnance à voir clai-

rement ce qui est. Leurs superstitions, leur gloire, leur terrible

ressemblance à n’importe qui, aussitôt la besogne faite, leur

servilité d’esprit. Enfin, ils portent toutes les chaînes du lan-

gage, ce qui en fait, dans le monde actuel, des villageois, des

provinciaux. Tout ceci indépendamment de ce qu’on appelle le

talent littéraire qui vit parfaitement d’accord avec la sottise la

plus aiguë. »133.

Il y a ici une corrélation claire entre la coutume linguistique

et une pensée servile et vulgaire. Il faut donc chercher à maî-

triser le langage, par « le style le plus voulu »134 et par « la rupture

131Cahiers, II, p.356. 132C’est Mallarmé, bien sûr. 133Cahiers, II, p.51. (Je souligne) 134Cahiers, I, p.322.

46

méthodique des associations et des formes toutes faites du langage »135,

stimuler l’écart et l’accident linguistiques: « Un poème, une idée

extraordinaire sont des accidents curieux dans le courant des mots. »136

Mais Valéry a été beaucoup plus radical dans sa recherche

de l’expression de la pensée, avec son projet de langage ab-

solu.

II. 3. 3. 1. 1. 3. 2. Le projet du langage absolu.

Ce projet d’une « Notation de la Pensée »137 est sans doute le

lieu géométrique de toute l’oeuvre valéryenne, ses activités

scientifiques et littéraires y trouvent leur point d’intersection.

Valéry a en effet cherché à concevoir « une langue artificielle fon-

dée sur le réel de la pensée. »138 Ce projet est présent dès 1894 et

est toujours présent en 1922, quand il écrit: « Le système a été

la recherche d’un langage ou d’une notation qui permettrait de traiter de

omni re comme la géométrie analytique de Descartes a permis de traiter

toutes figures »139. Mais, plus tard, il reconnaîtra son impuis-

sance à le réaliser : « Désir illusoire / Pouvoir écrire en symboles opé-

ratifs les relations de mon système. »140. Pour Schnelle, le Valéry

des années 30-40 donne l’impression d’une résignation par

rapport au programme de jeunesse, semble sentir que la pen-

sée est redevable de la langue.141 Cette langue qui serait à la

base de la psychologie, établirait entre les phénomènes men-

135Ibid. 136Cahiers, II, p.144. 137Cahiers, I, p.243. 138Cahiers, éd. C.N.R.S., XII, p.280, cité dans Cahiers, III,, p.591. 139Cahiers, éd. C.N.R.S.,IX, p.82, cité dans Cahiers, III,, p.591 140Cahiers, éd. C.N.R.S.,XXV, p.341

47

taux et les phénomènes verbaux une correspondance ma-

thématique142, et aboutirait à la possibilité d’un calcul sur les

objets mentaux. Valéry voulait l’établir sur le mode de

l’algèbre, qui est, selon lui, « le plus fidèle document des propriétés

de groupement, de disjonction et de variation de l’esprit »143. Mais il

recherchait aussi des processus biologiques et surtout physi-

ques (mécaniques, électriques, thermiques) qui pourraient

servir d’analogie pour le fonctionnement psychique. Ce lan-

gage servirait aussi à l’étude de la sensation: « il réduirait les

objets mentaux en fonctions sensorielles et motrices, et correspondances

entre elles »144.

Jarrety note à ce propos que cette langue artificielle serait,

paradoxalement, plus naturelle pour Valéry que la langue na-

turelle, « peu à peu déformée et qui a oublié qu’elle fut construite à

l’origine sur le réel des sensations »145. Cette langue artificielle au-

rait ainsi l’avantage d’être construite de façon homogène, au

contraire de la langue naturelle « dont une volonté unique n’a pas

distribué les rôles et n’a pas formé le vocabulaire par ordre et mé-

thode. »146

Ce projet n’a pas manqué de susciter la comparaison entre

Valéry et Leibniz. Schmidt-Radefeldt147 souligne que Valéry

connaissait Leibniz à travers La logique de Leibniz de Couturat

141SCHNELLE, Helmut, Le solipsisme méthodique et la communication. 142Cahiers, I, p.247. 143Id., p.80. Il comptait se baser sur les théories de James Joseph Sylves-

ter (1814-1897), auteur d’un ouvrage sur la théorie des formes algébriques et sur celle des invariants. Les références à Riemann sont aussi récurrentes (Va-léry pensait que les surfaces de Riemann pouvaient servir de modèle possible à la représentation psychologioque :cf Cahiers, III, p.614.)

144Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p.341. 145JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.99. 146Cahiers, éd. C.N.R.S., XXVIII, p.194, cité par JARRETY, ibid. 147SCHMIDT-RADEFELT, Jürgen, Valéry lecteur de Leibniz.

48

(1901). L’étude établit quelques points de comparaison entre

les deux hommes: tous deux 1) connaissent l’Ars Magna de

Raymond Lulle, 2) s’intéressent au mécanisme de la pensée,

3) considèrent les mathématiques, la géométrie et leurs sys-

tèmes de notation comme des moyens utiles pour reconnaître

l’expression de la manifestation cérébrale, 4) recherchent un

système de signes, une caractéristique formelle de la pensée

humaine, 5) redéfinissent les mots pour fonder une nouvelle

philosophie ou système.

Je me permettrai de dire que ce genre de comparaison sert

plus à augmenter le prestige du travail valéryen qu’à com-

prendre ce dernier, et tend à faire oublier son échec person-

nel. Ce projet, en effet, se concrétisera surtout en redéfini-

tions (« j’ai passé ma vie à faire mes définitions »148) et reclasse-

ments lexicaux, qui devaient aboutir au « Dictionnaire des

Mots essentiels de la langue ou des valeurs raisonnées des

termes qui définissent ou expliquent tous les autres »149.

II. 3. 3. 1. 1. 4. La poésie, langue artificielle.

On a vu que Valéry compare le langage poétique au lan-

gage algébrique, et qu’il veut établir une langue artificielle sur

le modèle de l’algèbre. Il est tentant, dès lors, de voir dans la

poésie la réalisation détournée du projet non abouti. Jarrety

fait déjà cette hypothèse, mais sans vraiment l’étayer150. (Du-

148Cahiers, XII, p.24, cité par JARRETY, Michel, Le Rhéteur, le Sophiste, et

les Idolâtres, p.14. 149Cahiers, éd. C.N.R.S., XIV, p. 881, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole,

Entre Bréal et Mallarmé, p. 83. 150JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.30.

49

chesne-Guillemin parle, plus généralement, de « confusion

entre connaissance intellectuelle et création artistique. »151)

Je vais essayer de montrer ici comment on peut appuyer

cette hypothèse, en établissant une comparaison entre le lan-

gage poétique et le langage absolu, tels que Valéry les

conçoit.

1). Le langage poétique doit se dégager d’un travail de maî-

trise et de reconstruction du langage ordinaire.

« Le langage commun est impur par formation. La littérature

essaye sans trop le savoir de construire un langage général

pur. Pur, c’est-à-dire précédé de conventions explicites et

construit selon un point de vue »152.

Le poète (et Mallarmé en est pour Valéry l’incarnation) « a

compris le langage comme s’il l’eût inventé. »153 En somme, le lan-

gage poétique idéal est pour Valéry un langage non-naturel,

c’est-à-dire sans dimension bio-sociologique, avec une syn-

taxe contrôlée et modifiable consciemment et volontairement,

connue. Le poète maîtrise la syntaxe comme un mathémati-

cien maîtrise les règles de son langage. C’est ce qui ressort

de cette glose valéryenne du langage mallarméen:

« La syntaxe était à ce poète une algèbre, qu’il cultivait pour

elle-même. Il aimait quelquefois de généraliser certains tours

qu’elle n’offre que dans des cas singuliers, ou bien d’entrelacer

des propositions dans une phrase, et de se risquer dans une

151DUCHESNE-GUILLEMIN, Valéry au miroir. Les Cahiers et l’exégèse des

grands poèmes. p. 351. 152Cahiers, éd. C.N.R.S., p. 301, cité par DI MAIO, Mariella, L’approche lin-

guistique dans les Cahiers de Valéry, p. 452. 153Oe., I, p. 658.

50

sorte de contrepoint littéraire qui amenaient entre les termes ou

les idées des contacts ou des écarts savamment calculés. »154

Comprendre et maîtriser la syntaxe, et produire une oeuvre

poétique ne sont plus qu’une seule et même opération. On

peut replacer cette idée dans une plus large perspective.

Comme l’a montré Jauss, les théories esthétiques de Valéry

(développées à partir du traité sur Léonard de Vinci) voient

dans l ’expérience esthétique productive une combinaison en-

tre l’activité artistique et l’activité scientifique (ici l’activité

poétique et l’activité linguistique.155)

2). Le second point de contact entre le langage absolu et le

langage poétique est la sensation. J’ai déjà dit plus haut que

la langue artificielle de Valéry a partie liée à la sensation, et

j’explique plus loin (dans la section II.3.3.2.2. sur le rapport

entre Valéry et les formalistes russes) que c’est aussi le cas

pour le langage poétique, qui doit soit augmenter la sensation

de la chose, soit créer des sensations nouvelles.

3). Le troisième point est le plus important: Valéry assigne

plusieurs fois à la poésie un rôle qu’aurait eu à tenir la langue

artificielle, à savoir la représentation du fonctionnement men-

tal. Ici encore, Mallarmé a le titre de précurseur:

« On eût dit qu’il pressentait ce qui se découvrira quelque jour,

et dont on voyait déjà plus d’un présage: que les formes du

discours sont des figures de relations et d’opérations qui, per-

154Oe., I, p.685. 155JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, pp.138-139.

51

mettant de combiner ou d’associer les signes d’objets quel-

conques et de qualités hétérogènes, peuvent nous servir à

nous conduire à la découverte de la structure de notre univers

intellectuel. »156

Il ne faut pas s’étonner de ce que Valéry ne délègue pas

cette tâche à la linguistique, puisqu’on a vu qu’il disqualifie

celle-ci a priori et qu’idéalement, les activités esthétiques et

scientifiques doivent fusionner. Pour Celeyrette-Pietri, c’est

parce que la poésie explore les possibilités combinatoires des

mots qu’elle peut avoir une autre référence commune que la

réalité, à savoir la structure même de l’esprit. « ’’La poésie’’

incarne la mécanique spirituelle dans un objet linguisti-

que. »157 Dans une autre étude, Celeyrette-Pietri note que le

rêve d’une combinatoire générale de Lulle ou Leibniz devient

celui du poète, et cite à ce propos cet extrait: « Cet ars combi-

natoria [d’Aristote, Lulle, Leibniz] qui est le fond et la clef de la haute

littérature, je l’ai considéré souvent »158. Deguy arrive à la même

idée, mais sans l’expliciter ni la démontrer: selon lui, Valéry

voit dans la poésie « le phénomène de la pensée où transpa-

raît le mieux la condition symbolique (‘’sensible’’) de l’esprit.

L’esprit peut espérer y repérer les lois de sa constitution

[...] »159.

Ajoutons encore que Valéry voit dans la facilité de mémori-

sation du texte poétique une preuve de ce que la poésie peut

156Oe., I, pp.685-686. 157CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p.95. 158Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p.643, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole,

Valéry à l’oeuvre, p.83. 159DEGUY, Michel, La dernière phrase, p.204.

52

apprendre quelque chose sur la mémoire, et donc sur le fonc-

tionnement de l’esprit.160

Ce troisième point -la prise en charge du rôle du langage

artificiel par le langage poétique- conjoint aux deux autres -la

maîtrise consciente des structures du langage poétique et son

lien à la sensation- ont montré, je pense, que Valéry conçoit

la poésie comme une langue artificielle. Mais ceci ne peut pas

donner matière à une théorie poétique recevable, car elle

n’explique pas la spécificité du langage poétique par rapport à

la prose: elle définit plutôt le projet d’un langage poétique

idéal, réalisé peut-être par Mallarmé lui-même. La meilleure

preuve en est que Valéry envisageait de mettre au point une

prose nouvelle qui « viserait comme la langue artificielle une

pure transparence de la pensée à l’expression »161. Valéry

n’accorde donc pas à la poésie l’exclusivité de ce projet. Cet

élément ne peut donc pas la définir.

On remarque par ailleurs que la critique valéryenne du ro-

man se fait à l’aune de cette tâche poétique. Valéry disqualifie

le roman à cause de son incapacité à représenter le réel de la

pensée et du monde:

« Le roman [...] n’est ni une explication ni une représentation

de l’esprit. »162

« Le roman voit les choses exactement comme le regard ordi-

naire les voit. [...] La ‘‘psychologie’’ des romanciers ne dé-

160Cette idée est soulignée par LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)etique, p. 101. 161JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.265. 162Cahiers, III, p.321.

53

passe pas ce que peut vérifier l’observation particulière acci-

dentelle. »163

Combe remarque que cette condamnation vise un sous-

genre précis -le roman psychologique réaliste- que Valéry hy-

postasie en archétype du genre tout entier.164

II. 3. 3. 2. Théorie formaliste

II. 3. 3. 2. 1 : Présentation.

Selon les formalistes russes, le but de la poésie, qui pré-

sente des structures « déviantes » par rapport au langage

commun, est de bloquer notre reconnaissance automatique

des choses et par là d’enrichir notre représentation du monde.

La poésie pose un regard étrange qui permet de se débarras-

ser des habitudes aveuglantes pour mieux voir le réel. Cette

conception très finaliste peut être cataloguée para-

ornementale: le sens préexistant des ornementaux équivaut à

la réalité des formalistes

II. 3. 3. 2. 2 : Valéry formaliste.

Todorov baptise Valéry « formaliste par excellence » dans

la préface de son recueil de textes des formalistes.

163Oe., II, p.802. 164COMBE, Dominique, Lire la poésie, lire le roman chez Valéry, p.60. La

phrase fameuse de Valéry: « La marquise sortit à cinq heures » -relevée par Breton, visait Proust, et soulignait « l’exclusion du roman comme théâtre d’expression de la vérité en littérature » (SOLLERS, Philippe, Intérêt et désin-térêt, p. 126.)

54

Genette est le premier à établir des points de comparaison

entre la poétique des formalistes Russes et celle de Valéry165.

Todorov a entériné ce rapprochement entre leurs conceptions

de la littérature166. Je n’expose pas tout de suite les réflexions

de Genette, parce qu’il me semble qu’il serait intéressant

d’établir une comparaison plus systématique entre ces deux

théories, car les similitudes sont assez étonnantes. Pour ce

faire, je partirai des textes formalistes eux-mêmes et du texte

critique de Todorov167 auquel je confronterai les conclusions

précédentes. Je noterai, le cas échéant, les comparaisons dé-

jà établies par Genette. Puis je soulignerai la différence es-

sentielle entre les formalistes Russes et Valéry.

II. 3. 3. 2. 2. 1 : Le projet général.

Des deux côtés, on a la volonté d ’établir une axiomatique

littéraire, explicitant les conventions, les traits spécifiques,

« la littérarité » de la littérature, et de constituer un objet

théorique : une poétique168.

Mais Valéry réduit souvent implicitement le concept de litté-

rature à la seule poésie, tandis que les formalistes regroupent

toute la littérature sous l’idée de « langage poétique ». Ils

165 GENETTE, Gérard : La littérature comme telle,1966. 166 « C’est là qu’un rapprochement significatif [ à propos de la conception

de la littérature sous-tendant les études littéraires ] peut être opéré (Gérard Genette l’a déjà fait dans une de ses études de son recueil Figures ) entre Valéry et le Formalisme Russe : ainsi des problèmes de forme du langage poétique, de l’évolution littéraire ». TODOROV, Tzvetan, « La ‘’poétique’’ de Valéry », dans Cahiers Paul Valéry, 1970, p. 132.

167 TODOROV, Tzvetan, Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, p. 21.

168 Cette comparaison est déjà faite chez Genette, ibid, p.260

55

aboutissent de chaque côté à plusieurs définitions différentes

et inconciliables du même objet. Ils répartissent de la même

façon les objets linguistiques en deux classes : du côté de la

communication pratique, on trouve les représentations lin-

guistiques sans valeur autonome, et de l’autre côté les repré-

sentations linguistiques à valeur autonome. Pour Valéry, ces

dernières se réduisent à la poésie, tandis que pour les forma-

listes, la poésie n’est que l’exemple privilégié des systèmes à

valeur autonome.

II. 3. 3. 2. 2. 2 : Définition de la poésie

II. 3. 3. 2. 2. 2a Définition du langage poétique par son autotélisme.

Les formalistes établissent donc une dichotomie entre le

langage purement pratique, envisagé en lui-même comme un

moyen et non comme une fin (hétérotélique) et le langage

poétique, exemple de système linguistique autotélique:

« Les phénomènes linguistiques doivent être classés du

point de vue du but visé dans chaque cas particulier par le

sujet parlant. S’il les utilise dans le but purement pratique de

communication, il s’agit du système de la langue quotidienne

(de la pensée verbale), dans laquelle les formants linguisti-

ques [...] n’ont pas de valeur autonome et ne sont qu’un

moyen de communication. Mais on peut imaginer (et il existe

en réalité) d’autres systèmes linguistiques dans lesquels le

but pratique recule au deuxième plan (bien qu’il ne dispa-

56

raisse pas entièrement) et les formants linguistiques obtien-

nent une valeur autonome »169.

Valéry classe lui aussi les phénomènes linguistiques par

leurs buts, et établit la même dichotomie entre le langage

quotidien, purement pratique et le langage poétique, qui

trouve sa fin en lui-même:

« le langage est [...] de destination purement pratique. Or le

problème du poète doit être de tirer de cet instrument pratique

les moyens de réaliser une oeuvre essentiellement non prati-

que »170.

« la plupart sont aveugles dans cet univers du langage; sourds

aux mots qu’ils emploient. Leurs paroles ne sont

qu’expédients; et l’expression pour eux n’est qu’un plus court

chemin: ce minimum définit l’usage purement pratique de lan-

gage »171.

Valéry reprend la comparaison de Malherbe entre la prose

et la marche d’un côté, la danse et la poésie de l’autre:

« Aussi, parallèlement à la Marche et à la Danse, se placeront

et se distingueront en lui les types divergents de la Prose et de

la Poésie. Ce parallèle m’a frappé et séduit depuis longtemps;

mais quelqu’un l’avait vu avant moi. Malherbe, selon Racan, en

faisait usage. [...] La marche, comme la prose, vise un objet

précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but

est de joindre. [...] La danse, c’est tout autre chose. Elle est,

169YAKOUBINSKI, L., cité dans TODOROV, Tzvetan, id., p. 39. 170Oe., I, p. 1460. (Je souligne) 171Id., p. 656.

57

sans doute, un système d’actes; mais qui ont leur fin en eux-

mêmes. Elle ne va nulle part »172.

La prose va droit, alors que la poésie fait un retour sur soi:

« Le vers régulier oblige l’espace à revenir sur lui-même.

[...] La littérature s’oppose à la poésie pour autant qu’elle [...]

ne manifeste une certaine courbure propre »173.

L’univers poétique est un monde autarcique, clos:

« Le monde du poème est essentiellement fermé et complet en

lui-même, étant le système pur des ornements et des chances

du langage »174.

Les indices de reconnaissance de ce langage sont globale-

ment les mêmes pour Valéry et les formalistes.

1) Les deux théories promeuvent la matérialité verbale

du texte poétique. Pour les formalistes, « les sons divers ne

sont pas seulement les éléments d’une harmonie extérieure,

[...] ils ont en eux-mêmes une signification autonome »175.

« La notion de forme a obtenu un sens nouveau, elle n’est

plus une enveloppe, mais une intégrité dynamique et concrète

qui a un contenu en elle-même »176.

Valéry met aussi en exergue les éléments formels de la

poésie: le son, la musique, l’aspect « sensuel », physique du

172Id., p. 1329-1330. 173Cahiers, éd.C.N.R.S., VII, p. 78, et XVIII, p. 260, cité par PIETRA, Ré-

gine, Directions spatiales et parcours verbal, p. 393. 174Id., p. 770. 175EIKHENBAUM, B., La théorie de la ‘‘méthode formelle’’, dans TODOROV,

Tzvetan, id. p. 41. 176Id., p.44.

58

poème passent au premier plan (cette idée était d’ailleurs dé-

jà bien assimilée dans la poésie française symboliste) : « L’art

poétique conduit singulièrement à envisager les formes pures en elles-

mêmes »177. « La poésie n’est en vérité que le sensuel du langage »178.

La poésie se définit alors par son travail sur la matière so-

nore de la langue, travail qui tend à rapprocher le texte de la

musique179.

Paul Ricoeur note que la poésie, pour Valéry, « comme fait

la sculpture, [...] convertit le langage en matériau, oeuvre

pour lui-même »180. A ce propos, Valéry dit aussi: « Poète, [...]

tu sais que le réel d’un discours, ce sont les mots, seulement, et les for-

mes »181 ou « Au premier plan, non le sens, mais l’existence du

vers »182.

Cette promotion de la matière verbale et la définition de la

poésie comme langage autotélique ( elle ne renvoie à rien qui

lui soit extérieur) oblige à reconsidérer le statut du sens en

poésie: Chklovski se demande si « dans le discours [...] poé-

tique, les mots ont toujours un sens, ou si cette opinion est

177Oe., I, p. 1451. 178Cahiers, éd. C.N.R.S., XIII, p. 345, cité par PIETRA, Régine, Directions

spatiales et parcours verbal, p. 393. 179Jean Malazeyrat souligne que Valéry est un des poètes qui a le plus usé

d’allitérations. La Jeune Parque a été composée sur le modèle d’un récitatif de Gluck. Valéry s’essayait aussi à des symphonies littéraires, sans doute sous l’influence de Wagner. De façon générale, Valéry compose ses poèmes à par-tir d’une musique préétablie: « Musicalisation a priori. Compositions formelles. Andante, largo, presto, scherzo, contrastes et développements, [...] Et puis trouver l’histoire qui donnera causes apparentes, nécessités naïves [...] à ces modes et à ces formes -comme la rime engendre des idées. » (Cahiers, éd. C.N.R.S., p.675, cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une morpholo-gie généralisée, p. 18.)

180RICOEUR, Paul, La métaphore vive, 1975, p. 283. 181Oe., I, p. 1456. 182Id., p. 667.

59

seulement une illusion et le résultat de notre manque

d’attention »183.

C’est là un point litigieux, puisque la définition qui est don-

née pousse à affirmer que le langage poétique est un langage

sans sens, affirmation qui est cependant fondamentalement

aporétique, puisque le sens est « le trait essentiel du lan-

gage »184. C’est pour cela que les formalistes donneront une

deuxième caractéristique de ce langage et diront que la poé-

sie réalise son autotélisme en étant plus systématique que le

langage pratique.

On trouve les mêmes ambiguïtés dans les textes de Valéry,

qui développe à la fois l’idée d’un sens accessoire: « le sens

littéral d’un poème n’est pas, et n’accomplit pas toute sa fin »185, ou

absent ou multiple, comme on l’a vu dans la comparaison en-

tre la poésie et l’algèbre186. « le ‘‘sens’’ du mot poétique est

donc multiple, ou accessoire, ou à la limite absent; dans tous

les cas, la forme reste autonome, et vaut pour elle-même »187

écrit Genette à propos de Valéry.

Cependant les formalistes et Valéry parlent aussi d’un sens

généré par la forme. Donc, l’opposition entre fond et forme

n’est plus valide, parce que la forme génère elle-même du

fond: « le formalisme considère le contenu comme un des as-

pects de la forme »188. Valéry désapprouve aussi l’opposition

entre forme et contenu: « ce qu’ils appellent le fond n’est qu’une

183cité par TODOROV, Le langage poétique des formalistes russes, p. 20. 184TODOROV, Tzvetan, id., p. 21. 185Oe., I, p. 1293. 186ROUBAUD dit à ce propos: « Le sens de la poésie échappe à l’exigence

suivante du sens ‘‘tout ce qui n’a pas un sens, n’a pas non plus de sens’’ ». (ROUBAUD, Jacques, L’invention du fils de Leopropes, p. 140.)

187GENETTE, Gérard, Mimologiques, p. 241.

60

forme impure »189, « ce fond n’est plus cause de la forme: il en est l’un

des effets »190.

L’analyse que propose Valéry du vers racinien qui suit est à

ce propos intéressante :

« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur. [...] [Ce

vers] n’a aucun sens. Ce qu’il dit n’est rien à l’esprit. Par quoi

il est admirable - et essentiellement symbolique - car il intro-

duit lumière simple, candeur, transparence, innocence par

l’heureuse alliance de monosyllabes (longs et brefs) qui obli-

gent à une allure égale et modérée de la voix, laquelle impose

le ton, et par le ton, l’expression et l’état. Sa forme a autant

ou plus de sens que le résultat de l’opération de comprendre,

sur le sens des signes.[...] Le son du sens et le sens des sons

agissent »191.

En somme, le monosyllabisme du vers génère pour Valéry

les idées de transparence, candeur, simplicité, lumière. C’est

bien là l’idée de fond comme produit de la forme. On peut

remarquer en passant que Valéry voit une différence entre

syllabes longues et brèves, alors que le français ne fait pas de

différence phonologique entre les deux.

2) Un autre indice de reconnaissance du langage poétique

pour les formalistes est la surstructuration, le caractère

plus systématique du langage poétique par rapport au lan-

gage quotidien. L’oeuvre poétique, pour les formalistes, est

188CHKLOVSKI, V., cité par GENETTE, Gérard, Figures I, p. 264. Cette

comparaison est déjà faite per Genette. 189Oe., I, p. 657. 190Oe., I, p. 710.

61

un discours surstructuré, où tout se tient: c’est grâce à cela

qu’on le perçoit en lui-même plutôt qu’il ne renvoie à un ail-

leurs192. A ce propos, le parallélisme n’est pas difficile: pour

Valéry, le langage poétique n’est pas seulement plus systé-

matique que le langage ordinaire; il en est même la systéma-

tisation. La poésie est l’algèbre du langage, elle l’ordonne:

« [...] le langage du poète, quoiqu’il utilise nécessairement les

éléments fournis par ce désordre statistique, constitue, au

contraire, un effort de l’homme isolé pour créer un ordre artifi-

ciel et idéal, au moyen d’une matière d’origine vulgaire. »193.

L’idée de surstructuration de la poésie va de soi. Les idées

de constructions, de combinaisons, d’ordre, de cohérence sont

d’ailleurs des obsessions dans la poétique valéryenne. Pour

Valéry,

« la seule pensée de constructions [...] demeure [...] la plus

poétique des idées: l’idée de composition »194. « Plus l’oeuvre

est littéraire, plus les relations possibles des mots deviennent

nombreuses »195.

La poésie multiplie les relations d’équivalence, pour aug-

menter la cohésion et par là l’autonomie de l’oeuvre. (Il re-

joint ici certains textes de Jakobson).

191Cahiers, éd. C.N.R.S., XVI, p.810., cité par DE LUSSY, Florence, A la re-

cherche d’une morphologie généralisée, p. 12. 192TODOROV, Tzvetan, id., p.21. 193Oe., I, p. 1413. 194Oe., I, p. 1564. 195Cahiers, II, p. 283.

62

Adorno écrit à ce propos: « Tout un ensemble de questions

autour duquel tourne Valéry a pris aujourd’hui une place cen-

trale dans le problème de la composition: le rapport de la

construction intégrale, poussant jusqu’à son terme l’idée de

l’autonomie de l’oeuvre, de son indépendance par rapport à

l’individu qui la reçoit, avec le hasard »196.

3) Jakobson voit l’autotélisme du langage poétique favorisé

par la motivation du signe, parce que les associations de

ressemblance (ici entre le son et le sens) renforcent le carac-

tère systématique du discours197. La question de

l’hypothétique cratylisme de la poétique valéryenne a été bien

exposé par Genette, qui voit Valéry coincé « entre un très vif

parti pris formaliste et conventionnaliste, et une sorte de ré-

flexe héréditaire de la valorisation de la mimésis »198. En ef-

fet, d’une part Valéry a une position beaucoup plus nette que

Mallarmé sur la question de l’arbitraire du signe, s’écartant du

cratylisme de celui-ci par un conventionnalisme affirmé, mais

d’autre part, l’idée de l’indissolubilité, d’une harmonie, d’un

accord du son et du sens en poésie est récurrente dans ses

textes. En même temps, Valéry se refuse à définir cette har-

monie: « La puissance des vers tient à une harmonie indéfinissable en-

tre ce qu’ils disent et ce qu’ils sont. Indéfinissable entre dans la défini-

tion »199. Genette conclut que cette idée « d’harmonie non dé-

finissable » fait s’achever la poétique valéryenne en aporie200.

196ADORNO, Theodor, Les écarts de Valéry, p. 108. 197TODOROV, Tzvetan, id., p. 23. 198GENETTE, Gérard, Mimologiques, p. 295. 199Oe., II, p. 637. 200GENETTE, Gérard, id., p. 293.

63

(Il faut dire cependant que la poétique valéryenne ne se ré-

duit pas en entier dans ces extraits).

J’aurais pour ma part tendance à croire que ces problèmes

sont aussi liés au flottement des définitions valéryennes du

fond et de la forme. Par exemple, Valéry (et les formalistes)

parlent de sens à la fois pour le sens littéral et pour l’idée

suggérée par la forme. D’autre part, la notion valéryenne de

forme est très extensible comme en témoigne cet extrait:

64

« [...] entendant par forme, ici 1) ce qui est imposé aux or-

ganes des sens par ce vers -phonie et motricité, durées etc.,

+2) ce qui est imposé à la conscience par les rapprochements

des résonances significatives des mots »201.

La forme recoupe donc à la fois le matériau verbal (sans

que l’on puisse vraiment savoir ce que Valéry entend par la

motricité et la durée du vers) et le sens résultant de la com-

binaison sémantique des différents mots dans le vers.

L’harmonie entre le fond et la forme recouvre alors plus de

niveaux que le seul niveau signifiant-signifié: qu’est-ce que

l’harmonie entre ce que sont les vers: la phonie(1), la motri-

cité(2), la durée(3), etc.., le sens dérivé des résonances si-

gnificatives des mots(4) et ce qu’ils disent: le sens littéral(5),

le sens dérivé de la forme(6) (ce dernier est-il classé dans le

matériau ou dans le contenu?). On arrive déjà à 6 paramètres

qui nous donneraient 45 types d’harmonies différentes. Ces

calculs n’ont sans doute pas de sens, mais ils montrent que

ce n’est pas seulement l’harmonie qui est indéfinie, mais aus-

si les notions de « forme et de fond », « acte et matière », « pensée

et voix », « présence et absence », « forme sensible d’un discours et va-

leur d’échange en idées »202.

Quoi qu’il en soit, si théoriquement le néo-cratylisme de

Valéry a mauvaise conscience et ne peut pleinement

s’affirmer, Valéry use allègrement du procédé de l’harmonie

imitative, et l’on peut penser que Valéry y voyait un moyen

d’augmenter la cohésion et la systématisation du discours. Ce

201Cahiers, XVI, p.810, cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une

morphologie généralisée, p. 12. 202Oe., I, pp. 658, 1333, 647.

65

serait donc bien un nouveau point de contact entre Valéry et

le formalisme russe, via Jakobson (c’est lui, je le rappelle, qui

voit l’autotélisme du langage poétique favorisé par les rela-

tions de ressemblance, et donc par la motivation du signe).

4). Le langage poétique rompt les associations automa-

tiques de la langue quotidienne. D’une part, Jakobson char-

geait la motivation du signe dans le langage poétique d’un

sens révolutionnaire: « dans les langages émotif et poétique,

les représentations verbales (phonétiques aussi bien que sé-

mantiques) concentrent sur elles-mêmes une attention plus

grande, le lien entre le côté sonore et la signification devient

plus étroit, plus intime, et, en conséquence, le langage de-

vient plus révolutionnaire, puisque les associations habituelles

de contiguïté reculent à l’arrière-plan »203. Pour Jakobson, le

langage poétique est révolutionnaire parce que motivé, à

l’opposé du langage quotidien « qui s’accommode bien des

relations de contiguïté (donc arbitraires) »204. Le langage poé-

tique rompt l’association automatique entre un son et un sens

par sa motivation.

D’autre part, Eikhenbaum parle de rupture des associations

verbales habituelles dans le langage poétique: « la particula-

rité principale de la sémantique poétique réside dans la for-

mation de significations marginales qui violent les associa-

tions verbales habituelles »205.

203JAKOBSON, Roman, cité par TODOROV, Tzvetan, id., p. 23. (Je souligne) 204TODOROV, Tzvetan, ibid.. Les notions de contiguïté et de ressemblance,

utilisées par Kruszewski pour décrire les relations linguistiques, recouvrent la dichotomie entre arbitraire et motivation.

205EIKHENBAUM, B., La théorie de la méthode formelle, p. 62.

66

Si Valéry ne conçoit pas la motivation du signe comme la

rupture d’un automatisme, à l’instar de Jakobson, il rejoint

Eikhenbaum avec l’idée que la poésie est le lieu du refus de la

coutume linguistique:

« [...] Mallarmé [qui] se crée un langage presque entièrement

sien [...] refusant à chaque instant la solution immédiate que

lui souffle l’esprit de tous. Ce n’était point là autre chose que

se défendre [...] contre l’automatisme »206.

« J’estime qu’il faut désapprendre à ne considérer que ce que

la coutume et, surtout, la plus puissante de toutes, le langage,

nous donnent à considérer »207.

« Le style le plus voulu. Rupture méthodique des associations

et des formes toutes faites du langage »208.

Le langage mallarméen qui « évitait à chaque instant mes prévi-

sions; qui s’interdisait de prendre des habitudes, qui rompait régulière-

ment les groupes endormis, endurcis, des idées implicites »209, comme

exemple de ce langage désautomatisé, a pour effet de

contraindre à regarder le texte comme tel, dans sa matériali-

té.

Mais Valéry s’éloigne des formalistes par les connotations

éthiques de son refus du langage commun, qualifié de gros-

sier. La tradition est associée à la « paresse générale des intel-

206Oe., I, p. 658. Kristeva voit dans la ‘subversion esthétique’ de Mallarmé

l’équivalent de l’anarchisme politique de l’époque: l’activité littéraire est vue par Mallarmé comme un attentat anarchiste contre le dogme d’un langage codifié.(KRISTEVA, Julia, La révolution du langage poétique, p. 433). Remar-quons au passage que c ette lecture est déjà présente chez Lanson, xxxx, qui n’est pas cité par Kristeva.

207Oe., I, p. 1282. 208Cahiers, I, p. 290. 209VALERY Paul, Essai sur Stéphane Mallarmé, p. 118.

67

lects »210, et l’ «acte de génie » est défini comme « un zéro

d’habitude »211.

La rupture des associations automatiques, la promotion de

la matière verbale, la surstructuration et la motivation du si-

gne constituent donc, pour les formalistes, des indices de re-

connaissance du langage poétique défini comme autotélique.

J’ai montré que l’on retrouve aussi cette définition et ces indi-

ces dans les textes de Valéry.

II. 3. 3. 2. 2. 2b. Définition du langage poétique par sa perception.

Les formalistes donnent une autre définition du langage

poétique, enchâssée dans la première (la poésie comme lan-

gage autotélique), et présente surtout dans les textes de

Chklovski. Cette deuxième conception s’attache à la percep-

tion du langage poétique plutôt qu’au langage lui-même: « La

perception artistique est celle lors de laquelle on éprouve la

forme »212.

Soit la perception du langage poétique aura sa fin en elle-

même: il y a alors autotélisme de la perception. Soit cette

perception se verra attribuer une fonction.

II. 3. 3. 2. 2b. 1. Autotélisme de la perception.

210Oe., I, p. 707. 211Cahiers, I, p. 206. 212CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV, Tzvetan, id., p. 27.

68

Le langage poétique est un langage sur lequel on s’arrête;

pour Chklovski, « la langue poétique diffère de la langue pro-

saïque par le caractère perceptible de sa construction. On

peut percevoir soit l’effet acoustique, soit l’objet articulatoire,

soit l’aspect sémantique »213. Cette perception se suffit à elle-

même: « Le procédé de perception en art est une fin en soi et

doit être prolongé »214.

Valéry lui aussi s’attache au processus de la perception de

la forme poétique par le lecteur, qu’il définit avant tout

comme le contraire de la perception de la prose (c’est-à-dire

du roman et du langage usuel)215. Pour lui, la forme codée

générant un univers poétique doit orienter le lecteur dans un

processus de perception particulier:

« [...] aussitôt que cette forme sensible prend par son propre

effet une importance telle qu’elle s’impose, et se fasse, en

quelque sorte, respecter, mais désirer, et donc reprendre -

alors quelque chose de nouveau se déclare: nous sommes in-

consciemment transformés, et disposés à vivre, à respirer, à

penser selon un régime et sous des lois qui ne sont plus de

l’ordre pratique [...] Nous entrons dans l’univers poétique »216.

« La poésie [...] doit se produire [...] par soi seule, dans le

monde d’un esprit, comme le son pur tout à coup devient. Le

213CHKLOVSKI, V., cité par EIKHENBAUM, V., id., p. 45-46 214EIKHENBAUM, V., id., p. 45. (commentant Chklovski). 215 « L’état du lecteur de poèmes n’est pas l’état du lecteur de pures pen-

sées (Oe., I, p.1336). » « [Il s’agit] d’introduire les esprits dans un univers de langage qui n’est point le système commun des échanges de signes contre actes ou idées (Oe., I, p. 1293). » « Les rimes, l’incision, les figures dévelop-pées, les symétries et les images, tout ceci, trouvailles ou conventions, sont autant de moyens de s’opposer au penchant prosaïque du lecteur (Oe., I, p. 1336.) ».

216Oe., I, p.1326.

69

son pur tout-à-coup s’impose et se dilate, il abolit le bizarre

babil des paroles humaines »217.

Cette perception singulière qui définit ici la poésie pour Va-

léry n’a aucune autre fonction qui soit extérieure à elle-

même. Elle tend à se prolonger et à se faire reproduire: « La

poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire

dans sa forme: elle nous excite à la reconstituer identiquement »218.

Pour les formalistes, « le procédé de la forme difficile aug-

mente la difficulté et la durée de la perception »219. Pour Valé-

ry, parallèlement, la forme usuelle empêche de percevoir le

langage même, et la poésie, « qui tourmente noblement le cours

naturel et plat de l’expression »220 force à se retourner sur le lan-

gage lui-même.

« La syntaxe usuelle apparaissait [à Mallarmé] n’exploitant

qu’une partie des combinaisons compatibles avec les règles:

celles dont la simplicité permet au lecteur de voler de l’oeil sur

la ligne et de savoir ce dont il s’agit, sans percevoir le langage

même, pas plus qu’on ne perçoit le timbre d’une voix qui nous

parle d’affaires »221.

217Oe., II, p. 1367. 218Oe., I, p. 933. 219EIKHENBAUM, ibid. 220Cahiers, éd.C.N.R.S., V, p. 444, cité par PIETRA, Régine, Directions spa-

tiales et parcours verbal, p. 394. 221Oe.,I, p. 709.

70

II. 3. 3. 2. 2b. 2. Fonctionnalisme de la perception.

Aux côtés d’une conception autotélique de la perception, les

formalistes livrent une autre définition du langage poétique

par la perception, mais qui renonce à l’autotélisme: la fonc-

tion de l’art est de renouveler notre perception du monde. La

mise en avant de la forme, le procédé de la forme difficile et

l’étrangeté du langage poétique bloquent notre reconnais-

sance automatique des choses et invitent à sentir, à voir

vraiment le monde, sensation et vision qui sont généralement

oblitérées par notre intellection automatique du monde. Notre

représentation du réel est enrichie par la poésie. L’opposition

entre langage pratique et langage poétique ne se partage plus

entre hétérotélisme et autotélisme, mais entre abstrait et

concret, intelligence et sensibilité, pensée et monde. Todorov

interprète cette conception comme une référence implicite à

l’esthétique de l’impressionnisme, selon laquelle l’art

s’attache à la représentation des impressions et des percep-

tions plutôt qu’à l’essence des choses222. Jakobson a bien

montré que le « désordre » ou l’étrangeté en art « sont moti-

vés par un rapprochement vers la réalité »223. Cette idée de la

poésie ne peut alors plus être assimilée à l’autotélisme, c’est-

à-dire l’absence de fonction externe224. Cette contradiction

formaliste trouve un étrange écho dans une étude valé-

ryenne: « Comment [...] la poésie peut-elle [...] n’avoir de fin

222TODOROV, Tzvetan, Le langage poétique, p. 27. 223JAKOBSON, Roman, Du réalisme artistique, p. 100. 224TODOROV, Tzvetan, id; p.28.

71

qu’en elle-même et ouvrir harmonieusement la conscience sur

le monde? » se demande Combe225. On trouve en effet chez

Valéry à côté d’une conception autotélique de la poésie cette

idée de la poésie comme renouvellement de la perception du

monde, par la représentation des impressions et des sensa-

tions, tout comme chez Chklovski. Analysons ceci d’un peu

plus près.

Comparons Chklovski :« L’image poétique est un moyen

pour intensifier l’impression. [...] L’image poétique est l’une

des manières pour créer la plus forte impression. En tant que

telle [...], elle est égale à toutes les manières dont on dispose

pour augmenter la sensation de la chose; les mots ou même

les sons de l’oeuvre peuvent également être des choses »226,

et Valéry (déplorant les objets de la critique poétique) :

« Que fait-on de ce qui s’observe immédiatement dans un

texte, des sensations qu’il est composé pour produire? »227

ou

« [Les productions artistiques] se donnent à nous à titre de

compléments d’un système d’impressions ressenti comme in-

suffisant ».228

ou

225COMBE, Dominique, Lire la poésie,lire le roman pour Valéry. Une phé-

noménologie de la lecture, p. 63. 226CHKLOVSKI, V., pp.9-10, cité par TODOROV, T., p.29. 227Oe., I, p.1289. (Je souligne) 228Oe., I, p.1314.

72

« Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en

évidence et en action ces puissances de mouvement et

d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sen-

sibilité intellectuelle qui sont confondus dans le langage usuel

avec les signes et les moyens de communications de la vie or-

dinaire et superficielle. »229

Valéry s’est d’autre part souvent interrogé sur la nature et

le fonctionnement des sensations. Cette matière entrait pour

lui d’emblée dans le champ d’étude de la poétique (« La poésie

et les arts ont la sensibilité pour origine et pour terme »)230. Le mot

« esthétique » le fait hésiter entre l’idée d’une « science du

beau » [...] et l’idée d’une « science des sensations »231.

Il ne faut donc pas s’étonner que son cours de poétique

comprenne une analyse de la sensibilité232, puisque « le poème

met en jeu directement notre organisme »233, et que

« la poésie doit s’étendre à tout l’être. Elle excite son organisa-

tion musculaire par les rythmes [...] car elle vise à provoquer

[...] l’unité extraordinaire qui se manifeste quand l’homme est

possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses

puissances à l’écart .»234

229Oe., I, p. 611. (Je souligne) 230Oe., I, p.1390. 231Oe., I, p.1295. 232BLANCHOT Maurice, Faux Pas,p.139.(Maurice Blanchot a suivi une partie

de ses cours de poétique). 233Oe., I, p.770. 234Oe., I, id., pp.1374-1375

73

Pour Chklovski, cette perception, cette sensation de l’objet

s’oppose à sa reconnaissance, à son intellection :« Le but de

l’image n’est pas de rapprocher sa signification de notre en-

tendement, mais de créer sa ‘‘vision’’ et non sa ‘‘reconnais-

sance’’ »235.

Jauss voit dans l’essai de Valéry sur Léonard de Vinci une

description de « la fonction cognitive de la perception esthéti-

que » qui rejoint l’idée de Chklovski: « Le principe de la ‘‘vi-

sion pure’’ nie donc d’abord, chez Valéry comme chez Fiedler,

le monde conceptualisé, avec son dictionnaire de significa-

tions connues d’avance, pour, ayant ainsi réduit le donné à sa

pure qualité visuelle, élargir ensuite notre connaissance du

monde en tant qu’apparence sensible [...] ».236

Il y a bien, pour Valéry comme pour Chklovski, l’idée d’un

blocage par l’image poétique de la reconnaissance automati-

que du monde, permettant d’accéder à une vision nouvelle et

enrichie du monde (je cite à nouveau Jauss à propos de Valé-

ry): « Selon Valéry - ‘’notre perception est tellement émous-

sée par l’habitude due à la répétition quotidienne, que nous

ne voyons plus que ce que nous nous attendons à voir [...]’’ -

la perception esthétique [...] requiert [...] une vision libérée

par l’art du ‘‘déjà vu’’ de tout ce qui la détermine a priori à

l’insu du sujet et qui acquiert par le fait du langage la fixité

du cliché ».237

235CHKLOVSKI, cité par TODOROV, ibid., p.29 236JAUSS, Hans Robert, Pour une théorie de la réception, p.143. Pour Bakh-

tine, Fiedler est un « formaliste occidental » (TODOROV, T., Mikhaïl Bakhtine, p. 63.)

237JAUSS, H.R., id., p. 143

74

« Le premier essai sur Léonard développe [...] les conséquen-

ces de la vision créatrice, [...]. Qui veut avoir la perception

esthétique d’un tableau, c’est-à-dire accéder par la vision à

une connaissance nouvelle, doit résister à la tendance à iden-

tifier ou à reconnaître trop vite les objets et prendre cons-

cience, au contraire , de la façon dont se constitue peu à peu

pour le spectateur un objet et donc une signification de la ré-

alité visuelle »238. C’est aussi l’idée de Chklovski:

« La fin de l’art est de donner une sensation de la chose

comme vision, et non comme reconnaissance; [...] L’art est

une manière d’éprouver le devenir de la chose, ce qui est déjà

devenu n’importe pas à l’art. »239

Le parallélisme est si frappant qu’on pourrait se demander

si l’analyse jaussienne de Valéry n’est pas elle-même forma-

liste; mais d’autres auteurs retrouvent la même idée. Pour

Combe, par exemple, « la poésie [pour Valéry] rapproche le

lecteur du réel, et le met en accord avec lui dans une relation

de participation ». « La poésie est [...] résolument référen-

tielle » « La clôture du langage poétique est donc la garantie

d’un ‘‘redéploiement’’ de la référence du monde »240

Ce blocage de la reconnaissance automatique du monde va

être réalisé pour les formalistes par la difficulté, la complexi-

té, le côté oblique du langage poétique:

238JAUSS, H.R., id., p.144 239CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV,T., p.29 240COMBE, Dominique, op.cit., pp. 63,62 et 65.

75

« Ainsi le langage poétique est un langage compli-

qué, ralenti [...]. Ainsi, nous aboutissons à la défini-

tion de la poésie comme discours ralenti, oblique

».241

Valéry voit aussi l’étrangeté comme moyen de se rapprocher

de la réalité:

« Toute vue des choses qui n’est pas étrange est fausse. Si

quelque chose est réelle, elle ne peut que perdre de sa réalité

en devenant familière »242.

Cet extrait est une belle illustration du réalisme artistique

tel que le définit Jakobson dans Du réalisme dans l’art: on

doit rendre l’art étrange pour le rapprocher du réel. « Les

adeptes de la nouvelle école considèrent les traits inessentiels

comme une caractéristique plus réaliste que celle dont usait la

tradition figée »243. Pour les réalistes, explique Jakobson, un

mot inhabituel rend l’objet plus sensible et aide à le voir.

C’est bien ce que dit Valéry: « il faut éviter le mot qui vient tout de

suite à l’esprit. Les poètes choisissent exprès les mots inexacts par rap-

port à leur imagination »244. (Adorno va même jusqu’à dire que,

pour Valéry, « l’écart est le garant de la vérité »245).

Valéry considère donc la difficulté comme inhérente au lan-

gage poétique. Cette complexité empêche le lecteur de ré-

241CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV, T., op.cit., p.28. 242Oe., II, p. 501. 243JAKOBSON, Roman, id., p. 102. 244Cahiers, II, p.105. 245ADORNO, Theodor, Les écarts de Paul Valéry, p. 108. Adorno continue

ainsi: « Il contredit brutalement la vue de la vérité qui est celle du sens com-mun. La conscience critique de la banalité comme tromperie est celle de l’artiste conservateur ».

76

duire le texte à un message informatif pur et simple, et d’y

reconnaître le monde déjà connu:

« Victor Hugo savait bien, et nous démontre par toute son

oeuvre, que l’expression directe ne peut être, en poésie,

qu’une singularité, et que le règne de l’expression directe,

dans un texte, équivaut à la suppression totale de la poésie.

».246

« Le poète dispose des mots tout autrement que ne fait l’usage

et le besoin. Ce sont les mêmes mots sans doute, mais point

du tout les mêmes valeurs. C’est bien le non-usage, le non-

dire ‘‘qu’il pleut’’ qui est son affaire. »247

« [...] la poésie serait impossible si elle était astreinte au ré-

gime de la ligne droite. On vous enseigne : dites qu’il pleut, si

vous voulez dire qu’il pleut ! Mais jamais l’objet d’un poète

n’est et ne peut être de nous apprendre qu’il pleut [...]. Ce

n’est que par une confusion grossière des genres et des mo-

ments que l’on peut reprocher au poète ses expressions indi-

rectes et ses formes complexes. On ne voit pas que la poésie

implique une décision de changer la fonction du langage. »248

Cette fonction du langage, il me semble, est notamment de

rapprocher du réel. Dans l’extrait suivant, on voit clairement

le lien entre langage simple et insensibilité (versus langage

complexe et monde sensible) :

« Toutes les fois que la parole montre un certain écart avec

l’expression la plus directe, c’est-à-dire la plus insensible de la

246Oe., II, p.776. 247Oe., I, p.123.

77

pensée, toutes les fois que ces écarts font pressentir, en quel-

que sorte, un monde de rapports distinct du monde purement

pratique, nous concevons plus ou moins nettement la possibili-

té d’agrandir ce domaine d’exception, et nous avons la sensa-

tion de saisir ce fragment d’une substance noble et vivante qui

est peut-être susceptible de développement et de culture, et

qui, développée et utilisée, constitue la poésie en tant qu’effet

de l’art. »249

On peut à mon avis conclure après ces parallélismes que la

poétique de Valéry peut être classée dans la catégorie des

théories para-ornementales, où l’on trouve aussi les formalis-

tes.

II. 3. 3. 3. La poésie comme métaphysique biologique.

Mais il y a une différence à souligner : si, pour les forma-

listes et parfois pour Valéry, l’étrangeté des faits dans la poé-

sie concourt à la reconnaissance du monde tel qu’il est, chez

Valéry, elle concourt aussi à l’exploration d’un monde incon-

nu, nouveau (de sensations inconnues, exceptionnelles). On

rejoint ici l’idée de la poésie comme instrument de découverte

du chapitre précédent :

« Mais émouvoir par des formes et des objets dont l’art s’est

fait des formes émouvantes, repousser la simulation, ne se

fonder ni sur la crédulité ni sur la niaiserie, ne pas spéculer sur

les réactions les plus probables, c’est le dessein le plus ferme

et le plus profond que l’artiste puisse concevoir. Il ne sollicite

248Id. p.1372. C’est à La Bruyère que Valéry fait référence. 249Id., p.1457. (Je souligne)

78

que les larmes et la joie les plus difficiles, celles qui se cher-

chent une cause et qui ne la trouvera point sans l’expérience

de la vie. »250

« Le poète moderne essaye de produire en nous un état [...]

exceptionnel. »251

« Les vers [...] ne parlent jamais que de choses absentes et

secrètement ressenties. »252

« L’objet même de l’art et le principe de ses artifices, il est

précisément de communiquer l’impression d’un état idéal dans

lequel l’homme qui l’obtiendrait serait capable de produire

spontanément, sans effort, sans faiblesse, une expression ma-

gnifique et merveilleusement ordonnée de sa nature»253

« L’art nous donne [...] le moyen d’explorer à loisir la part de

notre propre sensibilité, qui demeure limitée du côté du ré-

el. »254

Ici, le langage n’a plus pour fonction de « dérouiller », et

donc d’enrichir notre perception du monde (de faire voir les

choses comme pour la première fois). Il devient l’instrument

de découverte d’un monde de « choses absentes », « secrè-

tement ressenties », « d’état exceptionnel », « idéal », en

dehors de l’expérience de la vie. Valéry se départit alors du

projet théorique de la poétique formaliste, pour s’engager

plus franchement dans une conception de la poésie par son

250Id., p.676. 251Id., p.1274 252Id., p.1324. 253Id., p. 1378.

79

contenu (à laquelle pouvait déjà se réduire, on l’a vu, les

théories para-ornementales): elle devient le mode

d’expression exclusif du vrai et de l’inconnu. C’est ce que

retient Alain Rey, pour qui la fonction du poète selon Valéry

est de « fabriquer le message inouï pour lequel il n’y a pas encore de

code »255. Et en effet, Valéry envisage parfois la poésie comme

expression des choses presque ineffables:

« La capture et la réduction des choses difficiles à dire [...]

sont à mes yeux les objets suprêmes de notre art »256

ou encore :

« La poésie a pour objet spécial, pour domaine véritablement

propre, l’expression de ce qui est inexprimable en fonctions fi-

nies de mots . L’objet propre de la poésie est ce qui n’a pas un

seul nom, ce qui en soi provoque et demande plus d’une ex-

pression, ce qui suscite pour son unité devant être exprimée,

une pluralité d’expressions. »257

Un élément qui va aussi dans le sens d’une définition de la

poésie comme expression de la vérité et de l’inconnu est le

ton mystique et religieux des discours valéryens sur la

poésie: ceci s’explique en partie par la référence mallar-

méenne et symboliste. Valéry a pourtant accusé Mallarmé

d’avoir mêlé « une mystique à sa notion de ‘‘transformations

254Id., p.1389. 255REY, Alain, La conscience du poète. Les langages de Paul Valéry, p.125. 256Oe., I, p.1500. 257Id., p.1450

80

verbales’’ -à l’état pur »258. Mais ses propres textes n’y

échappent pas:

« Cette vérité révélée [à Mallarmé] devait, je pense, instituer

une connaissance inouïe de la poésie »259, « c’est là une limite

du monde qu’une vérité de cette espèce. Il n’est pas permis de

s’y établir, [...] la flamme est inhabitable, et les demeures de

la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. »260

Les poètes sont comparés à des dieux261, ou aux « dévots

de la plus pure beauté »262. Ils sont « une espèce singulière de traduc-

teur qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en ‘‘lan-

gage des dieux’’ [...] »263. Mallarmé est comparé à un « dieu uni-

que »264, la poésie est appelée « déesse »265 ou est « assimilée à

Dieu même »266, des « problèmes de poésie [...] sont analogues aux

problèmes [...] dans le domaine de la théologie »267, la poésie est

comparée à une « mystique singulière et dévorante », « sublimation

du langage », à l’appui de laquelle « se peuvent invoquer tous les

usages de la parole [...] qui n’ont de sens que par référence à un univers

tout spirituel, de même nature profonde que l’Univers poétique : la

prière, l’invocation, l’incantation [...] »268. Henri Brémond a

258Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1134. 259Oe., I, p.707. 260Id., p.1275 261Id., p.647. 262Id., p.1274. 263Id., p.213 264Id., p.620. 265Id., p.1269 266Id., p. 1283 et Oe.,II, p.679. 267Id., p. 1458. 268Id., p. 708, ou encore: « Chez Hugo, chez Mallarmé et quelques autres,

paraît une sorte de tendance à former des discours non humains, et en quel-que manière, absolus, -discours qui suggèrent je ne sais quel être indépen-dant de toute personne, -une divinité du langage, -qu’illumine la Toute-Puissance de l’ Ensemble des Mots. (VALERY, Oe., II, p.635.

81

d’ailleurs rapproché « l’expérience poétique et l’expérience

mystique » chez Valéry269. La précision et la nécessité du lan-

gage poétique pour Valéry seraient, selon Brémond, les

moyens « d’ouvrir les portes du mystère »270. Valéry s’est d’ailleurs

opposé à cette interprétation271, mais il n’empêche, constate

Combe, « qu’il est difficile de ne pas voir de connotation ‘’mo-

rale’’ », et j’ajoute ‘’religieuse’’, « à cette notion si controver-

sée de poésie pure. »272

Une autre idée corroborant cette conception de la poésie

comme vecteur de la vérité est l’idée que la poésie est à

l’origine du langage273. « Les très anciens langages étaient néces-

sairement poésie et ne pouvaient pas ne pas l’être », « toutes les phrases

chantaient »274. Ce langage utilisait de façon conjointe le chant,

le geste et le sens: « Au début, on doit trouver le langage non diffé-

rencié - et agissant par son chant, son mouvement, autant que par ses

propriétés significatives. »275. Le langage originel était chant, puis

il y a eu « séparation des paroles et de la musique, l’arborescence de

chacune [...] »276. Dans cette optique, la poésie qui opère une

union mystique entre le son et le sens, entre musique et lan-

gage, devient une tentative de recouvrement de cette langue

originelle.

269BREMOND, Henri, La poésie pure, p.61. 270Id., p.67. 271 « Je rappellerai seulement à quels curieux excès d’interprétation ces

deux mots de poésie pure que j’ai eu le malheur d’écrire, un certain jour, ont conduit tant d’esprits excellents et instruits » VALERY, Oe., I, p.766.

272COMBE, Dominique, id., p.60 273Valéry utilise l’image biblique de chute pour parler de la prose par rap-

port à la poésie.(Oe., I, p.647). 274Cahiers, éd.C.N.R.S., VIII, p.167, cité par PIETRA, Régine, Valéry et les

figures de rhétorique, p.183. 275Id., X, p.765, cité par PIETRA, Régine, ibid. 276Oe., I, p.1184.

82

Une lecture bakhtinienne de la poétique de Valéry permet

de comprendre cette analogie : Valéry aboutit à cette consé-

cration de la poésie comme vecteur de la vérité parce qu’elle

est le genre le moins dialogique , c’est-à-dire, en d’autres

mots, que la poésie est le genre qui tend à autonomiser sa

parole des discours d’autrui (qui traversent tout le langage

pour Bakhtine). Or Valéry, qui regroupe tous ces discours ex-

térieurs quels qu’ils soient, dans le concept de « langage

commun », considère celui-ci comme vecteur d’erreur, juste-

ment à cause de son caractère socio-historique et de son his-

toire arbitraire:

« ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens si grossiers

que toute connaissance qui se précise le rejette pour se créer

ses instruments de pensée, cette collection de termes et règles

traditionnelles et irrationnelles, modifiés par quiconque, bizar-

rement introduits, bizarrement interprétés, bizarrement codi-

fiés »277

L’analogie entre la poésie et le langage originel n’est donc

pas étonnante puisqu’ils sont tous deux exempts du poids des

discours d’autrui, et donc plus vrais (parce que, pour Valéry,

les discours d’autrui falsifient sa pensée).

Pour Lechantre, « Valéry souhaite un retour à l’origine, il y

a dégénération de la poésie quand elle s’éloigne du

chant »278. Deguy note aussi cette vision du poème comme

277Oe., I, p. 1368. 278LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)étique, p.103, qui cite Valéry : « La littéra-

ture depuis le romantisme s’est éloignée de plus en plus de la parole et du chant, pour donner d’une part, des fascinations étranges et artificielles tout à fait improbables dans une bouche humaine [...] et d’autre part, les balbutie-

83

une survivance des temps anciens et rapproche cette idée de

Vico.279

Ces trois conceptions de la poésie, 1) expression de l’inouï,

suscitant chez le lecteur des sensations exceptionnelles, 2)

parole mystique, 3) langage originel, éloignent Valéry d’un

projet proprement linguistique qui était celui des formalistes

pour l’engager dans une conception qui apparaît comme un

avatar de la conception romantique . Toutes ces idées sont,

en effet, déjà développées par les romantiques (par exemple,

la prose comme langage déchu, incapable d’un rapport au-

thentique à l’être versus la poésie comme langage motivé et

autotélique, expression directe de l’intériorité de l’âme et de

l’être du monde280, la poésie comme langage originel chez Vi-

co).

Peut-être que l’idée de poésie comme machine à produire

des sensations exceptionnelles est une traduction moderne de

l’idée romantique de poésie comme expression de l’intériorité

de l’âme. L’aspect transcendantal de la poétique romantique -

voir la poésie comme expression symbolique de l’Etre dans

son essence281- se retrouverait chez Valéry, mais traduit en

termes de sensations. La sensation chez Valéry équivaudrait à

ments, rugissements, cris [...] Dans les deux cas, la modulation s’est perdue et la divine continuité de la phrase » (Cahiers, éd. C.N.R.S., VI, p.769 )

279DEGUY, Michel, La dernière Phrase, p.193. Il cite à ce propos cet extrait: « Ce que nous appelons poésie n’est précisément que ce qui nous reste d’une époque qui ne savait que créer. Toute poésie dérive d’une époque de connais-sance créative naïve et s’est détachée peu à peu d’un état premier et sponta-né où la pensée était fiction dans toute sa force. J’imagine que cette puis-sance s’est progressivement affaiblie dans les ‘’villes’’ ». (VALERY, Oe., I, p.219)

280Dictionnaire philosophique, P.U.F., Tome 2, p.1973, (article « Poéti-que »).

281Ibid.

84

l’essence et à l’intériorité de l ’âme des romantiques.282 ». On

comprendrait alors pourquoi Valéry parle de poésie en termes

de métaphysique biologique283.

II. 4 Critique bakhtinienne de la poéti-

que valéryenne

Après avoir souligné les différences entre Valéry et les for-

malistes, et avoir dégagé une nouvelle option théorique de la

poétique Valéryenne à partir de ces différences, je voudrais

revenir aux formalistes en montrer en quoi la critique que

Bakhtine leur a adressée peut être transposée avec intérêt

sur la poétique valéryenne. Pour cette critique bakhtinienne

de Valéry, je me servirai d’un texte de Bakhtine et du travail

de Todorov sur ce dernier284.

II.4. 1. L’empirisme formaliste et valéryen.

Selon Bakhtine, les sciences humaines souffrent d’un com-

plexe d’infériorité à l’égard des sciences naturelles, et en vou-

lant s’aligner sur ces dernières elles sacrifient leur spécificité

(l’étude du sujet), et cherchent à lui substituer une réalité

282 « Le plus profond, c’est la peau » (référence) exprime bien, à mon

avis, cette traduction de l’intériorité romantique en termes sensualistes. 283Cahiers, éd. C.N.R.S., XXIX, p.50, cité par DE LUSSY, Florence, Une

morphologie généralisée, p.30. 284BAKHTINE, Michaïl, Discours poétique et discours romanesque, dans

TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique.

85

plus tangible.285 Dans les études littéraires, on dispose pour

ce faire de deux sortes d’objets empiriques: soit on réduit le

texte à sa matérialité (c’est l’empirisme objectif), soit on le

dissout dans les états psychiques (qui le précèdent et qui le

suivent) des producteurs ou consommateurs du texte (c’est

l’empirisme subjectif). L’empirisme objectif est illustré par les

formalistes, qui veulent réduire l’oeuvre à ses structures lin-

guistiques, et qui ne saisissent le langage que dans les formes

produites, et pas dans les forces productrices. Dans ce sens,

Valéry suit les formalistes, puisqu’il cherche à autonomiser

l’oeuvre du sujet, à faire disparaître le sujet qui doit devenir,

selon Köhler, « une machine de verre » dans la production

d’un art conscient286:

« Toute oeuvre est l’oeuvre de bien d’autres choses qu’un au-

teur »287,

« Ce qui fait un ouvrage n’a pas de nom. »288,

« Le véritable ouvrier d’un bel ouvrage n’est positivement per-

sonne »289,

et qu’il s’arrête lui aussi avant tout sur les marques linguisti-

ques du texte, en non sur les intentions de celui-ci.

L’empirisme subjectif, « qui dissout le texte dans les états

psychiques (qui le précèdent et qui le suivent) que ressentent

ceux qui produisent ou perçoivent un tel texte »290 est aussi

285Je me base ici sur les pages 34-38 de Mikhaïl Bakhtine. Le principe dia-

logique, de Todorov. 286KÖHLER, Harmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’oeuvre lyrique à

la lumière des Cahiers, p. 129. 287Oe., II, p.629. 288Id., p.803. 289Id., p.483. 290TODOROV, Tzvetan, id., p. 35.

86

illustré par les formalistes. Voici l’analyse bakhtinienne de cet

empirisme subjectif formaliste:

« Affirmer que l’oeuvre cherche à être ‘‘ressentie’’, revient

à appliquer la pire espèce de psychologisme, car ici le proces-

sus psycho-physiologique devient quelque chose qui se suffit

absolument à lui-même, dépourvu de tout contenu, c’est-à-

dire de tout attachement à la réalité objective. L’automatisme

comme la perceptibilité ne représentent pas des traits objec-

tifs de l’oeuvre; ils ne sont pas dans l’oeuvre même, dans sa

structure. Les formalistes ont raillé ceux qui cherchent

‘’l’âme’’ et le ‘‘tempérament’’ dans l’oeuvre littéraire, mais

eux-mêmes recherchent en elle une capacité psycho-

physiologique à produire des excitations »291.

Rechercher dans l’oeuvre une capacité psycho-

physiologique à produire des excitations est aussi le fait de

Valéry, pour qui la poésie est une « machine à produire des états

poétiques au moyen des mots »292, et pour qui le texte doit « modi-

fie[r] les esprits [...] provoquant les combinaisons qui étaient en puis-

sance dans telle tête »293. Il utilise souvent des métaphores

scientifiques pour décrire l’objet littéraire:

« Il existe des corps assez mystérieux que la physique étudie

et que la chimie utilise; je songe toujours à eux quand je

pense aux oeuvres de l ’art »294.

291BAKHTINE, Mikhaïl, La méthode formelle en études littéraires, p.202, ci-

té par TODOROV, Tzvetan, id., p.37. 292Oe., I, p. 1337. 293Id., p. 1512. 294Oe., I, p.1512.

87

« Restituer l’émotion poétique à volonté est analogue à

l’opération du chimiste qui s’applique à reconstruire le parfum

d’une fleur »295

Bakhtine envisage, lui, l’objet littéraire comme un produit

imprégné du sujet, se plaçant contre cette « empirisation de

l’objet esthétique ».

II. 4. 2. Le refus valéryen de l’orientation dialo-

gique.

« Mes points de vue n’ont rien de so-

cial. Je suis au fond très sociable, mais

pas du tout social » (Cahiers, II,

p.248)

La théorie bakhtinienne peut aider à comprendre la prédi-

lection exclusive de Valéry pour la poésie, sa disqualification

du roman et sa fascination pour les langages mathématiques.

Je pense que l’on peut relire avec profit ces trois données va-

léryennes avec les concepts bakhtiniens de polyphonie et de

dialogisation. En gros, Bakhtine met l’accent sur la dimension

sociale du discours et sur son orientation dans le déjà-dit:

tout discours touche à « des milliers de fils dialogiques vi-

vants, tissés par la conscience socio-idéologique autour de

l’objet de l’énoncé »296, et pour se frayer un chemin vers son

sens et son expression, il traverse un milieu d’expressions et

d’accents étrangers, autrement dit, il est orienté dialogique-

295Id., p.1362. 296BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p.100.

88

ment. Le langage est « idéologiquement saturé »297. Je crois

qu’on peut interpréter le projet valéryen comme une tentative

de débarrasser le langage de tout son poids idéologique, de

faire disparaître toutes les voix qu’il charrie, pour forger un

idiolecte qui soit vidé de toute subjectivité et en faire un ins-

trument de connaissance objectif:

« Les mots ont passé par tant de bouches, par tant de phrases,

par tant d’usages et d’abus que les précautions les plus exqui-

ses s’imposent pour éviter une trop grande confusion dans nos

esprits, entre ce que nous pensons et cherchons à penser, et

ce que le dictionnaire, les autres, et, du reste, tout le genre

humain, depuis l’origine du langage, veulent que nous pen-

sions... »298.

Cet extrait témoigne à mon avis de la volonté valéryenne

de se démarquer de l’idéologie et du polylinguisme (cf. « tant

de bouches ») dont la langue est imprégnée et qui induit le

lecteur en erreur:

« la pensée qui émane de [ma] vie ne se sert jamais avec elle-

même de certains mots, qui ne lui paraissent bons que pour

l’usage extérieur: ni de certains autres, dont elle ne voit pas le

fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa

valeur réelles. »299

La dimension sociale du langage le falsifie:

297Id., p.95. 298Oe., I, p. 1318. 299Id., p. 1319.

89

« Il faut tenter de s’arrêter en d’autres point que ceux indiqués

par les mots, -c’est-à-dire par les autres ».300

Refuser les voix sociales et historiques du langage est évi-

demment un corollaire de la volonté de faire du langage un

instrument de connaissance objectif (du fonctionnement psy-

chique, par exemple).

« Dès que le langage intervient, la ‘’Société’’ s’interpose entre

nous-mêmes et nous (mais ce nous en est modifié) »301.

Pour Jarrety, qui commente cet extrait, la modification qui

s’exerce, par le langage, sur la pensée, conduit à une « déchi-

rure de soi à soi et d’un pouvoir anonyme que l’on subit »302.

En somme, Valéry refuse ce langage saturé de voix sociales et

historiques, parce qu’il y voit une prise de pouvoir sur sa pro-

pre pensée. La seule solution est évidemment la création de

son propre langage:

« Le plus beau serait de penser dans une forme qu’on aurait

inventée »303,

« le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa pro-

pre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des piè-

ces qui portent son signe »304.

Il y a là clairement, pour parler en termes bakhtiniens, un

refus de l’orientation dialogique du discours.

300Id., p. 1282. 301Cahiers, éd. C.N.R.S., XXVIII, p.240, cité par JARRETY, Michel, Valéry

devant la littérature, p. 85. 302JARRETY, Ibid. 303Oe., II, p. 649.

90

II. 4.2.1. Les langages mathématiques

Il n’est pas étonnant, dans cette optique, que Valéry soit

fasciné par les langages mathématiques, qu’il définit comme

« la science des choses qui se réduisent à leur définition »305,

« une manière de penser -une pensée -la seule -qui soit ce

qu’elle représente et qui représente ce qu’elle est »306.

Comme l’écrit Bakhtine, « les langages mathématiques sont

des langages sans voix, qui ne reconnaissent aucunement le

discours comme objet d’une orientation »307. Bakh-

tine/Volochinov a d’ailleurs analysé ces analogies entre ma-

thématique et stylistique dans un article sur Vinogradov (un

formaliste): l’oubli du fondement socio-historique du discours

de ce dernier ( oubli qui se retrouve chez Valéry) se manifeste

selon Bakhtine dans une vision linguistique proche de celle de

Leibniz se rapportant à la lettre de Descartes à Mersenne trai-

tant de la langue universelle308; établissant une analogie en-

tre système linguistique et système mathématique, où « le

langage apparaît donc comme une invention consciente de

l’homme, et le progrès du langage [...] est mis en parallèle

avec la complexité de plus en plus grande de l’édification mé-

thodique des mathématiques. Ainsi, chez Condillac et Mauper-

304Id., p. 640. 305REY, Alain, La conscience du poète, p. 125. 306VALERY, Paul, cité par BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage, la lo-

gique, p. 241. 307BAKHTINE, Mikhaïl, Le discours dans le roman, p.163, cité par TODO-

ROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, p. 29. 308BAKHTINE, Mikhaïl, Les frontières entre poétique et linguistique, p. 264.

Volochinov est le signataire de l’article, mais Bakhtine en est sans doute le (co)auteur.

91

tuis, [...] tous les phénomènes de la nature et tous les phé-

nomènes du langage doivent être ainsi ramenés à une for-

mule mathématique »309. Pour Bakhtine, dans les conceptions

cartésiennes et leibniziennes du langage, qui se retrouvent

selon lui chez les formalistes, « le langage des ‘‘symboles’’

verbaux et le langage des symboles mathématiques représen-

tent tous deux des systèmes fermés, rigoureusement analo-

gues et à l’intérieur desquels agissent des déterminations

immanentes et spécifiques n’ayant rien de commun avec des

déterminations d’ordre idéologique »310. Pour Vinogrodov, -et

j’ajoute pour Valéry, - « l’oeuvre poétique est systématisée

de la même façon »311. Cette éviction de la détermination

idéologique du langage est aussi le fait de Valéry dans sa

poétique et explique son analogie entre poésie et mathémati-

que.

II. 4. 2. 2. La Poésie.

On comprend aussi sa consécration du genre poétique, qui

est pour Bakhtine le genre le moins dialogique, où « le mot

oublie l’histoire de sa conception verbale contradictoire de son

objet, et le présent tout aussi plurilingue de cette concep-

tion »312. Les voix sociales et historiques de la langue

s’effacent en poésie. « [En poésie], le langage de l’oeuvre

309Id., p. 265. C’est ici que se justifient les analogies que l’on a établi entre

Condillac et Valéry. 310Ibid. 311Ibid. 312BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman,, p. 101.

92

créée est un instrument obéissant, totalement approprié à

son objet d’auteur »313.

II. 4. 2. 3. Le roman

On explique généralement que la disqualification du roman

par Valéry est due à la puissance d’illusion et à la part

d’arbitraire inhérentes, selon lui, à ce genre littéraire314. Les

textes en témoignent:

« J’ai l’impression d’avoir été joué, manoeuvré, traité comme

un homme endormi auquel les moindres incidents du régime de

son sommeil font vivre l’absurde, subir des supplices et des

délices insupportables »315 [à propos de la lecture du roman]

et :

« Je n’aime entre les livres (et en général les oeuvres) que

ceux qui m’excitent à être plus moi. C’est précisément le

contraire qu’excitent les romans, et c’est pourquoi cette lecture

excite en moi la sensation de l’arbitraire -c’est-à-dire de mon

activité, au lieu de l’intérêt qui les faire adopter et suivre et vi-

vre passivement (qu’on traduit par passionnément) »316

On peut réinterpréter ce rejet de l’arbitraire dans le roman

comme une nouvelle conséquence du refus de l’orientation

dialogique de l’oeuvre. Comme l’explique Bakhtine: « le ro-

mancier ne connaît pas de langage seul et unique [...] il sait

que ce langage n’est pas signifiant pour tous ou incontesta-

313Id., p. 108. 314Par exemple COMBE, Dominique, Lire la poésie, lire le roman selon Valé-

ry, pp. 59-70. 315Oe., I, p. 1479.

93

ble »317. La singularité est extrêmement importante dans un

roman. « Un langage particulier au roman représente tou-

jours un point de vue spécial sur le monde »318. On peut peut-

être supposer que le sentiment d’arbitraire qui gêne Valéry

recouvre cette singularité du langage romanesque. Valéry re-

jette le roman parce que son langage n’est pas absolu et né-

cessaire comme celui que conçoit l’écrivain en poésie. Ainsi,

c’est sans doute cette subjectivité du roman qui explique le

jugement suivant:

« Le roman est le comble de la grossièreté, on verra cela un

jour. Celui qui regarde du côté profond, du côté rigoureux le

voit déjà »319.

La grossièreté stigmatise ici soit l’imperfection soit

l’insolence du roman, mais c’est toujours une trop grande

présence de la subjectivité qui est mise en cause. Valéry a

même pensé écrire un roman dans son « langage absolu »,

qu’il aurait retraduit dans le langage commun:

« Si je faisais un ‘’roman’’, je traduirais d’abord [personnages

et scènes] en expression de mon système ‘’absolu’’ pour reve-

nir ensuite au parler commun »320

On peut remarquer en passant que cette hypothèse de tous

les dialectes sociaux et littéraires dans la notion de langage

316Cahiers, éd. Pléiade, I, p.204. 317BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 152. 318Id. p. 153. 319Cahiers, III, p. 306. 320Cahiers, éd. C.N.R.S., XXII, p. 742, cité par JARRETY, Michel, Valéry de-

vant la littérature, p. 339.

94

ou parler commun empêche Valéry d’envisager le roman

comme problème de la représentation littéraire du langage,

problème de l’usage du langage, qui fondent la stylistique du

roman selon Bakhtine. Valéry ne peut pas concevoir la multi-

plicité des représentations linguistiques, qui sont pour lui ras-

semblées dans le concept de langage commun. Valéry juge le

roman avec le seul critère du réalisme. La représentation de

la réalité ne peut pas passer par le langage commun, elle

exige un métalangage unique, qu’il a trouvé dans la poésie.

Cette critique valéryenne du roman est proche de celle que

Bakhtine appelle la stylistique traditionnelle, qui jugeait aussi

le roman à l’aune du discours poétique: « une opinion cou-

rante et caractéristique voit dans le discours romanesque une

sorte de lieu extra-littéraire, privé de toute élaboration parti-

culière et originale. Ne trouvant pas dans ce discours la forme

purement poétique (au sens étroit) qu’on attendait, on lui re-

fuse toute portée littéraire, et il apparaît, tout comme le dis-

cours courant ou savant, un simple moyen de communication,

neutre par rapport à l’art »321

321BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p.87.

95

III. LE TERRORISME DANS LES

CAHIERS

III. 1. LE LANGAGE DANS LES CAHIERS

III. 1. 1. Disqualification du langage

III. 1. 1. 1. Le rapport du langage au monde.

Les Cahiers s’interrogent surtout sur le rapport du langage

à la réalité. Le langage naturel est d’emblée discrédité parce

qu’il falsifie la connaissance du monde:

« Les erreurs et les contradictions n’ont lieu que par le lan-

gage et dans lui »322.

« Se garantir de l'erreur consiste à vérifier la conformité de

représentations. Mais cette vérification demande une analyse

encore plus explorée dans le cas général. »323

Cette falsification procède notamment de l’illusion de dis-

continuité et de hiérarchisation établie par le langage dans le

monde. Valéry condamne l’organisation du réel par la langue:

« Il faudrait trouver le moyen de distinguer ce à quoi le lan-

gage employé nous force lorsque nous faisons une théorie. J'ai

cherché cela.

[...]

322Cahiers, I, p. 73. 323Cahiers,IV, p. 105.

96

le langage fixe des commencements et des fins alors que ce-

la n'existe pas dans la chose - il fixe de même des subordina-

tions, des dépendances qui n'existent pas dans la vue des

choses. »

Cette discontinuité établie par la langue est à l’origine de

« l’illusion conceptuelle »324,qui permet l’intellection du monde,

découpé fictivement en éléments discrets, mais qui empêche

de l’exprimer totalement: notre représentation du monde par

cet « instrument grossier »325est non seulement fausse, mais

aussi incomplète.

« J'appelle connaissance tout ce qui est -Le but de la connais-

sance est de se présenter elle-même à elle-même -c'est-à-

dire: Ce but ne peut jamais être atteint en effet - Ainsi nous

sommes conduits à examiner une question de limites. -

Présenter une totalité sur une portion. -Toute représentation

est incomplète -Toute restitution est limitée. Aspect de la tota-

lité de la connaissance - -Cette totalité ne peut être expri-

mée. »326

« Dans bien des cas on ne peut exprimer une chose qu'en la

donnant d'abord sous forme incomplète ou fautive et en don-

nant ensuite un correctif. Le langage est pavé de ça. »327

« Il faut remplacer les mots connus exprimant des choses

connues - souvent par d'autres, et pour se garder des erreurs

324Id., p. 147. 325Id., p. 252. 326Id., p. 229. 327Cahiers, III, p. 320.

97

d'habitude et de l'insuffisance individuelle de tous les symbo-

les. »328

Le langage produit et réifie une représentation discontinue et

fausse du monde :

« Un objet n’est qu’une habitude - et le mot consacre

l’habitude »329.

III. 1. 1. 2. Le rapport du langage à la pensée.

Pour Valéry, le langage ne peut pas plus exprimer la pen-

sée qu’il ne peut exprimer le monde:

« Se fier à la langue, à ses formes et à ses mots mène à mal

penser. »330

« Tout s’oppose à ce que la parole reproduise commodément

la pensée .»331

Les phénomènes mentaux332 sont réfractés par le langage,

qui n’est que le spectre de la pensée:

« Le langage en tant que classification des mots est un mi-

lieu réfringent pour les phénomènes mentaux. -Il les dispense

en mots et en ordre ou en spectres. - La phrase est un spectre

d’une idée .»333

328Cahiers, I, p. 89. 329Cahiers, IV, p. 251. 330Cahiers, III, p. 312. 331Cahiers, IV, p. 252. 332 Valéry parle indifféremment de pensée, de phénomènes mentaux et de

phénomènes psychologiques. 333Cahiers, II, p. 108.

98

Il faut donc se méfier du langage, pour éviter de confon-

dre mot et phénomène mental :

« Excellent de ne pas trouver le mot juste - cela y peut prou-

ver qu'on envisage bien un fait mental, et non une ombre du

dictionnaire - [...]

Il ne faut jamais confondre le sens d'un mot et un fait mental -

même celui auquel le sens du mot s'appliquerait le mieux.

Y a-t-il d'autres faits mentaux que des ‘’sens de mots’’? - Voilà

qui est clair. »334

Il faut aussi, d’après lui, veiller à ne pas confondre pensée

et expression de la pensée des autres:

On n'évalue sa pensée que par rapport à l'expression de celle

des autres. »335

En définitive, selon lui, l ’expression linguistique mutile la

pensée:

« Le langage donne le résidu des opérations mentales »336

« L'ennemi, ô philosophe, c'est le langage -

Ô littérateur, c'est la pensée.

Penser trop fort, trop loin, trop ... exactement mène à mal

écrire.

L'écriture est faite de déformations et mutilations de la pen-

sée. »337

334Id, IV, p.166. 335Cahiers, I, p. 140. 336Cahiers, III, p. 129. 337Cahiers, III, p. 312.

99

Le langage établit une nouvelle illusion de discontinuité,

dans la pensée cette fois:

« Dans le monde intérieur [...] rien n’est plus difficile que de

subdiviser et isoler -et nous voyons clairement une unité inces-

sante et une transformation indéfinie. »338

La pensée continue est beaucoup plus riche que le langage

discontinu:

« Un mot, cela fait tenir sous un très petit volume des cho-

ses immenses et qui en sont toutes différentes. Cela est

comme la poudre. [...] On aurait d’abord une très faible chose

et puis une chose énorme -et surtout différente. »339

Valéry affirme d’ailleurs l’irréductibilité de la pensée:

« Penser ne peut être considéré ni dépeint. »340

On peut juste tendre à la représentation réaliste de cette pen-

sée en s’écartant du langage ordinaire:

« Ma manière s’écarte beaucoup de l’usage, -mais surtout du

langage ordinaire- »341

« ..sur le chemin du comme on pense il faut écarter le comme

on parle »342

Il faut écarter le langage ordinaire parce qu’il « accommode no-

tre vision à celle d’un autre »343, et que cette altérité corrompt:

338Cahiers, IV, p. 280. 339Cahiers, II, p. 132. 340Cahiers, III, p.137. 341Cahiers, IV, p. 74. 342Id, IV, p. 76.

100

« Etre altéré, c’est devenir autre: se corrompre »344. L’idéal, c’est la

pensée pure, débarrassée de toute expérience linguistique:

« Si on savait lire! Si on osait simplement regarder les faits

purement mentaux et qu’on oublie toutes les relations de

l’expérience interne -si puissantes- mais alors on manquerait

de termes -Pourquoi? »345

Cette pensée pure, « naïveté terminale, dépourvue de tout alpha-

bet et se mouvant sans le secours de l’intelligence »346 va au-delà de

la pensée verbale, qui n’a pas de lien avec l’esprit:

« Lorsque la pensée pense verbalement son action elle n'a pas

un caractère définitif. - Penser verbalement ne se suffit pas. En

effet il ne peut y avoir alors que des relations symboliques ou

mémoriales sans activité directe de l'esprit.

Aller plus loin. »347

III. 1. 1.3. Le langage absolu

« Tout est à faire en langage clair. Si-

non, je me roulerais toujours » (Ca-

hiers, II, p. 136)

C’est pour combler ces écarts entre monde, pensée et lan-

gage que Valéry cherche un système qui « consiste à tout tra-

duire dans un langage homogène, réaliste quant à l'esprit, et à opérer sur

ces données à l'aide des opérations légitimes, puissantes, seulement

343Cahiers, IV, p. 198. 344Oe., I, p.204. 345Cahiers, IV, p.116. 346Cahiers, IV, p.150. 347Cahiers, III, p. 244.

101

mentales qui sont classées et déterminées. Il faut donc déterminer le dic-

tionnaire et les opérations - Les opérations doivent être à expansion to-

tale, à toute puissance de façon à donner d'abord l'ensemble des résul-

tats possibles étant donnés les éléments en présence. »348

Ce langage fournirait « un signe adéquat et unique et uniforme

[...] à chaque état de connaissance »349, et serait une généralisa-

tion, une extension du langage commun pour rejoindre le

continu de la pensée: « à toute forme réelle proposée du langage

commun correspondrait de suite au moins une classe infinie de nouvelles

formes [...] »350

III. 1. 1. 4. Commentaire

On voit que Valéry développe une conception fonctionna-

liste du langage: il ne considère en lui que sa (non-) capacité

à représenter de façon réaliste la connaissance. Comme dit

Bouveresse, « ce qui est contestable dans sa façon de voir est

avant tout le jugement et la condamnation du langage ordi-

naire comme ustensile plus ou moins archaïque dont les ins-

truments de précision et de prévision que constituent les lan-

gages scientifiques font ressortir, par contraste, le caractère

grossier et approximatif. »351

Valéry pense que l’on peut écarter le langage et « parle

sans gêne de la conscience, de la pensée »352 qui ne seraient

348Cahiers, III, p. 129. 349Cahiers, III, p. 279. 350Cahiers, II, p. 55. 351BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage et la logique, p. 244. 352REY, Alain, La conscience du poète, les langages de Valéry, p.118.

102

faites que d’images et de sensations: « Le langage écarté, il ne

reste que des images [...] et des sensations »353. La « pensée pure »

s’oppose à la « pensée au moyen du langage et des signes »,

souillée par « les usages sales, mêlés et indistincts » du langage or-

dinaire.354

Mais cette condamnation est motivée par une illusion posi-

tiviste et, comme le dit Merleau-Ponty, par « une extrême

confiance dans le savoir, puisque Valéry croyait du moins pos-

sible une histoire des mots capables de décomposer entière-

ment leur sens et d’éliminer comme faux problèmes les pro-

blèmes posés par leur ambiguïté »355. Nougé, dans un article

qui fait sans doute allusion à Valéry, dit la même chose:

« Leur défiance du langage semble bien liée à ceci: une

confiance faite au langage quant à ses possibilités d’exprimer

la pensée, une reconnaissance implicite d’une fonction essen-

tielle du langage qui est d’exprimer notre pensée »356. Bouve-

resse souligne la parenté de cette conception avec le raison-

nement des philosophes du langage idéal, « qui oublient trop

facilement qu’il n’y a pas un idéal d’exactitude, de systémati-

cité ou d’ordre qui est donné une fois pour toutes »357.

Le problème est que Valéry semble envisager la construc-

tion de ce métalangage à partir du langage naturel sans se

poser la question du rapport intrinsèque entre un langage

reçu et le langage à créer: « il faut faire avec conscience ce qui a

353Cahiers, éd.C.N.R.S., II, p. 340, cité par REY, Alain, ibid. 354Id. p. 364. 355MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde, p. 31. 356NOUGE, Paul, « La solution de continuité », dans Histoire de ne pas rire,

p. 108. 357BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage et la logique, p. 244.

103

été fait d’abord sans trop de conscience »358. Mais le langage pre-

mier, reçu et non inventé, ne peut être ainsi réinventé dans la

perspective cartésienne d’une création consciente et concer-

tée.359 Et c’est pourtant bien la tentation de Valéry, qui cher-

che dans son système, et de façon détournée dans la poésie,

un moyen de fonder ce langage pur « qui soit à la langue naturelle

ce que la géométrie cartésienne est à la géométrie des grecs, excluant la

signification des termes en soi »360. C’est sur cette question de la

signification que je vais m’arrêter maintenant.

III. 1. 2. La question du sens

Il est impossible de dégager un système cohérent des idées

touchant au sens dans les Cahiers. C’est à ce niveau que l’on

rencontre le plus de contradictions chez Valéry (je l’ai déjà

noté dans le chapitre consacré à la poétique). Les proposi-

tions dégagées ici des Cahiers sont incompatibles. Valéry n’a

par ailleurs pas donné précisément défini le lexique de son

« idiolecte technique ». (L’invariant, par exemple, recouvre

plusieurs acceptions). Mais il est tout de même intéressant

d’en exposer les idées, et surtout sa conception du mot abs-

trait, qui, à mon avis, révèle une fois de plus son souci

d’objectiver la langue.

III. 1. 2. 1. Le mot

III. 1. 2. 1. 1. Le réflexe lexicographique

358Cahiers, éd. Pléiade, I, p. 392. 359BOUVERESSE, Jacques, id., p. 252. 360Cahiers, éd. Pléiade, I, p.387.

104

Valéry confond les unités de significations avec les entités

typographiques: toutes ses réflexions sur le sens du langage

sont guidées par un réflexe lexicographique, somme toute as-

sez courant à cette époque pré-saussurienne, « où le mot,

unité phrastique et phonétique, est encore considéré sans ré-

serve comme la principale unité linguistique »361.

Dans le compte-rendu de la Sémantique de Bréal, Valéry

avait pourtant écrit qu’ « il n’y avait pas de grandes différences inté-

rieures entre le mot, la locution ou la phrase »362, mais cette idée ne

l’a pas empêché de se focaliser sur le mot, au contraire de

Paulhan. Breton écrivait ainsi à Aragon: « Je commence à

connaître Jean Paulhan. La grande question qui l’occupe est

de savoir s’il ne faut pas plutôt croire au ‘‘sens’’ des ensem-

bles, des phrases, qu’à celui des mots »363.

III. 1. 2. 1. 2. Le sens du mot

1ère proposition

Le mot n’a aucun sens par lui-même:

« Le sens d’un mot n’existe que dans chaque emploi particulier »364.

« Nul mot isolé n’a de signification, [car] on ne pense pas des mots - on

ne pense que des phrases »365. Même lorsque « j’examine le sens d’un

mot isolé - ce sens n’existe que par apparences partielles comme si

361COQUET, Jean-Claude,L’évènement de langage, p. 13. 362Oe., I, p. 1454. 363BRETON, André, Oe., I, p. 1313. [lettre du 20 juillet 1918] 364Cahiers, IV, p.234. 365Id., p. 257.

105

j’avais fait une phrase »366. Ce sens vide, inexistant, qui corres-

pond à l’usage métalinguistique du mot, Valéry le baptise

« invariant »: « le sens officiel n’a aucune existence mentale. C’est un

invariant de tous les sens particuliers du mot »367. Cet invariant est

vide: « L’invariant du domaine du mot ne peut être exprimé, ni repré-

senté »368

2ème proposition.

« Le mot, on le pense sans l’altérer »369

Les Cahiers affirment fréquemment l’invariabilité de la rela-

tion -arbitraire- établie par le mot entre une « portion physique »

et une « portion mentale »370. « Toutes les fois que le mot est produit,

certains phénomènes psychologiques se produisent, c’est une chose indé-

formable »371. Ainsi, le mot fonctionne comme un stimulus: « Le

mot n’est qu’un choc »372. « L’émetteur » appuie sur les mots

comme sur les touches.373 Valéry utilise plusieurs fois l’image

d’un système nerveux lexicologique: « Les mots font partie de

nous plus que les nerfs »374, « ce sont comme des milliers de palpes qui

se trouvent toujours parmi des milliards d’expériences, comme le sys-

tème nerveux d’un système nerveux. »375

366Id. p. 236. 367Id. p. 272. 368Id. p. 240. 369Cahiers, I, p. 202. 370Cahiers, I, p. 167; & I, p. 138. 371Cahiers, III, p. 33. 372Cahiers, II, p. 257. 373LACORR E, Bernard, Physique du langage, p. 32. 374Cahiers, II, p. 30. 375cité par PASQUINO, La filosofia del linguaggio nei ‘’Cahiers’’ di Paul Valé-

ry, p. 386.

106

3ème proposition

L’ensemble des phénomènes psychologiques suscités par le

mot est indéterminé et faux.

Ces phénomènes psychologiques, éveillés par l’aspect phy-

sique du mot constituent un « domaine de valeurs, extensible »376,

qui ne correspondent pas à la réalité (ceci un corollaire de sa

conception du langage).

La « portion mentale » du mot est indéfinie: « rien n’indique

que leur contour [=des mots] est net »377, « ils éveillent plus ou moins

qu’il ne faut, -donnent beaucoup trop »378. En plus, cette portion

mentale falsifie le réel: certains phénomènes psychologiques

éveillés par le mot ne correspondent pas à la réalité, ainsi par

exemple, « la volonté n’est pas [...] tout ce que le mot qui la nomme

entraîne »379

Commentaire:

Je voudrais montrer d’abord que les trois propositions sé-

mantiques que j’ai dégagées des Cahiers sont incompatibles,

montrer les limites de la première proposition (le mot ne tire

son sens que de son emploi) et critiquer les rapprochements

établis entre Valéry et Wittgenstein à ce propos.

J’ai déjà montré que la première proposition, qui a valeur

de loi générale dans certains extraits semble ne plus devoir

s’appliquer aux mots concrets dans d’autres passages, ce qui

indique déjà le statut particulier qu’accorde Valéry à ces mots

concrets.

376Cahiers, IV, p. 309. 377Cahiers, IV, p. 40. 378Id., p. 320. 379Ibid.

107

D’autre part, l’idée que le mot ne tire son sens que par son

emploi me semble inconciliable avec la deuxième proposition

selon laquelle la présence du mot suscite invariablement cer-

tains phénomènes mentaux, équivalant au sens du mot pour

Valéry.

La première proposition est également inconciliable avec la

troisième, qui traite aussi de la relation entre le mot et les

phénomènes psychologiques éveillés par ce mot.

Cette troisième proposition, selon laquelle la « portion men-

tale » du mot est indéterminée et fausse (je rappelle que Va-

léry parle ici du langage commun) participe, à mon avis,

d’une « critique du langage comme pratique sociale »380: vou-

loir établir une vérité dans les « idées » suscitées par un mot

(je ne parle pas ici de la constitution d’une définition lexicolo-

gique), c’est refuser au mot sa valeur sociale et dynamique:

la conscience du locuteur se reflète dans la constitution du

sens. Dire que « la volonté n’est pas [...] tout ce que le mot qui la

nomme entraîne »381, témoigne d’une volonté d’extériorisation

du sens hors du sujet. On peut se demander si le sens de vo-

lonté n’est pas justement tout ce que le mot entraîne. C’est la

position de Bréal pour les mots abstraits: « Ce qu’il y a dans

nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abs-

traits, puisqu’ils représentent une simple opération de

l’esprit: quand je prends les deux mots compressibilité, im-

mortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le

380DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p.

450. 381Cahiers, IV, p. 320.

108

mot »382. Les mots les plus adéquats à l’objet pour Bréal sont

justement, on le voit, les plus problématiques pour Valéry.

Pour ce dernier, il faut rendre le sens des mots abstraits ob-

jectif. Il faut définir précisément la « base » sémantique, ré-

pertorier les phénomènes mentaux attachés aux mots de fa-

çon objective. Je montrerai plus loin en quoi Valéry veut dé-

barrasser la langue de son aspect social pour ensuite la re-

connecter au réel.

Mais avant cela, il faut revenir à l’idée que le mot ne prend

sens que dans son emploi, idée qui a suscité plusieurs compa-

raisons entre Wittgenstein et Valéry, (et qui existe déjà, par

ailleurs, chez Bréal et Meillet, comme le souligne Di Maio)383.

Cette idée qu’il ne faut jamais s’interroger sur la significa-

tion des mots pris isolément fait songer, rappelle Bouveresse,

au principe contextuel de Frege dans Les fondements de

l’arithmétique: « C’est seulement dans le contexte d’une

phrase qu’un mot a une signification »384. Mais, « cette priori-

té du sens de la phrase complète sur le sens du mot a une

contrepartie, qui résulte de la nécessité de rendre compte du

fait que nous pouvons comprendre et utiliser un nombre po-

tentiellement infini de phrases, dont la plupart sont ‘‘nouvel-

les’’ [...] ce qui ne semble possible qu’à la condition que nous

construisions à chaque fois leur signification à partir de celles

de leurs constituants, qui doivent, par le fait, être déjà

connus. Il y a donc une certaine priorité et une autonomie re-

lative du sens du mot par rapport à celui de la phrase »385. Si

382BREAL, Michel, Sémantique, p. 178. 383DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p.

449. 384Cité par BOUVERESSE, Jacques, Valéry, la logique, le langage, p. 243. 385BOUVERESSE, Jacques, ibid.

109

Wittgenstein a travaillé sur cette antithèse, Valéry, au

contraire ne la conceptualise pas: la preuve en est qu’il ne

semble pas dégager pas l’incompatibilité des propositions sé-

mantiques des Cahiers, qui sont pourtant un reflet de ces

contradictions: il affirme en même temps le principe contex-

tuel et l’invariabilité de la relation entre le mot et ses phéno-

mènes mentaux (ce qui équivaut à affirmer l’autonomie rela-

tive du sens du mot). La présence du principe contextuel chez

Valéry ne suffit donc pas, à mon avis, à établir une comparai-

son avec Wittgenstein, comme l’ont fait plusieurs critiques386.

Mais il est surtout une autre différence à souligner: pour

Wittgenstein, il y a un rapport d’isomorphie entre la forme du

langage et la structure du monde qu’il représente, et

« l’importance de la philosophie, pour Wittgenstein, résulte de

l’importance du langage lui-même »387; pour Valéry, au

contraire, le langage commun est un système symbolique du

monde, réducteur et réfringent, qui établit une discontinuité

illusoire dans la continuité du monde. Et pour lui, « la futilité

de la philosophie est strictement corrélative de la non-

importance du langage »388. Valéry ne conçoit pas que le lan-

gage détermine la pensée, comme le soutient Pietra voulant

le comparer à Wittgenstein. Pour lui, la pensée et le monde

sont plus riches (ils sont continus) que le langage (disconti-

nu).

386ROBINSON-VALERY, Judith, L’Analyse de l’esprit dans les « Cahiers »,

pp. 9-27; PIETRA, Régine, Valéry, Wittgenstein et la philosophie, p. 56; SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 113

387BOUVERESSE, Jacques, id., p. 247. 388BOUVERESSE, Jacques, ibid.

110

III. 1. 2. 1. 3. Classification.

Valéry a le projet d’établir une nouvelle classification des

mots, « qui serait à la vieille classification (concret-abstrait) ce que la

gamme de tous les rayons connus est à la vieille lumière modeste »389.

Ce projet n’aboutira jamais, mais Valéry a néanmoins multi-

plié les recommandations contre les mots abstraits, qui « n’ont

pas grand sens, -mais [qui] au point de vue de l’analyse sont désas-

treux »390. Il les qualifie de « bruits indistincts »391, ils sont « la

ruine de toutes les philosophies »392. Le mot abstrait doit donc aus-

si être proscrit du langage absolu: « le mot abstrait doit reculer

indéfiniment »393, parce que c’est celui qui connaît la plus

grande variation dans son domaine de valeurs: « plus le mot est

abstrait, plus l’image est variable »394. Cette variabilité de la por-

tion mentale attachée au mot (c’est-à-dire son sens) est pro-

portionnelle au degré de subjectivité de cette portion men-

tale: les mots abstraits sont les mots dont la configuration

sémantique est la plus dépendante du sujet: « Plus un mot est

abstrait, plus il appartient à la langue individuelle »395, « les mots les

plus abstraits [...] ne prennent que des sens tout personnels »396. Or,

pour Valéry, un sens totalement individuel ne correspond à

aucune réalité: la « valeur » du mot abstrait est « imaginaire, in-

susceptible de restrictions logiques »397.

389Correspondance Gide-Valéry, p.304. [19 avril 1898]. 390Cahiers, III, p.343. 391Cahiers, IV, p. 328. 392Cahiers, III, p. 530. 393Cahiers, I, p. 56. 394Id., p.322. 395Cahiers, IV, p. 75. 396Cahiers, I, p. 322 et I, p. 56 : « Ce sont même les plus personnels des

mots ». 397Cahiers, I, p. 57.

111

Le mot abstrait transmet en effet moins un réel contenu

sémantique qu’il n’indique une opération à faire sur d’autres

contenus sémantiques. C’est un ordonnateur de phénomènes

mentaux qui appartiennent à d’autres mots. C’est en cela que

Valéry compare le mot abstrait à la phrase, ou au verbe, qui

sont des « opérateurs » plus que des « contenus »398, c’est-à-dire

qu’ils opèrent sur le sens d’autres éléments plutôt qu’ils ne

transmettent eux-mêmes du sens. Valéry veut éradiquer ces

éléments opératoires qui font intervenir le sujet là où il vou-

drait représenter objectivement la connaissance. On peut aus-

si, plus simplement, établir (ou rétablir) une généalogie en-

tre le mot abstrait et le monde concret: « La réforme du système

[...] consisterait principalement à remplacer les définitions des mots abs-

traits [...] par des opérations indiquées toujours à partir du concret et

concrètes »399. Ce raccrochage des mots abstraits à

« l’expérience interne » constitue donc une solution pour le

système (et la poésie valéryenne use et abuse de ces étymo-

logies archéologiques).

Le mot concret, par contraste, connaît d’après Valéry

beaucoup moins de variations dans sa portion mentale, puis-

que la référence commune au monde matériel rend objectif la

constitution de cet assemblage de phénomènes mentaux. Il

est sémantiquement plus stable: « Un mot concret est un mot qui

n’a jamais changé de sens relatif, ou de premier terme sémantique »400.

Valéry paraît donc accorder au mot concret la possibilité

d’échapper à la première proposition (le sens du mot est en-

tièrement tributaire de son emploi), qu’il semble réserver

398Cahiers, III, p. 296. 399Id. p. 530. 400Cahiers, IV, p. 199.

112

tout-à-coup au mot abstrait: « Si un mot désignant une chose in-

terne, et venu de l’extérieur par métaphore- finit par se restreindre à la

chose interne, perdant le terme antérieur de la métaphore -(comme: pe-

ser) le sens ordinaire de ce mot perd toute précision et n’est plus déter-

miné que par les propositions où il entre »401. La proposition 1 pré-

vaudrait donc avant tout par le mot abstrait, et elle n’a donc

pas de portée générale, comme en témoigne encore ce pas-

sage: « Limite [...] est un de ces mots qui n’ont de sens que si on dit à

quoi on les applique »402.

Commentaire:

A- Préférence pour le mot concret. « je cherche la correspondance

des mots et des phrases à des faits

intérieurs » (Correspondance Gide-

Valéry, p. 370).

Les Cahiers de Valéry témoignent d’une large préférence pour

les mots concrets403. Je suis obligée ici de faire un détour par

le projet du système pour expliquer cet élément. Valéry cher-

che à trouver, je l’ai dit, un système de représentation ré-

aliste du monde et de la pensée. La sensation doit être la

base de ce système, car elle est pour Valéry l’élément le plus

réel: « La réalité tout entière est un invariant de toutes les sensa-

tions »404, « La chose la plus claire de l’univers pour un individu, est sa

sensation à lui »405, « la réalité est une fonction de l’ensemble des sen-

401Id., p. 318. 402Id. p. 202. 403 « Sera privilégiée par Valéry la seconde classe de substantifs dénom-

mant les objets du monde » (COQUET, Jean-Claude, L’évènement de langage, p. 9.)

404Cahiers, II, p. 100. 405Cahiers, I, p. 281.

113

sations »406, « La sensation est aussi un invariant de la connais-

sance »407.

Le problème de Valéry est de trouver un invariant équiva-

lent à cet invariant de la sensation dans son système de re-

présentations: « La psychologie est une théorie de transformations; il

faut en dégager les invariants et les groupes »408. Il veut « élaborer un

système -tel que les changements internes laissent invariantes des por-

tions de ce système »409. (Les invariants de ce système seraient

l’équivalent des invariants de la chimie)410. Or, on a vu que le

mot concret est un mot « qui n’a jamais changé de sens rela-

tif, ou de premier terme sémantique »411, représentant « un

objet réel [...] [c’est-à-dire] une élaboration sur des sensations diverses,

un invariant des conditions de ces sensations »412. Il existe donc « un

invariant dans l’infinitude des sensations que peut donner un objet »413,

auquel correspond l’invariant sémantique du mot concret. Cet

invariant du mot concret va être à la base d’une « psychologie

mathématique »414, qui va calculer les objets mentaux (les idées

abstraites) à partir de ces invariants (qui sont fondés sur

l’expérience interne), en les combinant à l’aide de la méta-

phore. En résumé donc: (1) on représente les invariants des

mots concrets, (2) on les combine, (3) on « métaphorise »

(« Arts de l’esprit: la représentative, la combinative, la métaphori-

406Cahiers, III, p. 109. Lacorre compare sur ce point Valéry aux Idéologues

français: « Le statut de l’abstraction s’y range à celui que lui donne l’Idéologie: c’est du problématique et souvent du négatif face à la donnée positive de la sensation et de l’image » (LACORRE, Bernard,La matière et l’imagination, p. 134.)

407Cahiers, II, p. 100. 408Cahiers, III, p. 404. 409Cahiers, III, p. 350. 410Cahiers, III, p. 331. 411Cahiers, IV, p. 199. 412Cahiers, II, p. 100. 413Cahiers, III, p. 491.

114

que »415). La métaphore permet de calculer les idées abstraites

à partir des invariants des mots concrets. (« Une métaphore [...]

est un effort pour la création d’un tiers-mot »416). C’est ainsi que

pour Valéry, par exemple, le concept de la loi d’attraction est

un calcul sur des objets concrets, représentés par des mots

concrets: « la loi d’attraction est un processus mental, une suite

d’opérations sur [...] les vraies choses existantes »417. Ces calculs

permettent d’arriver à une représentation totale de la

connaissance, et d’échapper ainsi au « sens commun [qui] est

souvent une fausse compréhension »418. En fait, Valéry rêve d’une

science des idées sur les modèles des langages scientifiques.

Ce qu’il faut souligner, c’est que Valéry cherche un langage

qui serait connecté scientifiquement à la réalité et la pensée.

Cette connexion s’établirait par la sensation, point

d’intersection entre la réalité et la pensée. Cette recherche

d’un langage fondé sur les sensations explique ses analogies

entre le monde linguistique et le monde physique (par exem-

ple: le lexique comme système nerveux du système nerveux,

l’analyse énergétique des verbes419, la comparaison entre la

phrase et l’expérience chimique).

B. Disqualification du mot abstrait.

La critique du mot abstrait est la même que celle que Valé-

ry adresse au langage commun (évoquée dans la section

II.2.3). Les mots abstraits comme volonté, intelligence,

414Cahiers, III, p. 441. 415Cahiers, III, p. 231. 416Cahiers, III, p. 167. 417Cahiers, II, p. 100. 418Cahiers, III, p. 495. 419Cahiers, Ii, p. 192.

115

« pleins de querelles »420 sont « insolvables »421: ils ne vivent que

par la valeur fiduciaire qu’on leur accorde, ne pouvant pour-

tant pas être convertibles en valeurs réelles et peut-être, sur-

tout, intraduisibles en faits intérieurs comme le mot concret.

Il faut, pour Valéry, « crever la Fiducia »422, neutraliser « l’inflation

dangereuse des valeurs fiduciaires, [...] qui éloigneraient l’homme de ses

besoins primitifs »423. Ainsi, par exemple, « les mots ‘‘Infini’’, ‘‘Abso-

lu’’- Hugo- création de valeurs fictives -sans encaisse expérimentale »424.

L’absence de sens réel et la création de valeurs multiples,

changeantes (cf. ‘‘pleins de querelles’’) disqualifient le mot

abstrait dans un système qui veut construire une sémantique

à partir de la sensation. Je pense qu’on peut relire avec profit

ce rejet valéryen du mot abstrait avec la notion paulhanienne

du cliché développée dans Les Fleurs de Tarbes, recherche qui

prend place dans le cadre plus large de l’analyse paulha-

nienne de Valéry.

III. 1. 2. 2. La phrase

III. 1. 2. 2. 1. Définition.

420Oe., I, p. 1451. 421Cahiers, éd. C.N.R.S., XXIX, p. 328, cité par BLÜHER, Karl-Alfred, La

sémiotique du discours « fiduciaire chez Valéry et Barthes», p. 96. 422Cahiers, éd. C.N.R.S., XVI, p.95, cité par BLÜHER, Karl-Alfred, id., p.

112.. 423BLÜHER, Karl-Alfred, id., p. 104. 424Cahiers, éd. C.N.R.S., XI, p.526, cité dans PASQUINO, Andrea, La filoso-

fia del linguaggio nei ’Cahiers’ di Paul Valéry, p. 387. Dans Situation de Bau-delaire ( Oe., I, p.603), on trouve un écho à ce passage: « [Hugo] empate ses vers de mots indéterminés, vagues et vertigineux, et il y place l’abîme, l’infini, l’absolu, si abondamment et si aisément que ces termes monstrueux en perdent l’apparence de profondeur qui leur est accordée par l’usage. »

116

La phrase est « un ensemble de mots formant un sens complet

[...], entendons par là, que la somme des sens des mots donnés peut se

transformer en général en un seul fait mental -unique -et univoque »425.

Elle est « un ensemble total complet de phénomènes psychologi-

ques »426.

Valéry fait à ce propos une analogie avec le mot, dont le

sens est aussi une « élaboration de phénomènes psychologiques»427.

La différence est que le sens du mot ne correspond qu’à un

seul signe: « lorsqu’on passe du penser au parler et que le parler doit

s’exprimer par plusieurs mots, c’est-à-dire ne correspond pas à un seul

signe, alors certaines choses s’expriment par plusieurs mots et certaines

autres par les relations des mots entre eux -et alors deviennent néces-

saire sujet, verbe, etc. »428

425Cahiers, III, p. 338. 426Cahiers, IV, p. 111. 427Id., p. 272. 428Id., p. 82.

117

III. 1. 2. 2. 2. L’éprouvette.

D’après Valéry, la phrase limite la signification des mots

qu’elle comprend, c’est-à-dire qu’elle opère une sélection

dans les phénomènes psychologiques qui constituent le sens

du mot: « Le but de la phrase est de limiter chacun des mots y in-

clus »429, pour permettre « la fusion de l’ensemble en une unité.-

Cette limitation se fait sur la partie du sens de chaque mot, limitrophe

avec les autres sens des autres mots »430. C’est en cela que « chaque

phrase est une expérience -(une éprouvette) »431. Toute phrase

n’utilise donc « que certaines valeurs des mots [et] laisse indétermi-

nées les autres »432. Lacorre définit la phrase valéryenne comme

« contrainte sur le développement des mots »433. Valéry fait

encore à ce propos une analogie mathématique: « Chaque mot

est une équation définissant un domaine de valeurs [...] et chaque

phrase est un système d’équations simultanées »434, elle équivaut « à

k équations à k variantes indépendantes [...] pour déterminer une seule

solution au système de valeurs communes des variables »435. Ce sys-

tème de valeurs correspondant à une phrase doit donc être

unique et univoque: « La phrase doit susciter en même temps que

des éléments, les opérations de sorte que le lecteur ne puisse former

qu’un seul total »436. Cette fusion des mots de la phrase en un

système de valeurs communes opère dans l’esprit une nou-

velle configuration mentale. On verra dans la section consa-

crée à rhétorique que la littérature, et en particulier la poé-

429Id., p. 232. 430Cahiers, III, p. 338. 431Cahiers, I, p. 88. 432Cahiers, IV, p.234. 433LACORRE, Bernard, Physique du langage, p. 33. 434Cahiers, IV, p. 232. 435Cahiers, IV, p. 236. 436Cahiers, IV, p. 111.

118

sie, doit viser à établir de nouveaux systèmes de valeurs sé-

mantiques chez le lecteur, c’est-à-dire à exploiter le potentiel

sémantique d’entre les mots (« Les relations entre p1 et p2 [=les

mots] constituent une sorte de potentiel »437). Les figures rhétori-

ques et les écarts linguistiques sont ainsi pour Valéry des

avancées dans ce potentiel sémantique non-exploité par la

langue commune: elles fixent « un ensemble instable », et multi-

plient ainsi l’emploi de la langue, en étendant l’usage des si-

gnes à des fractions de la signification de ces signes et en les

combinant.438.

III. 1. 2. 3. Les parties du discours

Selon Valéry, les parties du discours se classent selon leurs

« fonctionnements sémantiques » en discours: « Les mots se

classent selon ce qu’il faut y ajouter pour qu’ils soient mis en significa-

tion »439. Il y a ainsi deux classes de mots: les noms (sauf les

abstraits) d’un côté, et les verbes, adjectifs et les mots abs-

traits de l’autre. Les noms subissent l’action des mots de la

deuxième classe, qui sont des « opérateurs »: « tous les mots

autres que les noms modifient le domaine des noms avec lesquels ils sont

en relation. Si la modification s’applique à un seul nom, on a l’adjectif. Si

elle s’applique à tous, on a le verbe »440. Le nom voit donc sa valeur

déterminée par le verbe et l’adjectif, qui sont eux-mêmes vi-

des de sens. L’adjectif est « l’adjonction d’une variable à l’équation

d’un nom »441, et « le verbe indique la déformation à faire subir à tous

437Cahiers, IV, p. 108. 438Cahiers, IV, p. 78. C’est aussi en cela que Valéry apprécie le travail de

Mallarmé: « S[téphane] M[allarmé] délicieux mélange des mots » ( Cahiers, IV, p., p 283)

439Cahiers, IV, p. 96. 440Id, IV, p. 234. 441Cahiers, IV, p. 232.

119

les éléments pour constituer un total. »442 Le nom fait appel à la

mémoire de l’auditeur seulement, tandis que le verbe et

l’adjectif font aussi appel à sa faculté combinatoire: « Le verbe

-s’adresse à l’auditeur- à sa faculté de combiner et non de se souvenir

seulement. Il est le signe d’agir intellectuellement pour couler le sens de

toute la phrase. Or ce signe est nécessaire, -il détermine l’opération sans

laquelle pas de phrase- [...]. Le verbe modifie et détermine les noms sur

lesquels il agit »443. La phrase contient donc « les sens à unir [=les

noms] et les indications pour l’opération [=les verbes et les adjec-

tifs] »444. Valéry tient donc le verbe pour un mot sans sens:

« Le verbe n’ajoute aucune idée -il élimine des notions non communes,

ou non congruentes [...]. Quand la relation entre deux domaines ne peut

être qu’unique on peut supprimer le verbe. Il faut en somme que ce que

dit le verbe soit contenu dans les domaines.[...] »445. Si j’applique

cette idée à la phrase: «Le poète délire », j’en conclus que le

sens de délirer est potentiellement contenu dans le nom

« poète », et que le verbe ne fait qu’expliciter cette variable:

« Le verbe exprime explicitement cette ou ces variables -qui sont conte-

nues implicitement dans les substantifs »446.

Le mot abstrait fait partie de la classe des opérateurs: lui

aussi suscite davantage la faculté combinatoire de l’auditeur

que sa mémoire, puisqu’il est avant une combinaison de phé-

nomènes mentaux d’autres mots.

Conclusions:

Valéry apparaît très influencé dans ces premiers Cahiers

par Condillac, dont il cite le nom à une seule reprise:

442Cahiers, IV, p. 111. 443Cahiers, IV, p. 234. 444Cahiers, IV, p. 240. 445Cahiers, IV, p. 241. 446Cahiers, IV, p. 236.

120

« Condillac est absurde, mais dans ses éléments surtout. Construire un

homme analytiquement. ».447 On peut en effet repérer l’influence

condillacienne dans l’idée de sensation comme invariant de la

connaissance et comme source des idées, ainsi que dans l’idée

des calculs des objets mentaux à partir de cet invariant de la

sensation par élaboration et transformation, dans l’idée de

l’intégration de la logique dans la psychologie, qui constituerait

elle-même la théorie des idées et des opérations sur les idées,

dans l’idée de l’assimilation des idées abstraites à de simples

dénominations, dans la conviction que la science doit se définir

comme une langue bien faite, et enfin dans la recherche d’un

langage sans signification, que Condillac a trouvé dans les ma-

thématiques, et que Valéry cherche à appliquer à la poésie.

Mais les Cahiers évoquent aussi la doctrine de discontinuité

de Bergson, qui opère une séparation radicale entre les aspects

vitaux et les aspects spirituels de la réalité. Maints extraits cités

plus haut constituent des variations sur ce même thème bergso-

nien: « par cela seul que nous parlons, par cela que nous asso-

cions des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtapo-

sent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entière-

ment ce que notre âme ressent: la pensée demeure incommen-

surable avec le langage. »448

447Cahiers, I, p.156. 448BERGSON, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience,

P.U.F, 1946, pp.123-124.

121

III. 2. L’ANALYSE PAULHANIENNE DE

VALERY

III. 2. 1. Les rapports entre Paulhan et Valéry.

Paulhan découvre Valéry avec les lectures de La Jeune Par-

que (publiée en 1917 à la N.R.F.) et de quelques essais criti-

ques, dont le compte-rendu de La Sémantique de Michel

Bréal. Paulhan a pu être très élogieux à l’égard du poète qu’il

baptise « l’un des grands poètes qui soient, modeste à

l’extrême, fou de moyens et de conscience, comme Hokousaï

l’était de dessin »449. On peut lire dans une lettre à Valéry

Larbaud, peu après la parution de ce carnet: « Que Valéry

soit l’un des plus grands poètes qui aient existé, c’est bien

exactement ce que je pense »450.

Mais Paulhan n’a pas été si tendre avec le théoricien: je

voudrais ici établir leurs principales discordances sur le terrain

idéologique, et analyser la critique de Paulhan à l’égard de

Valéry, critique qui aboutit à faire de ce dernier un rhétori-

queur ( il faudra préciser et comparer les acceptions du

concept rhétorique par les deux critiques). Ensuite je ferai

une analyse paulhanienne (à partir des idées des Fleurs de

Tarbes et de leur analyse par Maurice-Jean Lefèbve) des Ca-

hiers de Valéry, que Paulhan n’a vraisemblablement pas lus.

J’essaierai enfin de montrer que Valéry s’y révèle plus terro-

riste que rhétoricien, et que les idées que ce dernier se fait de

la rhétorique ne sont pas recouvertes par le Valéry rhétoricien

449PAULHAN, Jean, « Carnet du spectateur », dans La Nouvelle Revue Fran-

çaise, mars 1929.

122

tel qu’il est esquissé par Paulhan. Ensuite, après une compa-

raison entre Bakhtine et Paulhan, je montrerai en quoi le ter-

rorisme de Valéry équivaut à une recherche d’éviction du plu-

rilinguisme du discours et d’appropriation de la langue.

Différences idéologiques:

Paulhan lui-même exprime bien une des grandes différen-

ces entre Valéry et lui, dans l’Essai d’introduction au projet

d’une métrique universelle (titre qui fait peut-être écho à

l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci), qui com-

mence par un compte-rendu ironique du projet valéryen des

Cahiers: « on sait trop que ce projet d’une arithmétique uni-

verselle - assez propre à ‘‘changer toutes choses’’ - a échoué,

et que Valéry, parti pour expliquer Jésus, Wagner, Mallarmé,

Napoléon, et maints autres, a dû se contenter de quelques

mots qui dépeignent fort bien, sans les expliquer, Huysmans

et Léonard de Vinci »451.Pour Paulhan, la raison de cet échec à

comprendre le fonctionnement de pensée résulte du refus par

Valéry de voir le langage comme une projection de cette pen-

sée: « Je n’imagine pas en tout cas une seule pensée qui ne

porte sur lui sa projection et n’imprime son ombre »452. On

est ici loin de Valéry, qui veut mettre au point un langage ab-

solu pour « guérir » le langage commun, creuset de l’erreur,

et qui cherche un langage intérieur plus fidèle à la pensée :

450PAULHAN, Jean, Choix de lettres, p. 162, cité par NASH, Suzanne, Paul-

han lecteur de Valéry, p. 114. 451PAULHAN, Jean, Essai d’introduction au projet d’une métrique univer-

selle, p. 10. 452PAULHAN, Jean, id., p. 17. On voit ici que Paulhan est plus proche de

Wittgenstein que Valéry.

123

« Quant au langage intérieur [...] celui qui le décrira bien, je

voudrais l’être! »453. Pour Paulhan, au contraire, « il n’est pas

d’écart absolu entre l’entretien commun et cet entretien se-

cret que chacun de nous poursuit avec soi »454. Valéry cher-

che un langage reconstruit et un langage intérieur parce que

« l’altérité » du langage commun est menaçante, alors que,

pour Paulhan, souligne Nash, « cette altérité crée les fils

conducteurs qui rendent possible la communication »455.

Cette première divergence trouve son écho dans leurs

conceptions de la littérature. Paulhan a vécu pour elle456, il y

voit un témoignage privilégié des rapports subtils entre lan-

gage et pensée457, et « détecte au sein du langage le plus

quotidien la même loi qui joue en poésie »458. Valéry est tout

le contraire: il déteste la littérature459, (ou prétend la détes-

453VALERY, Paul, passage inédit, 1911, cité par PASQUINO, Andrea, La phi-

losofia del linguaggio nei Cahiers di Valéry, p. 385. 454PAULHAN, Jean, Clefs de la poésie, p. 32, cité par LEFEBVE, Maurice-

Jean, Jean Paulhan, une philosophie et une pratique de l’expression et de la réflexion, p. 89.

455NASH, Suzanne, Paulhan, lecteur de Valéry, p. 122. 456Paulhan est rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue Fran-

çaise de 1925 à 1940, et de 1953 à 1963. Il est éditeur pendant plus de qua-rante ans chez Gallimard. Il fut l’un des principaux personnages littéraires en France de l’entre deux guerres.

457 « Les lettres offrent à l’état pur le même écart du rêve à l’action, de la pensée aux phrases. » (Oeuvres complètes, III, p.44)

458LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 81. Et encore, dans Clefs de la poésie: « le secret de la poésie (ou de l’art) n’est pas d’une autre nature que celui du langage » (p.71).

459 « Valéry a répété et répété que son principal souci, l’objet constant de ses analyses matinales n’étaient pas d’ordre littéraire », souligne Berne-Jeoffroy (dans sa préface à PAULHAN, Jean, Paul Valéry ou la littérature considérée comme un faux, p. 22.). Il cite aussi, à propos de sa haine de la littérature, cet extrait des Cahiers: « Si j’ai adoré Mallarmé, c’est précisément haine de la littérature, et signe de cette haine qui s’ignorait encore » (Cahiers, éd. C.N.R.S., V, p. 181). Genette parle de l’oeuvre littéraire de Valéry comme « d’un long codicille, entièrement édifié sur le sentiment de sa parfaite inutili-

124

ter) sauf la poésie, qui n’a rien à voir avec le langage quoti-

dien et qui ne servira pas de témoignage du rapport entre

langage et pensée, mais sera l’outil linguistique de la recher-

che de la pensée pure. Ensuite, pour Paulhan, souligne Le-

fèbve, « l’homme est jusqu’à un certain point présent dans

l’objet [= l’usage du langage] qu’il étudie »460. Il affirme la

présence du sujet dans l’étude même du langage, présence

que Valéry veut ignorer, comme je l’ai montré dans la critique

bakhtinienne de la poétique valéryenne.

III. 2. 2. Critique paulhanienne de Valéry.

Avant d’exposer cette critique, il faut donner les principales

idées des Fleurs de Tarbes461.

III. 2. 2. 1. Les Fleurs de Tarbes.

Les Fleurs partent d’un diagnostic du monde des Lettres:

nous ne parlons ni n’écrivons avec bonne conscience. La Ter-

reur est le nom attribué par Paulhan à la crise dans les Let-

tres et au malaise quant à l’usage du langage. (Mais elle est

plus généralement une tendance fondamentale de l’esprit qui

s’exprime aussi en philosophie ou en politique). Le postulat de

la Terreur est la crainte d’être dupe du langage, de susciter

par lui une dégradation à la pensée, dégradation qui

s’opérerait surtout dans les « grands mots » , comme « dé-

té, et même de sa totale inexistence en tant qu’autre chose qu’un pur exer-cice » (GENETTE, Gérard, La littérature comme telle, p. 254.).

460LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 27. 461Je me sers en partie du compte-rendu de la thèse de Lefèbve.

125

mocratie », « liberté », etc. (On verra qu’ils sont l’équivalent

des mots abstraits des Cahiers) et dans le cliché, (et plus gé-

néralement dans toutes les conventions linguistiques). Les

grands mots exerceraient un singulier pouvoir de l’esprit,

« hors de leur sens »462, creusant le décalage entre l’idée et le

signe. Leur pouvoir résulterait de leur impuissance à signifier

quelque chose de précis. Ils donneraient à ceux qu’ils fasci-

nent une sorte d’hébétude qui leur tient lieu de pensée463. Les

clichés et les lieux communs sont pour les Terroristes des

caillots obstruant le cours du langage, des signes d’inertie

mentale qui contraignent le cours naturel du langage.

On peut objecter à ces Terroristes qu’on ne se plaint des

grands mots que quand ils servent aux autres: « le verba-

lisme, dit Paulhan, c’est toujours la pensée des autres »464;

un mot peut aussi éveiller la pensée. Puis le lieu commun

n’est pas nécessairement signe d’inertie, il peut exprimer

quelque chose inexprimable autrement, et peut être le fait

d’une sensibilité sincère. Face à ce paradoxe (le grand mot et

le cliché semblent à la fois bloquer et exprimer la pensée),

Paulhan conclut que le langage se prête par sa nature même

à des opinions contraires: il est un étrange domaine, « où

l’objet aussitôt se conforme à notre regard »465. Si la pensée

paraît obscure au parlé (le locutaire), le langage prend

consistance et le parlé reporte son embarras sur la pensée du

parlant, alors que ce qui paraît calcul, verbalisme pour le par-

lé, se révèle parfois être l’abandon du parlant.

462PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 69, cité par LEFEBVE, Maurice-

Jean, id., p. 31. 463LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 32. 464PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 111. 465Id., p. 128.

126

C’est l’illusion de projection. Notre attitude envers le lan-

gage fait le langage tel qu’on le voit. Il suffit dès lors d’arrêter

de se méfier du langage et de croire au pouvoir des mots pour

que celui-ci se dissipe: « S’il est vrai que celui qui redoute le

verbalisme devient la proie des mots, il suffira au contraire de

foncer sur le langage pour échapper au verbalisme »466.

C’est ce à quoi tendent les rhétoriques, grâce à une patiente

étude du langage qui en fixe les conventions, pour pouvoir ne

plus s’en soucier, les oublier une fois définies. La Terreur est

alors dépassée, accomplie dans la rhétorique. La Terreur ne

jurait que par la pensée: avec la rhétorique, elle trouve le

moyen de s’y consacrer entièrement, puisque les soucis de

langage sont réglés par celle-ci. Mais certaines rhétoriques

font du moyen un but, ne se soucient plus de la pensée

qu’elle devait libérer, et confèrent aux mots une vertu pres-

que sacrée, et elles deviennent victimes de l’illusion selon la-

quelle la pensée vient du langage. Paulhan, lui, rêve d’une

rhétorique idéale, équilibre entre les mots et la pensée.

III. 2. 2. 2. Valéry rhétoricien.

Les Fleurs de Tarbes sont en chantier dès 1928. Le texte le

plus important de Paulhan sur Valéry est publié en deux car-

nets à la N.R.F., en 1929. Avant d’aborder ce texte, il faudrait

mettre au point l’usage que fait Paulhan du mot rhétorique.

III. 2. 2. 2. 1. Les conceptions de la rhétorique pour

Paulhan.

466LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 46.

127

Lefèbve dégage trois acceptions différentes de ce mot chez

Paulhan. La première est la rhétorique scolaire, celle des rè-

gles et des figures467. La seconde est la rhétorique que

j’évoquais plus haut, (qui s’oppose à la Terreur) victime de

l’illusion selon laquelle la pensée vient du langage et

l’inspiration du travail. La troisième est la rhétorique idéale

pour Paulhan, « qui n’est croyance, ni que les idées viennent

des mots, le fond de la forme, ni que les mots viennent des

idées, la forme du fond »468, qui dépasse la rhétorique (au se-

cond sens du mot) et la Terreur en les conciliant.

III. 2. 2. 2. 2. La rhétorique de Valéry selon Paulhan.

Les premiers textes de Paulhan sur Valéry ne parlent pas de

rhétorique469. Ils s’arrêtent surtout sur l’idée valéryenne de

l’oeuvre comme faux, selon laquelle « l’acte d’écrire ne peut se

prolonger jusqu’à remplir l’étendue d’un livre sans exiger une rupture

presqu’incessante du dessein initial »470. Le souci de langage inhé-

rent à toute oeuvre littéraire écarterait toujours l’auteur de sa

première intention. La seule intervention du langage suffit à

faire de l’oeuvre un faux. Pour Paulhan, Valéry est victime de

l’illusion de totalité, car cette idée de la littérature est le pro-

467LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 192, qui cite Paulhan: « C’est une idée

erronée de la rhétorique, apparue du jour où l’on a tenu, avec Fontenelle, La Motte et autres Modernes, qu’il suffit à la prose, pour passer poésie, de se voir embellie de tropes, figures et rimes [...] [et le sont en vérité] un art d’ascèse et de sacrifice, [consistant à choisir] et tailler dans les figures .» (PAULHAN, Jean, La rhétorique était une société secrète, dans Les Temps Mo-dernes, n) 6, pp. 961-983, cité par LEFEBVE, p. 192-193.)

468LEFEBVE, Maurice-Jean, id. p. 193. 469PAULHAN, Jean, « Carnets du spectateur », dans La Nouvelle Revue

Française, février 1929 et mars 1929, pp. 242-251 et pp. 380-394. 470VALERY, Paul, Entretiens avec Frédéric Lefèvre, p. 107.

128

duit d’une réduction par Valéry « de toute oeuvre étrangère

aux procédés qui seuls retiennent son attention, faisant ainsi

de l’ouvrage entier l’expression de quelques artifices »471.

Paulhan veut démontrer dans ces textes les implications éthi-

ques de cette « ontologie du langage littéraire qui pose

comme principe la disjonction fondamentale entre l’écrivain et

l’écriture »472. En effet, si l’oeuvre littéraire, par essence,

n’est pas un miroir de l’intention de l’auteur, ce dernier ne

peut être tenu pour responsable de délits moraux.

Paulhan remanie ces deux textes en 1945 et y joint la pro-

blématique rhétorique développée depuis lors dans les Fleurs

de Tarbes. Dans ce texte (Un rhétoriqueur à l’état sauvage:

Paul Valéry ou la littérature considérée comme faux), la rhé-

torique de Valéry recoupe la seconde acception: le Valéry rhé-

toriqueur est « un homme qui n’a souci que de moyens, -qui

n’apprécie, en chaque ouvrage, que la facilité ou la difficulté

de le faire »473. Paulhan résume les credos de Valéry comme

ceci: « n’importe le sujet, la forme seule compte »474, « ce

n’est pas avec de l’émotion que l’auteur compose son verbe,

c’est avec des mots et des phrases et des lieux communs »475.

Le Valéry rhétoriqueur tel que le définit Paulhan est somme

toute le même que le Valéry poéticien ethnocentrique (la poé-

sie comme difficulté vaincue) ou para-ornemental (la poésie

comme langage autotélique) que l’on a décrit dans la partie

précédente.

471PAULHAN, Jean, Carnet du spectateur, mars 1929, p. 388. 472NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 115. 473PAULHAN, Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux,

p. 101. 474Id., p. 67. 475Id., p. 74.

129

Mais Paulhan a lu aussi les textes où Valéry fait des figures

rhétoriques l’essentiel de l’objet poétique:

« L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des

artifices ces figures et ces relations que les raffinements suc-

cessifs de la poésie ont enfin fait connaître comme l’essentiel

de son objet »476

La définition valéryenne de la rhétorique recouperait alors

la première acception (la rhétorique scolaire). Pour Paulhan il

faut sans doute « faire ici la part de la malice et de la bou-

tade »477. Mais voir là une boutade, c’est ne pas compter avec

tout le projet valéryen développé dans les Cahiers (que Paul-

han n’a pas eu l’occasion de lire)478 et dans lesquels les figu-

res rhétoriques jouent le rôle d’un instrument de découverte

de la pensée.

476Oe., II, p. 551. 477PAULHAN, Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux,

p. 69. 478La correspondance entre Valéry et Paulhan témoigne d’une fin de non-

recevoir de la part de Valéry « qui semble même avoir perdu tout intérêt à parler de linguistique, au moins avec quelqu’un d’aussi optimiste que Paul-han ». (NASH, Suzanne, id., p. 111). A propos de l’étude consacrée aux lieux communs que Paulhan lui avait envoyée,en 1918, Valéry répond laconique-ment: « Je viens de recevoir ce Nord-Sud où vous parlez si ingénieusement des lieux communs. C’est une grosse question! Merci! » (Nouvelle Revue Française, n) 286, octobre 1976, p. 44). Paulhan avait d’ailleurs proposé à Valéry de publier ses notes sur le langage dans la N.R.F., proposition à la-quelle Valéry n’a pas donné suite.

130

III. 2. 2. 2. 3. La rhétorique selon Valéry.

C’est la rhétorique des figures qui l’intéresse, mais il la

connaît peu:

« Où trouve-t-on ces définitions de figures de rhétorique, et

quel est le livre à consulter sur l’ancienne théorie de la rhétori-

que?

J’ai souvent eu l’envie de reprendre cette analyse antique mais

d’abord faudrait-il la connaître et je ne sais où la trouver. J’ai

la rhétorique d’Aristote où il n’y a rien »479

L’idée qu’il s’en fait recoupe ses théories poétiques: on a vu

que le langage poétique exploite le potentiel sémantique qui

est laissé de côté par la langue commune fixant le sens et la

pensée, et empêchant qu’on explore ce sens et cette pensée

plus avant. Il semble que pour Valéry, les figures rhétoriques

soient les instruments de cette découverte:

« Que si je m’avise à présent de m’informer de ces emplois, ou

plutôt de ces abus de langage, que l’on groupe sous le nom

vague et général de ‘‘figures’’, je ne trouve rien de plus que les

vestiges très délaissés de l’analyse fort imparfaite qu’avaient

tentées les Anciens de ces phénomènes ‘‘rhétoriques’’. Or ces

figures, si négligées par la critique des modernes, jouent un

rôle de première importance, non seulement dans la poésie dé-

clarée et organisée, mais encore dans cette poésie perpétuel-

lement agissante qui tourmente le vocabulaire fixé, dilate ou

restreint le sens des mots, opère sur eux par symétrie ou

479Oe., II, p. 1575. [lettre à Pierre Louÿs,1917]

131

conversions, altère à chaque instant les valeurs de cette mon-

naie fiduciaire et [...] engendre cette variation de la langue qui

la rend insensiblement tout autre. Personne ne recherche dans

l’examen approfondi de ces substitutions, de ces notations

contractées, de ces méprises réfléchies et de ces expédients

[...] les propriétés qu’ils supposent et qui ne peuvent pas être

très différentes de celles que met parfois en évidence le génie

géométrique et son art de créer des instruments de pensée de

plus en plus souples et pénétrants »480.

Le matériel rhétorique constitue visiblement pour Valéry un

véritable outil de travail pouvant opérer sur le sens véhiculé

par les mots, en le dilatant ou en le restreignant.

La figure permet ainsi de corriger le langage commun, et

corollairement, les erreurs qu’il charrie. Ceci est proche de la

problématique développée au point II. 3. 3. 2. 2a (la poésie

comme langage autotélique) où l’on a vu que l’étrangeté du

langage poétique rapprochait de la vérité. Si cette étrangeté

du langage poétique se manifeste par la figure rhétorique,

alors la figure elle aussi est un vecteur de vérité. Ce dernier

point serait corroboré par cet extrait qui lie langage figural et

langage originel:

« La formation des figures est indivisible de celle du langage

lui-même, dont tous les mots ‘‘abstraits’’ sont obtenus par

quelqu’abus ou quelque transport de signification, suivi d’un

oubli du sens primitif. Le poète qui multiplie les figures ne fait

donc que retrouver en lui-même le langage à l’état nais-

sant »481,

480VALERY, Paul, « Questions de poésie », Oe., I,, p. 1290. (Je souligne). 481VALERY, Paul, « Enseignement », Oe., I, p. 1440. (Je souligne)

132

et par le suivant, qui semble voir dans la métaphore un ins-

trument de la pensée rigoureuse:

« Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose, se

met en vers. [...] Ce sont ces idées qui ne sont possibles que

dans un mouvement trop vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la

pensée. La métaphore, par exemple, marque [...] une hésita-

tion entre plusieurs expressions d’une pensée, une impuis-

sance explosive et dépassant la puissance nécessaire et suffi-

sante. Lorsqu’on aura repris et précisé la pensée jusqu’à sa ri-

gueur, jusqu’à un seul objet, alors la métaphore sera effacée,

la prose reparaîtra »482

Autrement dit, tant que la pensée n’est pas parfaite, il faut

utiliser la métaphore (et plus généralement la poésie rhétori-

que) plutôt que la prose nue (le langage commun). Valéry

semble voir la métaphore comme une avancée dans la pensée

non recouverte par le langage commun. La figure fait se re-

joindre des mots aux sens éloignés livrant ainsi le sens poten-

tiellement contenu dans leur écart:

« Une suite de mots est discontinue par rapport à la variation

de la pensée. L’existence du lecteur consiste à rendre cette

suite continue en remplissant les intervalles de mots (ou plutôt

des impressions psychologiques nées des mots) à l’aide de ses

propres idées. Il insère entre les impressions plus ou moins

voisines des phénomènes mentaux plus ou moins abondants.

Si les intervalles paraissent trop grands, il y a incohérence, in-

compréhension chez le lecteur. S’ils paraissent trop petits, il y

a naïveté, tautologie, pléonasme. La valeur des phrases se

fonde ainsi sur la différence des mots considérés [...]. De ce

482VALERY, Paul, « Mémoires du poéte », Oe., I, p. 1450. (Je souligne)

133

point de vue [...] la différence des mots fait la valeur de la

phrase »483.

Il y a donc création d’idées chez le lecteur qui essaie de

‘‘remplir’’ l’intervalle sémantique entre les impressions psy-

chologiques créées par les mots. Köhler écrit ainsi que pour

Valéry, la tâche de la rhétorique sera d’essayer de rendre in-

telligibles des « combinaisons non-viables ».484 La figure est

ainsi une sélection de certains sèmes du mot peu utilisés dans

le langage courant, et la combinaison en poésie de ces sèmes

particuliers crée des pensées nouvelles.

On peut comparer cette idée à celle de Jean Cohen, pour

qui, explique Lefèbve, « le discours quotidien est simplement

constitué de dénotations qui s’enchaînent mécaniquement

[...] tandis que le discours poétique, lui, introduit d’abord des

écarts entre les dénotations [...] qui sont source

d’inintelligible. Il s’agira donc de rétablir la cohérence du

texte par une ‘’réduction’’ qui ne peut s’accomplir qu’en pas-

sant du champ conceptuel au champ connotatif et affec-

tif »485. La différence est que la ‘’réduction’’ doit s’opérer pour

Valéry dans le champ conceptuel, qui s’en trouve ainsi explo-

ré.

On trouve une autre définition de la figure dans les Cahiers:

« Toute combinaison qui entraîne pour avoir un sens modification du sens

le plus fréquent est figure »486

483VALERY, Paul Cahiers, II, p. 283. 484KOHLER, Harmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’oeuvre lyrique à

la lumière des Cahiers, p.132. 485LEFEBVE, Maurice-Jean, Structure du discours de la poésie et du récit, p.

78. 486Cahiers, éd. C.N.R.S., XIX, p. 170, cité par KÖHLER, Hartmut, Paul Valé-

ry. Poésie et connaissance. L’Oeuvre lyrique à la lumière des Cahiers, p. 145.

134

Cette définition valéryenne n’est pas très éloignée de celle

du trope par Fontanier, pour qui « ce qui fait le trope, ce n’est

pas comme le dit Du Marsais, de tenir la place d’une expres-

sion propre, mais d’être pris dans un sens différent du sens

propre (du sens propre primitif), d’être pris dans un sens dé-

tourné487.

Il faut aussi souligner que Valéry considère les figures

comme l’apanage de la poésie: le langage commun a en effet,

selon lui, perdu tous ses ornements sous l’effet de

l’industrialisation du monde:

« Aujourd’hui, ce plaisir [de parler] cède à la hâte; notre pa-

role ne consiste guère que dans une rapide signification aussi

nue et prompte que possible. Pour un peu, nous parlerons par

initiales. D’ailleurs [...] le téléphone n’est pas non plus un ins-

trument de beau langage [...] , les métiers d’art [...]

n’apportent plus au langage ces mots et ces tours savoureux

qu’ont remplacés les termes baroques ou lourdement abstraits,

que la politique et la technique nous infligent tous les jours

[...], l’intégrité même de l’esprit est en cause »488.

« A quoi il est trop facile de répondre, dirait Paulhan, que le

langage le plus naturel et spontané est au contraire fait de

figures. Métaphore, allégorie, métonymie, disait Montaigne,

ce sont titres qui touchent le babil de votre chambrière »489.

487FONTANIER, cité par TODOROV, Tzvetan, « Fin de la rhétorique », dans

Théories du symbole, p. 110. 488Oe., I, p. 1385. 489PAULHAN, Jean, Oe., II, « Traité des figures », p. 227. [Paulhan répon-

dait ici à Du Marsais]

135

III. 2. 2. 2. 4. Comparaison de ces conceptions .

III. 2. 2. 2. 4. 1. Différence d’objets.

.

Valéry réduit la rhétorique aux seules figures (et

n’envisage pas l’étude des lieux communs). Sa rhétorique re-

couvre donc la rhétorique scolaire, qui n’intéresse guère Paul-

han: « les figures ont pour seule caractéristique les réflexions

et l’enquête que poursuivent à leur propos les seuls rhétori-

queurs »490. Pour Paulhan, la rhétorique au second sens du

terme a pour objet non seulement l’étude des figures, mais

aussi des lieux et autres conventions. Mais la rhétorique paul-

hanienne (3ème acception) est l’équivalent d’une philosophie:

elle serait peut-être bien « une philosophie et une pratique de

l’expression et de la réflexion »491. « Il n’est pas de science

plus banale que la rhétorique [...] aussi banale que de parler,

car elle est parler; aussi banale que d’écrire, car elle est

écrire; car elle est à peine un peu plus d’attention donnée à

l’écrire, au parler »492. Elle serait l’exercice d’équilibre entre la

« tentation de la pensée » qui nous fait croire que toutes les

idées s’expriment naturellement comme on respire, et celle

du « pouvoir des mots » qui nous incite à tenir toute expres-

sion pour une habitude, une lâcheté, un mensonge »493.

490PAULHAN, Jean, Traité des figures, p. 129. Déjà cité par TODOROV, id.,

p. 130. 491C’est le titre de la thèse de Maurice-Jean Lefèbve. 492LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 197.

136

III. 2. 2. 2. 4. 2. Différence des buts

Pour Valéry, la rhétorique (1ère acception) a un but bien

plus vaste que la maîtrise du langage, qui permettrait

l’expression de la pensée, elle contribue à l’exploration, à la

découverte de la pensée.494.

Pour Paulhan, le rhétoriqueur (seconde acception) s’emploie

à « citer et décrire par le détail les lieux, les arguments et les

figures diverses de l’expression [...] pour régle[r] les princi-

pales difficultés langagières »495, et permettre d’écrire et de

parler sans souci, « comme s’il n’y avait pas eu de lan-

gage »496.

III. 2. 2. 2. 4. 3. Figures, lieux communs et conventions selon

Valéry et Paulhan

a) Selon Valéry, l’étude des figures n’a pas pour but,

comme chez Paulhan, de libérer la pensée de tout souci de

langage, mais d’explorer la pensée. Valéry s’éloigne ainsi du

portrait du rhétoriqueur tel que le dépeint Paulhan, et se rap-

493Id., p 198-199. 494Paulhan avait déjà décelé ce projet du rhétoriqueur: « qui nous an-

nonce d’abord les plus beaux sujets qui soient, et les plus graves: la connaissance du langage, et des liens qui l’unissent à notre pensée; si le livre est un peu plus ancien, cela va jusqu’à la révélation des lois et de la nature même du monde. Cependant, poursuit-on la lecture, ce ne sont que règles abusives, termes baroques, lois arbitraires, conseils trop évi-dents » (PAULHAN, Jean, Oe., II, « Traité des figures », p. 197.)

495PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 144. 496Id., p. 120.

137

proche du Terroriste, « misologue », pour qui le langage est

essentiellement dangereux pour la pensée »497.

b) Les conventions.

Valéry, on le sait, est féru des conventions poétiques les

plus strictes, mais ce n’est pas, une fois encore, pour la

même raison que le rhétoriqueur paulhanien, mais pour auto-

nomiser le langage poétique par rapport à d’autres produc-

tions linguistiques, et en faire un instrument de découverte de

la pensée, projet éminemment terroriste.

c) Les lieux communs, les clichés et les « grands mots ».

Cette question n’est pas abordée telle quelle par Valéry,

mais on peut réunir des éléments qui y répondent indirecte-

ment. Ce point fera l’objet de la section suivante, où je vou-

drais mettre en exergue le terrorisme de Valéry dans les Ca-

hiers.

III. 3. Valéry terroriste

Je vais répertorier les principales caractéristiques du terro-

risme et montrer comment elles s’actualisent en Valéry.

III. 3. 1. Philosophie du langage terroriste

Pour le Terroriste, « l’idée vaut mieux que le mot et l’esprit

que la matière »498. Les extraits des Cahiers traitant du rap-

port du langage à la pensée dégagent bien à ce propos une

497Id., p. 64.

138

philosophie terroriste. Il y a d’ailleurs des analogies certaines

entre la pensée de Valéry et celle de Bergson, que Paulhan

nomme le philosophe de la Terreur499.

III. 3. 2. Le dégoût des lettres

« Il semble enfin que l’on ne puisse être honnête littéra-

teur, si l’on éprouve pour les lettres du dégoût » écrit Paulhan

dans son Portrait de la Terreur500. Ce dégoût est un corollaire

obligé du point précédent: la doctrine selon laquelle l’esprit

est opprimé par le langage réduit « les lettres [...] à quelque

amas de lâchetés, d’abandons »501. Ce dégoût est bien celui

de Valéry (on l’a vu plus haut), qui se refuse d’écrire pendant

vingt ans, avant de publier La Jeune Parque, poème qualifié

par Valéry d’exercice, -terme qui a d’ailleurs étonné Paul-

han502- soulignant ainsi le peu d’importance qu’il accorde aux

lettres.

498PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 64. 499PAULHAN, Jean, « La Terreur trouve son philosophe », dans Les Fleurs

de Tarbes, pp. 58-61. (« Notre vie intérieure, si l’on en croit Bergson, ne par-vient pas à l’expression sans laisser en route le plus précieux d’elle-même ». Ibid. ,p. 58). On peut souligner la parenté des idées de Valéry avec la philo-sophie de Bergson: la « continuité » de la pensée et du monde que souhaite atteindre Valéry rappelle la connaisssance métaphysique de Bergson bloquée, selon lui, par le langage qui ne saurait conduire à la vérité car les mots, éti-quettes sur les choses, n’expriment que des concepts crées par la routine so-ciale. Il faut donc, pour Bergson, dépasser ce verbalisme pour reprendre contact avec la chose en usant d’un langage métaphorique pour déjouer les concepts figés. Valéy estproche de cet idée qu’au vrai réel qui est « le flux, [...]la continuité de transition, [...]le changement lui-même », on substitue, par le langage notamment, « un extrait fixé, désseché; vidé, un système d’idées générales abstraites »(BERGSON, Henri, La pensée et le langage, p. 14, cité par BELAVAL, Yvon, Les philosophes et leur langage, p. 43.

500PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 17. 501Id., p. 58. 502Paulhan écrivait à Valéry après la parution de La Jeune Parque: « Votre

oeuvre et la confiance que je place en elle me semblent uniques au point que me surprend tout jugement porté par vous sur quelque écrivain [...]. Ainsi La

139

Le Terroriste croit donc que l’essentiel de la pensée

s’évanouit par le langage. S’il écrit encore malgré cela, il es-

saie de saisir une pensée qui n’a plus rien à voir avec la pa-

role (Paulhan cite ici le « Terroriste » Gabriel Marcel): « [le

poète saisit] sous les joies et les tristesses qui peuvent à la

rigueur se traduire en paroles, [...] quelque chose qui n’a plus

rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de

respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses senti-

ments les plus intérieurs »503. Valéry, lui ,aussi, recherche

dans la poésie ce non-langage qui laisserait s’exprimer la

pensée et essaie par la poésie de dire « ces choses ou cette chose,

que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les

baisers, les soupirs, etc.[...] »504 et « ces sensations ressenties dans le

secret ».(cf. La poésie comme métaphysique biologique)

III. 3. 3. Refus des lieux communs, des clichés,

des grands mots.

Si l’on répertorie les occurrences de ces notions dans Les

Fleurs de Tarbes, on voit que Paulhan les regroupe sous le

même domaine de la rhétorique: « tout mot devient suspect

s’il a déjà servi; tout discours, s’il reçoit d’un lieu commun sa

Jeune Parque m’apparaît tantôt comme une seule et simple phrase, que ter-mine sa part concrète -et tantôt j’éprouve, dans le premier mot rencontré, d’immenses et continus déplacements de phrases et de discours. Je ne puis alors dépasser ce mot. Ce terme d’ ‘‘exercice’’ seul m’a étonné. » (Lettre du 6 septembre 1918, citée par NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 110.)

503MARCEL, Gabriel, cité par PAULHAN, Jean, id., p. 59. 504Oe., II, p. 547. Pour Jarrety, on doit voir dans cette poésie « un point

extrême où commande la pensée rabattue sur elle-même, qui devient le réel du texte. » (JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p. 93.)

140

clarté »505, « que le Terroriste s’applique donc à fuir [...] les

expressions toutes faites506 », « le proverbe »507, « cliché,

grands mots, lieux communs »508, les mots abstraits comme

« démocratie, infini, liberté, justice »509.

505PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 32. (Je souligne, ainsi que dans les

citations suivantes) 506Id., p. 40. 507Id., p. 41. 508Id., p. 54. 509Id., p. 63.

141

Quelle est la position de Valéry?

a) Le lieu commun.

A première vue, Valéry ne suit pas les Terroristes à ce pro-

pos, eux pour qui « en art, tout ce qui n’est pas nouveau est

négligeable »510. Il est beaucoup plus prudent:

« Le nouveau est, par définition, la partie périssable des cho-

ses. Le danger du nouveau est qu’il cesse automatiquement de

l’être et qu’il le cesse en pure perte. [...] Chercher le nouveau

en tant qu’artiste, c’est ou bien chercher à disparaître, ou

chercher sous le nom de nouveau, tout autre chose, et se livrer

à une méprise »511

Perrin-Naffakh cite cet extrait à propos de la mise en ques-

tion par Valéry de la valeur réelle de l’originalité:

« Les chinois sont profondément réalistes, qui n’estiment pas

un poète d’être original mais placent sur tout leur plaisir, et

jusqu’au plaisir [sic] de réentendre et de reconnaître »512.

Mais ceci n’empêche pas Valéry d’accuser Baudelaire de pla-

giat:

« Quelques poèmes des Fleurs du Mal tirent des poèmes de

Poe leur sentiment et leur substance. Quelques-uns contien-

nent des vers qui sont d’exactes transpositions »513

510DE GOURMONT, Rémy, Esthétique de la langue française, p. 320. 511« Tel Quel », Oe., II, p.560. 512Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1001, cité par PERRIN-NAFFAKH, Nicole, Le

cliché de style en français moderne, p. 274. 513 « Situation de Baudelaire », Oe., I, p. 607.

142

« Or Baudelaire, quoique illuminé et possédé par l’étude de

Principe poétique [...] n’a pas inséré sa traduction de cet essai

dans les oeuvres mêmes d’Edgar Poe; mais il en a introduit la

partie la plus intéressante à peine défigurée et les phrases in-

terverties, dans la préface qu’il a placée en tête de sa traduc-

tion des Histoires extraordinaires.»514

et d’encenser par ailleurs les oeuvres ex nihilo d’un Bach:

« Une oeuvre de musique absolument pure, une composition

de Sébastien Bach, qui n’emprunte rien au sentiment, mais qui

construit un sentiment sans modèle, [...] une immense valeur

tirée du néant »515

Mais ce n’est pas ici que le rejet valéryen du « déjà-dit »

est le plus marqué.

b) Les expressions toutes faites

Sur ce point, Valéry n’est pas si éloigné -en moins polémi-

que- de la position défendue par Rémy de Gourmont dans

l’extrait suivant: « Que l’on se figure donc un atelier typogra-

phique où les casses, organismes géants, contiennent, non

pas des lettres, non pas des mots entiers, comme on l’a expé-

rimenté, mais des phrases; cela sera à l’image de certains

cerveaux »516

Dans le chapitre précédent, on a vu que Valéry voulait rom-

pre avec la coutume linguistique, les automatismes de tous

514Id. p. 608. 515 « Stéphane Mallarmé », Oe., I, p. 676. (Je souligne) 516DE GOURMONT, Rémy, Esthétique de la langue française, p. 304.

143

ordres, les phrases toutes faites, par le « style le plus vou-

lu ». Valéry voyait dans ces automatismes une forme de pa-

resse, idée que l’on trouve aussi chez les Terroristes: « Il

pèse sur l’écrivain de clichés un reproche de paresse ou de

facilité »517. Il faut dès lors tendre à la constitution de sa pro-

pre langue: « écrire », dit Gourmont, « c’est parler au milieu

de la langue commune un dialecte particulier et unique »518.

Cette recherche de l’idiolecte est aussi valéryenne: il remo-

dèle son propre dictionnaire et veut constituer une langue ar-

tificielle. Il est intéressant de remarquer qu’Henry ait défendu

l’originalité du vocabulaire poétique contre Guiraud, pour qui

le lexique du poète est nourri de Mallarmé519. Que la question

de l’originalité lexicale de la poésie valéryenne soit posée est

déjà un signe que la communauté linguistique est problémati-

que.

c) Les mots abstraits.

La Terreur n’aime pas les « grands mots », « que nous ne

connaissons pas » (dit Péguy), « ceux dont l’apparition éteint

notre réflexion ou notre pensée » (Duhamel), « ceux qui sont

privés de tout rapport avec les faits réels qu’ils devaient signi-

fier » (Bloch)520. Valéry n’aime pas non plus ces termes abs-

traits dont le sens ne correspond pour lui à aucune réalité, qui

517PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 40. 518DE GOURMONT, Rémy, La Culture des Idées, cité dans les Fleurs de Tar-

bes, p. 40. 519HENRY, Albert, Valéry a-t-il emprunté à Mallarmé son vocabulaire poéti-

que? . 520PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 62.

144

sont « sans encaisse expérimentale ». (Il rejoint là le repro-

che de Bloch).

Après avoir montré que les refus valéryens rejoignent ceux

des Terroristes, on peut conclure, à mon avis, que la Terreur

des Fleurs de Tarbes trouve une belle illustration dans la pen-

sée valéryenne. On pourrait se demander ce qu’aurait pensé

Paulhan des Cahiers, et s’il aurait encore classé Valéry parmi

les rhétoriqueurs. C’est sans doute là une fausse question,

parce que, d’une part, il faut se demander avec Paulhan si

« une lettre privée, une note inédite serait [...] plus révéla-

trice que l’oeuvre publique. On a mille et cent mille exemples

du contraire. Mais c’est l’un des effets de l’indiscrétion mo-

derne que les brouillons d’un auteur, comme les aventures de

sa vie, semblent tenir les explications de ses oeuvres »521. Et

d’autre part, parce que Paulhan conçoit la rhétorique et la

Terreur comme des mouvements complémentaires, même si

l’un domine l’autre dans telle ou telle oeuvre: « Que si la Ter-

reur est à la fois l’état où nous jette la Rhétorique, mais l’état

aussi que la Rhétorique par avance nous annonçait, sans

doute est-elle, plus que sa suite ou son effet, son inten-

tion »522.

« Il serait peu de dire que la Terreur connaît la Rhétorique:

elle procède d’elle et la suit pas à pas; elle n’en finit pas de la

connaître et de la réfuter »523. « Le Terroriste est lui-même

521Chroniques de Jean Guénin [pseudonyme de Jean Paulhan], I, p. 77. 522PAULHAN, Jean, La rhétorique renaît de ses cendres, Oe., II, p. 165. Si

l’intention de la Terreur est de « s’exprimer comme s’il n’y avait pas eu lan-gage », alors la Rhétoprique répond à cette intention, puisqu’elle fixe les conventions du langage pour qu’on puisse les oublier.

523PAULHAN, Jean, La rhétorique renaît de ses cendres, Oe., II, p. 160.

145

cet esprit pur, infiniment libre de langage, qu’appelait le rhé-

toriqueur »524

L’oeuvre valéryenne serait un exemple de cette dialectique:

les Cahiers terroristes (à la recherche d’une pensée pure) ap-

pellent la poésie rhétorique (qui fixe les conventions du lan-

gage pour laisser parler cette pensée pure). Ceci corroborerait

l’idée selon laquelle la poésie serait pour Valéry une réalisa-

tion détournée de son projet de langage absolu, qui devait

représenter la pensée. On comprend aussi que Breton -

surréaliste terroriste- soit fasciné par le Valéry terroriste des

Cahiers, mais le condamne pour ses compromissions en ter-

rain rhétorique avec la parution de poésies néo-classiques.

III. 4. Lecture bakhtinienne du terro-

risme

III. 4. 1. Comparaison entre Bakhtine et Paul-

han

Je voudrais comparer ici quelques aspects de la théorie de

Bakhtine et de Paulhan, en m’attardant spécialement sur

l’étude du premier intitulée « Discours poétique et discours

romanesque »525 datant de 1934-1935, et sur les Fleurs de

Tarbes, en chantier depuis 1928 dans la N.R.F. et achevée en

1945526. Je me servirai ensuite de ces points de comparaison

524PAULHAN, Jean, « La demoiselle aux miroirs », Oe., II, p. 171. 525Tiré de « Esthétique et théorie du roman ». 526Nash établit déjà un lien entre Paulhan et Bakhtine: « [Paulhan]

pourrait dire, avec Bakhtine: ‘‘ma voix peut n’avoir qu’un sens qu’à tra-

146

pour tirer de nouvelles conclusions sur la théorie linguistique

de Valéry.

III. 4. 1. 1. Le principe dialogique dans les Fleurs de

Tarbes

Pour Paulhan et Bakhtine, tout discours s’inscrit inélucta-

blement dans le déjà-dit. Paulhan explique que l’asphyxie des

Lettres est due au refus de la Terreur d’accepter cette pré-

misse: « pour eux, tout se passe comme si la littérature ve-

nait peser de son poids sur chaque nouvel écrivain »527, et

comme si « le poids des mots était écrasant »528. Cette politi-

que ne peut aboutir selon Paulhan qu’à la tératologie des Let-

tres529, car elles se retrouvent « restreintes [...] à l’espace de

sentiment, ou le langage n’a pas encore trop servi »530.

Pour Paulhan, on peut échapper à cette asphyxie en accep-

tant le langage et les lieux communs: « le défaut dont nous

faisons grief aux clichés [...] cesse d’exister, sitôt que nous

cessons de leur en faire grief »531, « la poésie, c’est aussi

voir avec fraîcheur ce que chacun voyait »532. Il est d’ailleurs

impossible d’échapper à cette communauté de langage et de

vers d’autres voix’’, ou bien ‘‘autant le monde a-t-il besoin de mon alté-rité pour lui donner un sens, autant ai-je besoin de l’expression des au-tres pour me créer moi-même’’ » (NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Va-léry, p. 122.)

527PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 44, qui cite Jean Prévost: « Tout cela est l’imprimé né d’un autre imprimé ».

528Id., p. 137. 529 »Ainsi la littérature en période de Terreur accueille-t-elle volontiers, si

elle ne va pas jusqu’à les appeler- comme les sports semblent parfois encou-rager les champions difformes, coureurs cagneux, cyclistes poitrinaires- des poètes fous et des logiciens absurdes, de petits ou grands Satans de l’encrier ». (Fleurs de Tarbes, p. 154)

530Id., p. 135. 531Id., p. 162.

147

pensée: même le Terroriste qui recherche une parole débar-

rassée du poids de cette communauté utilise le langage com-

mun dans sa recherche: « Fuyez langage, il vous pour-

suit »533.

Cette inscription du texte dans le déjà-dit est un des grands

thèmes de Bakhtine: « entre [...] tout discours et son objet

[...] se tapit le milieu mouvant souvent difficile à pénétrer,

des discours étrangers sur le même objet »534, « l’orientation

dialogique du discours est, naturellement, un phénomène

propre à tout discours »535, « dans la langue, il ne reste aucun

mot, aucune forme neutre, n’appartenant à personne: toute

la langue s’avère être éparpillée, transpercée d’intentions, ac-

centuée »536. Paulhan et Bakhtine ont tous deux recours à la

langue adamique pour illustrer cette utopie du discours qui

échappe totalement au discours d’autrui, au déjà-dit: « seul

Adam le solitaire pouvait éviter totalement cette orientation

dialogique sur l’objet avec la parole d’autrui ». Bakhtine illus-

tre ainsi l’espoir des Terroristes tel que le décrit Paulhan:

« telle est aussi la nostalgie ordinaire de la Terreur: cette

hantise d’une langue innocente et directe, d’un âge d’or où

[...] chaque terme serait appelé, chaque verbe ‘‘accessible à

tous les sens’’ »537.

532Id. p. 86. 533Id. p. 136. 534BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 100 535Id., p. 102 536Cité par TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, p. 89. 537PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 142. [Paulhan cite Rimbaud].

148

III. 4. 1. 2. Hétérologie

Paulhan conçoit la langue comme un milieu dynamique,

stratifié socialement: « il est un langage qui prend à chaque

instant, devant nous, origine, ou le tente du moins. Toute fa-

mille, tout clan, toute école forme ses ‘‘mots’’, et ses locu-

tions familières, qu’elle charge d’un sens, secret pour

l’étranger. Ainsi en va-t-il encore, dans une société plus éten-

due, des slogans, des plaisanteries à la mode, des scies: au-

tant de termes nouveaux que l’on voit naître, se charger

d’illusions, gagner un sens simple et le plus souvent disparaî-

tre »538.

Cette idée qu’à la stratification sociale correspond une stra-

tification linguistique est proche de l’hétérologie de Bakhtine,

mot désignant la « diversité irréductible des types discur-

sifs »539. Aux yeux de Bakhtine, il y a une stratification pro-

fessionnelle et sociale du langage, « formant des parlers

neufs et socialement typiques »540.

Face à cette diversité linguistique, tout se passe, écrit Paul-

han, « comme s’il n’était pas d’observation pure du langage,

mais qu’un jeu de reflets et de glaces nous montrât cons-

tamment dans ce langage (et dans les Lettres) le reflet même

du mouvement par quoi nous l’approchons »541. C’est aussi ce

que dit Bakhtine: « Il pourrait sembler que le terme lui-même

‘‘langage’’ perde ici tout son sens, car apparemment il

n’existe pas de plan unique de comparaison pour tant de

‘‘langages’’. En réalité il y a tout de même un plan commun

538Id., p. 89. 539TODOROV, Tzvetan, id., p. 89. 540BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 112.

149

[...]: tous les langages du plurilinguisme sont [...] des formes

de son interprétation verbale [...] »542. Pour tous les deux, la

pluralité d’utilisation du langage se reflète dans ce dernier.

Paulhan voit dans la littérature un point de convergence de

cette pluralité: l’écrivain est le « spécialiste de l’expression,

et rompu aux divers modes, aux illusions de cette expres-

sion »543. Les Fleurs de Tarbes proposent même l’image de

l’écrivain comme artisan de tapisseries544, suggérant l’idée

d’un entrelacement des langages dans l’oeuvre littéraire. Aux

yeux de Bakhtine, la littérature et particulièrement le roman

est aussi le lieu où se révèle la multiformité sociale plurilin-

gue, « tous les langages du plurilinguisme [...] se rencontrent

et coexistent dans la conscience créatrice du romancier »545.

Il y a cependant une différence à souligner: Bakhtine oppose

le roman plurilingue, hétérologique, dialogique ou polyphoni-

que au discours « total » de la poésie546 qui n’exploite pas ar-

tistiquement le dialogisme intérieur du discours, au contraire

de la prose547. Paulhan ne distingue pas à ce niveau le roman

et la poésie dans les Fleurs de Tarbes. L’extrait suivant décrit

541PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 162. Cf. aussi p. 128: « Etrtange

domaine, où l’objet aussitôt se conforme à notre regard ». 542BAKHTINE, id., p. 113. 543PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 123 544Id. p. 109. 545BAKHTINE, , id., p. 113. 546DOMINICY, Marc, Y a-t-il une rhétorique de la poésie?, p. 60. 547TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, p. 101. Ce passage est assez

clair: « [En poésie], chaque mot doit exprimer de manière immédiate et di-recte le dessein du poète; il ne doit exister aucune distance entre le poète et son discours.[...] [le prosateur en revanche] ne parle pas la langue, dont il s’est plus ou moins détaché, mais parle comme au travers de la langue, la-quelle est quelque peu épaissie, objectivée, éloignée de ses lèvres » (BAKH-TINE, cité par TODOROV, id, p. 102.). Mais dans un texte postérieur, Bakhtine semble remettre en question la monophonie du discours poétique: « La voix authentiquement créatrice ne peut jamais être qu’une voix seconde dans le discours » (cité par TODOROV, id., p. 106)

150

d’ailleurs la poésie -ancienne, il est vrai- comme énoncé lar-

gement polyphonique: « les anciens poètes recevaient de tou-

tes parts proverbes, clichés, et les sentiments communs. Ils

accueillaient l’abondance et la rendaient autour d’eux »548.

548PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 31

151

III. 4. 1. 3. Le cliché comme lieu polyphonique

.

Pour Bakhtine, la langue est faite de toutes sortes de mots

préfabriqués, de segments de discours qui se figent. Cette

idée est reprise par Smith, qui définit le discours préfabriqué

comme « une structure verbale préassemblée utilisée ensuite

comme un discours naturel »549, discours naturel qui procède

en grande partie « de formules verbales, -phrases conven-

tionnelles, expressions idiomatiques, et même des phrases

entières - que l’on a utilisé et entendu antérieurement à plu-

sieurs reprises »550.

Dominicy écrit que ces discours préfabriqués tendent à

s’assimiler au mot (on ne passe pas par le sens littéral des

mots pour comprendre un proverbe ou une expression figée)

et provoquent un « effet de polyphonie », c’est-à-dire « qu’ils

se voient fréquemment attribués à un énonciateur universel

et anonyme que le locuteur met en scène »551.

Ces idées d’assimilation de ce type de discours au mot et

d’effet de polyphonie se retrouvent chez Paulhan, dans ses

travaux sur le cliché et le proverbe. Le cliché, je le rappelle,

recouvre les phrases toutes faites, les lieux communs, les

proverbes, les expressions idiomatiques et les « grands

mots », appelés aussi « mots usés », « mots abstraits », ou

« mots puissants »552.

549SMITH, Barbara, On the margin of discourse, p. 59. 550Id., p. 60. 551DOMINICY, Marc, Y a-t-il une rhétorique de la poésie?, p. 60. 552PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 28 et 56. Les exemples de ces

grands mots sont, p.56: « guerre d’idéologie, renégat, futurisme, liberté, éga-lité, fascisme, Société des Nations, religion, ordre, armée » et p.76: « tradi-tion, révolution, roman-feuilleton,pièces d’idées... »

152

L’assimilation du mot au cliché: ceci ne joue pas, évidem-

ment, pour la dernière catégorie des mots abstraits, qui sont

déjà des items minimaux. La phrase de Breton citée plus haut

faisait déjà allusion à l’intérêt de Paulhan pour ce mécanisme.

Dans l’Expérience du proverbe, Paulhan explicite cette analo-

gie entre ce discours préfabriqué qu’est le proverbe et le mot:

« C’est la phrase proverbiale entière que je devais me rappe-

ler, comme si elle n’eût été qu’un seul mot [...] un tout, un

bloc, qu’il me fallait saisir tout entier d’un coup »553. Le rap-

port entre le sens du proverbe et celui des mots le composant

est non-littéral: « Le sens de chacun des mots [du proverbe]

doit être moins présent que je ne l’imaginais »554. L’idée du

proverbe « est attachée, comme une étiquette, à cette phrase

inerte, et sans rapport intérieur avec elle »555(« inerte » sou-

ligne le figement de ce discours).

Cette assimilation vaut aussi pour l’expression idiomatique:

pour Paulhan, l’expression roman-feuilleton est un « mot tout

fait »556. Même chose pour le lieu commun: langueur mysté-

rieuse peut « s’entendre d’abord en cliché, comme un seul

mot, puis en deux mots, comme une opinion »557.

L’effet de polyphonie: les clichés sont des lieux chargés de

la parole d’autrui. Les lieux communs, par exemple, « sont

par excellence une expression oscillante et diverse, qui prête

à double ou quadruple entente, et comme un monstre de lan-

553PAULHAN, Jean, Expérience du proverbe, p.111. (Je souligne) 554Id. p. 104. 555Id., p. 115. 556PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 77. 557Id., p. 143.

153

gage et de réflexion »558. Le cliché peut559 ainsi mettre en

scène à son endroit une multitude de discours qui lui sont at-

tachés. Le dégoût des Terroristes à l’égard de ces proverbes,

expressions idiomatiques -dû, selon eux, à la vacuité séman-

tique- est lié au dégoût qu’ils éprouvent pour les discours

communs: « le dégoût des clichés se poursuit en haine de la

société courante et des sentiments communs »560. La Terreur

voit une dégradation de la pensée là où le discours met en

scène un « énonciateur universel » qui valide ce discours.

(« D’où vient sans doute que [ce cliché] marque fortement la

mémoire, étant le signe d’un triomphe»)561. La méfiance ter-

roriste à l’endroit des mots usés, abstraits, puissants est du

même ordre: ces mots -démocratie, infini- sont eux aussi po-

lyphoniques: ils sont « alourdis » des discours d’autrui atta-

chés à leur objet. Dans la phrase: « Ah! Cette jeunesse! », ou

celle-ci: « Cause toujours, avec ton libéralisme », le mot abs-

trait (qu’on aurait tendance à prononcer sur un ton un peu

théâtral) fait entrer dans le sillage de la phrase les discours

constitués par d’autres énonciateurs à l’égard de l’objet. Le

« grand mot » des Terroristes est donc bien un mot qui peut

éveiller plus facilement les discours d’autrui. C’est ce qui pro-

voque leur rejet par la Terreur. Ce n’est pas, comme ils le

prétendent, leur manque de sens qui les révulse, mais ce sont

les discours d’autrui derrière ce mot qu’ils ne veulent pas ava-

liser en les employant.

558Id., p. 139. 559Il peut aussi ne pas faire apparaître ces discours d’autrui, dans le cas de

la réinvention du cliché, par exemple. 560PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 31. 561Id., p. 164.

154

III. 4. 2. Le Terrorisme valéryen comme

refus du principe dialogique

Cette lecture en vis-à-vis de Paulhan et de Bakhtine peut

profiter à l’analyse des positions valéryennes: on a vu qu’il

était proche de certaines positions terroristes, et partageait

notamment le refus des clichés. Je crois que l’explication est

la même: Valéry évite les énoncés trop chargés des discours

d’autrui. Sa critique du mot abstrait est assez claire à ce pro-

pos: il le trouve trop « fiduciaire », pas assez « expérimen-

tal ». On pourrait lui objecter justement qu’un mot tel que

démocratie est une validation universelle d’une expérience de

la démocratie. Mais Valéry ne veut pas d’une langue qui or-

donne le réel, et qui porte en elle l’expérience humaine de ce

réel, notamment par des mots qui cristallisent ces expérien-

ces. Il cherche au contraire une langue qui représente le réel,

calculant les abstractions à partir du monde concret. Les

sciences humaines ont alors peu de part dans ce projet de

connaissance, mais Valéry disqualifie d’emblée les sciences de

l’histoire, de la philosophie, ou de la psychologie, à cause de

leur manque de réalisme. Dans cette perspective, la possibili-

té d’une représentation rationnelle et abstraite de la réalité

par la langue ne peut qu’être gênée par l’imprégnation du su-

jet social dans la langue. Valéry fuit donc les lieux du langage

où il est très présent (les discours préfabriqués, les grands

mots) et valorise les mots dénotant des faits ou des objets

réels.

155

IV. CONCLUSIONS

La configuration de la réflexion linguistique de Valéry telle

qu’elle s’est esquissée au cours de ce travail s’éloigne de celle

qui se dégageait de certaines critiques: la recherche d’un lan-

gage représentant objectivement le monde, et l’idée d’une

pensée pure indépendante du langage éloigne Valéry de Saus-

sure, dont il s’approche cependant par l’absence de la recon-

naissance d’une communauté de parole.562

Cette volonté, toujours présente chez Valéry, de vouloir

abstraire la langue de son milieu social livre, à mon avis, une

clef importante de son oeuvre: elle permet de comprendre sa

prédilection pour la poésie, ses analogies entre poésie et

mathématiques, sa disqualification du roman, son refus du

langage commun et des automatismes linguistiques, et son

rêve d’une Langue des calculs: tous ces aspects sont les re-

flets du seul projet de trouver une langue bien faite qui repré-

sente la pensée. Si c’est là son dessein, on ne peut assimiler

Valéry à un linguiste: il n’est tel qu’au prix d’un détournement

de sa démarche. Mais dans la mesure où la poésie est vérita-

blement assimilée par lui à une science exacte (les sciences

humaines se rangent au côté du roman, car elles sont fic-

tions), il est tout naturel que ses vues théoriques les plus ré-

562 « [La] linguistique de [Saussure et Bally] ne veut connaître que la

forme abstraite de la langue et rejette la parole en dehors de son objet, sous prétexte que celle-ci est individuelle et donc infiniment variable. » (TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique. p.56).

156

fléchies se soient développées à son endroit563, plutôt que du

côté du langage commun dont il s’agit avant tout de se dépê-

trer ( notamment en exacerbant la dichotomie mallarméenne

)

La comparaison entre Bakhtine et Paulhan a pu montrer en

quoi ce refus d’accepter la communauté de parole,

l’hétérologie, la polyphonie du discours peut générer une crise

du langage, sous-tendue par une philosophie (bergsonienne)

survalorisant la pensée et « aplatissant » le langage.

Il serait sans doute intéressant

de voir comment cette problématique évolue avec la généra-

tion suivante, notamment, peut-être, dans l’analyse de la cor-

respondance entre Jean Paulhan et Francis Ponge, en

s’arrêtant, entre autre sur la conception de rhétorique de ce

dernier.

563Malheureusement, les textes de théorie poétique se constituent souvent

de textes de commande, n’échappant pas à une certaine « esthétique du va-gue », comme l’a appelée Benda, et dont la sincérité doit parfois être mise en doute. Comme l’écrit Paulhan, « il lui arrive aussi de rédiger plus d’une pré-face dont il ne croit pas un mot: il suffit quon lui commande, c’est encore un trait de rhétoriqueur » ( PAULHAN , Jean, Paul Valéry, ou la littérature consi-dérée comme un faux, p.32.)

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