ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato...

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STUDIA ROMANICA Universitatis Debreeeniensis de Ludovico Kossuth nominatae Jtedigit T. GOSILOVICS FRANCISKA SKUTTA ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE MARGUERITE DURAS KOSSUTH LAJOS TUDOMÂNYEGYETEM, DEBRECEN 1981

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Page 1: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

S T U D I A ROMANICA

Universitatis Debreeeniensis de Ludovico Kossuth nominatae

Jtedigit T GOSILOVICS

FRANCISKA SKUTTA

ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE

MARGUERITE DURAS

KOSSUTH LAJOS TUDOMAcircNYEGYETEM DEBRECEN 1981

8113180 PetocircJi Nyomda Kecskemeacutet Felelocircskiadocirc Dr Kocircnya Istvacircn

Introduction

Ce nest pas eacutecrit comme un roman Ccedila veut plutocirct ecirctre un poegraveme disait Marguerite Duras agrave propos de Moderato Cantabile1 et ce roman nest pas le seul de lauteur auquel cette remarque puisse sappliquer En effet les romans de Duras nous offrent un meacutelange frappant dobjectiviteacute et de lyrisme dhistoires souvent banales raconteacutees sur un ton neutre et dune composition dun langage qui donnent une dimension poeacutetique agrave ces oeuvres Plusieurs ouvrages critiques ont parleacute certes dune narration objective chez leacutecrivain dautre part on a souvent analyseacute le langage poeacutetique de ses reacutecits mais il semble que ces deux domaines restent plus ou moins seacutepareacutes dans les eacutetudes2

A nos yeux ils sont pourtant inseacuteparables car cest leur union eacutetrange qui creacutee latmosphegravere speacutecifique des romans de Duras Cest pour essayer de rendre compte de cette atmosphegravere de lapparition simultaneacutee de lobjectiviteacute et de la poeacuteticiteacute dans les textes que nous nous proposons dans le preacutesent ouvrage danalyser quelques aspects de la technique du reacutecit chez Marguerite Duras Nous croyons que cette technique narrative reflegravete bien le double caractegravere des

1 Voici comment Duras sexplique agrave ce sujet Loeuvre la plus autobiographique si lon parle des eacuteveacutenements ou des faits est Barrage contre le Pacifique du point de vue de lexpeacuterience inteacuterieure Moderato Cantabile Cest pour cela que jai ducirc dissimuler les eacuteveacuteshynements en les transformant sous une forme poeacutetique mdash ce quest en reacutealiteacute Moderato Cantabile Ce nest pas eacutecrit () (B L KNAPP Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin 654mdash655) mdash Pour toutes reacutefeacuterences voir notre bibliographie

2 En effet la plupart des ouvrages critiques traitent de ces problegravemes dune maniegravere plus ou moins deacutetailleacutee mais surtout en parlant de tel roman particulier aussi ne citons-nous pourle moment que quelques eacutetudes des plus importantes Au sujet de la narration cf J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras M BAL Narratologie (avec deux eacutetudes sur Le Vice-consul et sur LApregraves-midi de Monsieur An-desmas) C J BLOCK Narrative and Point of View in Le Vice-consul of Marguerite Dushyras Sur le style au sens tregraves large du terme voir entre autres O KEMPO Politique et poeacutetique chez Marguerite Duras L BISHOP Classical Structure and Style in Moderato Cantabile Y GUERS-VILLATE Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras C SAVAGE A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur Andesmas by Marguerite Duras Pour une vue densemble de loeuvre voir A CISMARU Marguerite Duras K WILHELM Die Romane der Marguerite Duras H HELL Lunishyvers romanesque de Marguerite Duras A VIumlRCONDELET Marguerite Duras ougrave domine lanalyse theacutematique Pour des eacutetudes diverses voir aussi les numeacuteros 52 et 89 des Cahiers Renaud-Barrault

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romans dont nous venons de parler et quune eacutetude de la narration chez Duras pourrait donc tenter une approche de ce problegraveme qui na pas eacuteteacute suffisamment exploiteacutee dans les diverses analyses

Nous tacirccherons ainsi deacuteclairer le problegraveme de lobjectiviteacute et du caracshytegravere poeacutetique mdash un certain apport subjectif mdash dans les reacutecits durassions agrave laide dune analyse des connaissances et des attitudes du narrateur organisashyteur central de la narration Pour mener agrave bien une telle entreprise il semble que le seul moyen soit de recourir agrave un examen des textes eux-mecircmes car comme la dit Todorov Le narrateur d un reacutecit nest en effet rien dautre quun locushyteur imaginaire reconstitueacute agrave partir des eacuteleacutements verbaux qui sy reacutefegraverent3

Cest uniquement dans son reacutecit que se manifeste donc le narrateur qui na pas dexistence en dehors du monde de la fiction Lagrave cependant pourrions-nous ajouter il est responsable de tout ce qui est dit dans le reacutecit et de la maniegravere dont les informations sont communiqueacutees au lecteur Pour nous le narrateur est bien un locuteur imaginaire mais qui est doueacute dune conscience mdash consshytruite par lauteur certes mdash capable davoir des connaissances dorigines dishyverses de formuler des commentaires subjectifs dintroduire dans son reacutecit les points de vue de ses personnages En effet ce sont ces trois derniers aspects mdash connaissances commentaires et points de vue mdash qui constitueront les fils conducteurs de notre eacutetude4

Cette position de deacutepart signifie que degraves le deacutebut nous devons exclure cershytains autres aspects de notre examen bien que nous soyons conscient de limshyportance de ces problegravemes eacutegalement ainsi nous ne pourrons entreprendre dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage danalyser ni la temporaliteacute ni la comshyposition des reacutecits deux domaines vastes en eux-mecircmes mais qui ne sont pas peut-ecirctre indispensables pour notre propos Une troisiegraveme exclusion concerne les dialogues des reacutecits ce qui peut surprendre le lecteur mais dont lanalyse nous megravenerait eacutegalement trop loin de notre but initial Cest que dans les diashylogues le narrateur se retire complegravetement pour ceacuteder la parole agrave ses personshynages et pour enregistrer le plus fidegravelement possible les conversations de ces derniers ainsi les dialogues neacuteclairent en rien les attitudes du narrateur proshyblegraveme que nous nous sommes proposeacute dexaminer8 Ce que nous retenons donc des textes ce seront uniquement les passages narratifs car cest lagrave que le

8 O DTJCROTmdashT TODOROV Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage 410

4 En geacuteneacuteral dune maniegravere directe ou indirecte ces aspects jouent un rocircle important dans leacutetablissement des types de reacutecit aussi Pour de telles typologies voir entre autres L DOLE2EL The Typology of the Narrator Point of View in Fiction N FRIEDMAN Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept J LINTVELT Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite F K STANZEL Typische Formen des Romans Theacuteshyorie des Erzaldens

i Sur lopposition des passages narratifs et des dialogues de la dieacutegeacutesis et de la mi-meacutesis voir G GENETTE Figures III 184mdash186 STANZEL appelle le dialogue un corshypus alienum dans la narration (Theacuteorie des Erzacirchlens 92)

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narrateur se reacutevegravele pleinement au lecteur Du reste le rocircle du temps de la dureacutee du rythme chez Duras a eacuteteacute examineacute dans plusieurs ouvrages dune mashyniegravere approfondie6 on a souvent remarqueacute aussi les traits particuliers de la composition des romans la concision les paralleacutelismes la technique de la cashymeacutera la structure dramatique ont eacuteteacute analyseacutes ou mentionneacutes dans de nomshybreuses eacutetudes7 En ce qui concerne les dialogues ils forment lun des problegravemes constants des ouvrages critiques leur examen fait souvent partie danalyses theacutematiques ou psychologiques qui se proposent de montrer que les personnashyges eacuteprouvent le deacutesir mais en mecircme temps la difficulteacute de la communication8

Pour revenir agrave notre propos nous allons preacutesenter briegravevement les trois aspects de notre analyse pour nous tourner ensuite vers leacutetude des oeuvres elles-mecircmes Par lexamen des connaissances du narrateur nous voudrions eacutetashyblir les sources possibles des informations quil nous communique dans son hisshytoire pour que nous puissions caracteacuteriser la nature de ses connaissances avec plus de preacutecision Le but de cette analyse serait de montrer dans quelle meshysure le narrateur peut avoir chez Duras des connaissances objectives jusshytifieacutees mdash acquises le plus souvent par la perception immeacutediate des choses mdash et agrave quel degreacute le narrateur possegravede des connaissances divines deacutepassant lobjectiviteacute de la perception On se heurte ici agrave un problegraveme theacuteorique conshycernant le s tatut du narrateur dans le reacutecit notamment la question de savoir si le narrateur en tan t quorganisateur central de la narration se trouve neacuteshycessairement dans la position privileacutegieacutee de connaicirctre dembleacutee son sujet jusshyque dans ses moindres deacutetails ou bien sil ne peut en avoir dans certains cas que des informations restreintes acquises par des moyens qui ne laissent pas supposer chez lui de connaissances divines Ces deux theacuteories opposeacutees nous font envisager le problegraveme deacutelicat et tregraves discuteacute de lomniscience du narrateur de tout narrateur selon plusieurs critiques qui preacutetendent quon doit postuler lomniscience du narrateur mecircme dans les cas ougrave ce dernier ne nous offre quune vision limiteacutee des choses en feignant deacutelibeacutereacutement lignorance de certains asshypects de son histoire9 La question est difficile agrave trancher dune maniegravere rasshysurante pour la simple raison que le narrateur n ayant pas de reacutealiteacute en dehors de la fiction le lecteur ne peut veacuterifier ses connaissances non moins fictives Le seul point de repegravere pour le lecteur est loeuvre mecircme cest en elle que sinshycarnent les connaissances les attitudes du narrateur quil soit omniscient ou en partie ignorant le lecteur ne devrait donc lui attribuer que le degreacute de

6 Voir surtout J-L SEYLAZ Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee M BAL op cit sur Andesmas

7 Ces problegravemes reviennent agrave peu pregraves dans tous les ouvrages ougrave il est question du style ou de lanalyse globale dun roman particulier

8 Voir entre autres M BLANCHOT La douleur du dialogue H HELL op cit O KEMPO op cit

9 Selon W KAYSER le narrateur romanesque est analogue au dieu (ou aux dieux) omniscient (s) et omnipreacutesent (s) (Qui raconte le roman 80) Cf aussi S CHAT-MAN Story and Discourse 212

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discernement dont il fait preuve dans et par son reacutecit Pour notre analyse qui sera fondeacutee sur lexamen des textes mecircmes il nous paraicirct ainsi indiffeacuterent de savoir si le narrateur qui ne se montre pas omniscient sait en reacutealiteacute tout ce quil nexplicite pas dans ses paroles Quil soit un simple teacutemoin comme les personnages sans aucun privilegravege de peacuteneacutetrer les choses deacutepassant la percepshytion ou quil fasse semblant de ne pouvoir acceacuteder agrave des connaissances plus profondes la diffeacuterence nest pas pertinente pour nous car la maniegravere de reacuteveacuteshyler ces connaissances partielles sera toujours pareille Pour caracteacuteriser le narrateur nous ne consideacutererons donc que les donneacutees immeacutediates ou implishycites du texte le narrateur tel quil se preacutesente effectivement par les proceacutedeacutes quil utilise dans sa narration Les theacuteoriciens cherchent dailleurs agrave deacutefinir le terme trop vague domniscience avec plus de preacutecision agrave ce sujet nous nous sommes inspireacute surtout des travaux de Friedman de Booth et de Chatman qui eacutetablissent plusieurs types domniscience selon les domaines et la profondeur des connaissances du narrateur10 Pour notre part nous croyons comme il ressort de leurs eacutetudes que le terme omniscience devrait signifier non la quantiteacute illimiteacutee des connaissances mais plutocirct leur nature donc des connaisshysances qui ne peuvent ecirctre acquises par des moyens objectifs justifiables dans la narration Cest dans cet esprit que nous essayerons de trouver dans nos anashylyses quelques critegraveres logiques qui permettent de faire la distinction entre les connaissances objectives et les diffeacuterents degreacutes domniscience et que nous tacirccherons de donner une image plus nuanceacutee du savoir du narrateur dans les reacutecits durassiens

Les connaissances mdash objectives ou divines mdash du narrateur constitueshyraient alors les eacuteleacutements de lhistoire que celui-ci nous raconte (le discours reacutefeacute-rentiel de Todorov)11 Du point de vue de la participation intellectuelle ou affective du narrateur agrave son propre reacutecit ce plan de la narration pourrait ecirctre consideacutereacute comme un plan neutre12 ougrave le narrateur raconte ce quil trouve neacutecessaire pour le transmission de son histoire Les reacutecits de Duras nous offrent effectivement nombre de constatations qui indiquent un eacuteveacutenement surtout exteacuterieur avec ses participants et qui preacutecisent quelques circonstances comme le lieu ou le temps Toutefois l attitude du narrateur nest pas toujours aussi neutre envers son histoire car de temps en temps il deacutepasse les limites imposeacutees par lui-mecircme en commentant qualifiant expliquant certains eacuteveacutenements certains spectacles en les comparant agrave d autres ou en eacutetablissant des relations entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et des domaines abstraits de la vie Comshyme dit Genette La moindre observation geacuteneacuterale le moindre adjectif un peu plus que descriptif la plus discregravete comparaison le plus modeste peut-ecirctre

10 N FRIEDMAN op cit surtout 1169mdash1174 1176mdash1178 W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 160mdash164 S CHATMAN op cit surtout 211mdash219

11 Appeleacute aussi discours transitif T TODOROV Poeacutetique 109mdash110 12 Ibid 110

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la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

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neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

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du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

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La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

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(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

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constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

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82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

4 Studia Roroanlca 49

dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

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Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

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et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

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Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

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I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

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Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

Page 2: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

8113180 PetocircJi Nyomda Kecskemeacutet Felelocircskiadocirc Dr Kocircnya Istvacircn

Introduction

Ce nest pas eacutecrit comme un roman Ccedila veut plutocirct ecirctre un poegraveme disait Marguerite Duras agrave propos de Moderato Cantabile1 et ce roman nest pas le seul de lauteur auquel cette remarque puisse sappliquer En effet les romans de Duras nous offrent un meacutelange frappant dobjectiviteacute et de lyrisme dhistoires souvent banales raconteacutees sur un ton neutre et dune composition dun langage qui donnent une dimension poeacutetique agrave ces oeuvres Plusieurs ouvrages critiques ont parleacute certes dune narration objective chez leacutecrivain dautre part on a souvent analyseacute le langage poeacutetique de ses reacutecits mais il semble que ces deux domaines restent plus ou moins seacutepareacutes dans les eacutetudes2

A nos yeux ils sont pourtant inseacuteparables car cest leur union eacutetrange qui creacutee latmosphegravere speacutecifique des romans de Duras Cest pour essayer de rendre compte de cette atmosphegravere de lapparition simultaneacutee de lobjectiviteacute et de la poeacuteticiteacute dans les textes que nous nous proposons dans le preacutesent ouvrage danalyser quelques aspects de la technique du reacutecit chez Marguerite Duras Nous croyons que cette technique narrative reflegravete bien le double caractegravere des

1 Voici comment Duras sexplique agrave ce sujet Loeuvre la plus autobiographique si lon parle des eacuteveacutenements ou des faits est Barrage contre le Pacifique du point de vue de lexpeacuterience inteacuterieure Moderato Cantabile Cest pour cela que jai ducirc dissimuler les eacuteveacuteshynements en les transformant sous une forme poeacutetique mdash ce quest en reacutealiteacute Moderato Cantabile Ce nest pas eacutecrit () (B L KNAPP Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin 654mdash655) mdash Pour toutes reacutefeacuterences voir notre bibliographie

2 En effet la plupart des ouvrages critiques traitent de ces problegravemes dune maniegravere plus ou moins deacutetailleacutee mais surtout en parlant de tel roman particulier aussi ne citons-nous pourle moment que quelques eacutetudes des plus importantes Au sujet de la narration cf J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras M BAL Narratologie (avec deux eacutetudes sur Le Vice-consul et sur LApregraves-midi de Monsieur An-desmas) C J BLOCK Narrative and Point of View in Le Vice-consul of Marguerite Dushyras Sur le style au sens tregraves large du terme voir entre autres O KEMPO Politique et poeacutetique chez Marguerite Duras L BISHOP Classical Structure and Style in Moderato Cantabile Y GUERS-VILLATE Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras C SAVAGE A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur Andesmas by Marguerite Duras Pour une vue densemble de loeuvre voir A CISMARU Marguerite Duras K WILHELM Die Romane der Marguerite Duras H HELL Lunishyvers romanesque de Marguerite Duras A VIumlRCONDELET Marguerite Duras ougrave domine lanalyse theacutematique Pour des eacutetudes diverses voir aussi les numeacuteros 52 et 89 des Cahiers Renaud-Barrault

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romans dont nous venons de parler et quune eacutetude de la narration chez Duras pourrait donc tenter une approche de ce problegraveme qui na pas eacuteteacute suffisamment exploiteacutee dans les diverses analyses

Nous tacirccherons ainsi deacuteclairer le problegraveme de lobjectiviteacute et du caracshytegravere poeacutetique mdash un certain apport subjectif mdash dans les reacutecits durassions agrave laide dune analyse des connaissances et des attitudes du narrateur organisashyteur central de la narration Pour mener agrave bien une telle entreprise il semble que le seul moyen soit de recourir agrave un examen des textes eux-mecircmes car comme la dit Todorov Le narrateur d un reacutecit nest en effet rien dautre quun locushyteur imaginaire reconstitueacute agrave partir des eacuteleacutements verbaux qui sy reacutefegraverent3

Cest uniquement dans son reacutecit que se manifeste donc le narrateur qui na pas dexistence en dehors du monde de la fiction Lagrave cependant pourrions-nous ajouter il est responsable de tout ce qui est dit dans le reacutecit et de la maniegravere dont les informations sont communiqueacutees au lecteur Pour nous le narrateur est bien un locuteur imaginaire mais qui est doueacute dune conscience mdash consshytruite par lauteur certes mdash capable davoir des connaissances dorigines dishyverses de formuler des commentaires subjectifs dintroduire dans son reacutecit les points de vue de ses personnages En effet ce sont ces trois derniers aspects mdash connaissances commentaires et points de vue mdash qui constitueront les fils conducteurs de notre eacutetude4

Cette position de deacutepart signifie que degraves le deacutebut nous devons exclure cershytains autres aspects de notre examen bien que nous soyons conscient de limshyportance de ces problegravemes eacutegalement ainsi nous ne pourrons entreprendre dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage danalyser ni la temporaliteacute ni la comshyposition des reacutecits deux domaines vastes en eux-mecircmes mais qui ne sont pas peut-ecirctre indispensables pour notre propos Une troisiegraveme exclusion concerne les dialogues des reacutecits ce qui peut surprendre le lecteur mais dont lanalyse nous megravenerait eacutegalement trop loin de notre but initial Cest que dans les diashylogues le narrateur se retire complegravetement pour ceacuteder la parole agrave ses personshynages et pour enregistrer le plus fidegravelement possible les conversations de ces derniers ainsi les dialogues neacuteclairent en rien les attitudes du narrateur proshyblegraveme que nous nous sommes proposeacute dexaminer8 Ce que nous retenons donc des textes ce seront uniquement les passages narratifs car cest lagrave que le

8 O DTJCROTmdashT TODOROV Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage 410

4 En geacuteneacuteral dune maniegravere directe ou indirecte ces aspects jouent un rocircle important dans leacutetablissement des types de reacutecit aussi Pour de telles typologies voir entre autres L DOLE2EL The Typology of the Narrator Point of View in Fiction N FRIEDMAN Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept J LINTVELT Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite F K STANZEL Typische Formen des Romans Theacuteshyorie des Erzaldens

i Sur lopposition des passages narratifs et des dialogues de la dieacutegeacutesis et de la mi-meacutesis voir G GENETTE Figures III 184mdash186 STANZEL appelle le dialogue un corshypus alienum dans la narration (Theacuteorie des Erzacirchlens 92)

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narrateur se reacutevegravele pleinement au lecteur Du reste le rocircle du temps de la dureacutee du rythme chez Duras a eacuteteacute examineacute dans plusieurs ouvrages dune mashyniegravere approfondie6 on a souvent remarqueacute aussi les traits particuliers de la composition des romans la concision les paralleacutelismes la technique de la cashymeacutera la structure dramatique ont eacuteteacute analyseacutes ou mentionneacutes dans de nomshybreuses eacutetudes7 En ce qui concerne les dialogues ils forment lun des problegravemes constants des ouvrages critiques leur examen fait souvent partie danalyses theacutematiques ou psychologiques qui se proposent de montrer que les personnashyges eacuteprouvent le deacutesir mais en mecircme temps la difficulteacute de la communication8

Pour revenir agrave notre propos nous allons preacutesenter briegravevement les trois aspects de notre analyse pour nous tourner ensuite vers leacutetude des oeuvres elles-mecircmes Par lexamen des connaissances du narrateur nous voudrions eacutetashyblir les sources possibles des informations quil nous communique dans son hisshytoire pour que nous puissions caracteacuteriser la nature de ses connaissances avec plus de preacutecision Le but de cette analyse serait de montrer dans quelle meshysure le narrateur peut avoir chez Duras des connaissances objectives jusshytifieacutees mdash acquises le plus souvent par la perception immeacutediate des choses mdash et agrave quel degreacute le narrateur possegravede des connaissances divines deacutepassant lobjectiviteacute de la perception On se heurte ici agrave un problegraveme theacuteorique conshycernant le s tatut du narrateur dans le reacutecit notamment la question de savoir si le narrateur en tan t quorganisateur central de la narration se trouve neacuteshycessairement dans la position privileacutegieacutee de connaicirctre dembleacutee son sujet jusshyque dans ses moindres deacutetails ou bien sil ne peut en avoir dans certains cas que des informations restreintes acquises par des moyens qui ne laissent pas supposer chez lui de connaissances divines Ces deux theacuteories opposeacutees nous font envisager le problegraveme deacutelicat et tregraves discuteacute de lomniscience du narrateur de tout narrateur selon plusieurs critiques qui preacutetendent quon doit postuler lomniscience du narrateur mecircme dans les cas ougrave ce dernier ne nous offre quune vision limiteacutee des choses en feignant deacutelibeacutereacutement lignorance de certains asshypects de son histoire9 La question est difficile agrave trancher dune maniegravere rasshysurante pour la simple raison que le narrateur n ayant pas de reacutealiteacute en dehors de la fiction le lecteur ne peut veacuterifier ses connaissances non moins fictives Le seul point de repegravere pour le lecteur est loeuvre mecircme cest en elle que sinshycarnent les connaissances les attitudes du narrateur quil soit omniscient ou en partie ignorant le lecteur ne devrait donc lui attribuer que le degreacute de

6 Voir surtout J-L SEYLAZ Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee M BAL op cit sur Andesmas

7 Ces problegravemes reviennent agrave peu pregraves dans tous les ouvrages ougrave il est question du style ou de lanalyse globale dun roman particulier

8 Voir entre autres M BLANCHOT La douleur du dialogue H HELL op cit O KEMPO op cit

9 Selon W KAYSER le narrateur romanesque est analogue au dieu (ou aux dieux) omniscient (s) et omnipreacutesent (s) (Qui raconte le roman 80) Cf aussi S CHAT-MAN Story and Discourse 212

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discernement dont il fait preuve dans et par son reacutecit Pour notre analyse qui sera fondeacutee sur lexamen des textes mecircmes il nous paraicirct ainsi indiffeacuterent de savoir si le narrateur qui ne se montre pas omniscient sait en reacutealiteacute tout ce quil nexplicite pas dans ses paroles Quil soit un simple teacutemoin comme les personnages sans aucun privilegravege de peacuteneacutetrer les choses deacutepassant la percepshytion ou quil fasse semblant de ne pouvoir acceacuteder agrave des connaissances plus profondes la diffeacuterence nest pas pertinente pour nous car la maniegravere de reacuteveacuteshyler ces connaissances partielles sera toujours pareille Pour caracteacuteriser le narrateur nous ne consideacutererons donc que les donneacutees immeacutediates ou implishycites du texte le narrateur tel quil se preacutesente effectivement par les proceacutedeacutes quil utilise dans sa narration Les theacuteoriciens cherchent dailleurs agrave deacutefinir le terme trop vague domniscience avec plus de preacutecision agrave ce sujet nous nous sommes inspireacute surtout des travaux de Friedman de Booth et de Chatman qui eacutetablissent plusieurs types domniscience selon les domaines et la profondeur des connaissances du narrateur10 Pour notre part nous croyons comme il ressort de leurs eacutetudes que le terme omniscience devrait signifier non la quantiteacute illimiteacutee des connaissances mais plutocirct leur nature donc des connaisshysances qui ne peuvent ecirctre acquises par des moyens objectifs justifiables dans la narration Cest dans cet esprit que nous essayerons de trouver dans nos anashylyses quelques critegraveres logiques qui permettent de faire la distinction entre les connaissances objectives et les diffeacuterents degreacutes domniscience et que nous tacirccherons de donner une image plus nuanceacutee du savoir du narrateur dans les reacutecits durassiens

Les connaissances mdash objectives ou divines mdash du narrateur constitueshyraient alors les eacuteleacutements de lhistoire que celui-ci nous raconte (le discours reacutefeacute-rentiel de Todorov)11 Du point de vue de la participation intellectuelle ou affective du narrateur agrave son propre reacutecit ce plan de la narration pourrait ecirctre consideacutereacute comme un plan neutre12 ougrave le narrateur raconte ce quil trouve neacutecessaire pour le transmission de son histoire Les reacutecits de Duras nous offrent effectivement nombre de constatations qui indiquent un eacuteveacutenement surtout exteacuterieur avec ses participants et qui preacutecisent quelques circonstances comme le lieu ou le temps Toutefois l attitude du narrateur nest pas toujours aussi neutre envers son histoire car de temps en temps il deacutepasse les limites imposeacutees par lui-mecircme en commentant qualifiant expliquant certains eacuteveacutenements certains spectacles en les comparant agrave d autres ou en eacutetablissant des relations entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et des domaines abstraits de la vie Comshyme dit Genette La moindre observation geacuteneacuterale le moindre adjectif un peu plus que descriptif la plus discregravete comparaison le plus modeste peut-ecirctre

10 N FRIEDMAN op cit surtout 1169mdash1174 1176mdash1178 W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 160mdash164 S CHATMAN op cit surtout 211mdash219

11 Appeleacute aussi discours transitif T TODOROV Poeacutetique 109mdash110 12 Ibid 110

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la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

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neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

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du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

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La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

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(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

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constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

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82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

4 Studia Roroanlca 49

dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

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Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

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et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

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Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

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I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

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Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

Page 3: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

Introduction

Ce nest pas eacutecrit comme un roman Ccedila veut plutocirct ecirctre un poegraveme disait Marguerite Duras agrave propos de Moderato Cantabile1 et ce roman nest pas le seul de lauteur auquel cette remarque puisse sappliquer En effet les romans de Duras nous offrent un meacutelange frappant dobjectiviteacute et de lyrisme dhistoires souvent banales raconteacutees sur un ton neutre et dune composition dun langage qui donnent une dimension poeacutetique agrave ces oeuvres Plusieurs ouvrages critiques ont parleacute certes dune narration objective chez leacutecrivain dautre part on a souvent analyseacute le langage poeacutetique de ses reacutecits mais il semble que ces deux domaines restent plus ou moins seacutepareacutes dans les eacutetudes2

A nos yeux ils sont pourtant inseacuteparables car cest leur union eacutetrange qui creacutee latmosphegravere speacutecifique des romans de Duras Cest pour essayer de rendre compte de cette atmosphegravere de lapparition simultaneacutee de lobjectiviteacute et de la poeacuteticiteacute dans les textes que nous nous proposons dans le preacutesent ouvrage danalyser quelques aspects de la technique du reacutecit chez Marguerite Duras Nous croyons que cette technique narrative reflegravete bien le double caractegravere des

1 Voici comment Duras sexplique agrave ce sujet Loeuvre la plus autobiographique si lon parle des eacuteveacutenements ou des faits est Barrage contre le Pacifique du point de vue de lexpeacuterience inteacuterieure Moderato Cantabile Cest pour cela que jai ducirc dissimuler les eacuteveacuteshynements en les transformant sous une forme poeacutetique mdash ce quest en reacutealiteacute Moderato Cantabile Ce nest pas eacutecrit () (B L KNAPP Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin 654mdash655) mdash Pour toutes reacutefeacuterences voir notre bibliographie

2 En effet la plupart des ouvrages critiques traitent de ces problegravemes dune maniegravere plus ou moins deacutetailleacutee mais surtout en parlant de tel roman particulier aussi ne citons-nous pourle moment que quelques eacutetudes des plus importantes Au sujet de la narration cf J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras M BAL Narratologie (avec deux eacutetudes sur Le Vice-consul et sur LApregraves-midi de Monsieur An-desmas) C J BLOCK Narrative and Point of View in Le Vice-consul of Marguerite Dushyras Sur le style au sens tregraves large du terme voir entre autres O KEMPO Politique et poeacutetique chez Marguerite Duras L BISHOP Classical Structure and Style in Moderato Cantabile Y GUERS-VILLATE Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras C SAVAGE A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur Andesmas by Marguerite Duras Pour une vue densemble de loeuvre voir A CISMARU Marguerite Duras K WILHELM Die Romane der Marguerite Duras H HELL Lunishyvers romanesque de Marguerite Duras A VIumlRCONDELET Marguerite Duras ougrave domine lanalyse theacutematique Pour des eacutetudes diverses voir aussi les numeacuteros 52 et 89 des Cahiers Renaud-Barrault

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romans dont nous venons de parler et quune eacutetude de la narration chez Duras pourrait donc tenter une approche de ce problegraveme qui na pas eacuteteacute suffisamment exploiteacutee dans les diverses analyses

Nous tacirccherons ainsi deacuteclairer le problegraveme de lobjectiviteacute et du caracshytegravere poeacutetique mdash un certain apport subjectif mdash dans les reacutecits durassions agrave laide dune analyse des connaissances et des attitudes du narrateur organisashyteur central de la narration Pour mener agrave bien une telle entreprise il semble que le seul moyen soit de recourir agrave un examen des textes eux-mecircmes car comme la dit Todorov Le narrateur d un reacutecit nest en effet rien dautre quun locushyteur imaginaire reconstitueacute agrave partir des eacuteleacutements verbaux qui sy reacutefegraverent3

Cest uniquement dans son reacutecit que se manifeste donc le narrateur qui na pas dexistence en dehors du monde de la fiction Lagrave cependant pourrions-nous ajouter il est responsable de tout ce qui est dit dans le reacutecit et de la maniegravere dont les informations sont communiqueacutees au lecteur Pour nous le narrateur est bien un locuteur imaginaire mais qui est doueacute dune conscience mdash consshytruite par lauteur certes mdash capable davoir des connaissances dorigines dishyverses de formuler des commentaires subjectifs dintroduire dans son reacutecit les points de vue de ses personnages En effet ce sont ces trois derniers aspects mdash connaissances commentaires et points de vue mdash qui constitueront les fils conducteurs de notre eacutetude4

Cette position de deacutepart signifie que degraves le deacutebut nous devons exclure cershytains autres aspects de notre examen bien que nous soyons conscient de limshyportance de ces problegravemes eacutegalement ainsi nous ne pourrons entreprendre dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage danalyser ni la temporaliteacute ni la comshyposition des reacutecits deux domaines vastes en eux-mecircmes mais qui ne sont pas peut-ecirctre indispensables pour notre propos Une troisiegraveme exclusion concerne les dialogues des reacutecits ce qui peut surprendre le lecteur mais dont lanalyse nous megravenerait eacutegalement trop loin de notre but initial Cest que dans les diashylogues le narrateur se retire complegravetement pour ceacuteder la parole agrave ses personshynages et pour enregistrer le plus fidegravelement possible les conversations de ces derniers ainsi les dialogues neacuteclairent en rien les attitudes du narrateur proshyblegraveme que nous nous sommes proposeacute dexaminer8 Ce que nous retenons donc des textes ce seront uniquement les passages narratifs car cest lagrave que le

8 O DTJCROTmdashT TODOROV Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage 410

4 En geacuteneacuteral dune maniegravere directe ou indirecte ces aspects jouent un rocircle important dans leacutetablissement des types de reacutecit aussi Pour de telles typologies voir entre autres L DOLE2EL The Typology of the Narrator Point of View in Fiction N FRIEDMAN Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept J LINTVELT Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite F K STANZEL Typische Formen des Romans Theacuteshyorie des Erzaldens

i Sur lopposition des passages narratifs et des dialogues de la dieacutegeacutesis et de la mi-meacutesis voir G GENETTE Figures III 184mdash186 STANZEL appelle le dialogue un corshypus alienum dans la narration (Theacuteorie des Erzacirchlens 92)

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narrateur se reacutevegravele pleinement au lecteur Du reste le rocircle du temps de la dureacutee du rythme chez Duras a eacuteteacute examineacute dans plusieurs ouvrages dune mashyniegravere approfondie6 on a souvent remarqueacute aussi les traits particuliers de la composition des romans la concision les paralleacutelismes la technique de la cashymeacutera la structure dramatique ont eacuteteacute analyseacutes ou mentionneacutes dans de nomshybreuses eacutetudes7 En ce qui concerne les dialogues ils forment lun des problegravemes constants des ouvrages critiques leur examen fait souvent partie danalyses theacutematiques ou psychologiques qui se proposent de montrer que les personnashyges eacuteprouvent le deacutesir mais en mecircme temps la difficulteacute de la communication8

Pour revenir agrave notre propos nous allons preacutesenter briegravevement les trois aspects de notre analyse pour nous tourner ensuite vers leacutetude des oeuvres elles-mecircmes Par lexamen des connaissances du narrateur nous voudrions eacutetashyblir les sources possibles des informations quil nous communique dans son hisshytoire pour que nous puissions caracteacuteriser la nature de ses connaissances avec plus de preacutecision Le but de cette analyse serait de montrer dans quelle meshysure le narrateur peut avoir chez Duras des connaissances objectives jusshytifieacutees mdash acquises le plus souvent par la perception immeacutediate des choses mdash et agrave quel degreacute le narrateur possegravede des connaissances divines deacutepassant lobjectiviteacute de la perception On se heurte ici agrave un problegraveme theacuteorique conshycernant le s tatut du narrateur dans le reacutecit notamment la question de savoir si le narrateur en tan t quorganisateur central de la narration se trouve neacuteshycessairement dans la position privileacutegieacutee de connaicirctre dembleacutee son sujet jusshyque dans ses moindres deacutetails ou bien sil ne peut en avoir dans certains cas que des informations restreintes acquises par des moyens qui ne laissent pas supposer chez lui de connaissances divines Ces deux theacuteories opposeacutees nous font envisager le problegraveme deacutelicat et tregraves discuteacute de lomniscience du narrateur de tout narrateur selon plusieurs critiques qui preacutetendent quon doit postuler lomniscience du narrateur mecircme dans les cas ougrave ce dernier ne nous offre quune vision limiteacutee des choses en feignant deacutelibeacutereacutement lignorance de certains asshypects de son histoire9 La question est difficile agrave trancher dune maniegravere rasshysurante pour la simple raison que le narrateur n ayant pas de reacutealiteacute en dehors de la fiction le lecteur ne peut veacuterifier ses connaissances non moins fictives Le seul point de repegravere pour le lecteur est loeuvre mecircme cest en elle que sinshycarnent les connaissances les attitudes du narrateur quil soit omniscient ou en partie ignorant le lecteur ne devrait donc lui attribuer que le degreacute de

6 Voir surtout J-L SEYLAZ Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee M BAL op cit sur Andesmas

7 Ces problegravemes reviennent agrave peu pregraves dans tous les ouvrages ougrave il est question du style ou de lanalyse globale dun roman particulier

8 Voir entre autres M BLANCHOT La douleur du dialogue H HELL op cit O KEMPO op cit

9 Selon W KAYSER le narrateur romanesque est analogue au dieu (ou aux dieux) omniscient (s) et omnipreacutesent (s) (Qui raconte le roman 80) Cf aussi S CHAT-MAN Story and Discourse 212

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discernement dont il fait preuve dans et par son reacutecit Pour notre analyse qui sera fondeacutee sur lexamen des textes mecircmes il nous paraicirct ainsi indiffeacuterent de savoir si le narrateur qui ne se montre pas omniscient sait en reacutealiteacute tout ce quil nexplicite pas dans ses paroles Quil soit un simple teacutemoin comme les personnages sans aucun privilegravege de peacuteneacutetrer les choses deacutepassant la percepshytion ou quil fasse semblant de ne pouvoir acceacuteder agrave des connaissances plus profondes la diffeacuterence nest pas pertinente pour nous car la maniegravere de reacuteveacuteshyler ces connaissances partielles sera toujours pareille Pour caracteacuteriser le narrateur nous ne consideacutererons donc que les donneacutees immeacutediates ou implishycites du texte le narrateur tel quil se preacutesente effectivement par les proceacutedeacutes quil utilise dans sa narration Les theacuteoriciens cherchent dailleurs agrave deacutefinir le terme trop vague domniscience avec plus de preacutecision agrave ce sujet nous nous sommes inspireacute surtout des travaux de Friedman de Booth et de Chatman qui eacutetablissent plusieurs types domniscience selon les domaines et la profondeur des connaissances du narrateur10 Pour notre part nous croyons comme il ressort de leurs eacutetudes que le terme omniscience devrait signifier non la quantiteacute illimiteacutee des connaissances mais plutocirct leur nature donc des connaisshysances qui ne peuvent ecirctre acquises par des moyens objectifs justifiables dans la narration Cest dans cet esprit que nous essayerons de trouver dans nos anashylyses quelques critegraveres logiques qui permettent de faire la distinction entre les connaissances objectives et les diffeacuterents degreacutes domniscience et que nous tacirccherons de donner une image plus nuanceacutee du savoir du narrateur dans les reacutecits durassiens

Les connaissances mdash objectives ou divines mdash du narrateur constitueshyraient alors les eacuteleacutements de lhistoire que celui-ci nous raconte (le discours reacutefeacute-rentiel de Todorov)11 Du point de vue de la participation intellectuelle ou affective du narrateur agrave son propre reacutecit ce plan de la narration pourrait ecirctre consideacutereacute comme un plan neutre12 ougrave le narrateur raconte ce quil trouve neacutecessaire pour le transmission de son histoire Les reacutecits de Duras nous offrent effectivement nombre de constatations qui indiquent un eacuteveacutenement surtout exteacuterieur avec ses participants et qui preacutecisent quelques circonstances comme le lieu ou le temps Toutefois l attitude du narrateur nest pas toujours aussi neutre envers son histoire car de temps en temps il deacutepasse les limites imposeacutees par lui-mecircme en commentant qualifiant expliquant certains eacuteveacutenements certains spectacles en les comparant agrave d autres ou en eacutetablissant des relations entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et des domaines abstraits de la vie Comshyme dit Genette La moindre observation geacuteneacuterale le moindre adjectif un peu plus que descriptif la plus discregravete comparaison le plus modeste peut-ecirctre

10 N FRIEDMAN op cit surtout 1169mdash1174 1176mdash1178 W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 160mdash164 S CHATMAN op cit surtout 211mdash219

11 Appeleacute aussi discours transitif T TODOROV Poeacutetique 109mdash110 12 Ibid 110

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la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

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neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

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du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

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La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

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(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

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constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

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82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

4 Studia Roroanlca 49

dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

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Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

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et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

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Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

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I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

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Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

Page 4: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

romans dont nous venons de parler et quune eacutetude de la narration chez Duras pourrait donc tenter une approche de ce problegraveme qui na pas eacuteteacute suffisamment exploiteacutee dans les diverses analyses

Nous tacirccherons ainsi deacuteclairer le problegraveme de lobjectiviteacute et du caracshytegravere poeacutetique mdash un certain apport subjectif mdash dans les reacutecits durassions agrave laide dune analyse des connaissances et des attitudes du narrateur organisashyteur central de la narration Pour mener agrave bien une telle entreprise il semble que le seul moyen soit de recourir agrave un examen des textes eux-mecircmes car comme la dit Todorov Le narrateur d un reacutecit nest en effet rien dautre quun locushyteur imaginaire reconstitueacute agrave partir des eacuteleacutements verbaux qui sy reacutefegraverent3

Cest uniquement dans son reacutecit que se manifeste donc le narrateur qui na pas dexistence en dehors du monde de la fiction Lagrave cependant pourrions-nous ajouter il est responsable de tout ce qui est dit dans le reacutecit et de la maniegravere dont les informations sont communiqueacutees au lecteur Pour nous le narrateur est bien un locuteur imaginaire mais qui est doueacute dune conscience mdash consshytruite par lauteur certes mdash capable davoir des connaissances dorigines dishyverses de formuler des commentaires subjectifs dintroduire dans son reacutecit les points de vue de ses personnages En effet ce sont ces trois derniers aspects mdash connaissances commentaires et points de vue mdash qui constitueront les fils conducteurs de notre eacutetude4

Cette position de deacutepart signifie que degraves le deacutebut nous devons exclure cershytains autres aspects de notre examen bien que nous soyons conscient de limshyportance de ces problegravemes eacutegalement ainsi nous ne pourrons entreprendre dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage danalyser ni la temporaliteacute ni la comshyposition des reacutecits deux domaines vastes en eux-mecircmes mais qui ne sont pas peut-ecirctre indispensables pour notre propos Une troisiegraveme exclusion concerne les dialogues des reacutecits ce qui peut surprendre le lecteur mais dont lanalyse nous megravenerait eacutegalement trop loin de notre but initial Cest que dans les diashylogues le narrateur se retire complegravetement pour ceacuteder la parole agrave ses personshynages et pour enregistrer le plus fidegravelement possible les conversations de ces derniers ainsi les dialogues neacuteclairent en rien les attitudes du narrateur proshyblegraveme que nous nous sommes proposeacute dexaminer8 Ce que nous retenons donc des textes ce seront uniquement les passages narratifs car cest lagrave que le

8 O DTJCROTmdashT TODOROV Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage 410

4 En geacuteneacuteral dune maniegravere directe ou indirecte ces aspects jouent un rocircle important dans leacutetablissement des types de reacutecit aussi Pour de telles typologies voir entre autres L DOLE2EL The Typology of the Narrator Point of View in Fiction N FRIEDMAN Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept J LINTVELT Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite F K STANZEL Typische Formen des Romans Theacuteshyorie des Erzaldens

i Sur lopposition des passages narratifs et des dialogues de la dieacutegeacutesis et de la mi-meacutesis voir G GENETTE Figures III 184mdash186 STANZEL appelle le dialogue un corshypus alienum dans la narration (Theacuteorie des Erzacirchlens 92)

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narrateur se reacutevegravele pleinement au lecteur Du reste le rocircle du temps de la dureacutee du rythme chez Duras a eacuteteacute examineacute dans plusieurs ouvrages dune mashyniegravere approfondie6 on a souvent remarqueacute aussi les traits particuliers de la composition des romans la concision les paralleacutelismes la technique de la cashymeacutera la structure dramatique ont eacuteteacute analyseacutes ou mentionneacutes dans de nomshybreuses eacutetudes7 En ce qui concerne les dialogues ils forment lun des problegravemes constants des ouvrages critiques leur examen fait souvent partie danalyses theacutematiques ou psychologiques qui se proposent de montrer que les personnashyges eacuteprouvent le deacutesir mais en mecircme temps la difficulteacute de la communication8

Pour revenir agrave notre propos nous allons preacutesenter briegravevement les trois aspects de notre analyse pour nous tourner ensuite vers leacutetude des oeuvres elles-mecircmes Par lexamen des connaissances du narrateur nous voudrions eacutetashyblir les sources possibles des informations quil nous communique dans son hisshytoire pour que nous puissions caracteacuteriser la nature de ses connaissances avec plus de preacutecision Le but de cette analyse serait de montrer dans quelle meshysure le narrateur peut avoir chez Duras des connaissances objectives jusshytifieacutees mdash acquises le plus souvent par la perception immeacutediate des choses mdash et agrave quel degreacute le narrateur possegravede des connaissances divines deacutepassant lobjectiviteacute de la perception On se heurte ici agrave un problegraveme theacuteorique conshycernant le s tatut du narrateur dans le reacutecit notamment la question de savoir si le narrateur en tan t quorganisateur central de la narration se trouve neacuteshycessairement dans la position privileacutegieacutee de connaicirctre dembleacutee son sujet jusshyque dans ses moindres deacutetails ou bien sil ne peut en avoir dans certains cas que des informations restreintes acquises par des moyens qui ne laissent pas supposer chez lui de connaissances divines Ces deux theacuteories opposeacutees nous font envisager le problegraveme deacutelicat et tregraves discuteacute de lomniscience du narrateur de tout narrateur selon plusieurs critiques qui preacutetendent quon doit postuler lomniscience du narrateur mecircme dans les cas ougrave ce dernier ne nous offre quune vision limiteacutee des choses en feignant deacutelibeacutereacutement lignorance de certains asshypects de son histoire9 La question est difficile agrave trancher dune maniegravere rasshysurante pour la simple raison que le narrateur n ayant pas de reacutealiteacute en dehors de la fiction le lecteur ne peut veacuterifier ses connaissances non moins fictives Le seul point de repegravere pour le lecteur est loeuvre mecircme cest en elle que sinshycarnent les connaissances les attitudes du narrateur quil soit omniscient ou en partie ignorant le lecteur ne devrait donc lui attribuer que le degreacute de

6 Voir surtout J-L SEYLAZ Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee M BAL op cit sur Andesmas

7 Ces problegravemes reviennent agrave peu pregraves dans tous les ouvrages ougrave il est question du style ou de lanalyse globale dun roman particulier

8 Voir entre autres M BLANCHOT La douleur du dialogue H HELL op cit O KEMPO op cit

9 Selon W KAYSER le narrateur romanesque est analogue au dieu (ou aux dieux) omniscient (s) et omnipreacutesent (s) (Qui raconte le roman 80) Cf aussi S CHAT-MAN Story and Discourse 212

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discernement dont il fait preuve dans et par son reacutecit Pour notre analyse qui sera fondeacutee sur lexamen des textes mecircmes il nous paraicirct ainsi indiffeacuterent de savoir si le narrateur qui ne se montre pas omniscient sait en reacutealiteacute tout ce quil nexplicite pas dans ses paroles Quil soit un simple teacutemoin comme les personnages sans aucun privilegravege de peacuteneacutetrer les choses deacutepassant la percepshytion ou quil fasse semblant de ne pouvoir acceacuteder agrave des connaissances plus profondes la diffeacuterence nest pas pertinente pour nous car la maniegravere de reacuteveacuteshyler ces connaissances partielles sera toujours pareille Pour caracteacuteriser le narrateur nous ne consideacutererons donc que les donneacutees immeacutediates ou implishycites du texte le narrateur tel quil se preacutesente effectivement par les proceacutedeacutes quil utilise dans sa narration Les theacuteoriciens cherchent dailleurs agrave deacutefinir le terme trop vague domniscience avec plus de preacutecision agrave ce sujet nous nous sommes inspireacute surtout des travaux de Friedman de Booth et de Chatman qui eacutetablissent plusieurs types domniscience selon les domaines et la profondeur des connaissances du narrateur10 Pour notre part nous croyons comme il ressort de leurs eacutetudes que le terme omniscience devrait signifier non la quantiteacute illimiteacutee des connaissances mais plutocirct leur nature donc des connaisshysances qui ne peuvent ecirctre acquises par des moyens objectifs justifiables dans la narration Cest dans cet esprit que nous essayerons de trouver dans nos anashylyses quelques critegraveres logiques qui permettent de faire la distinction entre les connaissances objectives et les diffeacuterents degreacutes domniscience et que nous tacirccherons de donner une image plus nuanceacutee du savoir du narrateur dans les reacutecits durassiens

Les connaissances mdash objectives ou divines mdash du narrateur constitueshyraient alors les eacuteleacutements de lhistoire que celui-ci nous raconte (le discours reacutefeacute-rentiel de Todorov)11 Du point de vue de la participation intellectuelle ou affective du narrateur agrave son propre reacutecit ce plan de la narration pourrait ecirctre consideacutereacute comme un plan neutre12 ougrave le narrateur raconte ce quil trouve neacutecessaire pour le transmission de son histoire Les reacutecits de Duras nous offrent effectivement nombre de constatations qui indiquent un eacuteveacutenement surtout exteacuterieur avec ses participants et qui preacutecisent quelques circonstances comme le lieu ou le temps Toutefois l attitude du narrateur nest pas toujours aussi neutre envers son histoire car de temps en temps il deacutepasse les limites imposeacutees par lui-mecircme en commentant qualifiant expliquant certains eacuteveacutenements certains spectacles en les comparant agrave d autres ou en eacutetablissant des relations entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et des domaines abstraits de la vie Comshyme dit Genette La moindre observation geacuteneacuterale le moindre adjectif un peu plus que descriptif la plus discregravete comparaison le plus modeste peut-ecirctre

10 N FRIEDMAN op cit surtout 1169mdash1174 1176mdash1178 W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 160mdash164 S CHATMAN op cit surtout 211mdash219

11 Appeleacute aussi discours transitif T TODOROV Poeacutetique 109mdash110 12 Ibid 110

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la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

262

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neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

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du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

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La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

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(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

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constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

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82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

4 Studia Roroanlca 49

dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

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Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

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et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

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Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

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I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

97

Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

Page 5: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

narrateur se reacutevegravele pleinement au lecteur Du reste le rocircle du temps de la dureacutee du rythme chez Duras a eacuteteacute examineacute dans plusieurs ouvrages dune mashyniegravere approfondie6 on a souvent remarqueacute aussi les traits particuliers de la composition des romans la concision les paralleacutelismes la technique de la cashymeacutera la structure dramatique ont eacuteteacute analyseacutes ou mentionneacutes dans de nomshybreuses eacutetudes7 En ce qui concerne les dialogues ils forment lun des problegravemes constants des ouvrages critiques leur examen fait souvent partie danalyses theacutematiques ou psychologiques qui se proposent de montrer que les personnashyges eacuteprouvent le deacutesir mais en mecircme temps la difficulteacute de la communication8

Pour revenir agrave notre propos nous allons preacutesenter briegravevement les trois aspects de notre analyse pour nous tourner ensuite vers leacutetude des oeuvres elles-mecircmes Par lexamen des connaissances du narrateur nous voudrions eacutetashyblir les sources possibles des informations quil nous communique dans son hisshytoire pour que nous puissions caracteacuteriser la nature de ses connaissances avec plus de preacutecision Le but de cette analyse serait de montrer dans quelle meshysure le narrateur peut avoir chez Duras des connaissances objectives jusshytifieacutees mdash acquises le plus souvent par la perception immeacutediate des choses mdash et agrave quel degreacute le narrateur possegravede des connaissances divines deacutepassant lobjectiviteacute de la perception On se heurte ici agrave un problegraveme theacuteorique conshycernant le s tatut du narrateur dans le reacutecit notamment la question de savoir si le narrateur en tan t quorganisateur central de la narration se trouve neacuteshycessairement dans la position privileacutegieacutee de connaicirctre dembleacutee son sujet jusshyque dans ses moindres deacutetails ou bien sil ne peut en avoir dans certains cas que des informations restreintes acquises par des moyens qui ne laissent pas supposer chez lui de connaissances divines Ces deux theacuteories opposeacutees nous font envisager le problegraveme deacutelicat et tregraves discuteacute de lomniscience du narrateur de tout narrateur selon plusieurs critiques qui preacutetendent quon doit postuler lomniscience du narrateur mecircme dans les cas ougrave ce dernier ne nous offre quune vision limiteacutee des choses en feignant deacutelibeacutereacutement lignorance de certains asshypects de son histoire9 La question est difficile agrave trancher dune maniegravere rasshysurante pour la simple raison que le narrateur n ayant pas de reacutealiteacute en dehors de la fiction le lecteur ne peut veacuterifier ses connaissances non moins fictives Le seul point de repegravere pour le lecteur est loeuvre mecircme cest en elle que sinshycarnent les connaissances les attitudes du narrateur quil soit omniscient ou en partie ignorant le lecteur ne devrait donc lui attribuer que le degreacute de

6 Voir surtout J-L SEYLAZ Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee M BAL op cit sur Andesmas

7 Ces problegravemes reviennent agrave peu pregraves dans tous les ouvrages ougrave il est question du style ou de lanalyse globale dun roman particulier

8 Voir entre autres M BLANCHOT La douleur du dialogue H HELL op cit O KEMPO op cit

9 Selon W KAYSER le narrateur romanesque est analogue au dieu (ou aux dieux) omniscient (s) et omnipreacutesent (s) (Qui raconte le roman 80) Cf aussi S CHAT-MAN Story and Discourse 212

5

discernement dont il fait preuve dans et par son reacutecit Pour notre analyse qui sera fondeacutee sur lexamen des textes mecircmes il nous paraicirct ainsi indiffeacuterent de savoir si le narrateur qui ne se montre pas omniscient sait en reacutealiteacute tout ce quil nexplicite pas dans ses paroles Quil soit un simple teacutemoin comme les personnages sans aucun privilegravege de peacuteneacutetrer les choses deacutepassant la percepshytion ou quil fasse semblant de ne pouvoir acceacuteder agrave des connaissances plus profondes la diffeacuterence nest pas pertinente pour nous car la maniegravere de reacuteveacuteshyler ces connaissances partielles sera toujours pareille Pour caracteacuteriser le narrateur nous ne consideacutererons donc que les donneacutees immeacutediates ou implishycites du texte le narrateur tel quil se preacutesente effectivement par les proceacutedeacutes quil utilise dans sa narration Les theacuteoriciens cherchent dailleurs agrave deacutefinir le terme trop vague domniscience avec plus de preacutecision agrave ce sujet nous nous sommes inspireacute surtout des travaux de Friedman de Booth et de Chatman qui eacutetablissent plusieurs types domniscience selon les domaines et la profondeur des connaissances du narrateur10 Pour notre part nous croyons comme il ressort de leurs eacutetudes que le terme omniscience devrait signifier non la quantiteacute illimiteacutee des connaissances mais plutocirct leur nature donc des connaisshysances qui ne peuvent ecirctre acquises par des moyens objectifs justifiables dans la narration Cest dans cet esprit que nous essayerons de trouver dans nos anashylyses quelques critegraveres logiques qui permettent de faire la distinction entre les connaissances objectives et les diffeacuterents degreacutes domniscience et que nous tacirccherons de donner une image plus nuanceacutee du savoir du narrateur dans les reacutecits durassiens

Les connaissances mdash objectives ou divines mdash du narrateur constitueshyraient alors les eacuteleacutements de lhistoire que celui-ci nous raconte (le discours reacutefeacute-rentiel de Todorov)11 Du point de vue de la participation intellectuelle ou affective du narrateur agrave son propre reacutecit ce plan de la narration pourrait ecirctre consideacutereacute comme un plan neutre12 ougrave le narrateur raconte ce quil trouve neacutecessaire pour le transmission de son histoire Les reacutecits de Duras nous offrent effectivement nombre de constatations qui indiquent un eacuteveacutenement surtout exteacuterieur avec ses participants et qui preacutecisent quelques circonstances comme le lieu ou le temps Toutefois l attitude du narrateur nest pas toujours aussi neutre envers son histoire car de temps en temps il deacutepasse les limites imposeacutees par lui-mecircme en commentant qualifiant expliquant certains eacuteveacutenements certains spectacles en les comparant agrave d autres ou en eacutetablissant des relations entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et des domaines abstraits de la vie Comshyme dit Genette La moindre observation geacuteneacuterale le moindre adjectif un peu plus que descriptif la plus discregravete comparaison le plus modeste peut-ecirctre

10 N FRIEDMAN op cit surtout 1169mdash1174 1176mdash1178 W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 160mdash164 S CHATMAN op cit surtout 211mdash219

11 Appeleacute aussi discours transitif T TODOROV Poeacutetique 109mdash110 12 Ibid 110

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la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

262

7

neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

3

du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

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La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

11

(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

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constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

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82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

4 Studia Roroanlca 49

dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

89

Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

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et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

91

Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

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I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

97

Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

Page 6: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

discernement dont il fait preuve dans et par son reacutecit Pour notre analyse qui sera fondeacutee sur lexamen des textes mecircmes il nous paraicirct ainsi indiffeacuterent de savoir si le narrateur qui ne se montre pas omniscient sait en reacutealiteacute tout ce quil nexplicite pas dans ses paroles Quil soit un simple teacutemoin comme les personnages sans aucun privilegravege de peacuteneacutetrer les choses deacutepassant la percepshytion ou quil fasse semblant de ne pouvoir acceacuteder agrave des connaissances plus profondes la diffeacuterence nest pas pertinente pour nous car la maniegravere de reacuteveacuteshyler ces connaissances partielles sera toujours pareille Pour caracteacuteriser le narrateur nous ne consideacutererons donc que les donneacutees immeacutediates ou implishycites du texte le narrateur tel quil se preacutesente effectivement par les proceacutedeacutes quil utilise dans sa narration Les theacuteoriciens cherchent dailleurs agrave deacutefinir le terme trop vague domniscience avec plus de preacutecision agrave ce sujet nous nous sommes inspireacute surtout des travaux de Friedman de Booth et de Chatman qui eacutetablissent plusieurs types domniscience selon les domaines et la profondeur des connaissances du narrateur10 Pour notre part nous croyons comme il ressort de leurs eacutetudes que le terme omniscience devrait signifier non la quantiteacute illimiteacutee des connaissances mais plutocirct leur nature donc des connaisshysances qui ne peuvent ecirctre acquises par des moyens objectifs justifiables dans la narration Cest dans cet esprit que nous essayerons de trouver dans nos anashylyses quelques critegraveres logiques qui permettent de faire la distinction entre les connaissances objectives et les diffeacuterents degreacutes domniscience et que nous tacirccherons de donner une image plus nuanceacutee du savoir du narrateur dans les reacutecits durassiens

Les connaissances mdash objectives ou divines mdash du narrateur constitueshyraient alors les eacuteleacutements de lhistoire que celui-ci nous raconte (le discours reacutefeacute-rentiel de Todorov)11 Du point de vue de la participation intellectuelle ou affective du narrateur agrave son propre reacutecit ce plan de la narration pourrait ecirctre consideacutereacute comme un plan neutre12 ougrave le narrateur raconte ce quil trouve neacutecessaire pour le transmission de son histoire Les reacutecits de Duras nous offrent effectivement nombre de constatations qui indiquent un eacuteveacutenement surtout exteacuterieur avec ses participants et qui preacutecisent quelques circonstances comme le lieu ou le temps Toutefois l attitude du narrateur nest pas toujours aussi neutre envers son histoire car de temps en temps il deacutepasse les limites imposeacutees par lui-mecircme en commentant qualifiant expliquant certains eacuteveacutenements certains spectacles en les comparant agrave d autres ou en eacutetablissant des relations entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et des domaines abstraits de la vie Comshyme dit Genette La moindre observation geacuteneacuterale le moindre adjectif un peu plus que descriptif la plus discregravete comparaison le plus modeste peut-ecirctre

10 N FRIEDMAN op cit surtout 1169mdash1174 1176mdash1178 W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 160mdash164 S CHATMAN op cit surtout 211mdash219

11 Appeleacute aussi discours transitif T TODOROV Poeacutetique 109mdash110 12 Ibid 110

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la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

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neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

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du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

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La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

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(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

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constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

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82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

4 Studia Roroanlca 49

dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

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Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

90

et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

91

Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

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I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

97

Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

Page 7: ASPECTS DE LA NARRATION DANS LES ROMANS DE ......disait Marguerite Duras à propos de Moderato Cantabile;1 et ce roman n'est pas le seul de l'auteur auquel cette remarque puisse s'appliquer.

la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame [dans celle du reacutecit] un type de parole qui lui est eacutetranger et comme reacutefractaire13

Ainsi agrave cocircteacute de la simple narration apparaicirctra un autre plan dans le reacutecit celui des commentaires subjectifs les plus varieacutes formuleacutes eacuteventuellement dans un langage qui est lui-mecircme plus expressif plus affectif voire un langage poshyeacutetique Cette opposition entre deux plans celui de lhistoire quon pourrait consideacuterer comme un plan objectif dans son ensemble et celui des commentaishyres subjectifs se retrouve chez dautres theacuteoriciens comme Todorov qui parle de deux registres de la parole le discours reacutefeacuterentiel et le discours litteacuteral absshytrait ou figureacute dont la preacutesence simultaneacutee caracteacuterise un certain style lopshyposant agrave leacutecriture sobre et neutre agrave leacutecriture transparente11 Nous croyons quon pourrait inclure dans le discours non-reacutefeacuterentiel les registres de la parole que Todorov rattache agrave renonciation notamment le discours eacutevaluatif et le discours eacutemotif qui doivent indiquer agrave leur tour le langage subjectif du narrateur15 Ce sont donc ces commentaires subjectifs souvent poeacutetiques chez Duras et opposant son eacutecriture agrave leacutecriture sobre et neutre qui retiendront notre attention agrave cette eacutetape de lanalyse Quant aux commentaires du narrashyteur en geacuteneacuteral on peut en trouver des informations preacutecieuses surtout chez Booth et Chatman ces deux theacuteoriciens proposent un classement des commenshytaires selon les principaux types de leur contenu et selon leur rocircle dans la narshyration16 Dans notre analyse de la subjectiviteacute chez Duras mdash vu le caractegravere souvent poeacutetique des remarques mdash il nous a pourtant sembleacute reacuteveacutelateur dexashyminer les commentaires dun point de vue formel aussi pour pouvoir indiquer le deacutepassement plus ou moins grand et surprenant de la neutraliteacute de lobshyjectiviteacute de lhistoire Cest avant tout selon certains rapports logiques seacutetashyblissant entre un eacuteleacutement de lhistoire et le commentaire prononceacute agrave son propos que nous allons classer les remarques subjectives du narrateur sans pour aushyt an t neacutegliger le contenu de ces remarques Plusieurs fois nous allons nous reacutefeacuteshyrer agrave quelques figures de rheacutetorique reacutecurrentes mais dans les cadres de la preacuteshysente eacutetude il serait impossible dentreprendre une analyse rheacutetorique exhausshytive des commentaires ce qui serait certainement tregraves inteacuteressant dans un roman comme Moderato Cantdbile

Ces commentaires expriment donc la subjectiviteacute du narrateur lors de la narration de son histoire mais celle-ci nest pas la seule subjectiviteacute qui puisse apparaicirctre dans le reacutecit neutre des eacuteveacutenements Un eacuteloignement de ce plan

13 G GENETTE Frontiegraveres du reacutecit 162 Genette parle ici de lopposition eacutetablie entre reacutecit et discours par Eacute BENVEN1STE dans Les relations de temps dans le verbe franccedilais Nous avons emprunteacute cette deacutefinition de Genette pour lemployer dans une opposition de porteacutee moins eacutetendue entre la narration neutre des eacuteveacutenements et les commentaires du narrateur

14 T TODOROV Poeacutetique 110 15 Jbid 114mdash115 16 W C BOOTH op cit surtout 169mdash209 S CHATMAN op cit surtout 228mdash

262

7

neutre objectif peut se faire eacutegalement dans un autre sens dans celui de la subjectiviteacute des personnages dont les visions les penseacutees peuvent intervenir dans la narration de lhistoire de sorte que certains eacuteveacutenements peuvent ecirctre preacutesenteacutes au lecteur indirectement agrave travers les yeux la conscience des heacuteros Cest alors que nous nous tournons vers le problegraveme du point de vue la question la plus discuteacutee peut-ecirctre dans toute la theacuteorie de la narration17 et qui se pose dailleurs avec acuiteacute dans les romans de Duras ougrave lalternance souvent rashypide des perspectives concourt aussi agrave latmosphegravere particuliegravere des reacutecits Sur ce point les eacutetudes de Lubbock e t de Booth nous ont eacuteteacute tregraves utiles pour avoir une vue densemble sur ce problegraveme et pour reconnaicirctre son importance capitale dans le reacutecit18 Quant aux types fondamentaux du traitement des points de vue nous avons puiseacute surtout dans la theacuteorie des visions de Todorov13

et dans celle des focalisations de Genette20 qui nous a inspireacute sur un autre point mecircme notamment sur la neacutecessiteacute dune distinction tregraves nette mdash et pas toushyjours observeacutee mdash entre le personnage dont le point de vue oriente la persshypective narrative et le narrateur bref entre qui voit et qui parle 21

Cest dans cet esprit croyons-nous quon peut concilier entre autres deux choses somment opposeacutees dans les theacuteories lomniscience du narrateur et la transition au point de vue limiteacute dun personnage ne sexcluent pas car elles appartiennent agrave deux plans diffeacuterents celui des connaissances du narrateur et celui de la perspective du heacuteros Booth va mecircme jusquagrave affirmer que le choix du point de vue le plus rigoureusement limiteacute ne permet pas deacuteluder lomshyniscience 22 en effet le narrateur qui est capable de nous preacutesenter son hisshytoire comme elle est refleacuteteacutee dans la conscience de quelquun ne peut ecirctre quomshyniscient bien quil ne veuille pas toujours profiter de ce privilegravege pour faire valoir son propre point de vue E n revanche un narrateur qui na que des conshynaissances restreintes limiteacutees au monde immeacutediatement perceptible peut eacutegalement organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses personnages ce qui semble justifier le traitement seacutepareacute des connaissances et des points de vue aussi malgreacute leur interdeacutependance eacutetroite incontestable Eacutevidemment la transishytion au point de vue du heacuteros peut seffectuer agrave diffeacuterents degreacutes car le narrashyteur peut affirmer sa preacutesence par des moyens divers comme lemploi de son propre langage mdash ses commentaires mdash ou lindication explicite du passage agrave la conscience du personnage A ce sujet nous avons eu recours surtout agrave la theacuteorie de Genette sur le reacutecit de paroles qui preacutesente les diffeacuterentes formes

17 Pour une vue densemble des principales theacuteories voir F VAN ROSSUM-GUYOX Point de vue ou perspective narrative

18 P LUBBOCK The Craft of Fiction surtout 251mdash264 W G BOOTH op cit surtout 149mdash165

9 T TODOROV Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire 141mdash143 T TODOROV Poeacutetique 116mdash123

20 G GENETTE Figures III 203mdash224 21 Ibid 203 22 W C BOOTH Distance et point de vue 109

3

du passage au discours mdash prononceacute ou inteacuterieur mdash des personnages avec linshytervention de moins en moins sensible du narrateur jusquagrave son effacement dans le discours direct23 Cest donc selon les problegravemes esquisseacutes ci-dessus que noiis essayerons dexaminer les points de vue dans les romans de Marguerite Duras A notre connaissance la perspective narrative telle quelle se preacutesente dans lensemble des oeuvres de lauteur a fait lobjet dun seul article compreacutehensif celui de Jiri Sracircmek24 dont les ideacutees nous ont inspireacute dans notre travail mais dont nous nadmettons pas neacutecessairement lapproche ni la classification

Notre choix des textes agrave examiner porte sur les eacutecrits qualifieacutes de roman ou de reacutecit par la romanciegravere elle-mecircme donc agrave partir des Impudents (1943) jusquagrave LAmante anglaise (1967) et nous ajoutons agrave cette seacuterie trois oeuvres ulteacuterieures Deacutetruire dit-elle (1969) Abahn Sagravebana David (1970) et LAmour (1971) qui nont pas eacuteteacute surnommeacutees comme les oeuvres preacuteceacutedentes mais qui selon le consensus peuvent ecirctre consideacutereacutees encore comme des romans ou des reacutecits On sait que les ouvrages publieacutes sous forme de livre apregraves lanshyneacutee de la parution de LAmour et qui sont en reacutealiteacute des sceacutenarios indiquent deacutejagrave une nouvelle eacutetape dans la carriegravere de Marguerite Duras une carriegravere cineacutematographique de plus en plus marqueacutee (dont les racines plongent dailshyleurs dans un passeacute plus lointain) Ces livres reacutecents qualifieacutes donc de sceacuteshynarios ou de texte theacuteacirctre film comme India Song (1973) seront exclus de notre analyse Parmi les reacutecits proprement dits nous allons porter une atshytention particuliegravere sur ceux de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de leacutecrishyvain car cest dans ces romans que se reacutevegravelent le mieux les techniques les plus durassiennes de la narration et agrave travers elles lunivers romanesque de lauteur Il y aura pourtant un reacutecit privileacutegieacute parmi tous les autres qui occupera un rocircle central dans notre ouvrage cest Moderato Cantabile deacutejagrave tan t de fois discuteacute qui nous servira de modegravele pour nos analyses de lensemble des oeushyvres Notre choix est tombeacute sur ce roman pour cette raison que Moderato Canshytabile un reacutecit tregraves original et dune grande valeur condense en lui l art de Dushyras il marque un tournant dans loeuvre et annonce les traits caracteacuteristiques de la narration des romans ulteacuterieurs de sorte que par sa richesse il se precircte facilement agrave une analyse microscopique dans le domaine des techniques narshyratives Cest agrave travers les principaux aspects de la narration releveacutes dans Moderato Cantabile et avec les mecircmes meacutethodes que nous allons preacutesenter ensuite mdash sans nous en tenir dailleurs agrave un ordre chronologique rigoureux mdash leacutevolution des techniques narratives dans lensemble des romans de Marguerite Duras

2= G GENETTE Figures III 189mdash203 Cf aussi S OHATMAN op cit 196mdash209 R FOWLER Linguistics and the Novel 97mdash114

u Op cit agrave la note 2

9

La narration dans Moderato Cantabile

La nature des connaissances du narrateur1

Les quelques critiques qui traitent de la narration dans Moderato Cantabile2

sont plus ou moins daccord pour dire que le narrateur de ce roman est un narshyrateur objectif qui loin decirctre omniscient nous preacutesente les choses cmme il les perccediloit sans vouloir les peacuteneacutetrer pour nous en donner une explication plus profonde Pour notre part nous consideacuterons que ces remarques sont en partie justes mais en mecircme temps pou nuanceacutees car elles semblent neacutegliger les cas assez nombreux ougrave le narrateur ne sarrecircte pas agrave une simple constatation de faits visibles ou audibles comme dans les exemples suivants Lenfant trem-blait() davoir eu peur (14) ou Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait () cesseacute (25) ougrave le narrateur nous donne linterpreacutetation dun comportement ou dune situation en sappuyant il est vrai sur des signes exshyteacuterieurs (lenfant tremble devant son professeur de piano Anne Desbaresdes en train de boire parle dune voix tremblante) E t que dire surtout des obshyservations audacieuses comme Anne Desbaresdes mentit (25) Elle () se souvint (du crime) et pacirclit (33) ougrave un processus mental est eacutevoqueacute avec une certitude eacutetonnante de la part dun narrateur qui ne se laisserait guider que par ses perceptions pour creacuteer une vision exteacuterieure et objective de ses personnages Les exemples de cette sorte nous ont ameneacute agrave examiner de plus pregraves la nature des connaissances du narrateur dans deux domaines principaux dune part les connaissances qui ont pour source la perception immeacutediate dautre part celles qui reacutesultent dun deacutepassement de la perception sous forme dinterpreacutetations ou de conjectures

Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur de Moderato Cantabile sen tient

1 Pour les eacuteditions consulteacutees des romans de Duras voir notre bibliographie 2 En effet concernant la narration dans Moderato Cantabile il ny a que des remarshy

ques eacuteparses dans les articles entre autres L BISHOP op cit R A CHAMPAGNE An Incantation of the Sirens The Structure of Moderato Cantabile J W KNELLER Elective Empathies and Musical Affinities G PICON Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras J SRAMEK op cit (qui analyse surtout la relation de laction indirecte (meurtre) avec laction directe parallegravele (conversations) ) V L WEISS Form and Meaning in Marguerite Duras Moderato Cantabile

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effectivement agrave la perception pour nous informer des eacuteveacutenements et des personshynages Comme dit Bernard Dort Les heacuteros de Marguerite Duras sont poseacutes devant nous sans ecirctre qualifieacutes3 Les personnages agissent ils parlent surtout mais ni les raisons de leurs actions ni leur psychologie ne sont vraiment exshypliciteacutees par le narrateur et agrave la fin du reacutecit le lecteur aura le sentiment davoir eu des relations passagegraveres avec des gens qui lui sont resteacutes en quelque sorte eacutetrangers En contrepartie le narrateur organise son reacutecit de faccedilon que nous puissions suivre les eacuteveacutenements de tout pregraves observer du moins les gestes les comportements des personnages principaux ou eacutecouter leurs paroles

En effet pendant tout le reacutecit nous avons limpression que le narrateur-teacutemoin se trouve sur les lieux des eacuteveacutenements4 sur les quelques lieux qui comshyposent alternativement lespace de lhistoire (la chambre de Mademoiselle Giraud le cafeacute le boulevard de la Mer la maison et le jardin dAnne) et il est rare que le narrateur fasse allusion agrave des lieux plus eacuteloigneacutes si oui il les eacutevoshyque en geacuteneacuteral par le truchement de signes perceptibles Deacutejagrave des rues voisines une rumeur arrivait (113) La siregravene retentit () assourdissant la ville entiegravere (58) Le vent de la mer circule toujours agrave travers la ville (101) Le plus souvent le champ de perception du narrateur est restreint et bien circonscrit lespace exteacuterieur agrave ce champ ne se faisant marquer que par un signe (cf bruits) ou par lapparition ou la disparition de quelquun ou de quelque chose au milieu de la leccedilon de piano un cri de femme retentit dans la rue En bas quelques cris () indiquegraverent la consommation dun eacuteveacutenement inconnu (17) la siregravene de larsenal annonccedilant la fin du travail sentend dans le cafeacute mecircme des gens enshytrent de la nie des remorqueurs passent reacuteguliegraverement Anne a quitteacute le champ ougrave il (Chauvin) se trouvait (115) On ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe en dehors de ces lieux degraves lors que lexteacuterieur semble coupeacute du lieu en question pendant les entretiens dAnne et de Chauvin le narrateur ne parle de lenfant qui joue au bord de la mer que lorsqu on laperccediloit agrave partir de linteacuterieur du cafeacute agrave travers la porte ouverte Lenfant arriva dans lencadreshyment de la porte () sen alla de nouveau (54) Il se dirigea vers le soleil de la porte () dis par ut sur le trottoir (24) Cette seacuteparation des lieux mdash particuliegraveshyrement frappante dans la scegravene du dicircner ougrave Chauvin rocircde devant le parc pendant quAnne doit subir les supplices du dicircner eacuteleacutegant mdash est marqueacutee avec insistance tantocirct par des verbes de mouvement lenfant surgit (27 61 81 88) Des voix () montaient du quai (15) tantocirct par toute une gamme dadverbes ou de locutions adverbiales qui indiquent le lieu dune maniegravere relative agrave un point de repegravere ailleurs (11 114) dehors (40 43 52 60 92 107) en bas

3 Citation des Lettres Nouvelles mars 1955 par B PINGAUD Voici dix romanshyciers 43

11 est inteacuteressant de noter que le temps verbal employeacute dans la plus grande partie du roman nest pourtant pas le preacutesent sauf la scegravene du dicircner qui est raconteacutee surtout au preacutesent le reacutecit est au passeacute le narrateur gardant ainsi plus de distance envers son sujet et le lecteur agrave la fois

11

(17 72 74) de loin (30 106) tregraves j)regraves (40) lautre bout (de la ville du quai) (23 31) au-delagrave des stores blancs (96) sur la gauche du quai (16) etc Dans quelques cas on a mecircme limpression que le lieu souvre devant les yeux du spectateur Le mocircle deacutepasseacute le boulevard de la Mer seacutetendait (34) apregraves avoir deacutepameacute le premier mocircle () agrave partir duquel souvrait la ville (51) apregraves le preshymier mocircle le boulevard de la Mer se profila (89) Donc lespace est organiseacute agrave partir de certains angles de vue de visions bien deacutetermineacutees qui eacutelargissent et reacutetreacutecissent alternativement le champ des connaissances du narrateur portant sur les choses perceptibles Sauf quelques exceptions auxquelles nous revienshydrons plus tard il nest question effectivement que de ce qui est en train de se passer devant nos yeux parfois avec une limitation mecircme plus pousseacutee de la vision agrave un endroit tregraves preacutecis comme cest possible agrave laide de la cameacutera dans un film entre les paroles des protagonistes Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte (11 ) Le couchant () atteignait le visage de cet homme (33) Linshyteacuterieur de sa bouche semplit de la derniegravere lueur du cmichant (35) posa sa main () sur la table dans leacutecran dombre que faisait son corps (109)3

Ces derniers exemples anticipent dailleurs sur certains traits de la preacuteshysentation des personnages et indiquent deacutejagrave le centre dinteacuterecirct que sont les personnages pour le narrateur de ce reacutecit car eacutevidemment les relations spatiashyles ne servent que de cadre darriegravere-plan aux eacuteveacutenements En effet les lieux ne sont guegravere deacutecrits dune maniegravere traditionnelle mdash sauf quelques constatashytions plutocirct neutres marquant agrave la fois des circonstances comme Le cafeacute eacutetait plein Les hommes buvaient leur vin aussitocirct servi (78) Lheure eacutetait creuse le cafeacute encore deacutesert (38) mdash et cest agrave juste titre que certains critiques parlent de lieux neutres et abstraits chez Duras8 Sil y a tout de mecircme une sorte de descripshytion du deacutecor elle concerne presque uniquement le temps quil fait souvent pour introduire un chapitre Les eacuteclaircies eacutetaient moins rares plus longues (51) ou surtout le temps qui passe et rappelle chaque fois agrave Anne et agrave Chauvin que la fin de leur rencontre approche on voyait le soleil se coucher dans la mer le ciel qui flambait (31) Les quais seacuteclairegraverent de leurs hauts lampadaires (85) Comme souvent au creacutepuscule le ciel simmobilisa (112) etc Certains effets de bruits sajoutent aux signes visibles pour ponctuer la dureacutee les gammes et la sonatine reacutepeacuteteacutees pendant les leccedilons le bruit de la mer et les cris venant de la rue qui interrompent la musique et surtout lors des conversations au cafeacute la radio le ronronnement des bateaux qui passent reacuteguliegraverement et la siregravene comme un leitmotiv annonccedilant la fin du travail et impliquant que Chauvin et Anne doivent se quitter bientocirct Une siregravene retentit (30) Une autre siregravene

5 La technique de la c ameacutera est souvent ment ionneacutee d a n s les cr i t iques sur D u r a s A propos de Moderato Cantabile cf L B I S H O P op cit 227 R A C H A M P A G N E op et 987 V L VVJB1SS op cU 85

Cf A HOOG The Itinerary of Marguerite Dtiras 7 3 G L U C C I O N I Marguerite Dura et le roman abstrait

retentit plus faible que la premiegravere (31) Foudroyante la siregravene retentit (46) La siregravene retentit eacutegale et juste (58) La siregravene retentit eacutenorme (112)

Au milieu de ce deacutecor deacutepouilleacute et plutocirct scheacutematique l attention est dirigeacutee en premier lieu sur les personnages sur leur comportement et leurs conversations Cependant la technique de la preacutesentation des personnages est semblable agrave celle de la caracteacuterisation de larriegravere-plan au lieu de nous offrir des descriptions exhaustives le reacutecit des rencontres dAnne Desbaresdes et de Chauvin abonde en impressions qui atteignent surtout la vue ou louiumle7 creacuteant ainsi une image par touches de couleurs mdash selon les propres termes de Duras mdash des protagonistes et des situations8

Dune maniegravere geacuteneacuterale cest la perception par la vue qui preacutedomine dans ce reacutecit et cela nous paraicirct tout agrave fait naturel la vue eacutetant la plus importante de nos faculteacutes de perception Il serait plus inteacuteressant par contre dexaminer les types de choses vues que le narrateur considegravere comme des informations neacutecesshysaires agrave donner au lecteur Deacutejagrave agrave propos du deacutecor nous avons releveacute les signes visibles du temps qui seacutecoule surtout ceux qui concernent la lumiegravere baissante du jour la couleur changeante du ciel les eacuteclairages les ombres Pour ce qui est des personnages en opposition avec limage peu exacte que nous en receshyvons il y aura une observation minutieuse des visages des gestes des mouveshyments des rapprochements et des eacuteloignements des personnages lui aussi avait pacircli (38) Sa bouche agrave lui fut humide davoir bu et elle eut agrave son tour dans la douce lumiegravere une implacable preacutecision (55) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Elle sadossa de tout son buste agrave la chaise dun mouveshyment entier (55) La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table (114) etc

Limportance de la perception par louiumle a eacuteteacute deacutejagrave suggeacutereacutee plus haut quand nous avons passeacute en revue briegravevement les bruits que peuvent entendre les personnages et le narrateur Mais dans ce domaine des choses entendues il en est une qui lemporte sur toutes les autres et qui constitue par sa nature diffeacuterente un cas tout agrave fait speacutecial et de porteacutee essentielle pour la narration ce sont bien entendu les paroles des personnages dans notre cas les dialogues dAnne et de Chauvin les bribes de conversation entre Anne et son enfant Anne et Mademoiselle Giraud ou la patronne du cafeacute ou encore entre Anne et les inviteacutes du dicircner ou peut ajouter agrave cela les paroles reproduites quelquefois plus librement par le narrateur9 Ce qui est particulier en ce sens dans Moderato Cantabile cest la quantiteacute proportionnelle et parallegravelement limportance des dialogues par rapport agrave la narration proprement dite Les dialogues doivent

7 Cf pourtant lodeur enivrante des magnolias (chapitre VII) 8 Deacutepeindre un caractegravere en son entier comme faisait Balzac est reacutevolu Jestime

que la description dun signe dune partie seulement dun ecirctre humain ou dune situation () est beaucoup plus frappante quune description complegravete () Jappelle cette meacuteshythode quest la mienne descriptions par touches de couleur (dans B L KNAPP op cit 655)

9 Voir notre analyse des points de vue dans Moderato Cantabile

13

constituer plus de la moitieacute du texte (mecircme les deux tiers peut-ecirctre) et cela montre en soi que leur rocircle nest pas neacutegligeable dans ce reacutecit car une grande partie des informations concernant les personnages viennent de leurs propres paroles et doivent ecirctre consideacutereacutees ainsi comme des informations authentiques Mais la veacuteritable importance des dialogues reacuteside dans le fait quici cest au cours des conversations au cafeacute que se deacuteveloppe 1 intrigue lhistoire de F adultegravere psychologique dAnne Desbaresdes avec Chauvin10 tandis quo la narration agrave part quelques eacuteveacutenements cruciaux certes comme le crime le dicircner et peut-ecirctre la derniegravere rencontre contient peu deacuteleacutements qui puissent faire avancer consideacuterablement laction vers son deacutenouement Les parties proprement narratives loin decirctre insignifiantes concourent plutocirct agrave situer les dialogues agrave constituer les eacuteleacutements de la scegravene et de latmosphegravere dans laquelle se deacuteroulent les conversations Comme dentreacutee de jeunous nous sommes proposeacute de caracteacuteriser la narration proprement dite nous nallons pas nous attarder sur la probleacutematique des dialogues qui entraicircnerait surtout agrave propos de Moderato Cantabile des questions dordre psychologique et mettrait lanalyse sur un autre plan celui des personnages de leurs maniegraveres de penser et de sexprimer sans parler du systegraveme des images et des eacuteleacutements symboliques dans leurs conversations11

Jusquici nous avons donc essayeacute dexaminer la perception mdash en tenant compte de la fonction particuliegravere du dialogue mdash comme la source la plus imshyportante des connaissances du narrateur toujours preacutesent sur les lieux des eacuteveacutenements Avant de poursuivre lanalyse dans un domaine qui serait deacutejagrave celui des interpreacutetations nous voudrions souligner le rocircle privileacutegieacute de la pershyception dun autre aspect encore Car au cours du reacutecit ce nest pas seulement de lobjet de la perception de la chose vue ou entendue que le lecteur prend connaissance par lintermeacutediaire du narrateur nous sommes eacutegalement les teacutemoins de nombreux actes de perception de la part des personnages Beaucoup de phrases ont pour preacutedicat un verbe ou uno expression comme eacutecouter (73 75 79) regarder (au moins 33 fois sur les 115 pages) ou les synonymes de ce dernier contempler (32 34 76) observer (87 88) fixer (34 62 86) scruter (19 48 107) inspecter (37) examiner (108) reconsideacuterer (10) lorgner (34) suivre des yeux (37 110) porter les yeux sur (114) lever un regard vers (110) glisser un regard vers (71) quitter des yeux (33 42) ses yeux revinrent (43) enfin voir au sens de regarder examiner (42 55 63 86) II sattarda () agrave voir () ses eacutepaules (42) Ces verbes-lagrave expriment chez les personnages une action volontaire de voir quelque chose une action qui est en mecircme temps perceptible pour le narrateur Dautres preacutedicats un peu moins freacutequents du type entendre (58

10 A C1SMARU Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories 494

11 Sur le caractegravere et le rocircle des dialogues dans Moderato Cantabile voir entre autres L BISHOP op cit H HELL op cil J S R A M E K op cit

14

82 114 mdash deux fois) voir (24 61 62 63 67 89 115) avec des synonymes comshyme remarquer (46 48 52 106) apercevoir (21 94 106) et des verbes de sens plus complexe et plus abstrait sapercevoir (26 88) reconnaicirctre (61 62) sassurer (11 54) signifient plutocirct une perception involontaire agrave laquelle peut sajouter le processus mental de la reconnaissance de lobjet perccedilu Comme agrave part la perception elle-mecircme il sagit ici de processus internes ces derniers exemples soulegravevent une nouvelle fois le problegraveme de la source des connaissances du narrateur nous y reviendrons donc un peu plus loin

Lessentiel pour le moment est de reconnaicirctre que lacte de perception volontaire ou non constitue par sa freacutequence exceptionnelle une partie conshysideacuterable de la narration et seacutelegraveve pour ainsi dire au rang de leacuteveacutenement de laction qui fait avancer le cours du reacutecit Moderato Cantabile preacutesente une histoire plutocirct mince avec peu daventures au sens traditionnel du terme il nest donc pas eacutetonnant que le jeu subtil des regards soit revecirctu dune telle importance pour indiquer les rapports changeants des personnages et quil acquiegravere agrave linstar des dialogues un rocircle communicatif tregraves marqueacute

Le rocircle privileacutegieacute de la perception comme source de connaissances pour le narrateur semble incontestable pourtant le narrateur ne sarrecircte pas agrave un simple enregistrement des pheacutenomegravenes perceptibles il deacutepasse plus ou moins les limites de la perception et nous informe non seulement des comportements ou des paroles des personnages mais aussi de certains processus internes qui se laissent deviner au-dessous de la surface visible Le lecteur peut alors se poser la question de savoir si dans Moderato Cantabile on na pas affaire toutefois agrave un narrateur omniscient au sens traditionnel du terme car apregraves tout nous apprenons parfois mecircme les penseacutees de quelquun ainsi la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) indique le processus mental de comprendre et explicite le contenu dune penseacutee difficile (ou impossible) agrave deacuteduire dune maniegravere univoque agrave partir des circonstances exteacuteshyrieures donneacutees

Neacuteanmoins ce narrateur bien quil se permette des commentaires sur la conscience des personnages ne teacutemoigne pas en geacuteneacuteral de connaissances communeacutement attribueacutees au narrateur omniscient Cest agrave peine sil nous donne des renseignements directs et coheacuterents des conditions dans lesquelles vivent Anne et Chauvin des couches sociales auxquelles ils appartiennent de leurs activiteacutes de tous les jours de leur psychologie ni mecircme de ces choses relativeshyment simples comme le physique ou les vecirctements des protagonistes il y fait quelques allusions sans plus12 Il semble quil ne considegravere que certains aspects soit des processus internes soit des circonstances geacuteneacuterales et lagrave encore il prend comme point de deacutepart le plus souvent la situation agrave un moment donneacute

13 Pour le statut des personnages dans les reacutecits pour certains thegravemes constants ayant trait agrave leur psychologie (amour reacutevolte folie) voir J SRAMEK Le rocircle des pershysonnages romanesques chez Marguerite Duras

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des eacutevcne-nt- Pour une large JMII le- coimai-5-aiu-r- preacutealabu-- soiiicirc c -nriu- [iicnoagt les choses en leur temps agrave mesure que lhi-toire se deacuteveloppe [cf pr exemple agrave la page 57 les paroles de lhomme jusque-lagrave anonyme Jt - jj-il ( hiuviv)

Avant de consideacuterer dune faccedilon plus deacutetailleacutee les connaissantes pro ciint dun deacutepa-semcnt de la perception nous voudrions souligner un autre tr it de caractegravere du nanatcir dans Moderato Cantabile qui e dirtinsriie scn-ibienimt du narrateur appeleacute omniscient Tandis que le narrateur omniscient -emlde -ucircr d- ui-meumlme de la ju^te-se de ses remarques le narrateur de Moderato f bullbullbulltnhili il e paraicirct pas toujours Quelquefois deacutejagrave agrave propos dun chose en principe perceptible niais cacheacutee devant ses yeux le narrateur avoue son ignorance en se justifiant du mecircme coup (ce agrave quoi jouait lenfant I eacutetait indiscernable gti cette di-tHid Cil) ou Pfutitrr alors pleura-t-il mais le cripiiscuh trop avanceacute deacutejagrave m jarnif dnpt-rcroir que la grimace entaiyliutO ltt trgtwilaiU- de non ritgtjlt et ifn pi- de ifir -i de- larmes bullgtbulllt roulaint (21) Mais -urtout lorsquil -bullbull proshypose de commenter un fait au-delagrave de li perception souvent il heacutesite agrave porter un jugement cateacutegorique il prend alors des preacutecautions devant les apparences exprimant ainsi ses incertitudes ses doutes concernant la veacuteriteacute de ces apparenshyces et ses propres possibiliteacutes de connaicirctre cette veacuteriteacute Son langage reflegravete abondamment ces doutes et le caractegravere plutocirct hypotheacutetique des eacutenonciations une liste plus ou moins complegravete de la preacutesence reacutepeacutetitive de certains adverbes et de quelques tournures verbales peut bien illustrer l attitude du narrateur vis-agrave-vis des choes et des jgter-onngtges notamment la distance quil prend pour appreacutecier eacuteventuellement un pheacutenomegravene sans doute (25 29 34 35 40 52 106) peut-ecirctre (12 21 44 66 72 114) apparemment (19 20 42) comme si (20 30) sembler (16) paraicirctre (34 73) avoir lair (28 66) devoir (29 31 48 49 96) on aurait pu le croire encore meilleur (105) il nest pas impossible que (98) Les phrashyses comme celles citeacutees plus haut ou sa tecircte se pencha un peu de la maniegravere peut-ecirctre den convenir (12) voici le commencement de la nuit tardive et froide Il nest pas impossible que cet homme ait froid (98) etc nous montrent un narrashyteur qui naime pas juger trop hacirctivement et qui fait au lecteur limpression de vouloir plutocirct rester dans le vague13

Quels sont donc les domaines dans lesquels le narrateur ose faire des observations sans lappui direct de la perception E t quelles sont alors les sources du discernement plus profond du narrateur Quant agrave son rapport aux personnages mdash nous lavons suggeacutereacute plus haut mdash le narrateur ne nous offre pas de vue densemble de leur vie inteacuterieure son attention se dirige plutocirct sur

13 Ce type de discours appeleacute discours modalisant par T TODOROV (Poeacutetique 115) fait partie dans son systegraveme du discours qui se reacutefegravere agrave son procegraves deacutenonciation (ibid 114) il est donc une manifestation du narrateur dans le reacutecit Cest lavis aussi de J L1KTVELT (cf discours modal op cit 66) et de R FOWLER (cf bdquomodalUy op cit 42mdash44) Dans notre opposition entre connaissances et commentaires il est peut-ecirctre plus convenable de parler agrave ce propos de connaissances

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certains aspects de leur psychologie et lagrave aussi nous recevons une image fragshymenteacutee composeacutee dimpressions de deacuteductions reposant sur un signe externe du comportement de tentatives dexplications intermittentes au travers dun dialogue tout aussi fragmenteacute Il est donc inteacuteressant de voir dune part sur quoi portent de preacutefeacuterence ces impressions ces deacuteductions Dautre part on doit reconnaicirctre degraves le deacutebut que malgreacute le deacutepassement de la perception par certaines interpreacutetations cette derniegravere quelle soit explicite ou implicite dans le contexte reste une condition neacutecessaire pour quelques types dobservations de ce genre et finalement dans ces cas-lagrave elle peut ecirctre consideacutereacutee comme la source de connaissances du narrateur Il sensuit que lanalyse devra tenir compte eacutegalement du rocircle de la perception dans les remarques du narrateur sur la psychologie des personnages Dailleurs ces deux choses notamment le contenu dune observation et son rapport avec la perception ne peuvent ecirctre seacutepareacutees dune maniegravere rigoureuse car pour certains aspects de la psychologie comme les sentiments la preacutesence dun signe exteacuterieur quelconque est bien possible souvent tout agrave fait eacutevidente (et ce signe peut ecirctre expliciteacute par le narrateur) mais il serait tregraves difficile ou mecircme impossible de trouver un signe exteacuterieur qui corresponde agrave un processus interne comme la penseacutee ou la meacutemoishyre Pour cette raison nous prendrons comme point de deacutepart dans notre classhysement du contenu des observations la preacutesence ou labsence de signes extershynes explicites dans le texte ou en dautres termes le deacutepassement de plus en plus radical de la perception directe par le narrateur et cest conformeacutement aux diffeacuterentes eacutetapes (signes externes explicites signes externes absents mais implicites signes externes absents car impossibles) que nous essayerons deacutetashyblir les domaines sur lesquels portent les connaissances du narrateur

Un dernier problegraveme concernant le classement des observations proposeacute ci-dessus reacuteside dans la difficulteacute de deacutefinir avec exactitude ce quon pourra consideacuterer comme un signe externe explicite14 Il nous semble que dun cocircteacute la chose est assez eacutevidente quand le narrateur fait des observations qui prenshynent leur source dans la perception la deacutepassant en mecircme temps et lorsque ce narrateur a lintention de rendre ce fait explicite il mentionne dans le proche contexte un pheacutenomegravene visible ou audible comme une expression du visage un geste un mouvement linflexion de la voix qui lui a servi de point de deacutepart pour des constatations des interpreacutetations renvoyant agrave un processus interne ou agrave une situation plus complexe Le problegraveme se pose plutocirct mdash nous semble-t-il mdash du cocircteacute de la relation logique entre le signe externe et le processus interne auquel il se reacutefegravere en quelque sorte Dans Lenfant tremblait () davoir eu peur (14) le verbe tremblait peut ecirctre consideacutereacute comme exprimant un signe perceptible pour le narrateur qui interpregravete ce mouvement (en

14 Signe sera employeacute ici au sens quotidien du terme quelque chose qui est lagrave pour repreacutesenter autre chose (A J GREIMASmdashJ COURTES Seacutemiotique 350)

2 Studia Romanica 17

saidant de la situation certainement) comme celui indiquant la peur de lenfant devant son professeur de piano tout en colegravere Il apparaicirct que nous avons affaire agrave un signe provenant dun eacutetat de conscience le signe existe parce que cet eacutetat de conscience existe pour le moment On pourrait transformer la phrase en disant Lenfant tremblait agrave cause de la peur parce quil avait eu peur Dans la phrase suivante par contre cette transformation serait impossible ou du moins forceacutee pour Elle lui caressa distraitement les cheveux (27) on ne dirait pas quAnne caressa les cheveux de son enfant parce quelle eacutetait distraishyte ladverbe distraitement qualifie tregraves bien laction de caresser les cheveux sans que cet eacutetat de conscience puisse la faire naicirctre Peut-on malgreacute cela consideacuterer laction caressa mdash fait visible pour le narrateur mdash comme un signe de la distraction dAnne Car ici cest plutocirct la maniegravere de caresser et non pas le fait mecircme qui indique la distraction et dans cette situation-lagrave le signe plus ou moins autonome dans dautres cas en ce qui concerne son rapport au proshycessus auquel il se reacutefegravere ne peut plus ecirctre conccedilu seacutepareacutement du processus interne quil est censeacute indiquer ainsi les deux choses finissent par coiumlncider on ne pourrait plus parler alors dun signe autonome

Eacutevidemment mecircme dans ce cas-lagrave il continue decirctre vrai que le narrateur sappuie en quelque sorte sur la perception pour dire quelque chose sur vin processus interne seulement la nature de ses appreacuteciations des faits perccedilus sera diffeacuterente dans les deux cas Eacute tan t donneacute que dans notre premiegravere phrase le fait de trembler pourrait renvoyer agrave une varieacuteteacute de processus internes ce signe donne lieu agrave une interpreacutetation plus ou moins dans les limites des intershypreacutetations conventionnelles possibles donc plus ou moins libre en mecircme temps (ici peur mais peut-ecirctre colegravere joie etc) Par contre la deuxiegraveme phrase preacutesente lexpeacuterience perccedilue sous forme dune constatation plus objective suggeacuterant que le processus interne et le comportement correspondant sont dans un rapport nettement plus eacutetroit et agrave la fois moins eacutequivoque Ce manque de liberteacute relatif se fait sentir aussi sur le plan de la formulation verbale de ces processus le narrateur a recours agrave une expression simple concise sans dautres qualifications agrave par t leacuteleacutement indiquant le processus mecircme ce sont des expresshysions ]gtour ainsi dire steacutereacuteotypeacutees qui traduisent des processus internes se manifestant dans des comportements conventionnels ce qui exclut normaleshyment toute autre interjjreacutetation

Dans Moderato Cantabile on peut relever nombre dexemples pour illustrer les deux seacuteries dobservations ayant recours explicitement agrave la perception Dune part on trouvera celles ougrave le signe externe garde une autonomie relative invitant le narrateur agrave lui attribuer une signification possible (cf son caractegravere deacuteveacutenement autonome souvent exprimeacute par un passeacute simple cf aussi le fait quagrave plusieurs reprises le signe apparaicirct grammaticalement sous forme de proposition quelquefois principale dans une phrase complexe enfin la possibishyliteacute assez eacutevidente dune transformation marquant un rapport causal entre le

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processus interne et sa manifestation cette derniegravere eacutetant le reacutesultat du proshycessus en question) Anne Desbaresdes sadossa agrave sa chaise sabandonna au reacutepit que lui laissait sa peur (40) Le mecircme trouble que la veille ferma les yeux dAnne Desbaresdes lui fit de mecircme courber les eacutepaules daccablement (54) Le mecircme eacutemoi la brisa lui ferma les yeux (59) Elle sarrecircta (de parler) les yeux encore fermeacutes par la peur (59) Ses mains recommencegraverent agrave trembler mais jjour dautre raison que la peur (59) Les petits pieds () se frottegraverent lun contre lautre dans la colegravere (70) Elle examina le cafeacute puis lui () implorant un secours (108)

Dautre part nous aurons les constatations ougrave le signe externe perd cette autonomie car il n y a quune seule interpreacutetation possible dans la mesure ougrave certains comportements et certains processus internes sont conventionnelle-ment associeacutes par le spectateur (cf surtout les constructions verbe -f- compleacuteshyment circonstanciel de maniegravere indiquant la relation plus eacutetroite une relation modale entre le processus et sa manifestation limpossibiliteacute de la transformashytion causale) La main chercha le verre machinalement (28) Lenfant se deacutegagea dune faccedilon assez brutale (31) Anne Desbaresdes () ajusta son manteau avec soin lentement (32) La patronne () regardait obstineacutement le remorqueur (39) (Anne) se redressa avec effort (40) (les hommes) interrogegraverent la patronne du regard (48) Ils le burent ensemble avec aviditeacute (53) Des groupes dhommes arrivaient presseacutes (62) Souvent ces constatations renvoient agrave la maniegravere de parler quelquun parle segravechement (41) avec application presque difficulteacute (45) calmement (58) dune voix redevenue tranquille (60) dune voix fatigueacutee (60) lasseacutee (72) dune voix neutre (85) La limite entre ces deux groupes nest pas rigide dailleurs parfois il est difficile de savoir sil sagit strictement de la maniegravere ou dun rapport causal en mecircme temps ces deux aspects sentremecirclent nous semble-t-il dans les exemples suivants Lhomme regarda plus attentiveshyment (27) ( = parce quil eacutetait plus attentif l attention sexprimant souvent par le regard) Il lui sourit de faccedilon encourageante (45) ( = parce quil voulait lencourager) Elle rit gaiement silencieusement (68) ( = parce quelle eacutetait gaie) Chauvin resta assis accableacute (88) ( = parce quil eacutetait accableacute)

Dans la majoriteacute des exemples comportement et processus interne sont donc dans un rapport eacutetroit ils se supposent reacuteciproquement ce qui se reflegravete aussi dans leur reacutealisation linguistique plutocirct conventionnelle Toutefois pour une large part un certain comportement est agrave ce point impliqueacute dans le processhysus interne en question que le comportement mdash pheacutenomegravene visible mdash peut ne pas ecirctre mentionneacute par le narrateur (Anne) ne prit pas garde agrave lui (43) ne fut pas surprise (46) fit un effort (59) se replia sur elle-mecircme (84) (Chauvin) heacutesita (29 110) attendit (83) (lenfant) simpatienta (49) abandonna sa tentative (de voir le quai par la fenecirctre) (72) (Mademoiselle Giraud) reprit son calme (69) reacutefleacutechit (75) (les gens) seacutetonnegraverent (27 48 78) Cette preacutesentation eacutegaleshyment steacutereacuteotypeacutee dun processus interne semble constituer par labandon du

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signe externe explicite une transition vers une eacutetape ougrave le narrateur eacutevoque un processus interne dune maniegravere deacutejagrave plus nuanceacutee mais sans faire mention ici non plus dun pheacutenomegravene perccedilu dont il aurait pu deacuteduire la nature exacte du processus Ces observations suggegraverent tout de mecircme la preacutesence dun signe externe dans le comportement des personnages seulement il apparaicirct quaux yeux du narrateur ce signe est suffisamment conventionnel encore (bien que moins univoque) pour ne pas ecirctre expliciteacute comme la source des interpreacutetations Malgreacute la preacutesence implicite dun signe perceptible cette eacutetape marque deacutejagrave un certain eacuteloignement de la perception directe qui jusquici pouvait assez bien justifier les observations du narrateur Anne Desbaresdes se deacutebattit coupable et lacceptant cependant (57) (quand Chauvin lui parlait dune sorte deacutechec de son mariage) (Mademoiselle Giraud) sourde agrave leurs propos deacutecourashygeacutee de lindignation mecircme (71) (cf cependant Mademoiselle Giraud les reshygarda) (en jouant la sonatine) lenfant se laissa prendre agrave son miel (73) (cf cependant Le jeu se ralentit et se ponctua) Anne Desbaresdes () revint dun profond eacutetonnement (80) Quatre hommes entregraverent () deacutecideacutes agrave perdre leur temps (82) Elle () revint agrave elle avec lassitude (87) la crainte dun manquement quelconque au ceacutereacutemonial () se dissipe peu agrave peu (92) Cette derniegravere seacuterie dexemples tout comme la premiegravere contenant une mention explicite de signes externes se trouve donc en opposition avec les constatations steacutereacuteotypeacutees plutocirct neutres car elle nous offre des interpreacutetations plus libres des signes explicites ou implicites et cela dans un langage souvent plus expressif en mecircme temps15

Quant au contenu de ces observations que nous avons appeleacute plus hut les domaines des connaissances du narrateur les exemples mecircme dans leur varieacuteteacute suggegraverent la preacutedominance des remarques sur les sentiments les eacutetats de conscience (parfois la volonteacute) des personnages ce qui nest pas eacutetonnant dailleurs les sentiments eacutetant ceux des aspects de la psychologie qui se manishyfestent le plus facilement dans le comportement Certains sentiments persistent tout au long du reacutecit chez Anne par exemple la peur leacutepouvante mecircme devant ses relations avec Chauvin et devant lideacutee de lamour consommeacute dans la mort (ideacutee quelle essaye de comprendre agrave travers son dialogue avec Chauvin) cependant gracircce au vin et aux conversations cette peur alterne avec des moshyments de liberteacute ougrave Anne accepte la situation jusquagrave sidentifier avec la victime dans ses derniegraveres paroles Cest certainement Anne qui est au centre de linteacuteshyrecirct ici cest son comportement qui invite le plus souvent agrave des interpreacutetations varieacutees parfois eacutetonnantes dans leur formulation linguistique Mais il est

15 En ce sens certaines remarques se rapprochent des commentaires subjectifs ce qui montre bien les difficulteacutes de la deacutelimitation entre ces commentaires et les connaissanshyces plus ou moins objectives du narrateur Notre tentative de deacutelimitation a eacuteteacute neacutecesshysaire pour notre analyse mais nous sommes pleinement conscient que ces deux plans restent eacutetroitement lieacutes dans lœuvre

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remarquable que dune maniegravere geacuteneacuterale la bregraveve notation des sentiments ou des changements deacutetats de conscience (quils soient seulement nommeacutes ou encore qualifieacutes) joue un rocircle important dans la caracteacuterisation de tous les personnages 16 en effet cest agrave peu pregraves le seul moyen de caracteacuterisation utiliseacute par le narrateur agrave part les propres paroles des personnages17 et ainsi agrave cocircteacute des observations sur la simple perception des choses ces notations occupent une place relativement large dans les passages narratifs

Parmi les observations concernant les processus internes et fondeacutees sur la preacutesence implicite de signes externes il y a encore un domaine digne dattenshytion et dont limportance a eacuteteacute souligneacutee plus haut ce sont notamment les actes de perception attribueacutes aux personnages Il convient dexaminer ici non pas la constatation dun acte volontaire de regarder ou deacutecouter mais plutocirct les perceptions involontaires qui saccompagnent dun processus mental gracircce auquel on se rend compte de lobjet de la perception Elle remarqua ces deux mains (46) Quelques-uns reconnurent Chauvin Chauvin ne les vit encore pas (62) La patronne () les observa lun lautre avec une indiscreacutetion dont ils ne saperccedilurent pas (88) Degraves que Chauvin laperccedilut () il rentra dans le cafeacute pour lattendre (106) Chauvin entendit (114) Dans ces remarques le narrateur sappuie selon toute probabiliteacute sur un signe perceptible plus ou moins eacutevident laisseacute implicite le personnage ne peut voir apercevoir une chose que sil la regarde Le cas de remarquer sapercevoir reconnaicirctre e t aussi entendre est plus difficile le signe neacutetant pas ici un simple regard ou laction deacutecouter il semble que ce soient plutocirct les reacuteactions agrave ces perceptions plus complexes visibles dans le comportement qui peuvent suggeacuterer quun acte de perception sest produit effectivement (cf une remarque ougrave cette reacuteaction visible et univoque est expliciteacutee par le narrateur Lhomme () reconnut Chauvin lui fit un signe de tecircte un peu gecircneacute (61))

Les sentiments et les perceptions involontaires sont capables donc de produire des signes perceptibles qui peuvent devenir agrave leur tour des sources de constatations dinterpreacutetations pour le narrateur Ici le rapport entre la perception et lobservation qui la deacutepasse existe toujours bien quil soit de plus en plus lacircche Mais agrave leacutetape suivante quand le narrateur en vient agrave nous inforshymer du domaine de la penseacutee chez quelquun ce rapport nexiste plus le narrashyteur ne peut plus recourir agrave la perception et il serait difficile de trouver des sources pour justifier ses connaissances Lenfant tourneacute vers sa partition remua

16 Cf pourtant les observations sur Chauvin qui le visent plutocirct de lexteacuterieur Le narrateur semble adopter la vision quAnne peut avoir de Chauvin

17 Quant aux paroles des personnages il faut prendre le terme caracteacuterisation avec reacuteserve car il ne sagit pas ici de dialogues reacutealistes Pourtant ces dialogues reacutevegravelent certains aspects des personnages comme le dit H HELL Avec leur deacutemarche tacirctonshynante et allusive ils reacutevegravelent linexprimable des ecirctres et leurs rapports profonds ils nous font sentir leur vie secregravete mieux que ne le feraient les analyses explications ou commentaishyres de lauteur (op cit 131 j

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agrave peine mdash seule sa megravere le sut mdash alors que la vedette lui passait dans le sang (11) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) il crut comprendre quelle le deacutesirait (53) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) Anne Desbaresdes sexteacutenua encore une fois agrave se ressouvenir (41) Des hommes () se rappellent quelles font leur bonheur (95) Une chanson lui revient (98) Chauvin oublia de commander dautre vin (108)De plus il ne sagit pas seulement dinshydiquer le processus de penser de comprendre ou de se rappeler (ce quon pourshyrait agrave la rigueur deviner agrave partir de la situation) le narrateur explicite le contenu mecircme des penseacutees18 et il le fait dune maniegravere non moins certaine parfois que sil parlait tout naturellement dune chose visible A ce propos le problegraveme du point de vue se pose une nouvelle fois avec acuiteacute nous allons donc consacrer agrave cette question un chapitre agrave part

Sans ceacuteder la parole aux personnages pour leur faire eacutetaler leurs propres penseacutees le narrateur de Moderato Cantabile est donc capable de nous preacutesenter ce qui leur traverse lesprit ce qui se passe dans leur conscience et ce privilegravege lui confegravere agrave nos yeux le s tatut dun narrateur omniscient au sens traditionnel du terme omniscient cest-agrave-dire teacutemoignant dun discernement sans limites de connaissances du moins dans ce domaine auxquelles pas un des personnages naurait eu accegraves dans les mecircmes circonstances

Ce nouvel aspect du narrateur de Moderato Cantabile peut effectivement intriguer le lecteur qui aurait pu croire que le narrateur navait ici quune vision aussi limiteacutee que celle des personnages mais quelques autres observations ne feront que nous confirmer dans lideacutee quagrave certains moments du reacutecit agrave propos de certains domaines des connaissances le narrateur de Moderato Cantabile se preacutesente comme un narrateur omniscient H sagit ici dun autre type du deacutepassement de la perception ougrave le narrateur nous offre encore quelques renseignements pour la plupart dune importance secondaire dans le deacuteveloppement du reacutecit mais qui ne peuvent nullement venir de la perception directe sur les lieux des eacuteveacutenements au contraire ces informations supposent des connaissances souvent preacutealables anteacuterieures au temps de lhistoire comme cette remarque agrave propos de lassassin et de la victime Lhomme se recoucha de noushyveau le long du corps de sa femme (20) E t ce nest pas le seul exemple bien quaushycun ne soit peut-ecirctre aussi frappant que celui-ci prononceacute dans des circonstanshyces ougrave dailleurs tout semble incertain lon ne peut distinguer les paroles preacutecipishyteacutees ni bien voir agrave cause du creacutepuscule t rop avanceacute Parfois ces remarques indiquent une situation geacuteneacuterale concernant la ville entiegravere une institution le temps quil fait ou le temps qui passe Dans la ville ce temps si preacutecocement beau faisait parler (51) Larsenal avait ouvert ses portes agrave ses huit cents hommes (113) Dautres () arrivaient dateliers plus lointains (78) (les hommes)

18 Dans des cas assez rares ces penseacutees sont preacutesenteacutees comme les intentions des personnages les raisons de leur comportement Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin quon la laisse en paix (101)

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eacutetant au courant () comme la patronne et toute la ville (114) Ou encore ce sont des habitudes des eacuteveacutenements du passeacute qui sont quelquefois eacutevoqueacutes Mademoiselle Oiraud () frappa le clavier de son crayon comme elle faisait dhabitude depuis trente ans denseignement (68) un plat dargent agrave lachat duquel trois geacuteneacuterations ont contribueacute (91) Elle legraveve la main comme il lui fut appris (99) Il nest pas sans inteacuterecirct de mentionner quen contrepartie des remarques sur le passeacute le narrateur renvoie de temps en temps aux eacuteveacutenements dun avenir proche ou il preacutesente une chose arriveacutee comme ayant eacuteteacute preacutevue Les renvois directs agrave lavenir abondent dans la scegravene du dicircner ougrave les futurs simples par leur ton cateacutegorique soulignent encore laspect aneacuteantissant du dicircner eacuteleacutegant pour Anne La soireacutee reacuteussira (95) Les femmes le deacutevoreront jusquau bout (95) Anne Desbaresdes implorera quon loublie On loubliera (101) etc19 Dautres fois ce renvoi est plutocirct indirect par le choix du vocabulaire en quelque sorte impliquant le passage du temps le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Il attendit un instant avant de lui parler de nouveau (54) Un premier groupe dhommes arrivait vers le cafeacute (74) Chauvin () eacutetait encore le seul client (74) Les eacuteveacutenements preacutevus sont eux aussi finalement comme des anticipations dans un passeacute par rapport au moment ougrave la phrase est prononceacutee Deacutejagrave des gens sy promenaient (23) on ose enfin le dire (92) Les jeux pareils avec le temps du reacutecit mdash qui suit dailleurs le cours normal du temps objectif mdash trahissent lomniscience du narrateur dans ce sens quil fait montre de connaicirctre son histoire agrave lavance du moins le suggegravere-t-il agrave certains moments20

Avec ces derniers exemples nous sommes arriveacute au terme de notre analyse des connaissances du narrateur dans Moderato Gantabile Guideacute par un sentishyment dambivalence quant agrave la preacutetendue objectiviteacute du narrateur vis-agrave-vis de son reacutecit nous nous sommes proposeacute dexaminer dune maniegravere aussi rigoushyreuse quil nous eacutetait possible dans quelle mesure le narrateur possegravede des connaissances dune nature objective mdash ce qui signifie dans ce reacutecit des connaisshysances reposant sur la perception directe des eacuteveacutenements mdash et agrave partir de quel moment le narrateur abandonne cette objectiviteacute pour reacuteveacuteler des conshynaissances dune nature deacutejagrave omnisciente si discregravetes soient-elles dans Moderato Gantabile Pour cette analyse nous avons donc choisi comme fil conducteur le deacutepassement de plus en plus radical de la perception en t an t que source des connaissances Dans Moderato Cantabile nous avons pu eacutetablir trois grands

19 J W KNELLER voit dans lemploi du futur simple une application des regravegles de la bienseacuteance de la trageacutedie classique (op cit 120) Pour dautres rapprochements mdash sur le plan de la composition mdash entre ce roman et la trageacutedie classique voir L BISHOP op cit 219mdash220

20 Au sujet des alternances entre omniscience et restriction du champ des connaisshysances G GENETTE dit Cest lagrave un parti narratif parfaitement deacutefendable et la norme de coheacuterence eacuterigeacutee en point dhonneur par la critique post-jamesienne est eacutevidemshyment arbitraire (Figures lit 211)

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tvpes quant agrave la nature des connaissances du narrateur le premier sappuie encore pleinement sur la perception pour deacutecrire les eacuteveacutenements de lexteacuterieur mais le deuxiegraveme par les interpreacutetations mdash plus ou moins conventionnelles mdash des signes externes de comportements constitue deacutejagrave une transition vers le troisiegraveme type qui surtout par la connaissance des penseacutees des heacuteros teacutemoigne de lomniseience du narrateur car les informations quil nous transmet ne peuvent plus ecirctre justifieacutees par leurs sources objectives On ne pourrait donc nier ce double caractegravere des connaissances du narrateur et dire seulement que Moderato Cantabile preacutesente une narration objective serait minimiser le rocircle des informations qui par leur nature ne peuvent ecirctre acquises agrave laide de la perception sans parler de limportance dun groupe de remarques non moins inteacuteressantes qui reacutevegravelent plutocirct les opinions subjectives du narrateur concershynant son histoire (remarques qui feront lobjet du prochain chapitre) Cest justement ce meacutelange subtil fait de lobjectiviteacute par laquelle le narrateur indique certaines circonstances et certains eacuteveacutenements et des transgressions de cette objectiviteacute par les remarques sur la psychologie des personnages qui creacutee une atmosphegravere eacutetrange tendue dans Moderato Cantabile Tandis que lobjectiviteacute la perception de la surface visible des choses accentue la distance du narrateur aux eacuteveacutenements cette distance tend agrave disparaicirctre quand le narshyrateur laisse entrevoir les sentiments ou les penseacutees de ses heacuteros E t par le mecircme proceacutedeacute il reacutevegravele aussi une certaine participation affective et intellecshytuelle des personnages aux eacuteveacutenements des mouvements inteacuterieurs qui sugshygegraverent une psychologie active attentive parfois aux moindres circonstances de lentourage21 Tout cet aspect des personnages de leurs relations passerait inaperccedilu dans une narration purement objective mais donne ici mdash comme le disent certains critiques mdash une densiteacute humaine22 au reacutecit de Moderato Cantabile Dans notre analyse plutocirct technique des connaissances du narrateur nous avons effleureacute seulement quelques domaines de ce contenu mais nous reviendrons agrave ces questions agrave propos des remarques subjectives du narrateur et des problegravemes du point de vue dans Moderato Cantabile

21 Cette disproportion () entre passiviteacute physique et activiteacute mentale deacutebordante une caracteacuteristique typique des personnages durassions dit Y GUERS-VILLATE cit 223

A GREacuteGOIRE Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere 327

Les commentaires subjectifs du narrateur

Dune maniegravere geacuteneacuterale les remarques qui traduisent les penseacutees subjectishyves du narrateur et qui deacutepassent ainsi la narration proprement dite des eacuteveacuteshynements entretiennent diffeacuterents rapports avec cette derniegravere Il nous semble que du point de vue de leur contenu on pourrait tenter un classement des commentaires mdash apparemment tregraves varieacutes mdash selon la nature de la relation logique qui seacutetablit entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et la chose eacutevoqueacutee par le commentaire subjectif La nature de cette relation la conjonction parfois eacutetonnante deacuteleacutements plus on moins eacuteloigneacutes refleacutetera en mecircme temps diffeacuterenshytes eacutetapes dans le deacutepassement de lobjectiviteacute de lhistoire Il suffit de compashyrer deux phrases comme les vagues () battaient assez fort (63) et La sonatine se faisait sous les mains de lenfant () jusquaux confins de sa puissance (74) ougrave les eacutecarts entre les informations objectives et les commentaires subjectifs sont tregraves diffeacuterents Dans la premiegravere phrase cest le seul adverbe dintensiteacute assez qui reacutevegravele une opinion subjective une sorte deacutevaluation approximative mais qui ne touche pas finalement agrave lessentiel quant agrave linformation objectishyve1 La deuxiegraveme phrase par contre transpose linformation objective et concregravete dans des reacutegions abstraites et bien que cette transposition ne soit nullement indispensable pour le reacutecit des eacuteveacutenements eux-mecircmes sans elle la phrase serait sensiblement moins riche A la rigueur il sagit ici aussi dune certaine eacutevaluation de la maniegravere dont la sonatine est joueacutee par lenfant mdash eacutevaluation subjective du narrateur mdash mais le narrateur sexprime de faccedilon agrave donner plus de poids agrave son commentaire le mot confins implique un aspect important de toute lhistoire celui des limites des impossibiliteacutes ougrave se trouvent les deux personnages principaux devant leur relation Le narrateur intervient donc ici non pas simplement pour modifier une information objective par sa remarque subjective mais il met en valeur agrave propos d un eacuteveacutenement concret et en sen eacuteloignant la signification abstraite de son histoire

Les eacutevaluations du type deacutejagrave illustreacute par notre premier exemple constituent une eacutetape dans le deacutepassement de lobjectiviteacute ougrave lintervention subjective du narrateur est encore peu significative ces appreacuteciations personnelles concernent surtout la dureacutee ou lintensiteacute dun procegraves plus tard () dune heure au moins (89) cette journeacutee eacutetait presque plus belle (106) et par leur sens ainsi que leur

1 On pourrait dire agrave ce propos que linformation subjective est ici dune quantiteacute neacutegligeable et que cette remarque relegraveve plutocirct des connaissances objectives du narrateur Pourtant nous preacutefeacuterons la ranger parmi les remarques ougrave apparaicirct deacutejagrave tant soit peu la subjectiviteacute du narrateur Cf notre citation de G GBNETTE agrave la page 6

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forme conventionnels elles se tiennent encore proches du niveau objectif du reacutecit2

Tout comme pour ces eacutevaluations le narrateur seacuteloigne peu de lobjet de sa remarque quand il le qualifie dune maniegravere concise surtout par un adjectif ou un substantif lenfant est obstineacute (71) Mademoiselle Giraud se fait deacuteclamashytoire (72) la voix dAnne devient mince presque enfantine (111) la leccedilon de piano est un supplice (67) pour lenfant lacquiescement dAnne agrave une remarque de Chauvin est un aveu (107) le comportement compreacutehensif de la patronne est qualifieacute de sollicitude (113) etc Le narrateur caracteacuterise ici les choses et les personnes dune maniegravere abstraite en les rangeant dans des classes plus geacuteneacuteshyrales3 Il est significatif que les caracteacuterisations abstraites par classement sont particuliegraverement freacutequentes dans la scegravene du dicircner tout ce processus est un rituel (91) un ceacutereacutemonial (92) dont rien ne trouble la graviteacute (94) la consomshymation du saumon est eacutevoqueacutee en termes de meacutedecine ou de biologie digestion (94) osmose (94) les inviteacutes qui mangent sont consideacutereacutes comme une espegravece (94) biologique tout comme le saumon mais sous un autre aspect les inviteacutes font partie dune socieacuteteacute quelconque (95) ils parlent dans une surenchegravere defforts et dinventiviteacutes (94) leur conversation est geacuteneacuteralement partisane et particuliegravereshyment neutre (95) En face de cette socieacuteteacute brillante et sucircre delle-mecircme Chauvin nest quun homme de la rue (96) et le comportement dAnne est dune incongruishyteacute (93) visible son refus de manger est comme une contravention elle contreshyvient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral (95) son eacutetat provoque finalement le scandale (99) aux yeux des convives et de son mari Ces deacutenominations abstraites (et souvent ironiques) dune exactitude parfois presque scientifique contribuent agrave maintenir la distance que prend le narrateur vis-agrave-vis de cette scegravene et elles accentuent en mecircme temps lopposition entre Anne Desbaresdes et les inviteacutes

Une partie de ces classements caracteacuterisent directement ou indirectement les relations qui seacutetablissent entre les personnages du reacutecit relations qui sont souvent confronteacutees dailleurs aux conventions du milieu bourgeois des Desbaresdes4 Tout le dicircner se deacuteroule sous leacutegide des conventions de la bonne socieacuteteacute les femmes sont eacuteleacutegantes et sucircres delles-mecircmes les maris sont

2 Nous employons le terme eacutevaluation dans un sens restreint par rapport au sens que lui attribuent entre autres T TODOROV (discours eacutevaluatif Poeacutetique 114) J L1NTVELT (discours eacutevaluatif op cit 66) B FOWLER (evaluative adjectives op cit 53)

3 Cest par cette aspiration agrave une geacuteneacuteraliteacute plus ou moins grande quune remarque comme enfant obstineacute (71) se distingue de La patronne (bullbullbull) regardait obstineacutement le reshymorqueur (39) constatation renvoyant plutocirct agrave une actualiteacute dans le comportement de la patronne Une partie au moins de ces classements semblent il est vrai des remarques objectives Pourtant on peut maintenir que la subjectiviteacute du narrateur sy manifeste si lon accepte que cela se fait ici moins par la maniegravere du narrateur de sexprimer que par le fait quil se prononce sur une information objective

Comme il a eacuteteacute suggeacutereacute dans le chapitre preacuteceacutedent les relations humaines entre personnages individuels sont peu expliciteacutees dans le roman Il est dautant plus significatif que les renvois aux conventions prennent une telle importance dans les commentaires

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fiers de leacuteclat de leurs femmes Les inviteacutes savent quil est bien-seacuteant (91) de ne pas parler de certaines choses leur conversation est facile (101) ougrave sessayent des familiariteacutes (95) tandis quAnne na pas de conversation (94) Le comporteshyment des convives est irreacuteprochable leurs excegraves sont tempeacutereacutes (95) Anne au contraire scandalise les gens par son ivresse bien quelle sessaye encore agrave un comportement coheacuterent agrave un sourire qui rend son visage acceptable (93) son visage prend le faciegraves impudique de laveu (98) son sourire devient la grimace deacutesespeacutereacutee et licencieuse de laveu (99) Anne ivre est excepteacutee de la regravegle (96) agrave laquelle les autres se conforment si bien et quoique physiquement preacutesente agrave la soireacutee elle reste pour une fois en dehors de cette socieacuteteacute5 comme cest le cas effectivement de Chauvin agrave qui ce milieu est inaccessible et qui ne pourra pas franchir les grilles du parc correctement clos (95) de ce peacuterimegravetre (96) mdash symshybolique aussi mdash ougrave vit Anne Desbaresdes6

Les renvois pareils aux conventions quoique moins nombreux apparaisshysent aussi agrave dautres endroits du reacutecit la sonatine est dabord une tacircche (75) pour lenfant qui se fige dans une pose scolaire (69) devant son professeur (cf lopposition avec le spectacle pittoresque du soleil couchant le bruit de la mer invitant agrave la liberteacute pendant les leccedilons) pour les ouvriers dans le cafeacute boire leur vin et repartir vite est un devoir (78) la patronne fait quelque chose dun geste deacutecent (38) mais plus ta rd elle eacutecoute avec indiscreacutetion (88) cest la pudeur (114) qui assourdit la conversation des hommes dans le cafeacute Pendant ses rencontres avec Chauvin Anne au contraire oublie deacutejagrave la bienseacuteance elle geacutemit et cest une plainte presque licencieuse (33) elle sadosse agrave sa chaise d un mouvement presque vulgaire (55) son visage elle a manqueacute de lapprecircter avant dele montrer (106) Pour finir le commentaire le plus significatif est ici la comshyparaison des rencontres qui se reacutepegravetent chaque jour de la mecircme faccedilon preacutevisishyble agrave un ceacutereacutemonial (52) voire agrave un rite mortuaire (113) au moment ougrave Anne et Chauvin se donnent un baiser pour la premiegravere et derniegravere fois cest la fin du rite et la fin de leur histoire dont lissue devait ecirctre connue agrave lavance ineacutevishytable mais qui signifie pour Anne une sorte daccomplissement deacutesireacute Par ladjectif mortuaire le narrateur eacutevoque le paralleacutelisme entre lhistoire des proshytagonistes et celle mdash imagineacutee mdash de lassassin et de la victime et il suggegravere la mecircme fin mdash au sens figureacute mdash pour cet amour entre Anne et Chauvin arriver dans lamour jusquagrave la mort comme lautre couple Ceci est bien confirmeacute par les derniegraveres paroles des deux personnages mdash Je voudrais que vous soyez morte dit Chauvin mdash Cest fait dit Anne Desbaresdes (114) Le sens de cette comparai-

6 Cf uneremarque quasi absurde comme le saumon des avives gens(92) traduisant proshybablement le point de vue dAnne qui se considegravere comme eacutetrangegravere agrave ces gens Ou plus tard elle vomira () la nourriture eacutetrangegravere que ce soir elle fut forceacutee de prendre (103)

6 Pour une analyse de la scegravene du dicircner voir D SHERZER Violence gastronomique dans Moderato Cantabile

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son sous-tend ainsi tout le reacutecit et devient plus important que les renvois aux conventions plus simples si lon peut dire plus naturels7

Si nous avons tant insisteacute sur le rocircle des conventions dans Moderato Cantabile mdash un problegraveme dordre theacutematique mdash cest que les renvois aux conventions forment une sorte darriegravere-plan agrave lhistoire scandaleuse dAnne en rappelant constamment les normes de la socieacuteteacute bourgeoise Nous verrons plus loin que parallegravelement agrave celui-ci il existe un autre arriegravere-plan dune importance non moins grande ougrave les remarques subjectives du narrateur soulignent plutocirct le caractegravere exceptionnel que prennent dans la vie dAnne les conversations rituelles avec Chauvin

Si nous faisons maintenant abstraction de la theacutematique des remarques subjectives pour revenir au principe initial de notre analyse nous pouvons conclure que les eacutevaluations et les classements constituent certes un premier plan ougrave la subjectiviteacute du narrateur se manifeste dans le reacutecit mais normaleshyment ils ne preacutesentent pas un eacuteloignement tregraves marqueacute par rapport au plan objectif de lhistoire dans la majoriteacute des exemples il sagit dune geacuteneacuteralisashytion dune abstraction donc de proceacutedeacutes qui apparaissent couramment mecircme dans le langage quotidien Les eacutevaluations et les classements caracteacuterisent les choses en faisant reacutefeacuterence agrave ces choses elles-mecircmes agrave un degreacute de leur reacutealisashytion possible ou agrave une classe qui les englobe et le narrateur na pas besoin ici de trouver des rapports plus lointains pour exprimer ses ideacutees concernant un objet ou un personnage Il y a pourtant dans Moderato Cantabile de nombreuses remarques qui caracteacuterisent une chose en lassociant agrave une autre chose cette association peut ecirctre eacutevidente pour le lecteur mais cest ici eacutegalement que le narrateur eacutetablit des relations surprenantes entre deux eacuteleacutements apparemment eacuteloigneacutes Ce sont ces associations personnelles qui portent les marques les plus caracteacuteristiques dune penseacutee dune vision du monde particuliegraveres au narrateur Pour la plupart les commentaires agrave examiner sous cet aspect ont en commun de rassembler des eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes des mots appartenant agrave des classes seacutemantiques plus ou moins diffeacuterentes ils offrent toutefois des variations quant agrave la nature et agrave la distance de leurs eacuteleacutements reacuteunis en geacuteneacuteral dans la mecircme phrase Sans aspirer ici agrave une classification exhaustive des relations qui seacutetashyblissent dans ces remarques subjectives nous allons essayer den illustrer quelques types qui apparaissent freacutequemment dans Moderato Cantabile

Un cas relativement simple se caracteacuterise par la liaison de deux termes concrets qui preacutesentent une ressemblance physique comme pour la couleur la forme la matiegravere Ses yeux eacutetaient agrave peu pregraves de la couleur du ciel ce soir-lagrave agrave cette chose pregraves quil y dansait lor de ses cheveux (67) Une monumentale presshyquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon (75) rose mielleux () le saumon des eaux libres de loceacutean (92) Elle posa de nouveau sa main sur la table () il

7 Au sujet du rite cf entre autres J W KNELLER op cit 116mdash119

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() souleva la sienne qui eacutetait de plomb (110) (sur le mur) le trou noir de leurs-ombres conjugueacutees se dessina (45) la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant (71) Bien que plusieurs des mots auxquels le narrateur recourt pour caracteacuteriser un objet prennent un sens figureacute meacutetaphorique la distance entre les deux termes nest pas tregraves grande ces combinaisons paraissent encore assez naturelles mecircme banales pour certaines dentre elles

Dautres associations se reacutevegravelent deacutejagrave plus singuliegraveres avec un changement de plan plus frappant Souvent les frontiegraveres semblent disparaicirctre entre homshymes animaux et objets car tous les trois pourront acqueacuterir les attributs des autres Une pelle geacuteante baveuse de sable mouilleacute () ses dents de becircte affameacutee fermeacutees sur sa proie (65) Anne Desbaresdes fixa cet homme inconnu sans le reconnaicirctre comme dans le guet une becircte (86) le saumon arrive () un homme le porte tel un enfant de roi (91) (le canard) attend dans une chaleur humaine sur son linceul doranges (94) Un objet concret ou pour mieux dire une chose non tangible mais perceptible peut facilement devenir lagent dun procegraves son action peut mecircme se diriger sur des patients humains ou prendre des asshypects psychologiques Avec le ressac du vent qui va vient se cogne aux obstacles de la ville et repart le parfum atteint lhomme et le lacircche alternativement (92) De la musique sortit coula de ses doigts sans quil parucirct le vouloir en deacutecider et sournoisement elle seacutetala dans le monde une fois de plus (73) Les deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes peut-ecirctre plus difficiles agrave discerner ici seraient la chose non-humaine qui se comporte comme un agent et le procegraves qui suppose plutocirct un agent humain La structure syntaxique devient reacuteveacutelatrice dans ces phrases les objets conccedilus comme actifs sont mis en valeur par leur position de sujet dans une proposition et ils sont lieacutes agrave des preacutedicats actifs ou pronominaux mdash ces derniers exprimant souvent un procegraves qui se deacuteroule de lui-mecircme sans laction dagents humains Les choses deviennent ainsi non seulement actives et munies dune certaine psychologie (la musique seacutetale sournoisement le parfum est pour ainsi dire obstineacute) mais justement elles deviennent quasi autonomes elles semblent mecircme se libeacuterer de lintervention humaine

Ce proceacutedeacute est freacutequent partout ougrave les choses doivent revecirctir une importanshyce particuliegravere au fameux dicircner les deux victimes le saumon et le canard morts deviennent des thegravemes de phrases comme ils deviennent le centre dinteacuterecirct des inviteacutes le saumon arrive (91) Le saumon passe (91) (le canard) attend (94) Lautre victime attend (97) Le canard suit son cours (99) etc Pendant que les autres se reacutegalent Anne et Chauvin tourmenteacutes par dautre faim (96 98) sont absorbeacutes par lideacutee et le deacutesir de l autre pour eux seacutepareacutes lodeur enivrante des magnolias (et symboliquement du magnolia entre les seins dAnne) creacutee une sorte de communication incorporelle Ici les thegravemes du saumon et du canard alternent reacuteguliegraverement avec le thegraveme de lodeur qui va de dune en dune jusquagrave rien (91) Le parfum atteint lhomme et le lacircche (92) Lencens des magnolias arrive toujours sur lui () et le surprend et le

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harcegravele autant que celui dune seule fleur (96) Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomshyme rien ne se pose que le vent et par vagues impalpables et puissantes lodeur du magnolia suivant les fluctuations de ce vent (99) la fleur qui se fane entre ses seins et dont lodeur franchit le parc et va jusquagrave la mer (99) Il nest pas sans inteacuterecirct non plus que dans cette communication singuliegravere entre les protagonisshytes les parties du corps jouent un rocircle important et que conformeacutement agrave cela elles deviennent souvent des thegravemes de phrases Elles aussi sont consideacutereacutees alors comme les agents dune action dans laquelle elles se substituent au personshynage qui reste quasi passif dans ce procegraves et dont elles reflegravetent parfois en elles-mecircmes un eacutetat de conscience Les paupiegraveres fermeacutees dun homme de la rue tremblent de tant de patience consentie Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe Sa bouche a encore prononceacute un nom (100) Le regard (dAnne) sappesantit impassible mais revenu deacutejagrave douloureusement de tout eacutetonnement (98) Les mains ont ici une place privileacutegieacutee et agrave la fin elles seront avec les legravevres les agents principaux du rite mortuaire Les mains (dAnne) ne tremblegraveshyrent plus quagrave peine (79) les mains de Chauvin sapprochegraverent de celles de Anne Desbaresdes Elles furent toutes quatre sur la table allongeacutees (81) Les mains (dAnne) raisonnablement acceptegraverent dabandonner redescendirent du cou (88) Sa main sabaisse de ses cheveux et sarrecircte agrave ce magnolia (97) Les doigts le froissent () puis interdits sarrecirctent se reposent sur la table attendentprennent une contenance illusoire (97) Leurs mains restegraverent ainsi figeacutees dans leur pose mortuaire (110) Leurs legravevres restegraverent lune sur lautre poseacutees () suivant le mecircme rite mortuaire que leurs mains (113)s Enfin certains eacuteleacutements du deacutecor peuvent devenir plus ou moins actifs agissant sur la penseacutee et le coeur des personnages Une monumentale presquicircle de nuages incendieacutes surgit agrave lhorizon dont la splendeur fragile et fugace forccedilait la penseacutee vers dautres voies (75) la musique la sonatine joueacutee par lenfant submergea le coeur dinconnu lexteacutenua (73mdash4) La musique signifie mecircme plus elle devient un symbole de la liberteacute et des limites agrave la fois elle reacutevegravele agrave Anne son amour pour Chauvin et en mecircme temps limpossibiliteacute de cet amour La sonatine () sabattit de nouveau sur sa megravere la condamna de nouveau agrave la damnation de son amour Les portes de lenfer se refermegraverent (73) La musique porte ainsi une signification qui vaut pour toute lhistoire9 le vocabulaire mecircme des reacuteflexions associeacutees agrave la musique (les confins la damnation les portes de lenfer) fait eacutecho agrave lamour mortel de

8 A propos de 1autonomie des mains cf lopposition inteacuteressante de diathegravese dans le deacutesinteacuterecirct parfait (72) de lenfant Ses mains se levegraverent ensemble se posegraverent enshysemble (68) pourtant agrave la tendresse de cette voix-lagrave (celle dAnne) il souleva une fois de plus ses mains (70) Comme si par ce changement de diathegravese par la participation active du sujet au procegraves le narrateur voulait exprimer le rapport de lenfant agrave sa megravere sa volonteacute dagir comme elle voudrait

9 Cf supra 25

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lautre couple et semble preacutefigurer le rite mortuaire final entre les deux protagonistes10

Dans nos derniers exemples nous avons deacutejagrave effleureacute un autre domaine dans le rapprochement deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes ougrave les termes concrets mdash les objets dune remarque mdash se trouvent associeacutes agrave des termes abstraits et ougrave cette liaison est parfois assez difficile agrave interpreacuteter Voici une remarque qui preacutesente un rapport meacutetonymique relativement simple encore Anne Desbares-des traversa ce temps ce vent (51) la meacutetonymie naicirct ici de lomission dun terme comme l a ville dans elle traversa la ville par ce temps Dans un autre comshymentaire Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98)11 il existe de nouveau un rapport meacutetonymique entre leacuteleacutement concret bouche et le terme abstrait faim mais ce rapport simple se double ici dun autre car comme il ressort clairement du contexte faim prend le sens meacutetaphorique de lamour du deacutesir dAnne pour Chauvin Dans une remarque un peu parallegravele agrave cette derniegravere et qui est proshynonceacutee dans le mecircme contexte la structure des rapports devient plus complishyqueacutee bien quon comprenne la signification de la phrase Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) Une comparaison implicite est cacheacutee semble-t-il dans la proposition principale sa bouche est pleine de vin comme sa penseacutee est pleine dun nom (de celui de Chauvin) Par lomission dun des termes de cette comparaison nom sassocie agrave bouche de la mecircme faccedilon que vin seulement tandis que cette derniegravere association est naturelle la premiegravere ne lest pas dans cette formulation12 Il est inteacuteressant de noter que dans les deux derniers exemples le vin est lieacute pour Anne agrave son amour cest le vin seul qui peut apaiser son deacutesir brucirclant Dans la remarque Le feu nourrit son ventre de sorciegravere contrairement aux autres (100) le terme feu semble ambigu le sens meacutetaphorique de feu pourrait ecirctre vin car Anne vient de boire et deacutejagrave ailleurs le narrateur a parleacute du vin comme dune nourriture pour elle Nourrie de ce vin (96) Mais comme le vin eacutevoque aussi le deacutesir et que ventre y fait penser agrave son tour feu peut tregraves bien signifier deacutesir ou vin et deacutesir agrave la fois Par ce feu tout comme par la musique Anne entre de nouveau dans un monde imaginaire et enchanteacute mdash cest ce que peut suggeacuterer le terme sorshyciegravere mdash un monde qui est comme un abri pour elle contre le supplice du dicircner Elle retourne agrave leacutecartement silencieux de ses reins agrave leur brucirclante douleur agrave son

10 Du reste la psychologie des heacuteros semble en quelque sorte projeteacutee dans le deacutecor par lassociation plus ou moins eacutetrange dun terme de mouvement physique agrave un eacuteleacutement du deacutecor qui nest pas caracteacuteriseacute par ce mouvement ce dernier peut suggeacuterer un eacutetat dacircme Le couchant se vautra plus fauve encore sur les murs de la salle (112) (la sonatine) sabattit de nouveau sur sa megravere (73)

11 Cette remarque fait eacutecho agrave une autre parallegravele Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96)

12 Bouche et nom pourraient ecirctre dans un rapport meacutetonymique car cest avec la bouche quun nom est prononceacute mais ici justement la bouche ne remplit pas ce rocircle par rapport au nom qui reste non-prononceacute

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repaire (101) Le terme ventre fait allusion dailleurs agrave une autre preacuteoccupation dAnne Desbaresdes lenfantement dont elle parle agrave Chauvin13 et qui est eacutevoqueacute dans les commentaires aussi quand Anne parle agrave Mademoiselle Giraud de son enfant qui la deacutevore (17) ses yeux se ferment dans le douloureux sourire dun enfantement sans fin (17) Cest dans la perspective de cette remarque quon peut interpreacuteter le sens dun tel commentaire Dans les yeux (dAnne) peu agrave peu afflua un sourire de deacutelivrance (25) le terme deacutelivrance peut y signishyfier enfantement qui lieacute dans les deux cas agrave un sourire doit exprimer un meacutelange de douleur et de joie profondes Mais dans le deuxiegraveme cas le contexte rend la remarque un peu plus complexe car cest de nouveau gracircce au vin que ce sourire apparaicirct sur le visage dAnne comme il est indiqueacute dans la phrase preacuteceacutedente Le vin aidant sans doute le tremblement de la voix avait lui aussi cesseacute (25) Le vin rapprocheacute ainsi de lideacutee de lenfantement (qui est agrave prendre au sens figureacute dans ce contexte) est conccedilu une fois de plus comme la source dun soulagement dune libeacuteration que ce soit au cours dune conshyversation ougrave Anne nest pas encore agrave son aise ou pendant le dicircner qui lui est presquo insupportable A part les nombreuses constatations ougrave il est question du vin et de ses effets sur la psychologie dAnne les commentaires subjectifs du narrateur confirment eux aussi lideacutee du vin libeacuterateur de sorte quagrave travers le reacutecit le vin mdash comme la musique mdash devient le symbole dune certaine liberteacute dun deacutepassement de soi14

Nous navons pas lintention danalyser le systegraveme des symboles dans Moderato Cantabile car cette tacircche eacutelargirait t rop les cadres de notre ouvrage (il nous faudrait alors examiner en deacutetail eacutegalement les dialogues ce que nous ne pouvons pas entreprendre cette fois)15 Cependant nous allons preacutesenter encore quelques commentaires subjectifs toujours formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegraveshynes dans lesquels le narrateur lie une notion abstraite agrave une notion concregravete qui sera lagrave pour repreacutesenter la premiegravere mais agrave la diffeacuterence des termes musique et vin ces eacuteleacutements concrets ne traversent pas lo reacutecit entier leur sishygnification ressort presque uniquement des seules phrases ougrave ils figurent De nouveau cest la scegravene du dicircner qui nous offre plusieurs exemples de cette sorte En parlant des femmes eacuteleacutegantes le narrateur dit ironiquement Leurs eacutepaules nues ont la luisance et la fermeteacute dune socieacuteteacute fondeacutee dans ses assises sur la certitude de son droit et elles furent choisies agrave la convenance de celle-ci (95) Il est

bull C f p 4 1 14 Pour le thegraveme du in libeacuterateur voir entre autres A CJSMARU Salvation through

Drinking in Marguerite Dura Short Morics 15 Nous nutilisons pas le terme rie symbole dans un sens strictement technique (conshy

forme i la terminologie rheacutetorique ou seacutemiologique) il est pour nous un eacuteleacutement du texte uni t-o charge dune signifient ion deacutepassant le niveau de la narration et contribue ainsi agrave former Je sens de loomie elle-mecircme A propos des symboles dans le roman voir L JIcircISHOP op cit 221-224 G lICOX op cit 173mdash175 K A CHAMPAGNE op nt parle aussi de limportance de certains objets en employant le terme (objective

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teile dv trouver d source do cet le combinaison cest-agrave-dire Je- V-v ne- lui-ni ce et fermeteacute qui sont le proprieacuteteacutes communes aux deux notion- e|gt iidt - iicirc -oeieacuteteacute (Iuilaquoancc et fermeteacute eacutetant employeacutes agrave la foi dans leur MHlaquo concret et abstrait) mais peut-ecirctre ce rapprochement ltbull il bizarre Mirtovt agrave eai-lt- du i ractegravere un peu frivole et eacutepheacutemegravere de leacuteieacutemeni qui doit repreacutesenl bullbullbullbull ni tapho-riquement quelque chose daussi seacuterieux quune socieacuteteacute dont loxi-trrc - ne pourrait mecircme pas ecirctre mi-e en question Lironie qui teinte agrave per pegrave ion ltgts commentaires portant sur le statut social et le- maniegraveres de- inu- LILIcircIC encore en vigueur par une telie- remarque

Pendant le dicircne-on le saitChauvin rocircde dean( le paie d^s De- gt- c-dc- pne foi- il serre les grilles du parc il les lacirc-he regarde -e- main- ide- pii u nt k commentaire lui a pou^eacute au bout ltUs bru un destin (101 j Dan- u-tu-ivm rque in-oiite on ne trouve pour le moment que le terme abti 1 d - t -n I tonne concret dont de-tin e-t rapprocheacute et grille qui figin d 11- le -ntexte pre-ijie immeacutediat Lhonw a lacirccheacute les grilles du parc Il g lt -lt- mains ride et deacuteformeacute s par leffort (101) Ce sont donc les grille oi bull -i nt ngt-e-tn relation aec le destin les bra ne font que construire un pont 1 ntr bull ce deux tiition heacuteteacuterogegravenes ie de-tin iui pousse au bout de- bra connue 1 tient le- grille- agrave bout de bra entre ses mains Que le de-tin -oit repr rgt w pi r Chaux in par les grilles du parc na rien de surprenant finalement bull lideacutee lte la seacuteparation physique entre Chauvin et Anne pendant le dicircner e-t coiu-enr-eacute - dan limage des grilles infranchissables qui signifient ph- quune -eacutep rata 11 moshymentaneacutee elles impliquent toutes les diffeacuterences sociales qui seacuteparer k - dlt 1 p-otagonistes selon les conventions de leur socieacuteteacute (cf deacutejagrave le parc comci- fnt clos (iuml)ocirc)) en fin de compte les grilles repreacutesentent limpossibiliteacute de lunion entre Anne et Chauvin son destin agrave lui Son destin agrave lui cest ce qui lt iique peut-ecirctre lemploi dun article indeacutefini devant ce terme abstrait tuidl quun autre eacuteleacutement dans cette formulation eacutetrange le verbe pousser peut (venshytiler le caractegravere inehangeable deacutefinitif de ce destin particulier

Presque parallegravelement agrave cette scegravene crs la fin du dicircner Anne quittera ie salon montera au premier eacutetage et Elh regarda-i llt- bouhvird pin l bull bngt du bulljiand couloir de sa rie (102j Le paralleacutelisme des actions de Chaux in et dAnne -e retrouve ici dans les commentaire comme les grilles ont donneacute lieu agrave 1 ne reacuteflexion sur le destin de Chauvin de mecircme il y a une tran-po-it m entre le terme concret couloir et le terme abstrait vie dans le cas dAnne De-lvre-de- Ce- deux termes mi en relation sont facile agrave identifier comme t i par loin preacutesence simultaneacutee dans la mecircme phrase mais leur rapprocherait m e-f ni 11-eomentionnel peut-ecirctre que celui des grilles et du destin Le terme -sloir signifie sur le plan concret le couloir par lequel Anne gagne a chaudr bull -u a chambre de son enfant et dont Chauvin dit lors dune conversation un long couloir tregraves long qui est commun agrave vous et aux autres dans cette maison lti gtpucirc fucirct que vou y ftes ensembh et seacutepareacutes agrave la foi (-12) Dans le commentaire du nirra-

3 Studia Romanica 3 3

teur il y a certainement une reacuteminiscence de cette phrase de Chauvin prononceacutee avec insistance cest peut-ecirctre pour cela aussi quil choisit le couloir dans toute la grande maison comme quelque chose qui pourrait repreacutesenter la vie dAnne Desbaresdes Car sur le plan abstrait ce couloir tregraves long et probablement tregraves monotone aussi signifiera sa vie mecircme lennui dune vie bien reacuteguliegravere dans ce peacuterimegravetre qui lui fut il y a dix ans autoriseacute (96) et dont elle dit agrave Chauvin les journeacutees sont agrave heure fixe () Les repas toujours reviennent Et les soirs (82) On ne peut pas eacuteviter les heures fixes comment faire autrement (82)16 Le couloir peut facilement repreacutesenter en reacuteduction ce peacuterimegravetre restreint dougrave elle regarshyde le boulevard cet autre couloir non circonscrit ougrave lon voit les promeneurs de samedi qui megravene agrave lautre bout de la ville et par lequel lheacuteroiumlne gagnerraquo encore et pour la derniegravere fois le cafeacute scegravene de ses conversations rituelles avec Chauvin17 Finalement gracircce au paralleacutelisme accentueacute le couloir eacutevoque la mecircme seacuteparation entre Anne et Chauvin ou Anne et le monde exteacuterieur elle est enfermeacutee dans ce couloir cette vie comme Chauvin en est exclu par les grilles Ainsi ces deux derniers commentaires deviennent symboliques malgreacute luniciteacute de lapparition dans le reacutecit des eacuteleacutements concerneacutes ces remarques subjectives du narrateur portent un jugement densemble sur lhistoire sur le destin la vie des personnages principaux un jugement abstrait et seulement indirect suggestif par les symboles des grilles et du couloir Il est significatif dailleurs nous semble-t-il que ces jugements soient prononceacutes deacutejagrave avant la derniegravere recontre de sorte que la seacuteparation deacutefinitive est preacutefigureacutee ici une fois de plus18

Pour terminer lexamen des principaux rapports seacutetablissant entre deux eacuteleacutements importants dun commentaire nous allons preacutesenter briegravevement un proceacutedeacute assez freacutequent dans Moderato Cantabile qui consiste agrave relier eacutetroiteshyment deux termes en opposition seacutemantique et agrave faire ainsi dune antithegravese le rapport fondamental dune remarque19 Lantithegravese peut aller elle aussi des

Le thegraveme do lennui dont soufflent les personnages feacuteminins surtout apparaicirct constamment chez Duras Cf A CISMARU Marguerite Duras passim J GUICHAR-XAUD Womans Fate Marguerite Duras 110 V L WEISS op cit 79 86

17 Du reste la baie du couloir rappelle une autre fenecirctre importante celle de la chambre de Mademoiselle Giraud Anne regarde par la baie comme son enfant essaie de regarder par la fenecirctre vers un lieu qui repreacutesente la liberteacute le boulevard la mer avec les bateaux Dans une conversation Anne va mecircme jusquagrave avouer quelle a parfois regardeacute agrave travers ces baies les hommes rentrant de larsenal (cf pp 47mdash49)

1S Cf certains eacuteleacutements du vocabulaire ailleurs comme agrave propos de la musique qui reacutevegravele agrave Anne la damnation de son amour (73) comme le magnolia qui se fane tout agrave fait (102) ou les nombreux termes en rapport avec la mort quon trouve dans le reacutecit du dicircner

19 Xous consideacuterons lantithegravese comme un proceacutedeacute particulier agrave linteacuterieur du groupe des commentaires formeacutes deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes eacutetant donneacute que le caractegravere heacuteteacuteroshygegravene des eacuteleacutements vient justement de lopposition seacutemantique de deux ternies

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plus simples jusquaux combinaisons les plus insolites20 Dans geste interminable (102) siregravene () interminable (112) enfantement sans fin (17) les termes renvoyant au temps infini sont en opposition avec le seacutemantisme des noms respectifs pourtant ces combinaisons sont plus ou moins conventionnelles elles pourraient ecirctre consideacutereacutees comme des hyperboles qui mettent en valeur cershytains eacuteleacutements importants dans le reacutecit Mais le temps la dureacutee la vitesse le rythme entrent dans des rapports inhabituels dans les remarques suivantes Lenfant descendit lentement tout agrave coup (76) la course (du soleil) lente (109) la splendeur (des nauges) fragile et fugace (75) (si lon considegravere splendeur comme quelque chose dintense et de tenace) les inviteacutes se disperseront en ordre irreacutegulier (102) (le beau temps cache) derriegravere sa peacuterenniteacute quelque irreacutegulariteacute qui bientocirct se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de lanneacutee (105) (le magnolia qui sest faneacute) a parcouru leacuteteacute en une heure de temps (102) Cette opposition ce renversement des cours normal et inhabituel des choses frappe aussi dans deux commentaires sur le visage dAnne le sourire revint sur son visage et lobscurcit de nouveau (29) Son sourire disparut Une moue le remplaccedila gui mit brutalement son visage agrave deacutecouvert (30) comme si l eacutetat normal du visage dAnne devait ecirctre caracteacuteriseacute par une moue et non par un sourire qui ne fait que cacher son vrai visage Ce rapport particulier entre le normal et linhabituel peut se doubler dune opposition entre les thegravemes de la vie et de la mort deacutejagrave rencontreacutes dans d autres contextes pendant le dicircner Anne ne mange pas car manger lexteacutenuerait (96) pour elle le vin dont elle se nourrit a la saveur aneacuteshyantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Dehors dans le parc les magnolias eacutelaborent leur floraison funegravebre (92) les mains vivantes dAnne et de Chauvin restent dans une pose mortuaire (110) de plus la remarque Leurs mains eacutetaient si froides quelles se touchegraverent illusoirement dans lintention seuleshyment () plus autrement ce neacutetait plus possible (110) par lexpression se toushychegraverentillusoirement indique une virtualiteacute et son impossibiliteacute en mecircme temps21

On peut relever encore quelques exemples dantithegraveses surprenantes quil est difficile de ranger theacutematiquement Des cris et des rires denfants () saluaient le soir comme une aurore (60) ougrave cette combinaison eacutetrange voudrait peut-ecirctre rapprocher enfants et aurore les deux pouvant renvoyer agrave la jeunesse aux deacutebuts prometteurs aux possibiliteacutes (un exemple rare doptimisme ) Dans un autre commentaire comme Pendant quil buvait dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard (54) on trouve une abstraction pousseacutee dans lopposition des deux termes preacutecision et hasard dont le premier impliquerait

icircn On peut rattacher au proceacutedeacute dantithegravese les cas presque absurdes ougrave les personshynages connus par leur nom sont deacutesigneacutes par un nom commun preacuteceacutedeacute de larticle indeacuteshyfini ou par un pronom indeacutefini Chauvin est un homme (91 96 97 100) Anne est une femme (91 92 94) le mari est quelquun (99) etc Ce proceacutedeacute est lun des moyens tregraves accentueacutes de la distanciation qui caracteacuterise la scegravene du dicircner

21 Cf aussi la sonatine qui se faisait () jusquaux confins de sa puissance (74)

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une sorte de neacutecessiteacute dineacuteluctabiliteacute et lautre un moyen dy eacutechapper22

Labstraction va croissant agrave partir dune expression imageacutee jusqu agrave une antishythegravese peu commune dans Toute expression en avait disparu (du regard de lassasshysin) excepteacutee celle foudroyeacutee indeacuteleacutebile inverseacutee du monde de son deacutesir (18) ougrave le deacutesir dans le regard et le monde sont mis en opposition explicitement par le terme inverseacutee Cette opposition peut avoir eacutegalement une signification plus geacuteneacuterale qui touche agrave lessentiel du reacutecit par son deacutesir son amour pour Chauvin Anne soppose aussi agrave son entourage agrave son monde habituels

Il nest pas sans inteacuterecirct dans le cas de Moderato Cantabile de rappeler encore un proceacutedeacute proche de lantithegravese Nous pensons ici agrave la neacutegation freacutequente dans Moderato Cantabile qui est si lon veut un proceacutedeacute dantithegravese implicite I l seacutetablit alors un rapport entre une chose qui aurait ducirc se produire et sa non-reacutealisation une neacutegativiteacute Les remarques Sur les paupiegraveres fermeacutees de lhomme rien ne se pose que le vent () et lodeur du magnolia (99) Son corps eacutereinteacute a froid que rien ne reacutechauffe (100) sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) se construisent comme pour reacutepondre agrave une preacutesupposition non forshymuleacutee qui ne sest pas aveacutereacutee juste finalement quelque chose de bien diffeacuterent aurait ducirc se poser sur les paupiegraveres fermeacutees de Chauvin son corps devrait ecirctre reacutechauffeacute Anne aurait aimeacute prononcer son nom Par le biais de cette expression indirecte quest la neacutegation ici les commentaires suggegraverent d autant plus leurs contraires sans les nommer ils font certainement allusion agrave des virtualiteacutes manqueacutees dans les rapports de Chauvin avec Anne qui doivent saccentuer lors de leur seacuteparation pendant le dicircner23

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute certains rapports logiques freacuteshyquents dans les commentaires subjectifs du narrateur et en mecircme temps nous nous sommes reacutefeacutereacute agrave la formulation linguistique de ces remarques dans les cas ougrave ce deuxiegraveme aspect nous a paru mieux eacuteclairer encore le proceacutedeacute logique en question Cest ainsi que nous avons releveacute qxielques structures reacutecurrentes caracteacuteristiques de ce reacutecit comme le choix de substantifs et dadjectifs dun sens plutocirct abstrait une construction verbale active avec des agents-objets les neacutegations les relations antitheacutetiques le plus souvent entre un substantif et son eacutepithegravete En effet ces deux aspects sentremecirclent agrave ce point quil serait difficile

22 Ces deux lignes theacutematiques se retrouvent dailleurs dans Moderato Cantabile Une neacutecessiteacute sexprime par exemple dans les commentaires suivants (lenfant) attendait la consommation de son supplice seulement satisfait de lineacuteluctabiliteacute de son fait agrave lui de sa reacutepeacutetition (67) le saumon () continue sa marche ineacuteluctable vers sa totale disparition (92) Les mains () se touchegraverent illusoirement dans lintention seulement afin que ce fucirct fait (110) Quant au thegraveme de leacutevasion rappelons la valeur symbolique eacutevidente de certains motifs comme la musique le vin la mer les bateaux

23 Les nombreuses neacutegations les non-reacutealisations caracteacuterisent surtout les rapports des personnages lors des conversations Anne Desbaresdes ne protesta pas (28) On ninsiste plus (99) Chauvin ne reacutepondit toujours pas (113) (ils) ne se disaient plus rien (113) Il semble que ne pas dire quelque chose soit comme convenu davance surtout dans les dialogues entre Anne et Chauvin dans le rite les personnages se comprennent sans rien se dire par leurs gestes leurs regards et par les silences entre eux

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danalyser le cocircteacute linguistique des commentaires sans avoir recours aux penseacutees du narrateur agrave la logique de ses remarques Cependant il arrive que par le choix dun terme pittoresque le langage du narrateur devienne plus expressif sans que ce terme reflegravete une originaliteacute tregraves marqueacutee dans la logique des ideacutees parler dun cartable bringuebalant (37) douvriers qui firent irruption dans le cafeacute (62) de la deacutevoration du canard (100) du couchant eacutetincelant (113) ou reacutepeacuteter une combinaison de mots Les nuages eacutetaient si lents agrave reshycouvrir le soleil si lents agrave le faire (105mdash6) cest simplement recourir agrave une expression emphatique nuanceacutee et plus ou moins teinteacutee daffectiviteacute de sorte que le proceacutedeacute demphase apporte un surplus dans les remarques subjectives avant tout sur le plan du langage

Pour terminer lanalyse de la subjectiviteacute du narrateur dans Moderato Cantabile il nous reste agrave esquisser un dernier aspect geacuteneacuteral de ses commentaishyres notamment sa prise de position morale et affective concernant les eacuteveacuteneshyments et les personnages de son histoire une prise de position qui se trouve implicite dans les remarques subjectives

Plusieurs des commentaires qui se reacutefegraverent aux conventions impliquent un jugement moral conforme aux ideacutees de cette socieacuteteacute bourgeoise ou mecircme des ouvriers dans le cafeacute les remarques comme Dautres femmes () legravevent () leurs bras nus deacutelectables irreacuteprochables mais deacutepouses (98) et Les hommes eacutevitegraverent encore de porter leurs yeux stir cette femme adultegravere (114) reacutevegravelent que les deux parties condamnent Anne pour son comportement licencieux H doit ecirctre clair cependant que de tels jugements ne peuvent pas repreacutesenter lopinion du narrateur qui surtout par le ton ironique quil emploie pour raconter le dicircner garde ses distances et se refuse nettement agrave accepter les valeurs convenshytionnelles Par ses remarques ses classements ses associations il fait en appashyrence leacuteloge de cette socieacuteteacute parfaite mais ses commentaires se reacutevegravelent bientocirct ironiques gracircce au contexte mdash la relation dAnne Desbaresdes et de Chauvin traiteacutee avec sympathie Effectivement quelques commentaires eacutepars laissent deviner les valeurs importantes pour le narrateur et certainement pour Anne le narrateur parle sans que le cours de son histoire lexige du saumon des eaux libres (92) et du soleil qui brilla librement de ses derniers feux (112) la nuit ougrave lenfant recircve de bateaux rouges est qualifieacutee agraveinnocente (101) avec les temps sacreacutes de la respiration (103) la sonatine pour la premiegravere fois bien joueacutee deshyvient de la vraie musique de la musique fut lagrave indeacuteniablement (73) qui pour un moment aura la force de faire sortir Anne de son monde reacuteel et de la transporter dans un passeacute lointain ou dans un monde inconnu mysteacuterieux les gammes sont joueacutees agrave la hauteur exacte et mysteacuterieuse du clavier (68) la sonatine venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) et elle submergea le coeur dinshyconnu lexteacutenua (73mdash4) Le vocabulaire de ces remarques ne laisse pas de doute nous semble-t-il quant agrave la signification de la musique qui invite agrave la liberteacute agrave leacutevasion Peut-ecirctre est-ce le terme barbare (73) qui meacuterite un peu plus dattention

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car en mecircme temps quil renvoie aux temps anciens anteacuterieurs agrave la civilisation pour eacutevoquer ainsi une sorte de liberteacute non limiteacutee il devient aussi une meacutetaphoshyre de lenfant qui vit encore dans un autre monde que celui dAnne dans un monde dinnocence De cette faccedilon les notions de liberteacute et dinnocence peuvent ecirctre rapprocheacutees pour Anne les deux appartiennent agrave une sphegravere au-delagrave de la reacutealiteacute quotidienne agrave une sphegravere quasi inexplicable irrationnelle24 Ce qui se deacutegage donc des commentaires sur la musique le soleil lenfant ou de quelques remarques sur Anne elle-mecircme cest la sympathie du narrateur envers son protagoniste mdash identification ou compassion seraient des termes exageacutereacutes dans un reacutecit ougrave le narrateur sabstient de toute remarque sentimentale mdash cest comme une compliciteacute discregravete entre les personnages principaux et le teacutemoin invisible de leurs actions25

Dans ce chapitre nous avons essayeacute de passer en revue les commentaires subjectifs du narrateur afin deacuteclairer surtout agrave travers la nature de ces remarshyques le caractegravere speacutecifique de latmosphegravere du reacutecit Nous avons suggeacutereacute plus haut quune observation qui contient une information objective devient un commentaire quand le narrateur se prononce sur cette information dune maniegravere subjective en y ajoutant ses propres consideacuterations et en recourant eacuteventuellement agrave un langage expressif emphatique Avec ses commentaires le narrateur peut deacutepasser dans une mesure variable la neutraliteacute de la simple narration dune petite modification peu importante il peut aller jusqu aux remarques qui portent en elles toute la signification du reacutecit Bien quil soit impossible de deacutefinir pour les remarques subjectives individuelles le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute les exemples se laissent reacutepartir en certains groushypes qui dans leur ensemble et par leur nature sont proches ou au contraire eacuteloigneacutes du niveau de la narration des eacuteveacutenements A cet eacutegard nous avons releveacute dans Moderato Cantabile les proceacutedeacutes de leacutevaluation du classement abstrait et de lassociation deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes les deux premiers types repreacutesentant en geacuteneacuteral un eacuteloignement moins grand par rapport agrave lobjectiviteacute de lhistoire quon nen trouve dans le troisiegraveme type celui des associations particuliegraveres Lexplication que nous avons proposeacutee ici est que les eacutevaluations et les classements ne font que mettre leacuteleacutement concerneacute en relation avec lui-mecircme ou avec les eacuteleacutements semblables de sa classe tandis que les associations

24 Dailleurs dans les dialogues Anne parle de son rapport eacutetrange avec son enfant Je narrive pas agrave me faire une raison de cet enfant (32) Ou elle dit agrave son enfant Quelquefois je crois que je tai inventeacute que ce nest pas vrai tu vois (35)

2i Cf par exemple lemploi freacutequent des termes douce doucement associeacutes agrave la pershysonne dAnne ou une situation comme celle-ci (apregraves les paroles de Mademoiselle Giraud agrave Anne Je vous plains) Lenfant subrepticement glissa un regard vers cette femme tant agrave plaindre et qui riait (71)

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elles-mecircmes varieacutees eacutetablissent un rapport souvent insolite entre cet eacuteleacutement et un autre tregraves diffeacuterent peut-ecirctre

Il nous semble que tout ceci nest pas sans rapport avec la theacutematique des commentaires avec les personnages les objets les pheacutenomegravenes qui donnent lieu aux remarques subjectives du narrateur Dans Moderato Cantabile un grand nombre de classements se reacutefegraverent aux relations humaines et surtout aux normes des conventions des milieux bourgeois La plupart des associations par contre eacutevoquent dautres aspects de la vie souvent agrave travers certaines choses qui les repreacutesentent constamment elles creacuteent latmosphegravere de cet autre monde plus libre et plus mysteacuterieux ougrave Anne est entreacutee par ses conversations avec Chauvin mais qui ne peut pas durer pour elle Ces dialogues contiennent on le sait peu deacuteleacutements reacutealistes avec cette histoire imagineacutee du couple amoureux qui se confond presque imperceptiblement avec lhistoire dAnne Desbaresdes et de Chauvin cest comme si le narrateur par ses propres associations eacutetranges voulait accentuer le caractegravere insolite des paroles de toute la situation et suggeacuterer en mecircme temps la signification des choses pour les personnages

Pour conclure il est possible deacutetablir une relation entre les trois aspects analyseacutes des commentaires le degreacute du deacutepassement de la neutraliteacute la nature et la theacutematique des remarques Il semble en effet que la diffeacuterence entre les deux grands plans de la theacutematique soit en quelque sorte refleacuteteacutee par la nature du commentaire et par son eacuteloignement de la neutraliteacute Quand le narrateur parle des conventions dans le vie dAnne il recourt en geacuteneacuteral aux classements abstraits sans seacuteloigner consideacuterablement de la narration neutre son langage est pour ainsi dire aussi conventionnel que le contenu de ses remarques Cest en faisant allusion agrave des choses inhabituelles dans la vie de lheacuteroiumlne agrave des domaines de lexistence ougrave les normes ne peuvent plus reacutegler sa conduite que le narrateur seacuteloigne davantage de la neutraliteacute de lexpression habituelle pour creacuteer par ses associations un langage particulier surprenant ougrave les choses ne sont pas nommeacutees ni introduites dans des rapports strictement logiques mais plutocirct suggeacutereacutees par le rapprochement inattendu deacuteleacutements diffeacuterents26

Gracircce agrave ces associations quelles se preacutesentent sous forme de meacutetaphores de meacutetonymies ou dantithegraveses le langage de ces commentaires devient un langage poeacutetique qui par sa qualiteacute confegravere un caractegravere poeacutetique agrave lamour dAnne Desbaresdes pour Chauvin cette aventure unique dans sa vie agrave elle Le contraste entre les deux thegravemes principaux mdash les conventions sociales et la poeacuteticiteacute des

26 Plusieurs critiques parlent agrave propos de Moderato Cantabile du triomphe de la litote de la concision et du deacutepouillement pour ne citer que les paroles dHenri HELL (op cit 133) Voir surtout L BISHOP op cit 223mdash232

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rapports humains dun amour mdash se reflegravete ainsi non seulement dans les symboshyles les Ieitmotive des deux thegravemes mais aussi dans lopposition des commentaishyres subjectifs de nature diffeacuterente27

L e s p o i n t s d e v u e d a n s l a n a r r a t i o n

Degraves la premiegravere lecture une partie importante de la narration dans Modeshyrato Cantabile se caracteacuterise par un point de vue une vision qui peut appartenir au narrateur du reacutecit et aux personnages preacutesents agrave la fois le narrateur qui semble se trouver sur les lieux des eacuteveacutenements perccediloit agrave peu pregraves les mecircmes choses que ses heacuteros Dailleurs cest ce que suggegravere deacutejagrave la nature des connaisshysances du narrateur connaissances dont la majoriteacute sappuie effectivement sur des sources dans la perception quil sagisse dun eacuteveacutenement exteacuterieur ou dun signe de comportement refleacutetant un mouvement psychologique La chronologie rigoureuse de lhistoire les notations preacutecises renvoyant aux relations spatiales sont ici autant dindices dune perspective qui ne peut ecirctre que celle de preson-nages et dun narrateur qui suivent les eacuteveacutenements de tout pregraves Pour le moshyment quil suffise de rappeler agrave t i tre dexemple les scegravenes dans le cafeacute qui offrent de multiples visions au narrateur lui-mecircme teacutemoin des eacuteveacutenements pendant les dialogues Anne et Chauvin se regardent attentivement mais ils sont guetteacutes agrave leur tour par la patronne et par les ouvriers Anne surtout regarde vers la porte pour voir son enfant qui joue sur le quai les signes du passage du temps comme le soleil couchant et la siregravene sont aussi perccedilus par les gens dans le cafeacute et ainsi le narrateur mdash qui ne prend pas dans ce reacutecit l attitude supeacuterieure dun narrateur omniscient vis-agrave-vis de ses heacuteros mdash na quagrave organiser une grande part de sa narration en sappuyant sur les visions changeantes de ces personnages

En effet on serait mecircme tenteacute de croire que le narrateur de Moderato Cantabile efface pour ainsi dire sa propre vision devant celle dAnne Des-baresdes ou des autres alternativement quil choisit de preacutesenter les eacuteveacuteneshyments perceptibles totalement agrave travers les yeux des personnages Toute disshytance sabolirait alors entre ces derniers et le narrateur du moins sur le plan de la perception Pourtant le narrateur nous rappelle constamment quil est aussi un teacutemoin objectif de lhistoire de temps en temps il seacuteloigne des pershysonnages dont il a adopteacute la vision pour les contempler eux-mecircmes cette fois de lexteacuterieur objectivement Il suffit que le personnage dont le narrateur suit

27 En parlant de lopposition des deux thegravemes anticipeacutee deacutejagrave par les deux termes opposeacutes du titre les critiques soulignent surtout limportance des symboles Cf entre autres L BISHOP op cit J W KNELLER op cit

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MUII -o t de-i m icircumi i (nu -ou nt ind q t - ccn tnc1 tnn n - - c 11 -i bdquo idti d e ( i ter on raquo - u t i u u o n - muli m _- pou qu( - e t cet

uwtK n i qlt J a 11 iMon du n i r u i i m- i U -pet t u le de- truie- apigt bull t- mt d m s Uni idtlt men d pe feiiecirclu c-t client a trltgtc r-les c i x de n gt nt qui e t i a gtn toui p i r i c n ur iti UT- objc etf L ltnfant coigtllt n pi i r t i peu pi d( 11its m ut nt i u i ubiu- en plfiicul (7(gt) D e n w n d i i n il i ur qui gtgt iU icirc o elon( p ir i ltventi n de 1 enfuit i L eie -on ac4-^ ur ienTdc n H s p h c i ^ d i u ilt n de 1 ( pf nt et C( tic dermti raquo noi - pgtr net de c r -p tt (k n ( u -ti^n c c-i un p^u connu -i p^-cnUi bulllt n du -jxct tce lt i d i e a 1 ict megrave^ie de I tnfan do eon inpl le- ltni- imiiobde- bullm- qi k n i r r i tcu n n i i K e p un m t m + a - i ] mpre i ion Le- lt i- -gt m i m e - - l u t icircumhci x mdash ou le- u te- (k [laquou |it n o b n h ne- -ont dlt -igiu-gt d une m m ^ r ooj(( t i suggcunt ou megravene coup i ne tendance nettement marque laquo du naicirct t pr a pre-entir le- c i nlt nuivU d ni- Moitalo Contabih coranr 1 -ont perccedilue p i r le- luio-1 u-Si k hete u sraquou I d n iturelk ment port gt unpo-er souvent lo ilt gird d un pc i-onni^t l i ou cela n e-t pas emplieite r

Je naTi teui c mime (km- li phi i^e qui -int notie dernier exemple Au loin h s faubourgs de la tille bullgt illuminegraverent (7tgt) eelk ei -elon Ugt Aie r i tmli net continue a deacutecrire le speet Cie qui soffie aux eux de 1 enfant a ti a e r - ]

i^-nocirctr d un escalier On peut observer ces mecircmes particulariteacutes des visions dans ce passage

plus long ougrave la foule agiteacutee devant le cafeacute apregraves le meurtre et lassassin emshybrassant la femme tueacutee sont deacutecrits essentiellement agrave partir de la vision dAnne Desbaresdes mais cette derniegravere est nommeacutee quelquefois par le narrateur qui nous la fait voir elle aussi en action La foule obstruait le cafeacute () elle se grosshysissait encore () Les gens seacutecartegraverent () pour laisser le passage agrave un fourgon noir Trois hommes en descendirent () mdash La police dit quelquun Anne Desshybaresdes se renseigna mdash Quelquun qui a eacuteteacute tueacute Une femme Elle laissa son enshyfant devant le porche de Mademoiselle Giraud rejoignit le gros de la foule devant le cafeacute sy faufila et atteignit le dernier rang des gens qui le long des vitres ouvershytes immobiliseacutes par le spectacle voyaient Au fond du cafeacute () une femme eacutetait eacutetendue par terre inerte Un homme coucheacute sur elle () lappelait calmement mdash Mon amour Mon amour (18) Lambiguiumlteacute se joue si lon veut en sens invershyse aussi tout ce passage pourrait sembler une description objective du specshytacle comme vu de lexteacuterieur par le narrateur mais par la mention des gens qui voyaient et par le contexte plus large (cf pendant la leccedilon de piano Ils allegraverent tous les trois agrave la fenecirctre Sur la gauche du quai () un groupe seacutetait deacutejagrave formeacute (16)) la scegravene est placeacutee dans la vision des personnages preacutesents Que le regard dAnne Desbaresdes soit tout de mecircme privileacutegieacute est indiqueacute preacuteciseacutement par des observations qui montrent lheacuteroiumlne de lexteacuterieur deacutetacheacutee

1 Cf la freacutequence des verbes indiquant une perception volontaire

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des autres essayant de se renseigner et de voir Dailleurs on en trouve la confirmation dans le contexte psychologique du reacutecit entier parmi les specshytateurs cest Anne qui sera le plus bouleverseacutee fascineacutee par lideacutee de cet amour fou lenfant curieux certes est trop petit pour comprendre Mademoiselle Giraud passe sur cet eacuteveacutenement avec reacutesignation Heacutelas () ce quartier (16) la foule se dispersera tocirct ou tard mais Anne reviendra le lendemain et pendant huit jours elle ne cessera de questionner Chauvin sur lamour du couple jusquagrave sidentifier agrave la victime dans ses paroles

Si nous avons tant insisteacute sur ce passage cest quil semble bien caracteacuteshyriser un certain aspect de la narration dans Moderato Cantabile bien que le narrateur emprunte volontiers la vision de ses personnages il garde son statut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis deux et ainsi il fait progresser la narration deacuteveacuteshynements exteacuterieurs dans cette alternance cette ambiguiumlteacute dune double vishysion2 Deacuteplus il maintient une oscillation non seulement entre sa propre vision et celle des personnages mais aussi entre les perspectives de ses personnashyges dont lactiviteacute principale semble ecirctre de se regarder et de seacutecouter Lalshyternance entre les visions du narrateur et de ses heacuteros sinstalle degraves la preshymiegravere scegravene du reacutecit que le narrateur commence en reproduisant un morceau de dialogue entre le professeur de piano et lenfant et quil preacutesente apparemshyment dune maniegravere objective mdash Veux-tu lire ce quil y a deacutecrit au-dessus de ta partition demanda la dame mdash Moderato cantabile dit lenfant La dame poncshytua cette reacuteponse dun coup de crayon sur le clavier Lenfant resta immobile la tecircte tourneacutee vers sa partition (9) Ce nest quapregraves quelques paroles encore que le lecteur deacutecouvre la preacutesence dune troisiegraveme personne dans la piegravece et avec elle la possibiliteacute dune vision autre que celle du narrateur Une femme assise agrave trois megravetres de lagrave soupira (9) en fait un peu plus tard nous apprenons quelle reconsideacutera cet enfant de ses pieds jusquagrave sa tecircte (10) Par la suite cette femme mdash Anne Desbaresdes mdash se trouvera plus rarement au premier plan de la narration ce quelle fait pendant la leccedilon cest surtout eacutecouter et regarder passivement les deux autres personnages qui sont ainsi le centre dinteacuterecirct dans cette scegravene preacutesenteacutes la plupart du temps comme ils doivent ecirctre vus par Anne Malgreacute cela Anne Desbaresdes continue decirctre nommeacutee et deacutecrite objectivement par le narrateur Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois (10) Anne Desbaresdes prit son enfant par les eacutepaules (14) Anne Desbaresdes baissa la tecircte (17)3

Ailleurs ce sont les visions de plusieurs personnages qui alternent rapishydement le narrateur tout en restant agrave lexteacuterieur de ces personnages seacuteloigne de lun et sapproche de lautre pour observer le premier La main (dAnne)

2 Lambiguiumlteacute reacuteside moins dans les phrases une agrave une que dans lensemble dun passage voire du reacutecit

3 II est moins probable que la vision des deux autres personnages entre en jeu sauf dans des cas rares pour la description dAnne Desbaresdes leur occupation principale eacutetant la leccedilon la sonatine de Diabelli

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chercha le verre machinalement Il fit signe agrave la patronne de les servir agrave nouveau devin Anne Desbaresdes ne prosteta pas eut iair au contraire de V attendre (28) Malgreacute labsence de verbes indiquant lacte de regarder mais compte tenu de la situation et de la preacutedilection du narrateur agrave adopter la vision des heacuteros il nest pas impossible nous semble-t-il danalyser ce court passage comme trashyduisant les visions des deux protagonistes Ainsi consideacutereacutee la premiegravere phrase qui suit une reacuteponse dAnne agrave Chauvin vise Anne comme elle doit ecirctre vue par l homme on en trouve la preuve dans la deuxiegraveme phrase qui deacutecrit la reacuteaction de lhomme agrave ce quil vient de voir Mais par le fait que Chauvin est deacutesigneacute mdash comme il mdash la vision nest plus la sienne le narrateur seacutetant rapshyprocheacute dAnne pour le regarder avec elle La confirmation nous en vient de noushyveau apregraves coup Anne accepte le vin ce qui implique quelle a ducirc remarquer le geste de lhomme appelant la patronne Avec la troisiegraveme phrase qui conshytient cette confirmation le narrateur sest deacutejagrave eacuteloigneacute dAnne il la voit de lexshyteacuterieur avec Chauvin lexpression eut lair souligne encore cette vision qui se dirige sur elle La vitesse remarquable de ces alternances est due au fait que le narrateur se passe ici de toute formule dintroduction indiquant le regard de quelquun pour ne transmettre au lecteur que ce que les personnages voient tour agrave tour Les changements subits de visions sont exprimeacutes ici aussi surtout par les deacutesignations respectives mdash qui signifient que le personnage nommeacute nest plus le sujet mais lobjet de la vision mdash mais en mecircme temps ils se reacutevegravelent plus ou moins par lanalyse logique de lenchaicircnement des actions

Les scegravenes de conversation qui on le sait bien occupent une large place dans le roman abondent en passages narratifs semblables de sorte que lamshybiguiumlteacute la multipliciteacute des visions sous-tendent la plus grande partie du reacutecit Si la vision du narrateur se deacutetache de celle des personnages cela arrive lagrave ougrave limpossibiliteacute pour un personnage de voir lobjet deacutecrit est nettement marshyqueacutee par les paroles du narrateur ou par la situation ougrave se trouvent les heacuteros5

A la derniegravere rencontre par exemple Chauvin et Anne tour agrave tour ne perccediloishyvent pas ce que fait ou dit l autre les paroles suivantes dAnne sont reproduishytes probablement comme les a entendues le narrateur et non pas Chauvin mdash Peut-ecirctre que je ne vais pas y arriver murmura-t-elle Peut-ecirctre nentendit-il plus (114) Anne ne peut ecirctre vue ni par Chauvin ni par les autres hommes quand le

4 M BAL fait cette distinction utile en introduisant les termes focalisateur et focaliseacute dans son analyse des focalisations (op cit 37)

s Cest ici quil faut rappeler encore deux espegraveces dobservations qui indiquent neacutecessairement le point de vue du narrateur Il y a dune part celles des remarques omshyniscientes qui portent sur des reacutealiteacutes anteacuterieures au temps de lhistoire et qui anticipent sur un eacuteveacutenement agrave venir ou eacutevoquent des lieux en dehors de lespace limiteacute ougrave se deacuteroushylent les eacuteveacutenements objectifs (dans la mesure ougrave ces deacutepassements de lhistoire ne sont pas preacutesenteacutes explicitement comme refleacuteteacutes par les penseacutees des heacuteros) Dautre part les remarques subjectives le ton qui nest pas toujours neutre ajoutent les consideacuterations du narrateur agrave lhistoire objective et expriment ainsi le point de vue de ce dernier Quil nous soit permis de ne pas nous attarder sur ces problegravemes que nous avons traiteacutes ailleurs sous un angle diffeacuterent

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narrateur dit Elle y arriva se releva Chauvin regardait ailleurs Les hommes eacutevishytegraverent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultegravere (114) agrave la fin cest Anne qui ne voit plus le dernier geste de Chauvin La main de Chauvin battit lair et retomba sur la table Hais elle ne le vit pas ayant deacutejagrave quitteacute le champ ougrave il se trouvait (114) Comme si leur seacuteparation eacutetait accentueacutee mecircme par limshypossibiliteacute de voir ou dentendre lautre

Pendant le dicircner cest la situation qui explique que Chauvin seul devant les grilles du parc ne peut ecirctre vu ni par Anne ni par personne de sorte quil devrait ecirctre preacutesenteacute neacutecessairement agrave partir de la vision du narrateur Dautant plus que tout le chapitre trahit peut-ecirctre mieux quaucune autre partie du reacutecit le travail dune construction tregraves rigoureuse pour deacutecrire simultaneacuteshyment trois scegravenes la salle agrave manger la cuisine et le boulevard de la Mer et ce nest que par une forte intervention du narrateur que se reacutealise cette composishytion agrave laide de paralleacutelismes deacutechos significatifs Pourtant les visions monshytrent une complexiteacute plus grande dans la description du dicircner Par la composishytion par ses nombreuses remarques subjectives et son ton ironique agrave propos des inviteacutes le narrateur accentue certes sa preacutesence dans le reacutecit et malgreacute cela il semble que la vision ne soit pas entiegraverement la sienne Degraves que le narrashyteur prononce au deacutebut de la scegravene Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) lambiguiumlteacute mdash quon aurait pu croire exclue ici mdash sinstalle une fois de plus car le narrateur tout en gardant son regard sur Chauvin enshytre dans la conscience dAnne Desbaresdes et mecircme il relie en quelque sorte leacuteveacutenement exteacuterieur objectif agrave cette conscience6 Presque toujours les passhysages sur Chauvin en suivent immeacutediatement un autre ougrave nous voyons Anne Desbaresdes oubliant le dicircner absorbeacutee par son deacutesir pour cet homme Lune dentre elles contrevient ce soir agrave lappeacutetit geacuteneacuteral Elle vient de lautre bout de la ville de derriegravere les mocircles et les entrepocircts agrave lhuile agrave lopposeacute de ce boulevard de la Mer () ougrave un homme lui a offert du vin jusquagrave la deacuteraison Nourrie de ce vin excepteacutee de la regravegle manger lexteacutenuerait Au-delagrave des stores blancs la nuit et dans la nuit encore car il a du temps devant lui un homme seul regarde tantocirct la mer tantocirct le parc (95) Anne Desbaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue Cet homme a quitteacute le boulevard de la Mer il a fait le tour du parc (96) Ce soir elle pleura Lheure est arriveacutee ougrave la lune sest leveacutee tout agrave fait sur la ville et sur le corps dun homme allongeacute au bord de la mer (97) De plus ces alternanshyces de scegravenes reacutevegravelent souvent des paralleacutelismes dans la psychologie des deux protagonistes et elles suggegraverent presque un dialogue sans paroles prononshyceacutees entre eux Il ne mange pas Il ne pourrait pas lui non plus nourrir son corps tourmenteacute par dautre faim (96) mdash Sa bouche (celle dAnne) est desseacutecheacutee par dautre faim que rien non plus ne peut apaiser quagrave peine le vin (98) Sur la

6 En mecircme temps Anne aussi est vue de lexteacuterieur par le narrateur

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gregraveve lhomme siffle uiie chanson entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port (98) mdash Une chanson lui revient entendue dans Vapregraves-midi dans un cafeacute du port quelle ne peut pas chanter (98) mdash Aux legravevres il a de nouveau ce chant entendu dans lapregraves-midi (102) Puis il () sallonge seacutetire encore et tout haut prononce un nom (97) mdash Sa bouche (celle de Chauvin) est resteacutee entrouverte sur le nom prononceacute (99) mdash Le vin coule dans sa bouche pleine dun nom quelle ne prononce pas (100) mdash ce nom dans la bouche quil prononcera un peu plus fort (102) A la fin comme pour encadrer ces alternances le narrateur eacutetablit encore une fois une relation explicite entre un acte de Chauvin et la conscienshyce dAnne Il passera Elle le sait encore (102) Lambiguiumlteacute de la perspecshytive se maintient donc jusquagrave la fin de cette scegravene du moins en ce qui concerne la description des deux protagonistes Et curieusement cest surtout gracircce aux alternances aux paralleacutelismes mdash donc aux moyens par lesquels saffirme justement lintervention du narrateur mdash que sera creacuteeacutee limpression de lamshybiguiumlteacute de la preacutesence dune autre conscience dans cette partie du reacutecit Bien quil soit oseacute de dire que le va-et-vient solitaire de lhomme bouleverseacute serait deacuteshypeint agrave travers les penseacutees de lheacuteroiumlne mdash limage que nous recevons de Chauvin nest que trop lieacutee agrave la perception refuseacutee ici agrave Anne mdash une liasion secregravete enshytre les eacuteveacutenements exteacuterieurs et inteacuterieurs psychologiques ne pourrait ecirctre nieacutee8

Dans notre analyse ci-dessus nous avons esquisseacute quelques aspects de lambiguiumlteacute des visions exteacuterieures9 dans Moderato Cantabile Sans aspirer agrave lexhaustiviteacute quant au nombre des exemples mdash tacircche qui serait pratiquement impossible mdash nous espeacuterons avoir donneacute une image globale de la situation de base notamment la double vision du narrateur et dun ou de plusieurs pershysonnages agrave la fois situation qui caracteacuterise ici la narration deacuteveacutenements per-

7 Selon J W KNELLER le dicircner est preacutesenteacute du point de vue dAnne (op cit 120) Quant au rituel du dicircner mecircme nous pensons plutocirct que dans lensemble la persshypective doit ecirctre celle du narrateur ironisant celle dAnne ne pourrait pas entrer en compshyte eacutetant donneacute son ivresse et ses penseacutees qui lemportent ailleurs De plus le langage parfois poeacutetique des reacuteflexions ne pourrait pas traduire les penseacutees intimes de lheacuteroiumlne

8 On pourrait peut-ecirctre supposer que les actes de Chauvin en mecircme temps que deacutecrits par le narrateur sont imagineacutes par Anne et quil y a une eacutetrange coiumlncidence entre les deux plans mais le langage poeacutetique appartient certainement au narrateur

9 Comme il doit ressortir de notre analyse nous entendons par visions exteacuterieures la perception des faits visibles ou audibles soit par le narrateur soit par les personnages Ici notre terminologie ne coiumlncide pas avec celle de T TODOROV et de G GENETTE (pour les reacutefeacuterences cf les notes 19 et 20 de notre Introduction) Selon ce dernier en foshycalisation externe le heacuteros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis agrave connaicirctre ses penseacutees ou sentiments (Figures III 207) Nous croyons pourtant que mecircme dans ces cas-lagrave les faits exteacuterieurs peuvent ecirctre preacutesenteacutes comme ils sont perccedilus par les heacuteros rappelons entre autres les lieux preacutesenteacutes relativement agrave un personnage qui regarde Cf agrave ce sujet la distinction utile de S CHATMAN entre literal point of view et figurative point of view (op cit 151) Cest agrave ce propos par exemple quil semble utile de faire une distinction plus nette entre les connaissances du narrateur et les visions des personnages mdash Par ailleurs nous allons employer les termes vision perspective ou point de vue sans leur attribuer une signification speacuteciale qui devrait distinguer les uns des

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oeptibles Cependant avec nos derniers exemples agrave propos de la scegravene du dicircner nous passons deacutejagrave dans un autre domaine de la narration ougrave peut se manifesshyter eacutegalement une certaine vision inteacuterieure des personnages Car la percepshytion deacutepasseacutee le narrateur de Moderato Cantabile mdash deacutesormais quasi omnishyscient mdash entre par intermittence dans la conscience de ses heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements non seulement comme ils sont perccedilus par les uns et les autres mais comme ils apparaissent dans leur penseacutee Cest cette vision inteacuterieure des personnages ou pour employer un autre terme courant le passage agrave leur point de vue qui fera maintenant lobjet de notre analyse

Avant daborder ce problegraveme il paraicirct neacutecessaire deacuteliminer de notre exashymen un groupe assez consideacuterable de remarques qui portent sur des pheacuteshynomegravenes psychologiques mais qui ne semblent pas marquer que le narrateur ait ceacutedeacute son point de vue au personnage en question Il sagit ici des eacutetats de conscience des sentiments mdash faisant partie de ce que nous avons appeleacute plus haut des processus internes avec ou sans signes externes explicites mdash qui sont simplement nommeacutes par le narrateur sans quun objet un contenu leur soit subordonneacute dans la narration Dans les remarques Sa fureur (celle du professhyseur) augmenta (10) Lenfant () se colla contre sa megravere dans un mouvement dabandon heureux (27) (Anne) se deacutecontenanccedila (28) Elle le regarda perplexe revenue agrave elle (32) Elle commanda du vin dans leacutepouvante encore (52) Anne Desbaresdes sortit enfin de sa torpeur (62) (Chauvin) regarda lheure seacutetira daishyse (74) Quelquun (le mari) en face delle regarde encore impassiblement (99) Apregraves une heacutesitation (la patronne) arriva vers eux (113) le narrateur reacutevegravele des mouvements inteacuterieurs psychologiques mais son inteacuterecirct reste attacheacute aux personnages mecircmes il ne se dirige pas agrave travers eux sur un eacuteveacutenement de lhistoire qui se reflegravete dans la conscience des heacuteros Dans ces cas-lagrave le narrateur garde son point de vue de teacutemoin objectif cest agrave partir de sa vision exteacuterieure quil fait des observations psychologiques en interpreacutetant le plus souvent les signes externes dun comportement10 Neacuteanmoins il nest pas impossible quun eacutetat de conscience puisse se reacutefeacuterer explicitement agrave une reacutealiteacute en dehors du personnage et que cette reacutealiteacute soit communiqueacutee ainsi filtreacutee par la conshyscience de quelquun dautre que le narrateur Tandis que l eacutetat psychologique de Mademoiselle Giraud est consideacutereacute en lui-mecircme dans la phrase suivante mdash Ta sonatine maintenant dit-elle lasseacutee (72) ce mecircme eacutetat chez la patronne est expliciteacute par le narrateur de faccedilon agrave diriger l attention en mecircme temps sur im fait exteacuterieur concernant les deux protagonistes La patronne sexeacutecuta sans un mot deacutejagrave lasseacutee sans doute du deacuteregraveglement de leurs maniegraveres (40) Ce deacuteregraveshyglement des maniegraveres tout en eacutetant la cause de cet eacutetat lasseacute de la patronne implique sans doute un jugement de cette derniegravere mecircme si ce jugement est

10 Dans la mesure ougrave les autres personnages peuvent voir et interpreacuteter ces mecircmes signes la vision peut ecirctre la leur aussi sauf celle du personnage en question

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formuleacute par le narrateur Il semble donc que dans une certaine mesure le point de vue de la patronne son opinion plus ou moins consciente dun fait de lhistoire intervienne deacutejagrave dans la narration des eacuteveacutenements

l ia is cest surtout agrave cocircteacute des verbes exprimant plus directement une deacuteshymarche intellectuelle des personnages que le contenu explicite de cette deacutemarshyche indique un passage au point de vue des heacuteros cest alors que certains asshypects de lhistoire sont transmis au lecteur comme ils apparaissent dans la conscience des personnages Le contenu dun mouvement intellectuel peut marshyquer rappeler un eacuteveacutenement objectif un fait dans le monde physique de lhisshytoire Lenfant () fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) Len-faut tourneacute vers sa partition remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Anne Desbaresdes dut remarquer quil eacutetait encore jeune (48) passera Elle le sait encore (102) Elle posa de nouveau sa main sur la table Il suivit son geste des yeux et peacuteniblement il comprit souleva la sienne qui eacutetait de plomb et la posa sur la sienne agrave elle (110) Dautres consideacuterations se reacutefegraverent plutocirct agrave un pheacutenomegravene psychologique observeacute chez un autre aux relations humaines Lenfant ne jugea pas bon de reacutepondre (au professeur) (10) La dame seacutetonna de tant dobsshytination () elle se deacutesespeacutera de si peu compter aux yeux de cet enfant () laridishyteacute de son sort soudain hd apparut (12) Au tremblement () des mains () la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication (du comportement dAnne) quelle deacutesirait que celle-ci viendrait delle-mecircme une fois cet eacutemoi passeacute (24) Il joua agrave faire tourner son verre dans sa main afin de lui faciliter les choses de lui laisser laise comme il crut comprendre quelle le deacutesirait de le regarder mieux (53) Des hommes les regardent (leurs femmes) et se rappellent quelles font leur bonheur (95) Enfin les personnages peuvent sexaminer eux-mecircmes (Chauvin) crut comprendre (quelle deacutesirait le regarder) (53) Leacuteton-nement de Anne Desbaresdes quand elle regardait cet enfant eacutetait toujours eacutegal agrave lui-mecircme depuis le premier jour Mais ce soir-lagrave sans doute crut-elle cet eacutetonne-ment comme agrave lui-mecircme renouveleacute (35) Elle manquait souvent agrave lentendre (la sonatine) aurait-elle pu croire sen eacutevanouir (73) Anne Desbaresdes sessaye agrave un sourire dexcuse de navoir pu faire autrement (97) Il semble quon assiste ici agrave un deacutedoublement du personnage qui se considegravere un peu comme de lexteacuterieur la freacutequence du verbe croire teacutemoigne en mecircme temps dune heacutesishytation dans cette auto-analyse du heacuteros

Examineacutees sous un autre angle ces penseacutees apportent souvent une inshyformation nouvelle dans le cours des eacuteveacutenements une information qui aurait pu ecirctre introduite dans lhistoire par une constatation objective du narrateur mais dont la liaison avec un processus intellectuel ou presque la deacutependance dune penseacutee met en relief linteacuterecirct psychologique des personnages dans les eacuteveacutenements ou dans les rapports humains Tel le soir dont larriveacutee est preacuteshysenteacutee uniquement agrave travers la penseacutee de lenfant pour qui le soir doit signishyfier qui sait les jeux sur le quai ou les recircves dun bateau rouge Des bateaux

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rougis agrave moteur voguent agrave travers sa nuit innocente (101) (cf mecircme un signe exshyteacuterieur de son eacutemotion 11 en freacutemit (10)) On comprend aussi quAnne soit la seule agrave prendre conscience du moindre geste de son enfant adoreacute et la seule agrave savoir que Chauvin rocircde devant le parc entoureacute de grilles Il nest pas moins significatif que le narrateur nous communique certaines informations conshycernant les deux protagonistes agrave mesure queux-mecircmes sen rendent compte comme le geste dAnne et son deacutesir de regarder Chauvin (compris par Chauvin) ou la jeunesse de cet homme remarqueacutee par Anna (cf la patronne qui sen aperccediloit plus tard La patronne le deacutevisagea bien () mdash Vous ecirctes jeune dit-elle (74)) Dautre part les penseacutees des personnages leurs sentiments ou leurs perceptions saccompagnant de quelque consideacuteration peuvent exprimer leurs jugements surtout agrave propos dune situation qui implique leur rapport aux aushytres personnes De cette maniegravere le narrateur met en valeur eacuteventuellement une participation intellectuelle des heacuteros agrave leurs relations humaines participation qui nest pas analyseacutee de faccedilon traditionnelle par le narrateur mais qui est suggeacutereacutee dans un langage en geacuteneacuteral simple et concis par ces changements de perspective11

A ce propos il nous paraicirct ineacutevitable de retourner briegravevement au problegraveme deacutejagrave examineacute des commentaires subjectifs du narrateur mdash manifestations de son point de vue agrave lui mdash qui dailleurs contiennent parfois des jugements semblables agrave ceux des personnages La question se pose alors de savoir selon quels principes nous avons attribueacute certaines observations au narrateur et dautres en revanche aux personnages du reacutecit En fait ce ne sont pas les remarques poeacutetiques les associations inhabituelles du narrateur qui demanshydent une justification il semble que le narrateur ne soit pas concurrenceacute sur ce pian par ses heacuteros aucun dentre eux ne faisant preuve dans les conversashytions assez banales dun esprit si fin que le sien Mais parmi les commentaires plus ordinaires comme les eacutevaluations ou certains classements il en est qui par leur formulation relativement simple et dans les circonstances ougrave ils sont prononceacutes pourraient eacuteventuellement marquer les opinions le point de vue des personnages Sur le plan de labstraction il y a tregraves peu de diffeacuterence entre les expressions cet enfant obstineacute (71) et La dame seacutetonna de tant dobstination (12) pourtant dans notre classification ce nest que la deuxiegraveme qui montre le point de vue de Mademoiselle Giraud tandis que la premiegravere n eacutetant lieacutee explicitement agrave la conscience daucun personnage repreacutesente plutocirct un jugeshyment du narrateur12 En revanche il se trouve quune phrase comme Lenfant

11 A cocircteacute des penseacutees qui reflegravetent certains eacuteleacutements de lhistoire les intentions des personnages sont exprimeacutees quelquefois comme pour donner un arriegravere-plan agrave leurs actions (lenfant) sarrecircta pour voir les vagues (63) Elle savanccedila vers lui dassez pregraves pour que leurs legravevres puissent satteindre (112)

12 Lexpression cet enfant obstineacute pourrait marquer lopinion de la dame mais elle nest pas lieacutee explicitement agrave sa penseacutee de plus le contexte poeacutetique exclut aussi cette hypothegravese la brise () fit freacutemir lherbe des cheveux de cet enfant obstineacute (71)

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() fut seul agrave se souvenir que le soir venait deacuteclater (10) qui est censeacutee indiquer le point de vue du petit garccedilon reflegravete le langage poeacutetique du narrateur plus quil ne faudrait pour traduire fidegravelement la penseacutee de lenfant Les mecircmes ambiguiumlteacutes commencent agrave se dessiner ici quagrave propos des visions exteacuterieures car le narrateur peut dune part ne pas indiquer clairement qui pense et daushytre part tout en exprimant les jugements des personnages il ne se retire pas toushyjours il peut garder dans une mesure variable son point de vue et son propre langage pour formuler les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour mieux rendre compshyte des transitions au point de vue des personnages et des degreacutes de lintervenshytion du narrateur il nous paraicirct utile dexaminer ces cas plus strictement dans leur reacutealisation linguistique

Comme nous lavons suggeacutereacute plus haut par nos exemples mdash analyseacutes sous un autre aspect certes mdash une premiegravere eacutetape dans cette transition au point de vue des personnages est constitueacutee par les remarques ougrave le narrateur relie explicitement un certain contenu objectif agrave la conscience de quelquun ce contenu devenant alors la penseacutee de cette personne ou un sentiment une pershyception saccompagnant dune penseacutee En effet ce proceacutedeacute se reacutealise de divershyses faccedilons sur le plan linguistique Le plus souvent cette liaison est exprimeacutee dans les parties narratives de Moderato Cantabile par le style indirect formule qui on le sait bien rend compte agrave la fois de la personne qui pense et du conshytenu objectif subordonneacute explicitement agrave son activiteacute mentale13 A part quelshyques exemples deacutejagrave eacutevoqueacutes citons Lenfant () sassura quelle eacutetait encore lagrave (54) (lenfant) ne seacutetonna pas quelle ne lui reacutepondicirct pas (63) Lun deux ce soir doute quil eut raison (95) La patronne () ne sinquieacuteta pas de savoir sils resteraient encore longtemps (109) on peut ajouter agrave cela les penseacutees des heacuteros prononceacutees agrave haute voix mais reacutesumeacutees par le narrateur 14 Certains exprishymaient la crainte de le voir (le beau temps) se terminer degraves le lendemain (51) Certains autres se rassuraient preacutetendant que le vent frais () tenait le ciel en haleine (51) Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106) Quelques homshymes se plaignirent quelle (la radio) fucirct trop forte agrave leur greacute (115) A la cuisine on annonce quelle a refuseacute le canard agrave lorange quelle est malade quil ny a pas dautre explication (100) Par la deacutesignation des personnes et par lindicashytion explicite de leurs actes mentaux dans la proposition principale le narrateur introduit certes le point de vue des personnages dans le reacutecit mais il le fait en gardant une distance vis-agrave-vis deux en formulant la penseacutee de ses heacuteros

13 En effet ce rapport se trouve deacutejagrave dans la dame seacutetonna de tant dobstination (12 supra 48) sans quil sagisse lagrave de style indirect proprement dit Nous ne consacrons pas une attention particuliegravere agrave ce type qui se rapproche du style indirect pour le fond sinon pour la forme et qui correspond en gros au discours narrativiseacute de G GENETTE (Figures III 191)

14 Chez G GENETTE les paroles prononceacutees et les penseacutees ou les sentiments mdash quil appelle le discours inteacuterieur mdash sont traiteacutes ensemble selon leurs ressemblances formelles (ibid 191)

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dans son propre langage Cette distance est particuliegraverement marqueacutee entre autres quand il sagit des penseacutees des perceptions de lenfant agrave part lexemple deacutejagrave cite agrave propos de larriveacutee du soir dans la phrase 27 vit que les yeux de cette femme sa megravere brillaient (89) le langage bien que simple accentue encore la preacutesence du narrateur par la deacutesignation cette femme t rop objective dans la relation dun petit garccedilon avec sa megravere16 Le proceacutedeacute de communiquer les penshyseacutees de quelquun aura certainement un effet diffeacuterent quand lordre des proshypositions annonccedilant une penseacutee et son contenu est renverseacute car le passage au point de rue des heacuteros nest indiqueacute quapregraves le contenu de la penseacutee Lenfant () remua agrave peine mdash seule sa megravere le sut (11) Elle se tint en face de lui encore assis ne disant rien Les premiers hommes entregraverent au cafeacute seacutetonnegraverent (48) Un homme rocircde boulevard de la Mer Une femme le sait (91) dans ses yeux leveacutes le couchant passa avec la preacutecision du hasard Elle le vit (54) Les doigts () interdits sarrecirctent () prennent une contenance illusoire Car on sen est aperccedilu (97) elle est ivre et son visage prend le faciegraves impudique de laveu () On sy attendait depuis toujours (98) Dans ces phrases lintervention du narrateur se fait sentir encore plus semble-t-il car le contenu dune penseacutee est dabord preacutesenteacute comme une information indeacutependante de la conscience des personnashyges formuleacutee parfois mdash comme dans les trois derniers exemples mdash dans le langage subjectif du narrateur En contrepartie lacte mental deacutesigneacute en lui-mecircme reccediloit peut-ecirctre plus daccent quau style indirect ougrave linteacuterecirct passe tout de suite au contenu expliciteacute dans la subordonneacutee Sans vouloir geacuteneacuteshyraliser trop hacirctivement nous pourrions dire que ce deuxiegraveme proceacutedeacute est soushyvent employeacute lagrave ougrave la participation intellectuelle des personnages agrave leurs relations humaines semble particuliegraverement significative et peut ecirctre ainsi mise en relief (cf les relations entre Anne et Chauvin megravere et fils Anne et les inviteacutes ou le mari)16

Dans ces deux proceacutedeacutes le narrateur attribue donc une penseacutee agrave un pershysonnage dune maniegravere univoque mais par le mecircme moyen il rappelle sa preacuteshysence son langage dans la transmission des penseacutees des heacuteros A leacutetape suivante du passage agrave la conscience des personnages le degreacute dintervention du narrateur diminue le style indirect libre qui en est la forme typique sur le plan du lan-

15 Pourtant dans les dialogues le narrateur reproduit fidegravelement le langage du petit garccedilon mdash Des autos qui arrivent (18) mdash Pourquoi tu pleures () Je voudrais pas (89) mdash La nuit cest loin les maisons (89)

16 Dans ces proceacutedeacutes lintervention du narrateur sexprime sur un autre plan eacutegaleshyment En effet par la mention explicite dun verbe de penseacutee le narrateur a la possibiliteacute de se prononcer sur la veacuteriteacute du contenu de la penseacutee les verbes comme savoir comprendre impliquent la veacuteriteacute la reacutealiteacute du contenu dun fait connu des personnages Dautres en revanche laissent le problegraveme dans lombre la prise de position du narrateur nest pas claire agrave cocircteacute des verbes comme croire dire preacutetendre Cf ainsi lopposition entre la patronne comprit quelle naurait pas si vite lexplication quelle deacutesirait (24) et Certains preacutetendirent que ce jour avait eacuteteacute chaud (106)

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uage constitue deacutejagrave un deacutebut deacutemancipation17 de la penseacutee des heacuteros gracircce agrave la disparition des verbes subordonnants qui ont pu marquer jusquici la preacuteshysence du narrateur Effectivement Moderato Cantabile offre quelques cas ougrave un verbe dans le contexte immeacutediat suggegravere le changement de point de vue sans quil y ait une subordination explicite dans le langage du narrateur On redeshymande si elle nest pas malade Elle nest pas malade (100) Deux clients entregraveshyrent Ils reconnurent cette femme au comptoir seacutetonnegraverent () Il eacutetait clair quelshyle navait pas lhabitude du vin quagrave cette heure-lagrave de la journeacutee autre chose de bien diffeacuterent loccupait en geacuteneacuteral (21) Dans le premier cas le verbe redemande implique que tout de suite apregraves il sagit de la reacuteponse dAnne formuleacutee au style indirect libre Dans le deuxiegraveme cas le jugement introduit par la tournure impersonnelle il eacutetait clair est placeacute dans la perspective des deux clients gracircce aux verbes reconnurent et seacutetonnegraverent sans que le narrateur intervienne pour expliquer cette relation Il en va de mecircme des exemples suivants elle en vint agrave regarder devant elle cet homme (Chauvin) mdash Il y a longtemps que vous le proshymenez (dit Chauvin) Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait ausshysi dans le mecircme temps (29) Elle eacutecoutait la sonatine Elle venait du treacutefonds des acircges porteacutee par son enfant agrave elle (73) A la cuisine on ose enfin dire () quelle exagegravere Elle arriva ce soir plus tard encore quhier bien apregraves ses inviteacutes (92) Dans ces contextes aussi les trois verbes regarder eacutecoutait et dire introduisent des penseacutees ou des paroles qui peuvent ecirctre attribueacutees aux personnages pourshytant comme une certaine ambiguiumlteacute subsiste ici lexpression de ces penseacutees meacuteshyrite plus dattention Les yeux de cet homme pourrait continuer directement la premiegravere phrase regarder () cet homme et dans ce cas-lagrave on dirait plutocirct que le narrateur indique objectivement ce que regarde Anne Desbaresdes Mais le narrateur renonce agrave sa perspective deacutejagrave quand il cegravede la parole agrave Chauvin (dont les paroles continuent encore apregraves la phrase en question) et dans ce contexte ainsi seacutepareacutee de la perspective du narrateur la phrase sur les yeux se justifie comme exprimant une penseacutee de lheacuteroiumlne Dailleurs sa formulation par une proposition nominale peut suggeacuterer en plus leacutetonnement dAnne qui soublie agrave force de regarder mieux pour la premiegravere fois cet homme La phrase sur la sonatine se preacutesente deacutejagrave nettement au style indirect libre et doit indishyquer ainsi une penseacutee un sentiment dAnne Ici cest le mot treacutefonds qui peut eacuteveiller un doute et on naurait pas tort probablement de supposer que le narrateur qui utilise volontiers un vocabulaire mythique agrave propos de la musishyque intervienne par son langage subjectif pour exprimer leacutemotion profonde dAnne Desbaresdes Dans le troisiegraveme cas lintervention du narrateur se ma-

G GENETTE Figures III 192 Labsence dun verbe deacuteclaratif mdash comme le dit GENETTE mdash entraicircne non seulement leacutemancipation de la penseacutee du heacuteros mais aussi deux sortes dambiguiumlteacute la confusion entre discours inteacuterieur et paroles prononceacutees dune part et lambiguiumlteacute entre les discours du narrateur et des personnages de lautre F K STANZEL parle dune Doppdperspektive agrave propos du style indirect libre de iEr-lebte Rede (Theacuteorie des Erzacirchlens 22)

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nifeste sur le plan grammatical car le passeacute simple de Elle arriva n eacutetant pas conforme agrave lemploi des temps du style indirect libre montre que cet eacuteveacutenement est consideacutereacute de lexteacuterieur objectivement par le narratur On pourrait mecircme laisser tomber ici lhypothegravese du style indirect libre si ladverbe de temps hier ne replaccedilait pas cette phrase dans la perspective des gens de la cuisine18 La mecircme alternance rapide des deux perspectives se retrouve dans lexemple suishyvant ougrave une perception indiqueacutee au preacutesent du personnage mdash Chauvin mdash et une penseacutee quon peut attribuer agrave Chauvin eacutegalement sont intercaleacutees entre les descriptions objectives de ses actions Lhomme sest releveacute de la gregraveve sest approcheacute des grilles les baies sont toujours illumineacutees prend les grilles dans ses mains et serre Comment nest-ce pas encore arriveacute (100)

Avec cet exemple nous arrivons agrave une variante du style indirect libre ougrave le passage agrave la conscience des personnages nest plus signaleacute par aucun verbe du type penser ou dire et ougrave le changement de point de vue se deacuteduit ainsi de quelques autres aspects du contexte ou encore dune expression particuliegravere dans la phrase elle-mecircme Dans ces cas cependant la possibiliteacute dinseacuterer un verbe de penseacutee ou de perception dans la phrase pourrait confirmer notre sentishyment dun changement du point de vue Dans la radio seacuteleva en rafale insupshyportable (30) le mot insupportable implique un jugement qui doit ecirctre lieacute neacutecessairement agrave une activiteacute mentale parce quen elle-mecircme une telle consshytatation naurait pas de sens Dans la situation ougrave cette phrase est prononceacutee il sagit probablement de lopinion des gens dans le cafeacute mdash et peut-ecirctre du narshyrateur agrave la fois mdash la formulation linguistique eacutetant aussi plus ou moins conshyforme agrave la penseacutee de ces gens (cf eacutegalement la possibiliteacute dune transformashytion les gens trouvaient que la radio eacutetait insupportable) Dans Une vedette passa dans le cadre de la fenecirctre ouverte Lenfant tourneacute vers sa partition remua agrave peine () alors que la vedette lui passait dans le sang (11) cest lexpression lui passait dans le sang qui indique mdash bien quil sagisse plutocirct du langage du narrateur mdash leacutemotion de lenfant et de lenfant seul qui entend le ronronshynement du bateau Cest dans ce contexte quon peut supposer un changement de point de vue ou du moins un inteacuterecirct particulier de lenfant dans les phrashyses qui suivent peu apregraves Encore la vedette passait (12) et La vedette eut enshyfin fini de traverser le cadre de la fenecirctre ouverte (12) Cet eacuteveacutenement saccomshyplit pendant les paroles intermittentes de Mademoiselle Giraud qui meacutedite sur son meacutetier difficile apparemment ni elle ni Anne (qui semble eacutecouter les pashyroles de la dame) ne font attention au passage de la vedette De plus pendant cette petite scegravene lenfant nest jamais consideacutereacute de lexteacuterieur par le narrateur

18 Ladverbe hier indique le temps relativement au preacutesent des personnages Le narrateur dans sa narration objective emploie un autre systegraveme dadverbes de temps le lendemain (23 51) ce jour-lagrave (105) ainsi pour garder cette mecircme perspective il aurait ducirc employer la veille dans la phrase citeacutee Cf E BEumlNVENISTE op cit id La nature des pronoms

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ce qui peut ecirctre un indice comme nous lavons vu plus haut du point de vue de lenfant (cf aussi une introduction possible telle que l enfant entendit que ) Voici encore une remarque ougrave un terme dans la phrase en question peut nous guider Anne Deabaresdes boit et ccedila ne cesse pas le Pommard continue davoir ce soir la saveur aneacuteantissante des legravevres inconnues dun homme de la rue (96) Ici cest la saveur du vin donc une perception qui ne peut ecirctre que celle dAnne mdash un cas moins ambigu que la vue ou louiumle mdash qui eacutevoque pour elle son deacutesir de Chauvin et malgreacute la formulation poeacutetique venant certainement du narrateur cette penseacutee sous une forme simplifieacutee ou moins coheacuterente moins consciente ne peut ecirctre que celle de lheacuteroiumlne La scegravene du dicircner offre comme nous lavons suggeacutereacute plusieurs exemples ougrave les penseacutees dAnne sur Chauvin (penseacutees qui ne peuvent ecirctre que les siennes) sont formuleacutees dans le langage du narrateur qui met en valeur ainsi mdash et par contraste avec le conshytexte du dicircner mdash le caractegravere exceptionnel poeacutetique du rapport des deux proshytagonistes

Ces quelques exemples doivent avoir donneacute une ideacutee de lutilisation du style indirect libre dans Moderato Cantabile Bien que dans plusieurs exemples au style indirect libre lintervention subjective du narrateur soit incontestable sur le plan linguistique mdash ce qui peut creacuteer une ambiguiumlteacute des points de vue mdash la transition au point de vue des heacuteros seffectue ici davantage quau style inshydirect par le fait que le narrateur efface plus ou moins son propre point de vue en ne deacutesignant pas lacte mental au moment ougrave il prononce la phrase conteshynant la penseacutee de quelquun

Pourtant le veacuteritable passage au point de vue des heacuteros se reacutealise inconshytestablement quand le narrateur quitte le niveau de la narration proprement dite et reproduit telles quelles les paroles de ses personnages sous forme de dialogue Comme nous ne pouvons pas entreprendre ici lanalyse des dialogues qui constituent effectivement une partie autonome dans le reacutecit facile agrave deacutetacher des passages narratifs nous signalons seulement que dans Moderato Cantabile le style direct ougrave le narrateur renonce momentaneacutement agrave communishyquer ses propres ideacutees agrave employer son langage subjectif est le moyen le plus abondamment exploiteacute pour reacuteveacuteler les penseacutees le point de vue des personnashyges19 Il convient de noter mecircme ici une certaine intervention du narrateur lexistence de formules qui relient les dialogues agrave la narration proprement dite et qui assurent ainsi une transition entre ces deux niveaux de nature diffeacuterenshyte Dans Moderato Cantabile ces formules sont relativement freacutequentes et elles

19 Le discours inteacuterieur qui correspondrait agrave cette eacutetape de la transition au point de vue des personnages serait le monologue inteacuterieur quon ne trouve pas vraiment dans Moderato Cantabile Mais il y a un court passage dans les paroles prononeeacutees dAnne (ougrave elle parle de la ville sans arbres des oiseaux de lorage mdash p 59) qui par les associashytions immeacutediates (accentueacutees mecircme par le manque de ponctuation) ressemble agrave un monoshylogue inteacuterieur cette fois prononceacute (Il ny aurait aucun empecircchement formel agrave consideacuterer Les yeux de cet homme (29 supra 51) comme un monologue inteacuterieur minuscule)

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font plus quindiquer la personne qui aura la parole ou vient de parler le narrateur qualifie souvent la maniegravere de parler de ses personnages dAnne surshytou t protesta-t-elle doucement (55) parla de faccedilon preacutecipiteacutee (108) cria presque (113) murmura (114) etc ou il fait allusion aux rapports des personnages mdash avant tout entre Anne et Chauvin mdash souvent avec le verbe mecircme qui indique la parole avoua-t-elle (45) pria Anne Desbaresdes (85) supplia-t-elle (86) sex-cusa-t-elle (109) dit la megravere (agrave la dame) faussement repentante (72) etc Le plus souvent ces formules ne jouent pas un rocircle consideacuterable dans la narration mais il arrive quelles se substituent aux paroles prononceacutees par les heacuteros de sorte quelles deviendront les paroles du narrateur qui de nouveau reacutesume leur contenu en quelques mots (la patronne) le preacutevint vite (74) (cf Deacutejagrave sept heushyres preacutevint la patronne (82)) On reacutepegravete (93 97) Cette fois elle prononcera une excuse (103) (cf mdash Je peux me taire sexcusa-t-elle (109) ) Ces paroles narrati-viseacutees tout comme les autres niveaux de la transmission des penseacutees et des pashyroles montrent diffeacuterentes sortes dinterventions du narrateur pour inteacutegrer le reacutecit de paroles au reacutecit deacuteveacutenements20

Dans ce qui preacutecegravede nous avons examineacute les changements des points de vue dans la narration de Moderato Cantabile comme une possibiliteacute pour le narrateur de communiquer certains eacuteveacutenements et certains spectacles agrave trashyvers les yeux et les penseacutees de ses heacuteros Ainsi pour la narration deacuteveacutenements exteacuterieurs perceptibles le narrateur semble avoir choisi essentiellement une double vision qui lui permet de raconter ce que voient et entendent les pershysonnages mais de garder en mecircme temps malgreacute cette adoption de leur vishysion son s tatut de teacutemoin objectif vis-agrave-vis des personnes et des eacuteveacutenements Cette alternance subite des regards creacutee pour lensemble du reacutecit limpression dune ambiguiumlteacute dune oscillation entre les visions du narrateur et des personshynages de sorte que mecircme dans les cas ougrave lacte de perception nest pas exshyplicite le lecteur peut supposer mdash sauf lagrave ougrave limpossibiliteacute de percevoir une chose est eacutevidente mdash la vision dun personnage agrave cocircteacute de celle objective du narrateur Les visions mdash limiteacutees mdash que peuvent avoir les heacuteros ne seront quacshycentueacutees par linsistance du narrateur sur les relations spatiales les lieux clos indiqueacutes dune maniegravere relative les impressions venant de lexteacuterieur gracircce agrave une fenecirctre ou agrave une porte ouvertes les positions et les deacuteplacements des heacuteros la direction de leurs regards21 Cest aussi gracircce agrave de telles indications que se dessine la vision qui semble favoriseacutee par le narrateur celle de lheacuteroiumlne Anne Desbaresdes Anne se trouve certainement au centre de lhistoire apregraves tout cest elle que le narrateur accompagne de jour en jour agrave ses rendez-vous et

20 G GENETTE Figures III 186 Pour une analyse deacutetailleacutee des formes de transishytion voir G PRINCE Le discours attributif et le reacutecit

21 Cf nos exemples agrave propos des connaissances du narrateur

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il ny a guegravere de scegravenes ougrave elle napparaisse tocirct ou tard de sorte que le narrateur peut effectivement voir ou entendre avec elle Deacutejagrave au deacutebut du reacutecit et pendant les deux leccedilons de piano le narrateur adopte le plus souvent la vision dAnne La scegravene du meurtre qui interrompt la premiegravere leccedilon est approcheacutee comme agrave laide dune cameacutera en mouvement agrave mesure quAnne et le petit garccedilon arrishyvent devant le cafeacute de mecircme que laspect changeant du boulevard de la Mer est deacutecrit au rythme dont sy avancent ces deux personnages Plus dune fois encore les relations spatiales sorganisent agrave partir du point fixe ougrave se trouve Anne et ce que voit le narrateur il laperccediloit comme elle agrave travers par exemshyple une porte laisseacutee ouverte lenfant qui surgit lombre du mari dans le coushyloir De plus quelques descriptions privileacutegieacutees comme celles freacutequentes et minutieuses de certains traits de Chauvin suggegraverent quagrave plusieurs endroits le narrateur suive en particulier la vision de lheacuteroiumlne

Quand le narrateur passe agrave un autre niveau celui de la conscience des pershysonnages lambiguiumlteacute la double vision deacutejagrave constateacutee dans le domaine des perceptions subsiste toujours Malgreacute la preacutedominance des dialogues dans Moshyderato Cantabile mdash qui constituent faute de monologue inteacuterieur le seul proshyceacutedeacute ougrave le point de vue du narrateur soit tout agrave fait exclu mdash le narrateur choisit plusieurs fois daffirmer sa preacutesence dans le reacutecit des paroles et des penseacutees en les transposant dans les passages narratifs sous forme de style indirect et de style indirect libre qui correspondent agrave deux degreacutes diffeacuterents de son intervenshytion En mecircme temps il peut y avoir un eacutecart entre la penseacutee de quelquun et la formulation linguistique de cette penseacutee par le narrateur qui dans Moderato Cantabile emploie eacuteventuellement ici aussi son langage subjectif abstrait et poeacutetique mdash pheacutenomegravene qui accentue davantage la dualiteacute de la perspective

Bien que le narrateur se manifeste ainsi dans les transitions agrave la conscienshyce des personnages ces changements de point de vue ne perdent en rien de leur importance dans ce reacutecit qui semblerait agrave premiegravere vue une narration objective deacuteveacutenements surtout exteacuterieurs Mais par le fait que telle information nouvelle tel jugement concernant les autres nous sont preacutesenteacutes par le narrashyteur non pas directement mais indirectement par le biais des perceptions des penseacutees des heacuteros le narrateur suggegravere une participation plus intense de ses personnages au monde qui les entoure Il semble mecircme que certaines choses ne soient raconteacutees que dans la mesure ougrave elles sont importantes pour les pershysonnages dans leurs relations humaines et cela suffit deacutejagrave pour quune noushyvelle dimension sajoute agrave cette histoire dont les cadres seraient sans cela tregraves limiteacutes Car nous recevons malgreacute tout une certaine image des penseacutees des deacutesirs de ces gens une ideacutee globale de leur vie en dehors de lhistoire elle-mecircme Il est vrai que cette image est fragmentaire et peu nuanceacutee les processus inshytellectuels mis en jeu par exemple ne constituent quune gamme assez resshytreinte (cf les verbes les plus freacutequents seacutetonner croire comprendre savoir se souvenir oublier et ceux qui expriment un effort de penser chercher agrave essayer

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tenter) de plus le narrateur ne nous montre jamais toute une seacuterie de penseacutees coheacuterentes mais plutocirct de temps en temps quelques reacuteflexions des personshynages eacutevoqueacutees dans un mouvement alterneacute et compleacutementaire22 pour reshyprendre dans un autre contexte une expression de Moderato Gantabile Mais par ce moyen qui rappelle dailleurs une structure dramatique le lecteur apprend quelque chose comme une vision du monde quoique reacuteduite des heacuteros Ainsi il se reacutevegravele que la patronne du cafeacute et les clients respectent les conshyventions et deacutesapprouvent probablement la liaison entre Anne et Chauvin et la mecircme chose vaut certainement pour le mari qui lors du dicircner se rend compshyte dune sorte deacutechec de son mariage Mademoiselle Giraud impuissante dans son meacutetier dans son rapport avec lenfant obstineacute saperccediloit de lariditeacute de son sort pour lenfant cest encore le monde des jeux des bateaux rouges de la liberteacute Finalement des deux protagonistes cest surtout Anne qui se reacutevegravele par ses penseacutees ses sentiments par ses relations humaines plus nomshybreuses dans lhistoire que celles des autres et cest elle aussi quon voit transshyformeacutee par son amour agrave la fin du reacutecit Quant agrave Chauvin sa vie inteacuterieure est plutocirct laisseacutee dans lombre ce qui implique quil doit ecirctre preacutesenteacute essentielleshyment comme il est vu par lheacuteroiumlne de lexteacuterieur mais aussi que son rocircle plus passif est peut-ecirctre avant tout de rendre possible agrave Anne de vivre cette aventushyre eacutetrange agrave travers leurs dialogues Limportance des dialogues reacuteside dans ce fait mecircme dans la construction dun monde imaginaire car ici la convershysation ne sert pas agrave caracteacuteriser les personnages comme on sy attendrait dune maniegravere traditionnelle mais agrave leur permettre de reacutealiser cet amour impossible gracircce agrave la force de la parole23

22 Moderato Cantabile 97 23 Cf agrave ce sujet Y GUERS-VILLATE LImaginaire et son effict

analyse le rocircle de limaginaire dans les rapports dAnne et de Chauvin

La narration dans 1 ensemble des romans de Marguerite Duras

La nature des connaissances du narrateur

Avant daborder lexamen des connaissances du narrateur dans lensemble des reacutecits il faut envisager une distinction fondamentale mdash problegraveme qui ne sest pas poseacute agrave propos du seul roman Moderato Cantabiiumle mdash entre deux types de narrateur chez Duras1 Le premier qui caracteacuterise dailleurs Moderato Canshytabiiumle et la plupart des autres reacutecits est le type du narrateur invisible qui n apshyparaicirct jamais sur la scegravene en tan t que personnage tandis que le deuxiegraveme type reacuteunit les quelques narrateurs qui figurent dans les romans en tan t que protashygonistes (La Vie tranquille) comme teacutemoins plus ou moins actifs des eacuteveacuteneshyments de leurs histoires (Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein) ou encore en tan t que narrateurs au deuxiegraveme degreacute2 auteurs d un reacutecit agrave linteacuterieur du roman (Le Vice-consul) On peut ajouter agrave cela LAmante anshyglaise qui occupe une place inteacuteressante dans cette seacuterie En effet ici le narrateur apparaicirct vaguement dans le reacutecit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour agrave tour lhistoire dun crime et qui deviennent ainsi les veacuterishytables narrateurs du reacutecit Par ces aspects LAmante anglaise pourrait apparshytenir aux trois groupes eacutenumeacutereacutes ci-dessus lune des personnes la femme qui a tueacute est protagoniste du crime et de sa propre vie quelle raconte les deux aushytres nen sont que les teacutemoins tous ces trois personnages peuvent ecirctre consishydeacutereacutes en mecircme temps comme des narrateurs au deuxiegraveme degreacute car ils raconshytent lhistoire agrave un reporter qui megravene la conversation et enregistre leurs paroshyles

Cette distinction est neacutecessaire pour notre analyse car le statut du narrashyteur vis-agrave-vis de son histoire semble deacuteterminer dembleacutee la nature des connaisshysances quil peut avoir ou en dautres termes la source et la profondeur de

1 Les theacuteoriciens prennent agrave ce propos des attitudes diffeacuterentes T TODOROV insiste sur limportance capitale de cette distinction (Poeacutetique ) W C BOOTH et G GENETTE la considegraverent comme moins reacuteveacutelatrice que dautres distinctions Cf W C BOOTH The Bhetoric of Fiction 150 id Distance et point de vue 91 G GENETTE Figures III 252

2 Cest M BAL qui parle de focalisateur au deuxiegraveme degreacute quand la focalisation se situe agrave linteacuterieur de lhistoire (op cit 43)

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ces connaissances Ainsi les narrateurs-personnages racontant agrave la premiegravere personne une peacuteriode de leur vie passeacutee recourent naturellement agrave leurs soushyvenirs et nont que des connaissances acquises par leurs propres expeacuteriences mdash comme Franccedilou la jeune heacuteroiumlne de La Vie tranquille mdash ou encore par des informations reccedilues dautres personnes concernant le veacuteritable protagoniste de leur reacutecit dans Le Marin le narrateur essaye de reconstruire lhistoire dAnna la riche Ameacutericaine avec le mysteacuterieux marin de Gibraltar agrave laide de ses conshyversations avec Anna elle-mecircme pendant leur voyage la narrateur Jacques Hold cherche agrave comprendre le passeacute la folie de Loi non seulement agrave partir de ses recontres avec elle mais surtout agrave partir des renseignements incertains ou des opinions dune ancienne amie de Loi Dans LAmante anglaise par contre le narrateur recueille les informations les plus authentiques sur le crime abomishynable de Viorne en enregistrant les paroles de lassassin mecircme et de ceux qui connaissent bien cette femme le mari et le patron du cafeacute que freacutequentaient ces derniers Dans Le Vice-consul mdash un cas particulier mdash le reacutecit des misegraveres de la Cambodgienne chasseacutee par sa megravere nest expressis verbis que de la pure imashygination Elle marche eacutecrit Peter Morgan (9) lun des personnages de lhistoire sur le vice-consul invente un reacutecit agrave son tour3 Mais comme cest un narrateur qui ne figiire plus dans ce deuxiegraveme reacutecit le sien en tant que personnage il se rapproche pour son statut des autres narrateurs qui restent en dehors de leurs histoires avec la seule diffeacuterence que ces derniers navouent pas quils racontent une histoire Puisque les reacutecits sont pour la plupart communiqueacutes au lecteur par un tel narrateur nous allons maintenant porter notre attention sur les connaissances des narrateurs invisibles qui appartiennent donc au premier type de notre classement4

Pour donner une vue densemble des connaissances du narrateur et en anticipant deacutejagrave sur nos conclusions nous pouvons constater que la principale source des connaissances reacuteside comme dans Moderato Cantabile dans la perception directe des eacuteveacutenements ce qui est compatible pourtant mdash dans une mesure variable mdash avec lomniscienee du narrateur connaissant la vie inteacuterieushyre de ses heacuteros ou certaines choses qui sont dans un rapport moins eacutetroit avec lhistoire elle-mecircme Il n y a que deux exceptions agrave ce type du reacutecit Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique qui datent du deacutebut de la carriegravere romanesque de leacutecrivain (1943 1950) et qui preacutesentent une narration traditionshynelle avec un narrateur plus souvent omniscient qui se permet des digres-

s Pour une analyse narratologique du rocircle du deuxiegraveme reacutecit dans lhistoire du Vice-consul voir M BAL op cil 61mdash85 Concernant le problegraveme du roman sur le roman dans Le Marin de Gibraltar et Deacutetruire dit-elle voir J SRAMEK La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 89mdash91 108mdash111

4 Dans LApregraves-midi de Monsieur Andesmas parfois le narrateur suggegravere que cest M Andesmas qui lui a raconteacute cette histoire Lorsquil raconta cet eacutepisode de son intermishynable vieillesse il preacutetendit que () (36) Pourtant nous ne consideacutererons pas ce roman comme un reacutecit encadreacute car le narrateur ny apparaicirct que trop vaguement pour devenir

sions reacutetrospectives sur ses heacuteros ou un objet comme un meuble Henri II le domaine dUderan et les voisins (Impudents 2 3 3 - 4 1 ) une biographie des protagonistes leffort extraordinaire de la megravere do Joseph et de Suzanne pour construire des barrages afin de proteacuteger les riziegraveres (Barrage 21 mdash 29) mais on trouve eacutegalement les peintures reacutealistes dun lieu dun mode de vie de larriegravere-plan social une salle agrave manger en deacutesordre (Impudents 3) une grande ville coloniale typique et la vie de ses habitants le sort miseacuterable des enfants mourant de faim (Barrage 1G9mdash173 116 mdash 121)raquo Toutefois la pershyception est deacutejagrave une source importante des connaissances dans ces romans aussi agrave cocircteacute des images panoramiques les eacuteveacutenements sont souvent preacutesenteacutes comme des scegravenes qui se deacuteroulent sous les yeux du lecteur Cette tendance agrave preacutesenter avant tout les choses perceptibles saccroicirct consideacuterablement agrave partir des Petits chevaux de Tarquinia (1953) mdash roman qui annonce deacutejagrave la nouvelle technique de la deuxiegraveme peacuteriode dans loeuvre de Duras6 mdash et elle sera certainement dominante dans les reacutecits ulteacuterieurs

Linsistance sur la perception directe semble deacuteterminer dabord les relashytions spatiales le narrateur qui suit les eacuteveacutenements de tout pregraves pendant la dureacutee courte dune histoire relativement simple se meut avec les personnashyges dans un espace assez restreint construit de quelques lieux voire un seul comme le square ougrave le commis voyageur et la jeune bonne engagent une conshyversation (Le Square) La preacutesentation de ces lieux change eacutegalement les descriptions reacutealistes et souvent minutieuses des premiers romans mdash tableaux visant les lieux de lexteacuterieur suggeacuterant des connaissances preacutealables plutocirct quune perception directe mdash cegravedent la place agrave une preacutesentation ougrave lespace est organiseacute agrave partir de linteacuterieur de certains angles de vue bien deacutetermineacutes Les objets et les gens sont ainsi eacutevoqueacutes comme ils peuvent ecirctre aperccedilus dun point fixe ou agrave mesure quon se deacuteplace De lautre cocircteacute de la barriegravere le pecirccheur les obshyservait en souriant (Tarquinia 118) Lhomme essaya de voir son visage mais il ne put y arriver Elle marchait la tegravete tourneacutee de lautre cocircteacute (Chantiers 193) Le couchant eM au bout de lavenue principale (Dix heures et demie 13) II osa un regard vers la gauche vers le chemin (Andesmas 41) De Ventreacutee de la carriegravere elle voit des toits (Vice-consul 14) Du cocircteacute de la salle agrave manger ougrave il se trouve on ne peut pas voir le parc (Deacutetruire 9) Elle se retourne elle deacutesigne maintenant le juif coucheacute sur la table au fond de la piegravece (Abahn 19) passe devant la femme Il arrive dans le champ de sa preacutesence (Amour 13) Donc cette desshycription inteacuterieure des lieux ne donne pas de ceux-ci une vue densemble coheacuteshyrente mais une image fragmentaire qui favorise quelques objets ou certains

5 Ces deux romans avec La Vie tranquille (1944) dune facture eacutegalement traditionshynelle sont surnommeacutes des romans ameacutericains par plusieurs critiques cf A CISMARU Marguerite Duras 20 sqq A HOOG op cit

6 Au sujet des diverses peacuteriodisations des romans cf entre autres les ouvrages citeacutes agrave la note preacuteceacutedente et J SRAcircMEK op cit

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eacuteleacutements naturels les baies les stores les miroirs dune salle de bal ou dun hocirctol eacuteleacutegants ougrave les personnages se trouvent reacuteunis (Vice-consul Deacutetruire Amour) un parc avec des chaises longues et des tennis ( Vice-consul Deacutetruire) la forecirct (Chantiers Andesmas Deacutetruire) la mer le ciel les lumiegraveres (Tarquinia Andesmas Vice-consul Amour) Par lxitilisation de ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents les lieux deviennent de plus en plus vagues indeacutetermineacutes7 et peu agrave peu mecircme la description allusive d un milieu geacuteographique et social comme une plage italienne (Tarquinia) un quartier ouvrier et une maison riche (Moshyderato) une ville espagnole (Dix heures et demie) des paysages orientaux des quartiers eacuteleacutegants de Calcutta (Vice-consul) disparaicirct pour laisser la place agrave leacutevocation dune situation dune atmosphegravere Dans Andesmas les lumiegraveres et les ombres mdash les eacuteleacutements les plus importants peut-ecirctre de lespace du reacutecit mdash marquent le passage du temps mais aussi la vaine attente du vieillard dans Deacutetruire lhocirctel est aussi insaisissable que les clients dans Abahn la piegravece sombre dans la maison nue (9) suggegravere une atmosphegravere inquieacutetante et ajoute agrave la tension entre les personnages enfermeacutes dans Amour la plage vide ne foncshytionne que par sa geacuteomeacutetrie comme un espace ougrave les trois personnages marshychent formant un triangle -letriangle se deacuteformesereformesanssebriserjamais( 8) cest peut-ecirctre ce mouvement mecircme qui creacutee lespace ici La force suggestive de ces lieux se trouve encore augmenteacutee par les allusions constantes aux esshypaces exteacuterieurs toujours aussi vagues se faisant remarquer surtout par des bruits et qui semblent repreacutesenter un monde diffeacuterent de celui ougrave se trouvent les personnages Les origines dune opposition significative entre deux lieux reshymontent jusquau Barrage ougrave la pauvreteacute du bungalow des protagonistes est en contraste avec la richesse de certains quartiers de la ville ougrave ils vont parshyfois dans la superbe voiture de M Jo Dans Tarquinia laccident mortel dun jeune deacutemineur dans les montagnes voisines la douleur des vieux parents qui passent des journeacutees sur le lieu de laccident forment un arriegravere-plan triste et eacutemouvant agrave loisiveteacute agrave lennui aux sentiments tiegravedes des protagonistes que nous voyons presque tout le temps agrave la plage et dans des cafeacutes Dans Moshyderato Cantabile eacutegalement les deux extreacutemiteacutes du boulevard de la Mer reshypreacutesentent deux mondes opposeacutes du point de vue social8 Dans ces cas-lagrave les endroits ougrave se passe laction no sont pourtant pas tout agrave fait seacutepareacutes car ils se trouvent relieacutes par les deacuteplacements freacutequents des personnages Cest surshytout dans les romans qui preacutesentent une uniteacute de lieu mdash uniteacute qui rappelle

Lindeacutetermination des lieux sexprime aussi par le manque de noms propres (Cfiantiers Moderato Andesmas Deacutetruire) ou par des noms de ville imaginaires S Thala (Loi Amour) Staadt (Abahn) Les noms geacuteographiques reacuteels nont pas beaucoup dimshyportance non plus apregraves les romans traditionnels cest agrave peine si Paris (Journeacutees) ou Calcutta (Vice-consul) sont eacutevoqueacutes Tarquinia ne reste quun projet de voyage

8 Par lopposition des lieux de lambassade et du jardin des leacutepreux ou des paysages pauvres que traverse la Cambodgienne on retrouve une preacuteoccupation sociale dans Le Vice-consul mais lagrave ces autres lieux ne peuvent pas ecirctre saisis agrave laide de la perception ils sont seulement imagineacutes dans le reacutecit de Peter Morgan

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selon certains critiques celle de la trageacutedie classique9 mdash que se manifeste le plus nettement une opposition et mecircme une seacuteparation spatiale Lagrave en effet les personnages se trouvent dans un espace clos ou du moins ils ne peuvent pas quitter un certain lieu celui-ci soppose alors agrave un endroit exteacuterieiir dont les personnages prennent conscience gracircce agrave des bruits ou agrave larriveacutee de quelquun Monsieur Andesmas ne voit pas sa fille Valeacuterie qui danse avec les villageois au bas de la colline mais il entend son chant la voix gaie de la fille oubliant son pegravere sa promesse de rentrer souligne encore la solitude du vieillard (En fait il ny a que la fille et la femme de Michel Arc qui arrivent comme messashygers de lespace exteacuterieur le village) Dans Deacutetruire on voit la forecirct tout aushytour de lhocirctel on entend mecircme de la musique qui vient de lagrave mais on nose pas sy rendre car elle fait peur Pour les gens se promenant sur la plage vide et morshyne S Thala est eacutevoqueacute par la siregravene de lincendie comme le lieu dun ancien bal d un ancien amour maintenant mort (Amour)10 Cest Abahn qui preacutesente peut-ecirctre la tension la plus nette entre la piegravece close et lexteacuterieur ougrave laboieshyment incessant des chiens contribue agrave latmosphegravere menaccedilante du reacutecit Ces lieux agrave la fois perccedilus de diverses faccedilons et de plus en plus vagues et abstraits ont ainsi un rocircle symbolique tregraves marqueacute surtout dans la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre de Duras symbolisme qui se manifeste dans la structure des reacutecits dans leacutevocation alterneacutee dun lieu circonscrit et de lespace exteacuterieur11

Quant agrave la preacutesentation des personnages on assiste agrave cette mecircme transforshymation des meacutethodes que pour leacutevocation du deacutecor et quon a deacutejagrave observeacutee dans Moderato Gantabile en recourant de plus en plus agrave la perception comme la principale source des connaissances le narrateur se garde de donner une image exhaustive et coheacuterente de ses heacuteros Dans Barrage M Jo est deacutecrit encore dune faccedilon traditionnelle le narrateur le preacutesente dabord comme il apparaicirct aux yeux dun spectateur attentif eacutetait seul agrave sa table Ceacutetait un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans habilleacute dun costume de tussor gregravege () Ceacutetait vrai la figure neacutetait pas belle Les eacutepaules eacutetaient eacutetroites les bras courts il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne Les mains petites eacutetaient soigneacutees plutocirct maigres assez belles (41) Ici la perception incite encore le narrateur agrave donner une image deacutetailleacutee de M Jo mecircme sil y a des incertitudes concernant les choses qui ne se laissent pas deviner tout de suite Mais pour deacutecrire par exemple le chapeau du jeune homme le narrateur recourt agrave une

9 Cf surtout L BISHOP op cit 219mdash220 10 II est vrai que les personnages retournent agrave ces lieux du bal de S Thala mdash bal

deacutecrit dans Loi mdash mais laspect preacutesent de ceux-ci ne fait que rappeler un passeacute reacutevolu irreacutemeacutediable mdash A propos du rapport entre les deux romans cf entre autres C J MTJR-PHY Marguerite Duras Le texte comme eacutecho ougrave LAmour est preacutesenteacute comme une vashyriante abstraite de Loi

11 Pour une analyse approfondie de lespace du rocircle des eacuteleacutements naturels et de quelques objets ainsi que de certains aspects theacutematiques de ces derniers voir J SRAcirc-MEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras et F F J DRIJKONIN-GEN Abahn Sabana David

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comparaison qui trahit des connaissances sans relation avec lhistoire de ce roman et qui en appelle chez le lecteur aussi agrave des connaissances preacutealables dune nature diffeacuterente Le chapeau mou sortait dun film un chapeau quon se posait neacutegligemment sur la tecircte avant de monter dans sa quarante chevaux et daller agrave Longchamp jouer la moitieacute de sa fortune parce quon a le cafard agrave cause dune femme (41) E t pour compleacuteter limage de M Jo vient encore la longue digression qui preacutesente la famille et le caractegravere du jeune homme dune maniegravere typiquement omnisciente (63mdash65)

Ce souci de rendre ainsi les personnages plus familiers au lecteur disparaicircshytra cependant de plus en plus Le narrateur guideacute par ses perceptions des eacuteveacuteshynements ne situe pas en geacuteneacuteral ses heacuteros dans le monde en dehors des histoires maigres il ne nous informe pas directement sur le s tatut social la profession les habitudes quotidiennes de ces gens il nous les laisse deviner un peu comme nous lavons vu agrave travers les lieux les quelques objets et parfois les dialogues les propres paroles des heacuteros Cela eacutequivaut agrave dire que le narrateur sinteacuteresse aux personnages comme ils apparaissent dans lhistoire elle-mecircme comme on les entend parler comme on voit leur visage leurs mouvements Voici quelques exemples tireacutes des trois derniers romans ougrave les contours sociologiques et mecircme physiques des personnages deviennent toujours plus flous Dans Deacutetruire Elisabeth Alione mdash la personne la mieux preacutesenteacutee relativement mdash est deacutecrite presque uniquement comme on la connaicirct de lexteacuterieur petit agrave pet i t Les cheveux sont noirs gris noirs lisses ils ne sont pas beaux secs () Autour des yeux lorsquelle sourit la chair est deacutejagrave deacutelicatement lamineacutee Elle est tregraves pacircle (10) Elle est mince maigre (11) On ne sait pas la couleur des yeux qui lorsquelle retourne restent encore creveacutes par la lumiegravere (10) Sa table est dans la lumiegravere bleue des stores Ses cheveux en sont noirs Ses yeux en sont bleus (13) Dans Abahn il n y a que des bribes de descriptions intermittentes suivant les brefs regards qui accompagnent les paroles de quelquun et gracircce auxquels on deacutecoushyvre quelques traits saillants de lautre Abahn est lhomme grand et maigre aux tempes grises (8) dont la douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (de David) (11) (Sabana) est petite vecirctue de longs vecirctements noirs (8) Elle a des yeux tregraves grands ouverts sur lhomme (9) Les yeux de Sabana sont bleus sombres et bleus (13) (David) est de taille moyenne il porte un manteau de fourrure claire 8) Dans Amour linsuffisance et lincertitude des descriptions sont eacutetonnantes Lhomme () est habilleacute de vecirctements sombres Son visage est distinct (7) Un autre homme Il est habilleacute de vecirctements sombres A cette distance son visage est indistinct (7) (elle) Se tient face agrave la mer Visage blanc (10) Sa voix est claire (15) Le regard bleu revient (18) Dans ce reacutecit le narrateur va jusquagrave laisser ses personnages anonymes ce qui efface encore plus les diffeacuterences entre eux les deux hommes qui ne sont plus distingueacutes par des noms sont aussi deacutecrits dune maniegravere presque identique le seul trait distinctif vague entre les deux eacutetant justement le caractegravere distinct et indistinct des visages De telles

m

descriptions nindividualisent plus ces ecirctres flous elles sont lagrave plutocirct pour mettre en relief certains traits comme un visage des yeux qui prendront ainsi un rocircle particulier dans lhistoire Car comme le suggegravere surtout notre dernier exemple les personnages ne sont pas deacutecrits en geacuteneacuteral pour la seule description indeacutependante de la narration de leurs actes mecircme de simples traits physiques les yeux bleus par exemple sont souvent preacutesenteacutes en mouvement comme ci-dessus le regard en action qui va et vient se fixe sur quelquun De ce point de vue Tarquinia annonce deacutejagrave dune maniegravere frappante la technique des reacutecits ulteacuterieurs lagrave en effet quand il sagit des personnages la perception du narrateur se dirige avant tout sur leurs actions mdash y compris leurs dialogues mdash des actions souvent minuscules et insignifiantes raconteacutees dune faccedilon simple et neutre dans leur chronologie Diana et Sara sen allegraverent Elles reconduisirent le petit en le portant chacune agrave leur tour Puis elles revinrent en flacircnant le long du fleuve Les autres agrave leur retour mangeaient deacutejagrave Lhomme aussi eacutetait en train de manger Il portait une chemise dun blanc eacuteclatant Avant dentrer sous la tonnelle Diana prit le bras de Sara et lui montra le feu mdash Regarde ccedila a encore augmenteacute dit-elle (87) Le passage illustre bien ce deacutecoupage du temps en de petits morceaux successifs sans relation de causaliteacute entre eux raconteacutes comme ils sont perccedilus dans un mouvement saccadeacute Dans les romans de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre cette tendance va saccentuant la perception des eacuteveacuteneshyments sera mecircme plus morceleacutee quand le narrateur indique non seulement les actes eux-mecircmes globalement mais diffeacuterentes phases dun acte relativement bref Tout agrave coup dans un geste nerveux elle verse de leau dans son verre ouvre le flacon prend les pilules avale () Elle se calme Il a pris le livre le sien agrave lui il louvre Il ne lit pas Des voix arrivent du parc Elle sort Elle vient de sortir Il ferme le livre (Deacutetruire 14) Au milieu de ces eacuteveacutenements banals insignishyfiants preacutesenteacutes meacuteticuleusement au ralenti l attention du narrateur sera centreacutee davantage sur quelques actes souvent reacutepeacuteteacutes quelques mouvements fondamentaux des ecirctres comme leur somnolence leurs deacuteplacements et surshytout leurs actes de perception Nous avons deacutejagrave vu agrave propos de Moderato Cantabile limportance des regards des personnages dans Deacutetruire Abahn Amour les regards deviennent essentiels ce sont eux surtout qui constituent laction dans la passiviteacute linitiative dune communication autrement difficile Max Thor fascineacute par Elisabeth Alione mais ne sachant pas comment lui adresser la parole la regarde Alissa semble regarder agrave travers les yeux de Stein elle dit mecircme Regarde Stein Regarde pour moi (Deacutetruire 52) Dans Abahn dans la tension presque insupportable entre les adversaires et les partishysans de Gringo le mouvement des yeux est presque la seule action agrave part les dialogues Dresseacutee elle regarde Elle regarde le chemin le parc le froid () Elle regarde celui qui est assis pregraves de la table () Elle le regarde toujours (13) David () regarde le fond de lautre piegravece (13) Dans Amour le regard devient mecircme un attr ibut de quelquun lhomme qui regarde en fait cest la seule

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chose qui puisse vraiment le distinguer pendant un certain temps de lhomme qui marche Ces actions si reacuteduit que soit leur nombre sont pourtant essentielles pour lhistoire de ces romans plus reacutecents car cest en elles que sincarnent pour ainsi dire les personnages dont nous connaicirctrons agrave peine quelques autres activiteacutes et encore moins le caractegravere individuel au cours des reacutecits

Ainsi agrave mesure que le narrateur reacutetreacutecit mecircme sa perception des choses exteacuterieures la distance qui le seacutepare des personnages de plus en plus insaisissashybles augmente ineacutevitablement Il se trouve neacuteanmoins quil y a une tendance contraire dans la preacutesentation de ces ecirctres fantomatiques cest de les peacuteneacutetrer dinterpreacuteter certains signes de leur conduite ou de reacuteveacuteler leurs penseacutees de temps agrave autre mdash autant de proceacutedeacutes qui rendront les personnages plus vivants plus humains Le narrateur qui la plupart du temps semble secirctre fixeacute des cadres tregraves stricts pour la transmission de ses histoires deacutepassera alors les limites de la perception des eacuteveacutenements exteacuterieurs et teacutemoignera deacutesormais de connaissances se rapprochant de lomniscience et qui lui permettront do saisir des mouvements inteacuterieurs ou de fournir des informations objectives sans rapport eacutetroit avec le cours de lhistoire Des remarques sur la vie inteacuterieure des personnages se trouvent encore amplement dans les deux premiers romans dans lesquels comme nous lavons suggeacutereacute le narrateur omniscient deacutecrit analyse commente la psychologie de ses heacuteros il explique les circonstances les raisons dune deacutecision dun eacutetat de conscience pour tirer une conclusion agrave la fin comme agrave propos de M Taneran beau-pegravere de Maud dans Les Impudents Il faut ajouter que depuis quil travaillait Taneran eacutechappait un peu agrave la tyrannie des siens et sen trouvait bien aise Il neacutetait jamais accoutumeacute en effet aux contrainshytes ineacutevitables quimplique la vie de famille et il vivait dautre part dans la crainte constante de son beau-fils Jacques Grand Sil navait pas heacutesiteacute agrave eacutepouser Mme Taneran bien quelle eucirct deacutejagrave deux enfants cest quil avait jugeacute vraisemblable que laicircneacute ne tarderait pas agrave se tirer daffaire par ses propres moyens Il avait un fils Henri et sil lui vouait une secregravete et grande tendresse il avait eacuteteacute tregraves vite obligeacute de se faire agrave lideacutee quil neacutetait nullement payeacute de retour Ainsi Taneran vivait en apparence dans une grande solitude (5) Cependant agrave mesure que la narration deacuteveacutenements perceptibles et surtout la reproduction fidegravele des dialogues gagnent en importance dans la trame du reacutecit la reacuteveacutelation des mouvements inteacuterieurs des penseacutees tend agrave se faire dune maniegravere moins directe moins brusque sil est permis demployer ce terme ici les notations psychologiques loin decirctre tout agrave fait absentes sont effectivement reacuteduites en nombre et en longueur dans la majoriteacute des romans agrave partir de Tarquinia et en mecircme temps elles semblent moins deacutetacheacutees des eacuteveacutenements exteacuterieurs de lhistoire Les observations psychologiques sont assez freacutequentes quand le narrateur veut caracteacuteriser briegravevement sans trop arrecircter le cours des dialogues les personnages qui parlent leur comportement leurs sentiments accompagnant leurs paroles Ludi eut lair un peu deacutecontenanceacute Il eacutetait de nouveau de mauvaise humeur

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(Tarquinia 30) Le fils caressa ses cheveux doucement et sourit (Journeacutees 17) Elle ne paraissait ni effrayeacutee ni gecircneacutee quil Fait abordeacutee de la sorte (Chantiers 192) Claire devient tregraves grave () Tu as encore bu Maria dit-elle (Dix heures et demie 121) Sa voix se fit un peu languissante (Andesmas 1) Lambassadeur regarde attentivement Charles Rossett (Vice-consul 44j Max Thor paraicirct surpris (Deacutetruire 3) David a une expression tendue agrave la fois attentive et souriante (Abahn 43) Elle () pose sa tecircte sur son eacutepaule dans un geste de confusion de crainte (Amour 57) Ces observations qui marquent diffeacuterents processus internes supposent deacutejagrave de la part du narrateur un certain deacutepasshysement du niveau de la perception immeacutediate Plus preacuteciseacutement mdash comme nous lavons examineacute dans Moderato Cantabile mdash le narrateur sappuie encore sur des signes perceptibles quil explicite ou non dans le comportement de ses heacuteros pour les interpreacuteter comme les manifestations de tel mouvement psychologique Mais agrave lencontre des analyses des premiers romans qui peuvent reacuteveacuteler plusieurs aspects dun processus comme certains rapports causals ici le narrateur ne fait quindiquer globalement le processus lui-mecircme et cela aussi souvent dune maniegravere steacutereacuteotypeacutee pour suggeacuterer quil garde encore sa position dobsershyvateur relativement objectif12 Cest pour cela eacutegalement que ces remarques se trouvent plus eacutetroitement lieacutees agrave la narration des eacuteveacutenements exteacuterieurs elles semblent deacutecouler de cette derniegravere et sy mecircler dune faccedilon plus souple

Cest le cas aussi paraicirct-il des notations qui indiquent les penseacutees des heacuteros donc un processus mental qui ne peut en geacuteneacuteral se manifester par des signes externes et qui relegraveve ainsi de lomniscience du narrateur13 En effet agrave cette eacutetape-lagrave le narrateur abandonne le niveau de la perception il entre dans la conscience des personnages sans se justifier pour reacuteveacuteler un processus comme la penseacutee le souvenir ou mecircme le contenu dune penseacutee ou dun senshytiment des heacuteros Sara fut heureuse que Diana fucirct lagrave Elle ne pensa pas agrave ce quavait dit Ludi mais seulement agrave la mer (Tarquinia 19) Elle se souvint prit ses bijoux agrave deux mains deacutelicatement (Journeacutees 21) Il ignorait toujours si elle lavait remarqueacute (Chantiers 219) Et lhomme le prit comme un encouragement agrave aller agrave ce bal (Square 156j Elle imagine la premiegravere gorgeacutee de manzanilla dans sa bouche (Dix heures et demie 44) Alors M Andesmas se souvient tout agrave coup que Valeacuterie lui a dit () (Andesmas 41) On pense Le vice-consul ne part pas (Vice-consul 134) Elle ne remarque rien ni la main glaceacutee ni la pacircleur Elle cherche agrave se souvenir ny parvient pas (Deacutetruire 70) David ne sait pas quil pleure (Abahn 133) Lui lautre cette nuit la suit Elle avance elle lignore

12 Cf pourtant un deacutebut danalyse dans Chantiers Son rire nexprimait ni ironie ni confusion ni coquetterie mais seulement une certaine incertitude qui sattachait () sans doute agrave ses derniegraveres paroles (193)

13 Cf pourtant Et elle lui fait signe quelle ne sait pas (Deacutetruire 35) Il existe certes de nombreuses transitions entre ces deux extrecircmes du deacutepassement de la perception que nous avons esquisseacutees pour Moderato mais dont nous ne pouvons pas entreprendre lanashylyse dans les cadres limiteacutes de cet ouvrage

5 Studta Romanlca 65

(Amour 73)u Lomniscience du narrateur se manifeste encore mdash quoique plu rarement que dans les romans traditionnels15 mdash dans un autre domaine des connaissances dans celui qui englobe les informations preacutealables par rapport aux eacuteveacutenements de lhistoire et qui de cette faccedilon replace celle-ci dans un contexte plus large Souvent il sagit ici de renvois au passeacute aux rapports des heacuteros entre eux agrave leurs habitudes plus rarement le narrateur fait allusion agrave de- circonstances geacuteneacuterales sans une relation tregraves eacutetroite avec lhistoire elle-mecircme Sara avait pour Ludi une amitieacute telle quelle eacutetait toujours disposeacutee h l croire dans tous les cas (Tarquinia 1Z) Ils avaient ceci en commun tous les troix quils eacutetaient doueacutes dun grand appeacutetit Le fils et Marcelle parce quils rierin nt dans une demi-famine constante La megravere parce que jeune elle avait eu des appeacutetits de pouvoir et de puissance jamais satisfaits (Journeacutees ) M Andesmas habite ce village depuis un an depuis quil a atteint cet acircge suffisamshyment avanceacute pour se faire une raison de cesser tout travail et dattendre dans loisiveteacute la mort (Andesmas 15) Le matin elles passent toutes les trois en short blanc agrave travers les jardins de lambassade et encore et tous les matins agrave travers ces jardins elles vont au tennis ou elles se promegravenent (Vice-consul 94J Il y a six jours quand il est arriveacute elle eacutetait deacutejagrave lagrave le livre devant elle et les pilules (Deacutetruire 10) Les trente maisons se remplissaient chaque anneacutee destivants de toutes les nationaliteacutes (Tarquinia 9) Ceacutetait un petit village au bord de la mer de la vieille mer occidentale la plus fermeacutee la plus torride la plus chargeacutee dhisshytoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer (ibid 8) Il nest pas sans inteacuterecirct de noter cependant que de telles observations sont moins freacutequentes que celles qui portent sur la vie inteacuterieure des personnashyges cest que probablement le narrateur veut eacuteviter de charger ses histoires de plus en plus vagues deacutepouilleacutees16 de renseignements exteacuterieurs qui en eacutebranleraient la coheacuterence ou en diminueraient la concision Comme nous lavons remarqueacute plus haut le narrateur nous donne ces informations le plus souvent dune maniegravere indirecte par suggestion ou par des paroles qui ne sont pas les siennes mais celles des personnages Cest ainsi que le lecteur apprend que les estivants de Tarquinia peuvent se permettre des vacances chaque anneacutee dans une villa agrave la mer que M Andesmas ou la megravere des Journeacutees doivent ecirctre

14 Le savoir du narrateur semble illimiteacute dans ce domaine pourtant il arrive mecircme ici quil preacutefegravere ne pas affirmer une chose cateacutegoriquement Anne-Marie Stretter doit-bien se douter de ce quUs disent (Vice-consul 136J On dirait quune autre peur commence agrave semparer de David diffeacuterente (Abahn 102) Dans ce chapitre nous navons pas conshysacreacute un passage agrave part bullmdash- comme nous lavons fait agrave propos de Moderato mdash agrave lexpression de lincertitude des connaissances limiteacutees du narrateur indiqueacutees par des tournures comme U semble on dirait sans doute etc Pourtant nos exemples tant pour la percepshytion que pour son deacutepassement doivent suggeacuterer la freacutequence de ce proceacutedeacute

15 Pour des exemples voir le deacutebut de ce chapitre supra 59 16 Cest lun des termes les plus freacutequemment employeacutes agrave propos des histoires de

plus en plus abstraites et du langage de plus en plus concis de lauteur citons par exemshyple M FOUCAULTmdashH CLXOUS Agrave propos de Marguerite Duras 9 Les auteurs parshylent aussi de lart de la pauvreteacute de labandon des richesses (ibid)

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tregraves riches que le mari dElisabeth Alione est un homme assez conventionnel agrave lencontre des personnages seacutejournant agrave lhocirctel que ces gens-ci et Abahn sont dorigine juive Sil semble pourtant neacutecessaire de donner des renseignements exacts sur les personnages comme leacutetat civil du vice-consul dElisabeth Alione ils seront fournis de maniegravere agrave ecirctre pleinement justifieacutes car ils seront lus par lun des personnages dans un dossier un registre Cest ainsi eacutegalement que le narrateur nous fait connaicirctre la biographie du vice-consul cest lui-mecircme qui parle de sa famille de son enfance au directeur du Cercle dans une conversation reacutealiste rare en son genre dans les romans de cette peacuteriode

Ce que nous avons dit agrave propos de la diminution des informations preacutealashybles dues agrave un narrateur omniscient vaut pour lensemble des remarques qui impliquent des connaissances au-delagrave de la perception directe des eacuteveacuteneshyments agrave mesure que nous avanccedilons dans le temps la proportion de ces deux niveaux change en faveur des observations qui reposent sur la perception dun fait objectif ou dun signe de comportement qui se laisse interpreacuteter eacuteventuelshylement Dans Tarquinia on trouve une quantiteacute relativement eacuteleveacutee de reshymarques qui indiquent des circonstances des consideacuterations sur les vacances agrave cet endroit les possibiliteacutes de passer le temps sur la sympathie lamitieacute limpatience lennui des personnages entre eux tout ce qui fait de ce roman qui est par ailleurs centreacute sur la narration deacuteveacutenements assez insignifiants un reacutecit plus profond Ce qui preacutedomine dans Des journeacutees ce sont avant tout les observations psychologiques bregraveves mais relativement freacutequentes encore qui indiquent la maniegravere de parler ou de penser des heacuteros en effet il n y a presque plus rien dautre ici que les dialogues incessants (proceacutedeacute pousseacute jusshyquaux limites dune structure dramatique un peu plus tard dans Le Square) et les sentiments les reacuteactions des personnages qui reacutevegravelent peu agrave peu les relashytions de ces derniers lamour infini de la megravere pour son fils et un meacutelange damour et de haine de douceur et dimpatience chez le fils Ce qui frappe dans Le Vice-consul ce sont surtout les penseacutees les conjectures freacutequentes de la socieacuteteacute eacuteleacutegante reacuteunie agrave lambassade et curieuse de savoir plus sur le vice-consul mais les remarques sur les sentiments de ce dernier sur son comporteshyment eacutetrange ainsi que sur les penseacutees de Charles Rossett qui lobserve soushyvent sont aussi importantes pour comprendre lopposition entre le vice-consul et son entourage Dans les trois derniers romans Deacutetruire Abahn et Amour les notations psychologiques deviennent plus concises plus rares quoique toushyjours preacutesentes elles sajoutent surtout aux observations concernant les reshygards les voix les prises de conscience de lautre personnage quelques sentishyments comme la peur la douceur Bien quelles soient peut-ecirctre moins varieacutees ces remarques deviennent par lagrave plus significatives surtout dans le contexte qui repose en grande partie sur la perception des mouvements et des paroles Il y a pourtant deux reacutecits qui semblent occuper une position particuliegravere au milieu des autres Les Chantiers et Andesmas semblables en ce quils deacutecrivent

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une attente passive (celle de la rencontre deacutecisive avec la jeune fille et celle de larriveacutee de Michel Arc) et preacutesentent une narration ougrave le peu deacuteveacutenements exteacuterieurs se mecircle aux reacuteflexions du jeune homme ou aux souvenirs vagues aux penseacutees aux espoirs du vieux monsieur Il ne serait pas exageacutereacute peut-ecirctre de parler dune analyse de la psychologie de l attente dans ces deux reacutecits17

qui formeraient ainsi une sorte dexception par rapport aux autres romans avec ce deacutecalage de laccent en faveur des reacuteactions psychiques des heacuteros18

Enfin nous voudrions rappeler briegravevement une diffeacuterence inteacuteressante entre la narration des romans agrave narrateur invisible et celle des romans ougrave le narrateur est en mecircme temps un personnage plus ou moins actif des eacuteveacuteneshyments et qui raconte ses propres expeacuteriences ou des histoires entendues aupregraves dautres personnages Paradoxalement cest dans ce dernier type de roman donc dans La Vie tranquille Le Marin de Gibraltar Le Ravissement de Loi V Stein e t L Amante anglaise que le narrateur-personnage mdash qui par son statut ne peut avoir que des connaissances limiteacutees mdash offre une image en un sens plus complegravete dune reacutealiteacute deacuteveacutenements de lieux de personnes voire de lui-mecircme Cest que les autres romans agrave lexception des Impudents et agraveUn barrage contre le Pacifique preacutesentent une narration plus stricte avec des posshysibiliteacutes plus restreintes dans certains domaines comme la freacutequente uniteacute de lieu de temps et daction lordre chronologique le nombre peu eacuteleveacute des personnages et malgreacute lomniscience du narrateur agrave certains endroits la preacutedominance des connaissances acquises par la perception En revanche il se trouve que dans les romans ougrave le narrateur-personnage raconte ses propres expeacuteriences du passeacute ses souvenirs parcourent librement une dureacutee plus longue des lieux plus nombreux avec beaucoup de personnages qui peuvent raconter agrave leur tour comme surtout dans Le Marin E t mdash ce qui est pratiquement absent dans les autres romans mdash les reacuteflexions sur le caractegravere dun personnage appashyraissent eacutegalement deacutejagrave dans La Vie tranquille puis elles deviendront essentielshyles pour la preacutesentation des heacuteroiumlnes de Loi et de LAmante anglaise En effet tandis que dans la majoriteacute des autres romans la narration est baseacutee sur la succession temporelle deacuteveacutenements mecircme minuscules il semble que dans Loi et LAmante anglaise lordre causal (la causaliteacute psychologique)19 soit deacuteterminant Malgreacute la freacutequence des tournures jinvente je crois ceci employeacutees

17 J-L SEYLAZ parle agrave propos des Chantiers dune varieacuteteacute de la cristallisation stendhalienne (op cit 6)

18 Dix heures et demie ressemble agrave ces deux romans en ce que le narrateur deacutecrit lagrave aussi une attente celle de Maria qui espegravere sauver le criminal poursuivi mais cette attente mdash ici plus active mdash est ponctueacutee davantage par les actions exteacuterieures de Maria et les eacuteveacutenements visibles et audibles perccedilus par elle en ce sens ce reacutecit ressemble plutocirct aux autres romans examineacutes ci-dessus mdash Pour une analyse compareacutee des proceacutedeacutes stylisshytiques dans Dix heures et demie et Andesmas voir Y GTJERS-VILLATIicirc Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras

iraquo T XODOROV Poeacutetique 125 Du moins la tentative deacutetablir des rapports causals est certainement preacutesente dans ces oeuvres

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par Jacques Hold dans Loi ce narrateur reacuteussit petit agrave petit dapregraves les opinions des autres agrave se faire une image du passeacute des causes possibles de la folie de cette femme et agrave les preacutesenter mecircme si cest dune maniegravere souvent hypotheacutetishyque pour en donner une ideacutee au lecteur de sorte que Loi ou Claire Larmes dans LAmante anglaise nous apparaicirctront comme des caractegraveres vivants dans leur deacuteveloppement psychologique motiveacute20

Les commentaires subjectifs du narrateur

Les connaissances du narrateur quelles reposent sur la perception immeacuteshydiate ou sur le discernement plus profond des narrateurs omniscients fournisshysent donc les eacuteleacutements de lhistoire qui constituent le niveau objectif neutre de la narration Neacuteanmoins cette objectiviteacute des reacutecits durassiens nexclut pas une participation intellectuelle et affective du narrateur qui sexprime souvent dune maniegravere subjective agrave propos des eacuteveacutenements ou des personnages en commentant certains faits dune faccedilon plus ou moins originale et surprenanshyte Par ces proceacutedeacutes le narrateur peut seacuteloigner dans une mesure variable du niveau objectif de son reacutecit et creacuteer ainsi un niveau subjectif qui a pour rocircle de mieux eacuteclairer certains rapports certains aspects de lhistoire et cela souvent dune maniegravere indirecte par suggestion De ce point de vue Moderato Cantabile est un reacutecit repreacutesentatif des proceacutedeacutes les plus freacutequents dans les romans de Duras et de lenchevecirctrement tregraves frappant des deux niveaux de la narration En effet quant aux commentaires subjectifs du narrateur Moderato Cantabile marque un tournant dans loeuvre de la romanciegravere et plus netteshyment peut-ecirctre que dans les deux autres domaines examineacutes dans notre ouvrage non que les remarques subjectives soient tout agrave fait absentes des romans anteacuterieurs mais cest agrave partir de ce reacutecit que leur nombre se trouve accru que leur nature change et devient abstraite et finalement que certains types de remarques de constructions syntaxiques reviennent avec insistance

Les premiers romans encore traditionnels offrent une narration qui foisonshyne en informations souvent minutieuses relatives aux eacuteveacutenements aux pershysonnages au deacutecor Il est vrai que le narrateur deacutepasse plusieurs fois les cadres de lhistoire elle-mecircme pour eacutevoquer un espace plus large le passeacute de ses heacuteros ou leurs conditions sociales mdash ce qui pourrait ecirctre consideacutereacute comme une intershyvention subjective du narrateur mdash mais de telles interventions appartiennent aussi essentiellement au niveau objectif du reacutecit au niveau des connaissances

20 Sur la folie de Loi cf les propres paroles de Duras (B L KNAPP op cit 655mdash 656) Ce thegraveme hante les reacutecits ulteacuterieurs ougrave il symbolise un refus de leacutetat preacutesent Cf aussi J SRAcircMEK Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras

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du narrateur omniscient La subjectiviteacute du narrateur telle quelle apparaicirct dans Moderato Cantabile par des abstractions des associations eacutetranges se manifeste encore moins freacutequemment dans Les Impudents et Un barrage contre le Pacifique dont le texte ne seacuteloigne pas en geacuteneacuteral du plan concret de lhisshytoire Il est d autant plus inteacuteressant de trouver quelques passages qui reacutevegravelent deacutejagrave cette tendance du narrateur agrave labstraction agrave la comparaison insolite si caracteacuteristique de la deuxiegraveme peacuteriode de loeuvre La luisance des autos des vitrines du macadam arroseacute leacuteclatante blancheur des costumes la fraicirccheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique ougrave la race blanche pouvait se donner dans une paix sans meacutelange le spectacle sacreacute de sa propre preacutesence (Barrage 171J Pourtant ces reacutecits preacutesentent enshycore des descriptions plutocirct pittoresques ougrave dominent les eacutepithegravetes expressives deacutecoratives Parfois (les nageurs) les plus audacieux plongeaient et circulaient agrave travers les longues herbes du fond en deacuterangeant la solennelle immobiliteacute et sy perdaient dans une nage sous-marine convulsive et lente Puis le corps reacuteapparaisshysait agrave la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses (Barrages 210) Dans un spectacle un peu semblable du fond de la mer dans Tarquinia on trouve par contre une transposition abstraite agrave propos de chaque eacuteleacutement concret des algues des poissons des ombres mais aussi agrave propos de lensemble dans les deux phrases qui encadrent cette description Ceacutetait lenvers du monde Une nuit lumineuse et calme vous portait foisonnante des algues calmes et glaceacutees du silence La course des poissons striait son eacutepaisseur dinsaisissables perceacutees De loin en loin la vie apparemment cessait Alors des gouffres nus et vides appashyraissaient Une ombre bleue sen eacutelevait deacutelicieuse qui eacutetait celle dune pure et indeacutecelable profondeur aussi probante sans doute de la vie que le spectacle mecircme de la mort (Tarquinia 130J Ce passage contient deacutejagrave quelques eacuteleacutements qui reviendront obstineacutement dans les reacutecits ulteacuterieurs souvent mis en opposition comme ici la lumiegravere et lombre la vie et la mort1 De plus il semble que ce spectacle ne soit pas deacutecrit uniquement pour la description elle-mecircme la beauteacute eacutetrange de la mer peut ecirctre opposeacutee agrave la monotonie des vacances des protagonistes et ainsi cette description aurait pour rocircle de mettre en relief un aspect important de lhistoire2 Donc ces remarques subjectives sont deacutejagrave plus eacuteloigneacutees du niveau neutre du reacutecit que la description preacuteceacutedente ougrave cest surtout un langage emphatique qui est mis en jeu sans que le narrateur aspire agrave donner une signification particuliegravere au passage dans lensemble

E n effet par rapport agrave la narration neutre un degreacute deacuteloignement moins important pourrait ecirctre repreacutesenteacute comme dans Moderato Cantabile par des classements qui caracteacuterisent une chose une personne un comportement agrave

1 Lenvers du monde revient dailleurs dans Moderato sous forme dexpression () inverseacutee du monde de son deacutesir (19)

2 Cf les paroles de Diana nous ne sommes pas des gens agrave pouvoir supporter le fond de la mer (130)

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laide surtout dun nom ou dun adjectif comme pour les mettre dans des classes deacutejagrave bien deacutetermineacutees Gina () le fit () avec une sorte dentecirctement sauvage (Tarquinia 13) au point de ce scandale suspendu (de quitter le bar sans payer) (Journeacutees 11) Mais la compliciteacute ideacuteale qui naissait de cette petite deacutecheacuteance commune compensait largement cette deacuteception (Chantiers 191) Une voix nette haute daeacuterogare a appeleacute (Deacutetruire 23) elle a releveacute leacutegegraverement son bras dans un geste denfant (Amour 12) etc Dans les nombreux exemples de cette sorte les choses ainsi qualifieacutees sont rangeacutees dans une classe plus geacuteneacuteshyrale plus abstraite qui les englobe normalement sil y a une comparaison comme dans les deux derniegraveres phrases elle repose sur un rapport assez eacutevident eacutegalement Ce proceacutedeacute qui donne lieu agrave des commentaires souvent conventionnels mdash la subjectiviteacute du narrateur sexprime moins par la nature que par la preacutesence mecircme de ces remarques mdash caracteacuterise freacutequemment les comportements les relations humaines au sens large A ce sujet il est inteacuteresshysant de noter quagrave mesure quon avance dans le temps leacuteventail de ces comshymentaires semble diminuer Surtout dans les romans reacutecents la description des rapports entre les personnages se reacuteduit essentiellement agrave une variation sur quelques eacuteleacutements fondamentaux significatifs comme les yeux le visage la voix les gestes les rapprochements et les eacuteloignements des personnes agrave cocircteacute de nos deux derniers exemples on en trouve un nombre particuliegraverement grand dans les trois derniers reacutecits des yeux ouverts le voient dans un regard vide (Deacutetruire 22) Elisabeth () a h regard fixe du sommeil (ibid 109J Il la regarde () avec une passion insenseacutee () Il () le fixe de son regard abseit (Amour bl) une voix dhomme eacuteclate vive presque brutale (Deacutetruire 12J il a la mecircme voix quelle dune grande douceur (Abahn 46J Le juif a un geste dindiffeacuterence (ibid 15J Elle touche la main leffleure avec preacutecaution douceur (Amour 28J Ces quelques eacuteleacutements reacutecurrents ne sont pas nouveaux dans ces reacutecits mdash lanalyse de Moderato Cantabile a ducirc montrer leur importance mdash on les trouve effectivement dans tous les reacutecits avec un rocircle privileacutegieacute pour eacutevoquer un eacutetat de conscience du personnage Le regard de la megravere se fit triste et dune tendresse deacutesespeacutereacutee (Journeacutees 53) Le regard bleu est hagard paralyseacute par linsatisfaction (Dix heures et demie 53) Alors son visage exprima tout agrave coup une brutaliteacute bouleversante (Andesmas eacutei) La voix du vice-consul quand il parle agrave Anne-Marie Stretter pour la premiegravere fois est distingueacutee mais bizarreshyment priveacutee de timbre (Vice-consul 124j Mais dans les romans reacutecents ce sont presque uniquement les regards les voix qui indiquent les rapports humains ou qui suggegraverent plutocirct une tentative de communication entre les personnages qui nexistent que par leurs regards leurs gestes leurs quelques paroles de plus en plus vagues En mecircme temps la majoriteacute des noms abstraits ou des eacutepithegravetes qui doivent qualifier les regards expriment non plus un sentiment aux contours encore nets mais lalieacutenation des personnages du monde qui les entoure Limportance des regards tout comme celle de certaines parties du corps se

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manifeste souvent aussi par une structure syntaxique qui les preacutesente comme des objets actifs ou indeacutependants de lhomme dans la passiviteacute geacuteneacuterale des ecirctres Le rire contenu court sur le visage il arrive dans les mains qui tressaillent (Deacutetruire 86) Un sourire difficile tire le visage du juif (Abahn 50) le visage se deacutetourne la main retombe (Amour Zl) La douceur de la voix fait freacutemir les paupiegraveres baisseacutees (Abahn ) Les coups de la voix du juif frappent les murs (ihid 55J Brusquement le regard sagrandit se voile (ibid 26j Leurs regards partent traversent les vitres (Amour 38j

Ce dernier mode de preacutesenter les regards les parties du corps creacutee deacutejagrave des remarques subjectives qui seacuteloignent davantage de la neutraliteacute de lexshypression car ces objets entrent ici dans un rapport moins habituel avec le monde avec les hommes dont ils semblent deacutetacheacutes et dont la passiviteacute sopshypose tregraves nettement agrave lautonomie agrave lactiviteacute du corps On ne saurait plus parler ici dun simple classement des faits car il sagit plutocirct semble-t-il dune relation eacutetrange que le narrateur eacutetablit entre un objet et une action de sorte que ce proceacutedeacute tregraves freacutequent appartient pour nous au domaine des assoshyciations deacuteleacutements plus ou moins eacuteloigneacutes heacuteteacuterogegravenes qui marquent dans leur ensemble un deacutepassement plus grand du niveau objectif du reacutecit

Une pareille activiteacute des objets nest pas dailleurs restreinte aux seules parties du corps les eacuteleacutements naturels les objets du deacutecor peuvent acqueacuterir une importance particuliegravere et prendre l initiative dune action ou revecirctir un caractegravere psychologique humain Au-dessus de lui le bleacute se recoupe avec naiumlveteacute (Dix heures et demie 147) (des montagnes) les unes se reposant sur les autres de leur poids entier dans une bousculade insenseacutee (ibid 153j Elle a le regard happeacute par le fond du parc (Deacutetruire 94) les sursauts de silence () paralysent la forecirct toute entiegravere (Andesmas 101J Leacutecho de la voix enfantine flotte longtemps insoluble atitour de M Andesmas puis () il seacuteloishygne sefface rejoint les miroitements divers des milliers suspendus dans le gouffre de lumiegravere devient lun deux Il disparaicirct (ibid 5) Les murs augmentent en nombre se multiplient ils se coupent se suivent se recoupent ils battent dans les tempes font saigner les yeux Il ny a toujours aucune ombre (Amour 119) Une brume arrive tregraves teacutenue des embouchures Elle danse devant les yeux elle tombe la mer la deacutechiquette mais dautres rangs de brume arrivent dansants (ibid 49) Souvent comme dans ces phrases la nature les objets sont assoshycieacutes agrave des mouvements divers les rapprochements parfois insolites rendent certains eacuteleacutements du deacutecor tregraves vivants ce qui contraste dune maniegravere inteacuteresshysante avec le caractegravere plutocirct abstrait de lespace et une fois de plus avec le peu dactions humaines la passiviteacute des personnages3 Il semble mecircme que

J Sur le rapport entre la nature personnifieacutee et la psychologie des personnages voir J SRAMEK Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras 147mdash148 Nous croyons que les mouvements du deacutecor ne fonctionnent pas forceacutement comme des projecshytions des mouvements psychologiques mais tregraves souvent par contraste

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cette opposition puisse saccentuer sur le plan du langage car tandis que les mouvements restreints e t monotones des personnages sont preacutesenteacutes geacuteneacuteraleshyment dans des phrases simples courtes saccadeacutees lanimation le mouvement interminable de la nature sexprime dans des phrases complexes longues conshytenant plusieurs propositions juxtaposeacutees

Dune maniegravere geacuteneacuterale des relations surprenantes entre le monde des hommes et celui des objets de la nature peuvent seacutetablir par lapparition de deux eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes dans le mecircme contexte Une forme relativement freacutequente dun tel rapprochement se manifeste dans la liaison de deux ou de plusieurs termes concrets dont reacutesulte une expression imageacutee souvent insolite d un caractegravere poeacutetique Telles les comparaisons plus ou moins eacutetendues dune personne agrave un objet (la vieille femme) avait maintenant (lodeur) des gregraveves brucirclantes fleuries de licliens morts (Tarquinia 43) Seule la tecircte (de la megravere) eacutemergea comme un vestige couleur de ces murailles des villes abandonneacutees (Journeacutees 22mdash) (la fille de M Arc) avait la flexibiliteacute la mollesse dune herbe arracheacutee (Andesmas 49) Les trous bleus ( = les yeux de Sabana) sont toujours dans la direction du chemin (Abahn 23) Les yeux de Sabana sont deux trous gris priveacutes de lumiegravere (ibid 52) La comparaison peut rapprocher deux objets eacutegalement comme le champ des toits (Dix heures et demie 17) la forme (de Rodrigo Paestra) enveloppeacutee de son linceul ( = ici couverture) (ibid 50) le gouffre de lumiegravere (Andesmas 91) le trou dair gris dans un creacutepuscule liquide un lac gris (Deacutetruire 44 45) Limage peut se concentrer non seulement dans des noms ou dans la liaison dun nom avec une eacutepithegravete mais dans un verbe aussi qui eacutevoque le procegraves au sens figureacute le bateau cisaillait sa surface (celle de la houle) (Tarquinia 129) le jardin () eacutecraseacute de soleil (ibid 115 le corps massif enfermeacute dans le fauteuil dosier (Andesmas 26) Elle sifflait () La forecirct en est transperceacutee et le coeur de lauditeur (ibid 30) Dans une rafale silencieuse les ombres du jardin sont arracheacutees (Vice-consul 43) Quelques-uns des termes entrant dans ces rapports eacutetranges reviennent avec insistance et lgteuvent revecirctir une importance particuliegravere agrave travers les reacutecits ainsi les yeux sont presque toujours bleus voire profondeacutement bleus (Deacutetruire 36) la lumiegravere est en contraste avec la couleur grise de lair ou avec le gris des yeux (Abahn 52) linceul eacutevoque la mort des deux personnes tueacutees et peut-ecirctre la mort imminente de lassassin lui-mecircme les termes trou et grouffre sont les manifesshytations concregravetes de la notion dabsence de vide Mecircme les eacuteleacutements qui nappashyraissent quune fois dans un reacutecit se chargent parfois dune signification imporshytan te enfermeacute suggegravere la solitude limpuissance dans l attente transperceacutee indique une eacutemotion vive qui fera naicirctre des souvenirs chez M Andesmas

Dans les romans ulteacuterieurs agrave Moderato Cantabile on trouve en mecircme temps de plus en plus de remarques subjectives ougrave un terme concret nest plus associeacute agrave un autre terme concret mais ougrave le contexte se tourne vers labstraction et donne ainsi une dimension nouvelle au reacutecit Pour la plupart les termes abstraits

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peuvent ecirctre rangeacutes dans certains groupes theacutematiques qui hantent les reacutecits et qui sont ainsi mis en relief Aux observations psychologiques neutres sajoushytent par exemple des commentaires subjectifs comme (la vieille femme) eacutetait devenue une eacutenorme puissance de refus et dincompreacutehension (Tarquinia AZ) (Rodrigo Paestra est un) monument de douleur (Dix heures et demie 10) Sa voix () sortit dun puits de douceur Elle sourit du fond de son puits de douceur (Andesmas 81 83) Limage de la liberteacute dune envie de vivre et mdash plus encore mdash limage de la mort apparaissent souvent dans le vocabulaire dont limportance peut seacutetendre sur tout le reacutecit dans Tarquinia l homme inconnu qui repreacutesente la rencontre la possibiliteacute dune relation nouvelle pour Sara a le regard avide et vert de la liberteacute (20) dans Des journeacutees le deacutesir du fils dune indeacutependance impossible tant que la megravere est lagrave et vivante sexprime degraves le deacutebut par cette remarque du narrateur Des hommes libres aux megraveres lointaines ou deacuteceacutedeacutees marchaient sur les trottoirs (11) Le sentiment de liberteacute se manifeste dans Abahn par un rire chassant la peur dans une phrase dont dailleurs la libre allure syntaxique sharmonise bien avec le contenu Le rire repart fou il est irreacutepressible enfantin il se mecircle aux hurlements des chiens il frappe le discours lordre le sens de sa lumiegravere Il est un rire de joie (144)4

De mecircme les remarques subjectives renvoyant agrave la mort seront de plus en plus nombreuses et pourront avoir une valeur symbolique la megravere des Journeacutees avait des yeux agrave moitieacute morts (47) plus tard le vice-consul eacutetranger au monde de lambassade est qualifieacute dhomme au regard mort (119) et la fille de M Arc abandonneacutee a le regard () orphelin (Andesmas il) Elisabeth Alione parashylyseacutee jusquagrave la rencontre avec Alissa et les deux hommes est grande ainsi morte (Deacutetruire l l j autour delle il y a des chaises longues naufrageacutees (ibid l l j Dans latmosphegravere menaccedilante dAbahn le hurlement des chiens est tan tocirc t un aboiement eacutetrangleacute tantocirct une plainte funegravebre (110 135)

Le cours du reacutecit peut entrer dans des reacutegions philosophiques (comme un peu deacutejagrave agrave propos de la liberteacute et de la mort) par des remarques sur le temps qui seacutecoule ou sur lopposition de la totaliteacute et de labsence Le temps la dureacutee certainement un problegraveme central des reacutecits de Duras se concreacutetise souvent dans l attente dune rencontre dun changement profond et qui est comme une neacutecessiteacute () ineacuteluctable (Chantiers 211) dans la vie des heacuteros avec une eacutecheacuteance () ineacuteluctable (Dix heures et demie 155) agrave son terme une eacutecheacuteance qui comme dans Les Chantiers engloutissait en elle toutes les autres jusquaux plus lointaines (229) Apregraves cette eacutecheacuteance cest un gouffre de dureacutee (Dix heures et demie 12) un temps inconnu une dureacutee encore ignoreacutee (ibid 12) mais jusque-lagrave aussi il faut vivre une dureacutee interminable et exaltante (Chantiers 202) une dureacutee oceacuteanique (ibid 218) ou comme pour M Andesmas une aride dureacutee

4 Cf aussi le caractegravere dobjet actif de ce rire

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preacutesente (71)6 La notion du temps de l attente eacutevoque certainement une sorte daccomplissement tregraves abstrait ou le manque de cet accomplissement3 Cest peut-ecirctre cela qui apparaicirct dans LAmour le reacutecit le plus abstrait et le plus eacutenigmatique de Duras ougrave les remarques opposent constamment la totaliteacute et labsence le vide Mains () immobiles comme le corps Force arrecircteacutee deacuteplaceacutee vers labsence Arrecircte dans son mouvement de fuite Lignorant signorant-(10) Au-delagrave de la digue une autre ville bien au-delagrave inaccessible (11) Le cri a eacuteteacute profeacutereacute et on Va entendu dans lespace tout entier occupeacute ou vide (12) Le regard bleu est dune fixiteacute engloutissante (17) Ses yeux sont bleus dune transparence frappante Labsence de son regard est absolue (16) mais Elle montre devant elle la mer la plage la ville bleue la blanche capitale derriegravere la plage la totaliteacute (14) Il montre autour de lui le mouvement geacuteneacuteral (46) Elle () revoit la totaliteacute du passeacute (81)7 Il semble que tout le reacutecit se construise sur les glissements incessants entre ces deux extrecircmes agrave la fois dans le temps et dans lespace au milieu de cet univers tregraves vague ougrave cependant la preacutesence hushymaine saccentue parfois dune maniegravere frappante englobant tout lunivers Il entre dans lespace clos seul la porte se referme Tout agrave coup avec lui liode de la mer le sel la fulgurance bleue des yeux du plein jour de nuit pleine (40)r

dans la transparence de ses yeux tout se noie tout seacutegalise (52) Dune maniegravere inteacuteressante sur le plan du langage ces oppositions se

manifestent moins freacutequemment sous forme dexpressions antitheacutetiques qui repreacutesentaient pourtant lun des proceacutedeacutes les mieux exploiteacutes dans Moderato Gantabile parmi les associations deacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes Dans LAmour on nen trouve que quelques exemples comme Sa voix est claire dune douceur eacutegale qui effraierait (15) ou Le soleil aussi lentement eacuteclate (117) Les reacutecits preacuteceacutedents aussi semblent offrir relativement moins de tournures antitheacutetishyques mais celles-lagrave sont employeacutees en rapport avec certains eacuteleacutements imporshytants des reacutecits dans Tarquinia la chaleur est dune hostiliteacute loyale (34) dans Chantiers la rencontre a lieu entre ce mur lumineux et sonore (des autos) et ce bois sombre et silencieux (190mdash1) le regard de Claire est paralyseacute () par laccomplissement de linsatisfaction mecircme (Dix heures et demie 53J M Andes-mas et Mme Arc eacutecoutent la douceur eacutegorgeacutee de ce chant (101) M Andesmas a le souvenir dun amour entrevu et agrave peine entrevu eacutegorgeacute (110) dans Loi Jacques Hold di t elle a eacuteteacute agrave cocircteacute de moi seacutepareacutee de moi gouffre et soeur (166) dans Abahn on entend les hurlements sourds des chiens (26) un eacuteclat de rire

5 Cette aride dureacutee preacutesente dans Andesmas a eacuteteacute analyseacutee dans une eacutetude approfonshydie de M BAL (op cit 115mdash171) Lauteur y met laoeent sur les manifestations percepshytibles du temps qui passe (les lumiegraveres la chanson reacutepeacuteteacutee)

6 Cest preacuteciseacutement lideacutee de laccomplissement manqueacute remplaceacute par un accomplisshysement imagineacute qui produit la phrase suivante ougrave la notion du temps apparaicirct tregraves abstraishytement Je nie la fin qui va venir probablement nous seacuteparer () jaccepte lautre celle qui est agrave inventer () la fin sans fin le commencement sans fin de Loi V Stein (Loi 184j

7 Le terme totaliteacute revient encore plusieurs fois (19 20 47)

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silencieux deacutechire le visage de Sabana (38) Du reste les oppositions par ailleurs freacutequentes et significatives comme celles des lieux des conditions sociales datmosphegraveres ou de certains eacuteleacutements abstraits se manifestent agrave une eacutechelle plus grande mdash dans la structure du reacutecit ou dans les symboles les leitmotive mdash et non pas neacutecessairement dans les commentaires subjectifs du narrateur Dans LAmour par exemple les eacuteleacutements naturels opposeacutes bien quils appashyraissent eacutegalement dans les commentaires font essentiellement partie de lhisshytoire mecircme si cest une histoire abstraite et symbolique8

Il est toutefois une opposition particuliegravere qui se manifeste sur le plan linguistique et quon trouve de plus en plus souvent dans les romans reacutecents cest celle dune chose avec sa neacutegativiteacute son manque Quant agrave ce proceacutedeacute il est assez difficile de maintenir ici aussi la distinction entre les commentaires subjectifs et les remarques objectives relevant des connaissances du narrateur ce qui peut justifier peut-ecirctre le traitement de la neacutegativiteacute dans ce chapitre cest la forte tendance du narrateur agrave constater un vide un manque ou hypotheacutetique ment une chose qui aurait pu se produire ainsi se dessine donc toute une maniegravere de preacutesenter le monde Il voit ils nont pas de regard (Abdhn 9) Silence Personne ne parle (ibid 91) Absence du moindre souffle (ibid 97) Limmobiliteacute eacuteclate la bouche souvre aucun son ne sort (Amour 12) Daushytres deacuteroulements auraient pu se produire dautres reacutevolutions entre dautres gens agrave notre place avec dautres noms des autres dureacutees auraient pu avoir lieu plus longues ou plus courtes (Loi 184J Cette preacutesentation qui se reflegravete dans le langage surtout par la neacutegation syntaxique caracteacuterise deacutejagrave Moderato Cantabile et elle sera exploiteacutee davantage dans les romans reacutecents ougrave le thegraveme de labsence devient un problegraveme central9

A propos de certains rapports que nous venons de preacutesenter nous avons deacutejagrave effleureacute quelques aspects du langage des romans Ainsi le vocabulaire des remarques subjectives du narrateur indique le retour obseacutedant de thegravemes fonshydamentaux souvent opposeacutes comme la nature la lumiegravere et les ombres les bruits et le silence les mouvements la douceur et la brutaliteacute la liberteacute lamour et la mort la totaliteacute et labsence la dureacutee10 et cest surtout par la combinaison varieacutee et surprenante de termes dun nombre relativement

8 On pourrait mecircme dire peut-ecirctre que ce que R BARTHES appelle une fonction agrave linteacuterieur de lhistoire se manifeste ici souvent dans les mouvements des eacuteleacutements natushyrels Pour une deacutefinition du terme voir R BARTHES Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits surtout 6mdash8

9 On pourrait eacuteventuellement rattacher agrave ce groupe la formulation dun contenu incertain par des questions de plus en plus freacutequentes du type M Andesmas sendormit-il encore apregraves la chanson (61)

10 Sur lambivalence de certains thegravemes dans leur rapport aux personnages analyseacutee dans Barrage Tarquinia et Amour voir E MICHALSKImdashM CAGNON Marguerite Duras vers un roman de lambivalence Pour une eacutetude particuliegravere du thegraveme de labsence se manifestant agrave diffeacuterents niveaux voir A FABER La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras

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restreint que le langage des commentaires devient poeacutetique et se deacutetache du ton neutre sur lequel lhistoire est raconteacutee Sur le plan syntaxique on peut observer agrave mesure quon avance dans le temps une concision grandissante dans la structure des phrases Surtout agrave partir de Deacutetruire dit-elle la narration abonde en phrases simples courtes ou mecircme en propositions elliptiques souvent nominales rappelant plutocirct les indications sceacuteniques dune piegravece de theacuteacirctre et marquant un procegraves une situation dune maniegravere abstraite Labstraction que nous avons constateacutee deacutejagrave plus haut se manifeste ainsi non seulement sur le plan des thegravemes mais dans la structure des phrases aussi dans cette tenshydance agrave la nominalisation qui fait que souvent une qualiteacute ou mecircme lideacutee dune action sont exprimeacutees par un nom comme figeacutees dans une notion abstraite impersonnelle Un autre aspect frappant de la syntaxe reacuteside dans le nombre minime des phrases complexes de plus le peu quon en trouve est caracteacuteriseacute avant tout par des propositions juxtaposeacutees ou rarement coordonneacutees la subordination eacutetant presque tout agrave fait absente dans les trois derniers romans Ce deuxiegraveme trai t particulier de la syntaxe ne fait que souligner encore les rapports qui seacutetablissent dans les commentaires subjectifs des rapports creacuteeacutes moins par lenchaicircnement logique des eacuteleacutements que par des associations qui deacutepassent souvent la logique des paroles quotidiennes et concourent agrave la poeacutetiei-teacute de la narration

Les points de vue dans la narration

Le traitement des points de vue offre une varieacuteteacute assez grande dans les romans de Marguerite Duras une varieacuteteacute qui nest certainement pas sans reshylation avec le type de narrateur choisi pour raconter lhistoire et avec les conshynaissances ou les commentaires subjectifs de ce narrateur En effet le narrateur qui napparaicirct jamais en tant que personnage se tient neacutecessairement agrave une certaine distance des eacuteveacutenements et des personnes mais il peut en mecircme temps organiser son reacutecit agrave partir des visions de ses heacuteros en preacutesentant un eacuteveacuteneshyment comme il est vu ou consideacutereacute par quelquun En revanche les narrateurs-personnages qui racontent essentiellement leurs propres expeacuteriences placent les eacuteveacutenements dans une perspective qui est dembleacutee subjective et qui restera plus ou moins dominante au cours du reacutecit Ainsi il semble utile de maintenir pour lanalyse des points de vue notre distinction entre les reacutecits agrave narrateur invisible et ceux avec un narrateur-personnage protagoniste ou teacutemoin des eacuteveacutenements Dans cette opposition nous nous tournons dabord vers le premier type de reacutecits qui nous paraicirct plus neutre parce que plus freacutequent dans les romans de Duras

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Dune maniegravere geacuteneacuterale le narrateur invisible des reacutecits de Marguerite Duras introduit souvent les points de vue de ses personnages dans sa narration quil sagisse de la perception dun fait exteacuterieur ou dune penseacutee concernant un eacuteveacutenement ou une personne Les Impudents et Un barrage semblent ecirctre des exceptions ici aussi car dans ces deux romans ougrave les connaissances du narrateur deacutepassent tellement les connaissances des heacuteros le point de vue du narrateur lemporte plus dune fois sur celui de ces derniers Ainsi quand le narrateur deacutecrit un spectacle avec tous ses deacutetails quil reacutesume le passeacute des heacuteros ou quil anticipe sur quelque chose cela ne peut se faire que dune position exteacuterieure agrave lhistoire donc du point de vue du narrateur lui-mecircme Nous avons vu agrave propos des connaissances du narrateur que de telles remarques portant sur des circonstances anteacuterieures ou geacuteneacuterales subsistent encore dans les autres romans mais leur nombre devient fort restreint et leur importance diminue eacutegalement ce qui signifie quavec le temps le narrateur renonce de plus en plus au privilegravege de raconter les eacuteveacutenements agrave partir de son propre point de vue

De faccedilon inteacuteressante cette tendance du narrateur agrave adopter le point de vue des personnages se manifeste aussi degraves les premiers romans Deacutejagrave au deacutebut des Impudents le soleil couchant la rumeur qui entre par la fenecirctre sont deacuteshycrits agrave partir de la perception de lheacuteroiumlne Maud Maud ouvrit la fenecirctre et la rumeur de la valleacutee emplit la chambre Le soleil se couchait () Le septiegraveme ougrave ils logeaient semblait ecirctre agrave une hauteur vertigineuse () Lorsquelle se reshytourna vers la chambre et quelle ferma la fenecirctre le bruissement de la valleacutee cessa brusquement (1) Par la suite apregraves les interventions successives du narrateur omniscient pour situer son histoire et ses personnages et agrave mesure que la narrashytion se tourne vers les eacuteveacutenements des vacances agrave Uderan la perspective dun personnage de Maud surtout se mecircle au point de vue du narrateur de nomshybreux spectacles des effets de bruit des jugements seront preacutesenteacutes indirecteshyment par le biais du protagoniste qui voit entend eacutepie quelquun pense se souvient Dans Barrage les mecircmes sortes de changements se produisent avec plus de freacutequence et de rapiditeacute peut-ecirctre favorisant avant tout la vision et les penseacutees de Suzanne Les deux perspectives celle mdash agrave linteacuterieur de lhisshytoire mdash des personnages et celle mdash dune position exteacuterieure mdash du narrateur omniscient fonctionnent parallegravelement dans ces deux reacutecits

Dans les romans ulteacuterieurs la perspective des heacuteros semble pourtant gashygner en importance pour la plupart le narrateur ny raconte que ce que les personnages peuvent voir et entendre ou ce agrave quoi ils pensent agrave propos dun eacuteveacutenement Deacutejagrave dans Tarquinia le peu dinformations exteacuterieures agrave lhistoire elle-mecircme lespace plus restreint et organiseacute plutocirct dune maniegravere relative agrave un personnage suggegraverent un champ de vision limiteacute Mais dans ce roman enshycore le point de vue du narrateur se fait sentir assez fortement ce qui monshytre peut-ecirctre une eacutetape de transition dans le deacuteveloppement des techniques

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narratives de Marguerite Duras Effectivement agrave part limportance dlaquos diashylogues qui indiquent sans doute le passage au point de vue des heacuteros les parties narratives ne reacutevegravelent pas lorganisation stricte des visions des regards qui caracteacuterisera les romans plus reacutecents Les eacuteveacutenements minuscules sont indiqueacutes dans leur succession mais comme par un teacutemoin objectif qui nest pas speacuteciashylement inteacuteresseacute au rapport des personnages avec les eacuteveacutenements il est assez rare (plus rare que dans les deux premiers romans semble-t-il) que ces derniers soient subordonneacutes au regard de quelquun ou quils soient preacutesenteacutes mecircme plus indirectement agrave travers les penseacutees des heacuteros Si tout de mecircme le point de vue dun personnage intervient dans la narration cest surtout celui de lheacuteshyroiumlne Sara qui regarde lhomme au bateau (20) ou voit le paysage en desshycendant le long du fleuve (215) qui entend Jacques dans l autre piegravece (54) qui imagine son enfant marchant dans la chaleur (16) qui voit les pecirccheurs et se souvient dautres vacances de son fregravere mort (53) ou meacutedite sur la vie agrave lhocircshytel sur sa propre vie (54mdash55) Malgreacute cela dans lensemble les visions sont plutocirct disparates elles ne sont pas souvent expliciteacutees non plus par le narrateur de sorte que cest souvent le point de vue de ce teacutemoin passif se tenant agrave une certaine distance des eacuteveacutenements qui organise la narration1

Dans Des journeacutees entiegraveres dans les arbresla situation ressemble encore assez agrave celle dans Tarquinia dune part la transition au point de vue des personnashyges est tregraves nette dans la plus grande partie du reacutecit qui abonde en dialogues dautre part les courts passages narratifs preacutesentent les trois personnages dune maniegravere plutocirct objective mais attirant l attention mdash et plus que dans Tarquinia mdash sur leurs reacuteactions ou quelquefois sur leurs penseacutees En effet ces penseacutees sont deacutejagrave plutocirct des consideacuterations qui accompagnent la perception de lautre personnage ainsi le fils et Marcelle regardent souvent la megravere et le fils surshytout reacutefleacutechit sur la vie passeacutee de cette vieille femme de sorte que la megravere est preacutesenteacutee de temps en temps agrave travers les yeux de son fils Le fils la regardait agrave la deacuterobeacutee Elle navait pas tellement changeacute au fond pour ce qui eacutetait de lappeacutetit (19) On retrouve encore agrave peu pregraves le mecircme traitement du point de vue dans un roman dune structure semblable Le Square Dun cocircteacute pour un roman le passage aux points de vue de la bonne et du commis voyageur est pousseacute jusquagrave ses limites dans ce reacutecit ougrave les dialogues suppriment presque toute intervention du narrateur En revanche dans le peu de passages narratifs le narrateur mdash qui se reacutevegravele dailleurs tantocirct incertain tantocirct omniscient et sucircr de lui-mecircme mdash semble vouloir maintenir sa position dobservateur et preacutesenter les personnashyges le square le temps quil fait plutocirct comme il les voit de son point de vue exteacuterieur agrave laction Il y eut un assez long silence entre lhomme et la jeune fille

1 A propos de ces trois romans nous pourrions dire avec J ampRAcircMEK La perspecshytive objective qui domine peut ecirctre transformeacutee en une perspective subjectiveacutee favorishysant un personnage par rapport aux autres (La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 91)

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et lon aurait pu les croire distraits attentifs seulement agrave la douceur du temps (100)

Neacuteanmoins ce nest pas dans cette voie que se deacuteveloppera la narration plus preacuteciseacutement le traitement des points de vue dans les romans de Duras Bien que les dialogues gardent leur importance dans le reacutecit mdash car ils constishytuent dans la majoriteacute des romans une partie consideacuterable de laction et ils marquent aussi le point de vue des heacuteros mdash la proportion des passages narrashytifs augmentera de nouveau pendant un certain temps et ce qui est plus sishygnificatif la narration proprement dite contribuera davantage elle-mecircme agrave lexshypression des points de vue diffeacuterents Deacutejagrave agrave partir des Chantiers (qui a paru un an avant Le Square en 1954) on peut observer cette tendance agrave mettre en valeur les points de vue des heacuteros un proceacutedeacute qui subsistera jusquau dernier roman LAmour En effet dans Les Chantiers Moderato Cantabile Dix heures et demie Andesmas et dans une certaine mesure Le Vice-consul le narrateur adopte essentiellement la vision dun personnage pour preacutesenter son histoire et ce changement de perspective se manifeste deacutesormais dans les parties narrashytives aussi Les verbes de perception ou de penseacutee sy accumulent ainsi que les informations nouvelles dans la trame des eacuteveacutenements qui sont communiqueacutees au lecteur comme une perception un sentiment une penseacutee du heacuteros A midi il la revit agrave table comme dhabitude et il trouva quen apparence du moins rien aucune hacircte aucune inquieacutetude sur son visage dans ses gestes nindiquaient chez elle lintention de sen aller (Chantiers 194) Lorsque Maria les a retrouveacutes ils eacutetaient dans le bureau de lhocirctel () Elle sest arrecircteacutee pleine despoir Ils nont pas vu Maria Cest alors quelle a deacutecouvert leurs mains se tenant lune laushytre avec deacutecence le long de leurs corps rapprocheacutes (Dix heures et demie 19) Il reshyccediloit sur lui lodeur dune robe deacuteteacute et des cheveux deacutefaits dune femme Personne ne sapproche plus agrave ce point de M Andesmas excepteacute Valeacuterie (Andesmas 94) (Charles Rossett) marche dans Calcutta Il pense aux larmes (dAnne-Marie Stretter) Il la revoit pendant la reacuteception essaie de comprendre () Cest la premiegravere fois quil voit se lever le jour ici Au loin des palmes bleues (Vice-conshysul 164) Ces spectacles sont donc relieacutes explicitement agrave la conscience aux senshysations dun personnage central qui oriente la perspective du reacutecit lhomme qui guette ou imagine la jeune fille dans Les Chantiers Maria dont les percepshytions nous permettent de voir le criminel se cachant sur le toit et lamour granshydissant entre Pierre et Claire (Dix heures et demie) M Andesmas dont les senshysations mecircleacutees agrave ses souvenirs nous font comprendre peu agrave peu la situation preacutesente et finalement dans Le Vice-consul Charles Rossett qui meacutedite soushyvent sur les autres personnages sur la vie presque insupportable agrave Calcutta

2 Cf pourtant lexemple citeacute supra 65 qui montre un deacutebut de passage au point de vue de lhomme

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Le cas du Vice-consul est dailleurs particulier Tandis que dans les aushytres romans le narrateur a choisi dadopter le point de vue dun des protagonisshytes et daccentuer ainsi mdash comme nous lavons vu agrave propos de Moderato Can-tabile mdash linteacuterecirct plus grand de ce personnage aux eacuteveacutenements ici Charles Rossett reacutecemment arriveacute aux Indes est plutocirct un teacutemoin de lhistoire du vice-consul un observateur de la vie agrave lambassade ou de la misegravere dans les rues de Calcutta Jusquici ce sont surtout les eacuteveacutenements et les autres pershysonnes en rapport avec le protagoniste qui ont eacuteteacute preacutesenteacutes indirectement dans la perspective de ce dernier Ici mecircme le protagoniste le vice-consul nous apparaicirct plus souvent dune maniegravere indirecte agrave travers la conscience de Charles Rossett3 (Ch R marche dans la rue) Et tout agrave coup deacutejagrave le vice-consul est lagrave en robe de chambre sur le balcon de sa reacutesidence qui le regarde venir Trop tard Faire demi-tour Trop tard Il se souvient quil lui a dit quun asthme leacuteger le reacuteveille au petit matin () Il entend deacutejagrave la voix sifflante qui va lui dire Alors mon cher cest agrave cette heure-lagrave que vous rentrez (167) Alors Charles Rosshysett le regarde et voit quil na pas dormi mdash a-t-il mecircme essayeacute de dormir non mecircme pas mdash quil est eacutereinteacute et quil ne le sait pas quil ne le sent pas (168) Ce proceacutedeacute indirect se trouve encore renforceacute amplifieacute dans les scegravenes du bal ougrave intervient deacutejagrave une multipliciteacute des points de vue4 les convives mdash deacutesigneacutes par le pronom indeacutefini on mdash suivent des yeux le vice-consul et Anne-Marie Stretter et essaj^ent de deviner de savoir plus de lui et delle On cherche avec lassitude qui eacutetait le vice-consul avant Lahore Qui est cet homme maintenant venu de Lahore (115) On dit Tout a commenceacute peut-ecirctre par Lahore (115) Regarshydez-le on dirait quil craint quelque chose (122) On dit Preacutefeacutererait-elle quil parle (123) etc Cette preacutesentation indirecte vague et souvent hypotheacutetique ne fait que souligner encore le caractegravere mysteacuterieux du vice-consul aux yeux des inviteacutes de lambassade qui semblent sunir contre lui pendant ce bal dans un anonymat total qui remplace lensemble des vues fragmentaires et indishyviduelles5 Les conjectures la meacutefiance geacuteneacuterale lirritation de Charles Rosshysett agrave leacutegard du vice-consul expriment bien la distance qui les seacutepare et en fin de compte lisolement du vice-consul dans cette socieacuteteacute Du reste dans Le Vice-consul la preacutesentation indirecte ne caracteacuterise pas seulement le fil du reacutecit qui suit les eacuteveacutenements agrave lambassade Le roman du jeune Anglais Peter Morgan ce reacutecit dans le reacutecit ougrave le thegraveme de la pauvreteacute produit certes un conshytraste violent avec le thegraveme de la richesse des Blancs peut ecirctre conccedilu dans son ensemble comme un moyen pour le narrateur du Vice-consul de deacutepeindre la misegravere des masses indigegravenes dune faccedilon indirecte et plus deacutetacheacutee mdash comme

3 Ce qu i n exc lu t p a s t o u t agrave fai t la perspect ive d u vice-consul lu i -mecircme cf 31mdash37 4 Sur la mul t ipl ic i teacute des po in t s d e vue voir C J B L O C K op cit s u r t o u t 122 5 J S R Acirc M E K La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 114

Studia Romaeica 8 1

le dit Marguerite Duras mdash dans la peau dun deuxiegraveme auteur un homme jeune frais deacutebarqueacute en Inde et qui inventait de quoi pleurer sur l Inde 6

Cette narration complexe du Vice-consul offrant des points de vue et des techniques varieacutes semble devenir plus simple plus homogegravene dans les trois derniers romans dans Deacutetruire dit-elle Abagravehn Sabana David1 et LAmour Dans ces reacutecits le traitement des points de vue se caracteacuterise avant tout par une alternance constante et rapide des regards des personnages de sorte que tous sont preacutesenteacutes mdash dans la mesure ougrave ils le sont dune maniegravere fragmenshyteacutee mdash comme ils apparaissent aux yeux des autres En effet une grande partie des phrases ont ici pour preacutedicat le verbe regarder (ou ses synonymes eacutevenshytuellement) qui devient leacuteleacutement reacutecurrent le plus significatif peut-ecirctre de la narration assez pauvre mais si lon veut d autant plus importante dans ces trois romans Bernard Alione regarde sa femme Elle a poseacute lherbe sur la table et la regarde () Elisabeth legraveve la tecircte et son regard senfonce dans le regard bleu dAlissa () Bernard Alione quitte les yeux dAlissa regarde autour de lui ces quatre visages qui attendent sa reacuteponse (Deacutetruire 120) Il serait difficile de troushyver ainsi un personnage central dont la perspective domine le reacutecit comme cest le cas des romans de la peacuteriode preacuteceacutedente et il semble que les personnashyges aient un inteacuterecirct agrave peu pregraves eacutegal aux autres et agrave l histoire ou plutocirct agrave cette existence vague abstraite qui les caracteacuterise8 Cet inteacuterecirct aux autres (faute d un terme plus convenable) le rapport entre les personnages se reacutevegravele ici essentiellement par les seuls regards agrave part les bribes de conversations il est assez rare que le narrateur entre dans la conscience de ces gens pour raconter quelque chose ou eacuteclairer leurs rapports dans la perspective de leurs penseacutees Ainsi cette technique qui reacuteduit les perspectives des heacuteros agrave laltershynance des regards ne fera quaugmenter la distance entre le narrateur et ses personnages dune part et entre ces gens eux-mecircmes de l autre une distance qui semble parfois infranchissable Gest maintenant le regard dElisabeth Alione qui tente de saggripper aux murs lisses de leurs visages Il ny arrivepas (Deacuteshytruire 122) Le regard de David derriegravere deacutepaisses paupiegraveres est invisible (Abalin 9) Pendant un instant personne ne regarde personne nest vu () Penshydant un instant personne nentend personne neacutecoute (Amour 11 mdash 12)9

6 Paroles citeacutees par H NYSSEN Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases 46 Cest dans ce mecircme entretien que Duras exprime une de ses preacuteoccupations narratolo-giques constantes mdash qui se manifeste amplement dans ses livres mdash Je cherche un angle de prise de vues () Cest capital la place de leacutecrivain dans un livre () A chaque livre cest toujours le mecircme problegraveme de structure trouver la relation du roman agrave son auteur (ibid 46j mdash Au sujet du rocircle de la fiction eacutecrite par Peter Morgan cf aussi Y GUERS-VILLATB LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras

7 Voir aussi lanalyse agraveAbahn par F F J DRIJKONINGEN op cit surtout 48mdash 50

8 Sipourtant on a le sentiment dune perspective dominante comme celle dAbahn selon J SRAMBK (ibid 117) elle se manifeste non dans les parties narratives mais dans les dialogues

9 Ce dernier exemple dailleurs doit exprimer le point de vue du narrateur

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Ces derniegraveres consideacuterations sur la distance que le narrateur maintient entre lui-mecircme et les personnages soulegravevent une nouvelle fois un problegraveme deacutejagrave examineacute dans Moderato Cantabile celui de lintervention plus ou moins sensible du narrateur lors d un passage au point de vue de ses heacuteros Sur ce plan formel les romans montrent une varieacuteteacute inteacuteressante entre le point de vue exclusif mdash agrave certains endroits mdash du narrateur omniscient et les dialogues ougrave le narrateur se retire complegravetement10 ce dernier a toute une gamme de possibiliteacutes agrave sa disposition pour affirmer sa preacutesence dans le reacutecit E n geacuteneacuteral le narrateur dans les romans de Duras garde sa position dobservateur de teacuteshymoin objectif (pouvant neacuteanmoins commenter son histoire par ses remarques subjectives) mecircme quand il introduit le point de vue de ses heacuteros dans le reacutecit car tregraves souvent il le fait en indiquant ce changement dune maniegravere explicite ougrave il nomme le personnage et son acte mental ou bien il emploie son propre langage plus abstrait ou poeacutetique malgreacute le passage agrave la conscience du heacuteros Ainsi il creacutee cette double perspective dont nous avons parleacute agrave propos de Moshyderato Cantabile et qui preacutesente une certaine ambiguiumlteacute une oscillation consshytante entre les points de vue du narrateur et des personnages Toutefois agrave par t les perceptions ou les penseacutees communiqueacutees sous forme de style indirect et de style indirect libre mdash proceacutedeacutes ougrave la preacutesence du narrateur se fait sentir encore mdash on trouve dans plusieurs romans des exemples de monologue inteacuteshyrieur aussi ougrave le narrateur renonce visiblement agrave son propre point de vue u

Il est inteacuteressant que ce proceacutedeacute apparaisse deacutejagrave dans Un barrage bien que la perspective du narrateur preacutedomine ici plus souvent que dans les reacutecits ulteacuteshyrieurs Le narrateur adopte le point de vue de Suzanne en recourant quelquefois au monologue inteacuterieur pour seffacer devant la penseacutee de celle-ci mdash Cest exact Jen serais tregraves heureux (dit Barner qui veut eacutepouser Suzanne) Joshyseph Joseph Sil eacutetait lagrave il dirait elle couchera pas avec lui Carmen ma dit quil lui avait offert trente mille francs pour pouvoir memmener dix mille de plus que le diam Joseph dirait cest pas une raison (217) Ici le changement de pronom personnel marque incontestablement le point de vue exclusif de Suzanne et le langage un peu neacutegligeacute doit ecirctre le sien aussi Mais on doit consideacuterer ce passage comme plus complexe encore avec un deuxiegraveme changement de point de vue qui indique les paroles exactes que Joseph pourrait prononcer (cf le pronom pershysonnel elle et le futur simple qui ne se conforme pas aux autres temps emshyployeacutes dans cette phrase) Dans ce cas-lagrave on a donc affaire agrave une alternance rashypide des perspectives de Barner de Suzanne et de Joseph pour un moment (et

10 Sauf comme nous lavons vu dans Moderato pour indiquer les transitions entre les passages narratifs et les dialogues (cf supra 53mdash-54)

11 Sur les diffeacuterences du monologue inteacuterieur (interior monologue) du stream of consciousness technique et de lanalyse inteacuterieure (internai anaVysis) voir L B BOWLING What Is the Stream of Consciousness Technique

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vaguement celle de Carmen aussi) ougrave le point de vue du narrateur est tout agrave fait absent

Cet effacement de la perspective du narrateur annonceacute dans Un barrage reviendra avec une importance accrue dans quelques autres reacutecits surtout dans Andesmas et dans Le Vice-consuln Nous avons deacutejagrave esquisseacute le rocircle des conshyjectures des points de vue diffeacuterents dans Le Vice-consul le fait que ces penseacutees y sont exprimeacutees parfois sous forme de monologue inteacuterieur ou du moins dans un style indirect libre qui est souvent tregraves proche du monologue inteacuterieur ajoute encore agrave leffet produit par la multipliciteacute des perspectives agrave cette imshypression que le narrateur se refuse agrave donner un jugement direct de sa part ou une image coheacuterente de ses heacuteros Ainsi il est significatif que les penseacutees et les perceptions de Charles Rossett agrave peine reacuteveilleacute sont reproduites dans un monologue inteacuterieur relativement long ougrave lon rencontre dans un mecircme conshytexte lopposition entre le climat de France et celui de Calcutta et limage quasi obseacutedante de lambassadrice Un domestique indien reacuteveille Charles Rossett Par la porte entrouverte la tecircte apparaicirct avec ruse et prudence Monsieur doit se reacuteveiller On ouvre les yeux on a oublieacute comme chaque apregraves-midi on a oublieacute Calcutta Cette chambre est sombre Monsieur veut-il du theacute Nous avons recircveacute dune femme rose rose liseuse rose qui lirait Proust dans le vent acide dune Manshyche lointaine Monsieur veut-il du theacute Monsieur est-il malade Nous avons recircveacute quaupregraves de cette femme rose liseuse rose nous eacuteprouvions un certain ennui dautre chose qui se trouve dans ces parages-ci dans la lumiegravere sombre une forme de femshyme en short blanc traversant chaque matin dun pas tranquille les tennis deacuteserteacutes par la mousson deacuteteacute (47) Du reste des bribes de monologue inteacuterieur caracshyteacuterisent la narration du reacutecit dans le reacutecit ougrave plusieurs fois la description exshyteacuterieure objective de la mendiante cegravede la place subitement aux penseacutees de celle-ci exprimeacutees agrave la premiegravere personne du singulier Elle ne bouge pas la faim va ecirctre la plus forte ce soir () Je veux retourner agrave Battambangpour un bol de riz chaud ensuite je repartirai pour toujours (22) Il semble que le monologue inteacuterieur ne soit employeacute quagrave propos de personnages que le narrateur accomshypagne longuement dans la trame du reacutecit et qui sont plus ou moins solitaires reacuteduits agrave une monotonie agrave une passiviteacute dans leur existence Cest ce qui arrive dans Andesmas aussi ougrave les penseacutees les souvenirs du vieillard qui apparemshyment n a que de rares occasions de parler sont raconteacutes parfois sous forme de monologue inteacuterieur marqueacute par un changement de pronom personnel de temps verbal ou par des propositions nominales Entre ce village et la maison nouvellement acquise par M Andesmas pour son enfant Valeacuterie en effet aucune autre construction ne seacutelevait Aucune autre aucune autre que la tienne Et celle--ci sexcepte deacutesormais du fait de son appartenance agrave toi (16) Des cris de plaisir

12 Dans Dix heures et demie on relegraveve eacutegalement des bribes de monologue inteacuterieur qui communiquent les penseacutees de Maria Comment laurais-je remarqueacute jusquici Tes yeux Claire sont gris (37)

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montegraverent de la valleacutee Et puis une danse les recouvrit Ce fut une valse chanteacutee Ah quils dansent quils dansent autant quils le deacutesirent quils ne se croient pas tenus tandis quils dansent agrave souffrir de ne plus danser bientocirct en raison dune obligation envers moi (58) Ces passages reflegravetent dune maniegravere plus intense les sentiments du vieillard au milieu de ses perceptions de ses souvenirs eacutevoshyqueacutes plutocirct dans une demi-somnolence ougrave le narrateur intervient souvent pour arranger mdash dans son langage parfois tregraves poeacutetique mdash les informations pas toujours certaines que lui a fournies M Andesmas En effet malgreacute de tels moments dans la transition au point de vue des heacuteros le narrateur de ces reacutecits comme des autres ne cesse pas de se manifester comme organisateur de la narration car souvent il indique le processus mental agrave cocircteacute du contenu de la penseacutee et produit ainsi un minimum danalyse inteacuterieure du personnage Lintroduction explicite agrave la penseacutee de quelquun peut se faire mecircme quand la penseacutee est reproduite comme elle a ducirc ecirctre formuleacutee par le heacuteros agrave la premiegravere personne comme dans ce discours inteacuterieur rapporteacute13 intercaleacute entre deux notations sur les circonstances exteacuterieures Quelque chose sy passait Je me dois de parler agrave Michel Arc pensa clairement M Andesmas Jai chaud Mon front est couvert de sueur Son retard doit maintenant deacutepasser une heure Je naurais pas cru ccedila de lui Faire attendre un vieillard Ceacutetait un petit bal comme chaque samedi agrave cette saison (21) (Proceacutedeacute quon retrouve deacutejagrave dans Des jourshyneacutees Jai peur jai peur de moi pensa-t-il (96))

La double perspective du narrateur et du personnage mdash leur alternance rapide mdash se maintient donc en geacuteneacuteral dans les parties narratives de lensemble des romans ougrave le narrateur reste un teacutemoin se tenant agrave lexteacuterieur de lhistoire Le problegraveme se pose alors de savoir si la perspective sera plus unifieacutee dans les romans de Duras qui sont raconteacutes par un narrateur-personnage La question nest pas facile agrave trancher car il sagit de quatre reacutecits assez diffeacuterents Dans La Vie tranquille la narration agrave la premiegravere personne se construit encore dune maniegravere relativement simple ougrave lheacuteroiumlne relate dans un ordre plus ou moins chronologique ses souvenirs reacutecents dun eacuteteacute lennui des journeacutees monotones et les drames qui se produisent ainsi que les relations de Franccedilou avec son enshytourage sont preacutesenteacutes essentiellement comme ils sont perccedilus consideacutereacutes comshypris par le narrateur-personnage ainsi dans lensemble le roman nous offre une perspective unique

Ce nest pas le cas pourtant des trois autres romans Le Marin de Gishybraltar Loi et LAmante anglaise ougrave la narration devient beaucoup plus comshyplexe Dans Le Marin et dans Loi les narrateurs-personnages en quecircte du passeacute dun autre personnage (du passeacute dAnna avec le marin et de celui de Loi) ne peuvent sen remettre uniquement agrave leurs propres expeacuteriences leurs rapports avec Anna et Loi ils ont besoin de diverses opinions pour reconstruire ce passeacute

13 G GENETTE Figures III 192

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perdu mecircme sils en inventent une partie1 (cf la tournure jinvente reacutepeacuteteacutee obstineacutement par Jacques Hold ou lideacutee du narrateur dans Le Marin deacutecrire un roman ameacutericain dont les eacuteveacutenements coiumlncideraient avec ceux du Mashyrin) Ces deux narrateurs preacutesentent donc les heacuteroiumlnes comme elles sont vues par eux-mecircmes et par dautres personnes ce qui veut dire quils doivent inteacuteshygrer plusieurs points de vue dans leurs propres narrations Aussi ny a-t-il nul autre roman de Duras ougrave lon puisse trouver tant de reacutecits dans le reacutecit que dans Le Marin lagrave tour agrave tour Anna Eacutepaminondas et lami de Louis ont une histoire agrave ranconter et ce dernier et Anna deviendront mecircme les narrateurs de leurs propres reacutecits15 (Lhistoire dEacutepaminondas est rapporteacutee au style indirect et au style indirect libre par le narrateur principal du roman)

Dans Loi bien que personne ne prenne la parole agrave la place de Jacques Hold le point de vue nest pas reacuteserveacute non plus au narrateur-personnage exclusiveshyment car celui-ci se renseigne sur Loi aupregraves de Tatiana Karl ou apprend lavis de la megravere de Loi et les bruits qui courent dans S Tabla de sorte que ce manque dune perspective unique ces points de vue changeants creacuteent degraves le deacutebut un sentiment dincertitude concernant la personnaliteacute de Loi Mais la narration est construite de faccedilon agrave donner de veacuteritables surprises au lecteur qui pour un certain temps ne pourra pas identifier lhomme que Loi deacutecouvre un jour dans la rue avec le narrateur mecircme de lhistoire Cest que le moment crucial ougrave le narrateur entre ainsi dans la vie de Loi et devient un participant actif des eacuteveacutenements quil raconte est consideacutereacute par lui-mecircme de lexteacuterieur ou comme agrave travers les yeux de Loi peut-ecirctre pour rendre compte dune maniegravere plus obshyjective de ce qui sest passeacute Degraves que Loi le vit elle le reconnut Ceacutetait celui gui eacutetait passeacute devant chez elle il y avait quelques semaines Il eacutetait seul ce jour-lagrave Il sortait dun cineacutema du centre (52) En effet ce deacutedoublement du narrateur-personnage16 qui se deacutesigne par le pronom il cette distance voulue vis-agrave-vis de lui-mecircme subsiste jusquagrave ce que ce personnage soit preacutesenteacute agrave Loi et quil se nomme quil sidentifie alors comme eacutetant le narrateur Tatiana preacutesente agrave Loi Pierre Beugner son mari et Jacques Hold un de leurs amis la distance est couverte moi (74) De pareils glissements des points de vue persistent tout au long du reacutecit gracircce agrave des regards alterneacutes se dirigeant sur Loi et gracircce au deacuteshydoublement du narrateur-personnage qui se fait voir par les yeux de Loi mdash

14 Selon Y GUERS-VILLATE dans le cas de Jacques Hold limagination est plus efficace pour comprendre Loi que les rapports directs du narrateur avec elle (LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras 213mdash214)

11 Les reacutecits dEacutepaminondas (190mdash194) et de lami de Louis (241mdash248) sont faciles agrave deacutetacher du reacutecit de base celui dAnna en traverse une grande partie avec des pauses ougrave lon se retrouve au preacutesent des personnages

16 Le deacutedoublement du narrateur-personnage comme proceacutedeacute narratif apparaicirct pour un instant dans La Vie tranquille quand Franccedilou se considegravere dans la glace et se deacutecouvre pour ainsi dire Lagrave dans ma chambre cest moi On croirait quelle ne sait plus que cest delle quil sagit Mlle se voit dans larmoire agrave glace cest une grande fille qui a des cheveux blonds () (121)

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celle-ci le guette du champ de seigle pregraves de lhocirctel ougrave il se trouve avec Tatiana mdash ou seacuteloigne de lui-mecircme pour imaginer comment les autres peuvent le voir dans telle ou telle situation Je mentends dire mdash Assezl (108) Accrocheacute agrave elle Jacques Hold ne pouvait se seacuteparer de Tatiana Karl Il lui parla (123) mon amour sest vu je lai senti visible et vu malgreacute moi par Tatiana Karl (144) De loin nous sommes tous trois dans une indiffeacuterence apparente (148) Jinvenshyte Comme ils se taisent encore pense Tatiana () Ce silence quil observe avec Loi V Stein je ne crois pas lavoir vu lobserver avec moi jamais (154)17 En fin de compte par cette distanciation vis-agrave-vis de son histoire et de lui-mecircme le narrateur-personnage Jacques Hold se trouve un peu dans la mecircme situshyation que les narrateurs invisibles des autres romans qui se tiennent en deshyhors des eacuteveacutenements pour les preacutesenter dans les multiples perspectives des heacuteshyros Comme le dit Sracircmek Le deacutedoublement du narrateur [] precircte au reacutecit une perspective souple qui permet au je-narrateur de garder ses distances De plus elle permet dinteacutegrer dune maniegravere inhabituelle loptique des aushytres acteurs Jacques Hold est ainsi vu agrave son tour par les yeux des autres tou t en restant celui qui organise la narration18

Cette organisation des perspectives diffeacuterentes aboutit dans LAmante anglaise agrave un roman ougrave le narrateur-reporter n a plus quagrave poser des questions aux personnages et agrave enregistrer leurs reacuteponses qui construisent le reacutecit des motifs possibles dun crime Ici ce ne sont plus les conjectures les inventions du narrateur-personnage les glissements rapides des points de vue qui servishyraient agrave deacutecouvrir lessentiel cest agrave partir des trois preacutesentations diffeacuterentes mais aux contours nets mdash fournies par les personnages qui deviennent les narshyrateurs de leurs reacutecits mdash que le lecteur aura une image de Claire Lannes de son passeacute de sa folie Chacune de ces trois interpreacutetations est neacutecessaire effectiveshyment car cest seulement par cette confrontation des deux visions exteacuterieures objectives et de celle de Claire subjective quon peut connaicirctre lhistoire les reacutecits du patron du cafeacute et du mari apportent des renseignements utiles mais cest seulement par le reacutecit subjectif de Claire quon peut tenter de comshyprendre ses motifs de commettre cet acte inconcevable Le rocircle du narrateur est devenu ainsi minime dans ce reacutecit en veacuteriteacute cest gracircce agrave cette confrontation presque dramatique des points de vue que lhistoire est communiqueacutee au lecshyteur19

17 Kajppelons eacutegalement le rocircle accru des dialogues presque absents encore dans la preshymiegravere partie du roman

La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras 97 Faisons remarquer que le narrateur-personnage Jacques Hold se rapproche des narrateurs invisibles aussi par son langage plus ou moins poeacutetique qui loppose du mecircme coup aux autres personshynages du roman

19 Ainsi consideacutereacute Le Square se composant presque uniquement des paroles des heacuteros se trouve apparenteacute agrave LAmante anglaise

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Conclusion

Le preacutesent ouvrage sest proposeacute deacutetudier certains aspects de la narration dans les romans de Marguerite Duras Plus preacuteciseacutement nous avons choisi de suivre comme fils conducteurs de notre analyse les connaissances du narrateur organisateur central du reacutecit et ses attitudes vis-agrave-vis de son histoire pour esshysayer de montrer en quoi consiste un des caractegraveres speacutecifiques des oeuvres de leacutecrivain leur atmosphegravere particuliegravere mecirclant agrave une narration objecshyt ive des remarques subjectives souvent tregraves poeacutetiques Pour analyser ces deux plans assez eacuteloigneacutes dans leur nature mais toujours eacutetroitement relieacutes chez Dushyras il nous a sembleacute essentiel de fonder notre examen sur un principe selon leshyquel tout ce qui est dit dans les romans est pris en charge par le narrateur dont lactiviteacute de raconter concentre en elle les diffeacuterents aspects du reacutecit Cest en par tant de ces consideacuterations-lagrave que nous espeacuterions pouvoir rendre compte de quelques particulariteacutes des reacutecits durassiens En effet nous avons eacutetudieacute tour agrave tour trois domaines de la narration qui nous ont paru se trouver agrave la base de lobjectiviteacute et de la subjectiviteacute dans les romans les connaissances du narrashyteur qui fournissent les eacuteleacutements objectifs de lhistoire ses commentaires subshyjectifs agrave propos des eacuteveacutenements ou des heacuteros et les diffeacuterents points de vue qui mettent en valeur la subjectiviteacute des personnages En guise de conclusion il nous reste agrave preacuteciser leacutevolution de ces trois aspects dans leurs rapports mutuels agrave travers loeuvre romanesque de Marguerite Duras

A mesure quon avance dans le temps les connaissances du narrateur tenshydent agrave se limiter aux choses immeacutediatement perceptibles sans que celui-ci soit tout agrave fait priveacute mecircme dans les derniers reacutecits d un discernement plus profond agrave certains moments Apregraves les premiers romans ougrave le narrateur fait souvent preuve de lomniscience traditionnelle mdash reacuteveacutelant le passeacute des heacuteros leurs conditions sociales les motifs de leurs actes mdash la narration se tournera de plus en plus vers les eacuteveacutenements de lhistoire en cours raconteacutes essentielleshyment comme ils sont perccedilus par un narrateur-teacutemoin relativement objectif Cette limitation eacutevidente du champ des connaissances du narrateur se manifesshyte sur plusieurs plans dans le reacutecit dune part laction plutocirct mince se joue

entre quelques personnages pendant une dureacutee courte et critique1 de leur exisshytence et dans un lieu assez restreint voire clos dautre part le narrateur nous communique surtout les faits visibles ou audibles de son histoire Il est vrai que le narrateur ne se refuse pas agrave interpreacuteter les comportements des heacuteros et il arrive mecircme quil peacutenegravetre leur conscience pour reacuteveacuteler leurs penseacutees ou leurs sentiments mdash en ce sens il se rapproche parfois des narrateurs omniscients mdash mais il se livre de moins en moins agrave une analyse psychologique traditionnelle et ainsi la perception saccentue comme la source la plus importante de ses connaissances Cette situation de base ne changera pas consideacuterablement au cours du temps elle sera modifieacutee dans la mesure ougrave la narration sera concenshytreacutee sur quelques aspects essentiels de lhistoire la communication entre les personnages latmosphegravere du lieu et le temps qui passe seront presque les seushyles choses qui reviennent avec insistance dans chaque reacutecit Dans ce domaine dailleurs le narrateur aspire agrave une preacutecision eacutetonnante il note les moindres mouvements qui deviennent ainsi plus significatifs que dans les romans traditionnels en revanche dans lensemble par l abandon dune partie des informations concregravetes par les incertitudes du narrateur agrave plusieurs endroits les histoires deviennent toujours plus floues plus abstraites et plus insaisissables

Cest avec ce deacutepouillement de lhistoire que les commentaires subjectifs du narrateur acquiegraverent une importance si grande en effet ils forment un contrepoint agrave la pauvreteacute de lhistoire ils y jettent des lumiegraveres nouvelles et singuliegraveres et donnent au reacutecit une dimension inattendue Dune maniegravere geacuteneacuterale ces commentaires vont dans le sens dune abstraction et dune poeacuteti-sation de plus en plus marqueacutees repreacutesentant ainsi un eacuteloigne ment consideacuteshyrable par rapport agrave la narration objective et neutre Ces remarques sont loin decirctre de simples eacuteleacutements deacutecoratifs qui sajouteraient agrave lhistoire par des liens lacircches au contraire elles ont une valeur fonctionnelle car agrave laide dassoshyciations parfois tregraves surprenantes entre un eacuteleacutement concret de lhistoire et dautres domaines de la vie elles mettent en relief les thegravemes fondamentaux des reacutecits durassiens Ainsi les commentaires subjectifs sintegravegrent bien dans la narration des histoires vagues et mecircme si cest par une preacutesentation indirecte suggestive et poeacutetique ils reacutevegravelent certains rapports dune faccedilon plus nette et plus impressionnante que ne le feraient les explications claires et univoques dun narrateur qui garderait son objectiviteacute tout au long du reacutecit Il apparaicirct que dans les derniers romans ces deux plans sont si eacutetroitement unis quil est impossible de les seacuteparer car ici deacutejagrave lhistoire est tellement abstraite et insolite que la narration deacutepasse dembleacutee la neutraliteacute de la preacutesentation

1 On a souvent remarqueacute que comme le dit J SRAcircMEK laction est reacuteduite agrave un moment critique auquel sont rameneacutes les problegravemes qui inquiegravetent les personnages du roman (ibid 92) Cf aussi L BISHOP op cit 222mdash223

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Mais il y a encore un proceacutedeacute qui marque un eacuteloignement mdash dune nature diffeacuterente certes mdash par rapport agrave la narration objective dun narrateur-teacuteshymoin cest linteacutegration dans le reacutecit des points de vue des heacuteros pour raconter les eacuteveacutenements dans leur perspective subjective Il est inteacuteressant de noter que les reacutecits durassiens qui d un cocircteacute semblent devenir plus objectifs avec le temps deviennent du mecircme coup plus subjectifs car le narrateur tout en garshydant son statut de teacutemoin objectif introduit de plus en plus souvent les points de vue divers dans sa narration2 Dailleurs cette technique nest pas eacutetranshygegravere non plus aux premiers romans agrave narrateur omniscient assez traditionshynel et degraves lors on trouve mecircme les narrateurs-personnages dont le reacutecit est dembleacutee subjectif mais les alternances de point de vue vont saccentuant agrave mesure que les connaissances du narrateur diminuent et se rapprochent ainsi de celles des personnages plus preacuteciseacutement avec le rocircle accru de la perception mdash et sur un autre plan du dialogue mdash les eacuteveacutenements seront preacutesenteacutes en mecircme temps comme ils sont perccedilus ou consideacutereacutes par les heacuteros Que ce soit la perspective dun seul personnage essentiellement ou de plusieurs comme dans les derniers romans ou encore celle dun narrateur-personnage racontant sa propre histoire ou celle d pn autre la preacutesentation des faits exteacuterieurs sera sub-jectiveacutee et aussi indirecte car ceux-ci nous apparaicirctront ainsi refleacuteteacutes dans la conscience des heacuteros E n ce sens on peut trouver des points communs entre la technique des perspectives narratives et les commentaires subjectifs du narrashyteur mdash deux proceacutedeacutes apparemment eacuteloigneacutes mdash cest que dans les deux cas la preacutesentation des choses devient indirecte filtreacutee par la conscience des pershysonnages ou par celle du narrateur qui lui peut formuler ses penseacutees dune maniegravere poeacutetique En mecircme temps ces deux proceacutedeacutes sopposent agrave la narration objective en ce quils eacutelargissent tous les deux les cadres limiteacutes de lhistoire en ouvrant des dimensions nouvelles vers le passeacute mdash gracircce aux souvenirs des heacuteros mdash et vers des reacutegions abstraites et poeacutetiques de la vie Aussi nest-il pas eacutetonnant que limportance de ces deux proceacutedeacutes se trouve accrue parallegraveshylement agrave mesure quon approche des romans reacutecents ougrave laction exteacuterieure objective semble se diluer agrave la fois dans les regards alterneacutes des personnages et dans les abstractions ou les associations poeacutetiques du narrateur

Sans aspirer agrave eacuteclairer tous les aspects du contenu des reacutecits durassiens leacutetude de certaines techniques narratives peut reacuteveacuteler semble-t-il quelques particulariteacutes dune vision du monde de la romanciegravere En effet par l abandon du narrateur omniscient qui pourrait peindre une image exacte et deacutefinitive du monde ou donner une analyse psychologique exhaustive des personnages laushyteur suggegravere probablement que lon ne peut pas vraiment connaicirctre le monde

Il serait inteacuteressant dexaminer dans quelle mesure son activiteacute dauteur dramatique a influenceacute Marguerite Duras dans sa production romanesque En effet ses romans reacutecents avec lalternance freacutequente des perspectives et la preacutepondeacuterance du dialogue preacutesentent une structure dramatique de plus en plus marqueacutee

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et les hommes que ceux-ci se reacutevegravelent agrave nous dans la mesure ougrave nous pouvons les contempler de lexteacuterieur mais quils nous restent au fond incompreacutehensishybles absurdes Neacuteanmoins en mecircme temps quelle souligne limpossibiliteacute des connaissances absolues la riche exploitation du jeu subtil des perspectives montre chez les personnages par ailleurs passifs mais qui doivent avoir conshyscience de ces limites une volonteacute deacutetablir des rapports avec leur entourage de lutter contre leur destin leur solitude pour essayer de sortir de leur isolement en comprenant les autres et en se faisant comprendre Marguerite Duras teacuteshymoigne ainsi dun inteacuterecirct profond aux hommes agrave leur psychisme vulneacuterable et agrave leurs aspirations eacuteternelles agrave une communication entre eux8 Les commentaires subjectifs eux-mecircmes tout en soulignant les limites les impossibiliteacutes ougrave se trouvent les personnages semblent en quelque sorte indiquer une voie vers une liberteacute plus grande vers un accomplissement geacuteneacuteral Cest gracircce agrave ces aspects tregraves humains preacutesenteacutes avec une simpliciteacute et une poeacuteticiteacute solennelles que les reacutecits de Marguerite Duras sont capables de toucher le lecteur mdash comme le dit le meilleur connaisseur hongrois de la romanciegravere Albert Gyergyai sous la plume de Marguerite Duras tout devient plus simple plus quotidien plus concis et moins patheacutetique pourtant tout y reste mdash gracircce agrave son art magique de la prose mdash meacutelodieux et bouleversant4

3 Les critiques ont lhabitude de faire des comparaisons entre loeuvre romanesque de Marguerite Duras et le Nouveau Roman mais tout en constatant certains points communs ils ne manquent pas de remarquer cette diffeacuterence essentielle entre Duras et les nouveaux romanciers concernant la place de lhomme dans leurs univers romanesshyques Cf agrave ce sujet larticle exhaustif de J SRAcircMEK Le nouveau roman et Marguerite Dushyras ou B BRAY Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement G LUCCIONI (op cit) accentue plutocirct les traits communs des deux eacutecritures Dailleurs Duras elle-mecircme dit Je ne fais pas partie de ce groupe () (B L KNAPP op cit 659)

4 A GYERGYAI Marguerite Duras 736 (en hongrois)

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Bibliographie

I Eacuteditions utiliseacutees des romans de Marguerite Duras Dans cette liste nous indiquons leacutedition utiliseacutee agrave laquelle renvoient nos numeacuteros de pages Nous faisons suivre cette mention de celle de la premiegravere eacutedition sil y a lieu

1943 Les Impudents Pion Paris 1943 1944 La Vie tranquille Gallimard Paris 1944 1950 Un barrage contre le Pacifique Coll J a i lu Gallimard Paris 1958=

Gallimard Paris 1950 1952 Le Marin de Gibraltar Gallimard Paris 1952 1953 Les Petits chevaux de Tarquinia Coll Folio Gallimard Paris 1973=

Gallimard Paris 1953 1954 Des journeacutees entiegraveres dans les arbres (contient les reacutecits suivants Des

journeacutees entiegraveres dans les arbres Le Boa Madame Dodin Les Chanshytiers) Gallimard Paris 1954

1955 Le Square Gallimard Paris 1955 1958 Moderato Cantabile 1018 17 G Eacute Paris 1962=Eacuted de Minuit Paris

1958 1960 Dix heures et demie du soir en eacuteteacute Gallimard Paris 1960 1962 LApregraves-midi de Monsieur Andesmas Gallimard Paris 1962 1964 Le Bavissement de Loi V Stein Coll Folio Gallimard Paris 1976=

Gallimard Paris 1964 1965 Le Vice-consul Coll LImaginaire Gallimard Paris 1978=Gallimard

Paris 1965 1967 LAmante anglaise Gallimard Paris 1967 1969 Deacutetruire dit-elle Eacuted de Minuit Paris 1969 1970 Abahn Sabana David Gallimard Paris 1970 1971 LAmour Gallimard Paris 1971

92

I I Ouvrages geacuteneacuteraux

BARTHES Roland Introduction agrave lanalyse structurale des reacutecits Communishycations 8 (1966) 1 mdash 27

BENVENISTE Emile La nature des pronoms in Problegravemes de linguistique-geacuteneacuterale Gallimard Paris 1966 I 251 mdash 257

mdash Les relations de temps dans le verbe franccedilais ibid 237mdash250 BOOTH Wayne C Distance et point de vue (trad Martine Deacutesormonts)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Souil Paris 1977 85mdash 113=Poeacutetique 4 (1970)

mdash The Rhetoric of Fiction The University of Chicago Press Chicago 1961 BOWLING Lawrence Edward What Is the Stream of Consciousness Technique

PMLA LXV (June 1950) 333mdash345 BUTOR Michel Lusage des pronoms personnels dans le roman in Essais sur

le roman Coll Ideacutees Gallimard Paris 1975 73mdash88 = Eacuted de Minuit Paris 1964

CHATMAN Seymour New Ways of Analysing Narrative Structure Language and Style l iuml 1 (Winter 1969) 3 - 3 6

mdash Story and Discourse Narrative Structure in Fiction and Film Cornell Unishyversity Press Ithaca and London 1978

DOLEEumlEL Lubomir The Typology of the Narrator Point of View in Fiction in To Honor Roman Jakobson Mouton The Hague 1967 I 541mdash552

DUCROT OswaldmdashTODOROV Tzvetan Dictionnaire encyclopeacutedique des sciences du langage Seuil Paris 1972

FORSTER Edward Morgan Aspects of the Novel Peacutelican Books 1962 = Edshyward Arnold London 1927

FOWLER Roger Linguistics and the Novel Coll New Accents Methuen London 1977

FRIEDMAN Norman Point of View in Fiction The Development of a Critical Concept PMLA LXX (December 1955) 1160mdash1184

GENETTE Geacuterard Figures III Coll Poeacutetique Seuil Paris 1972 mdash Frontiegraveres du reacutecit Communications 8 (1966) 152mdash163 GOTHOT-MERSCH Claudine Lanalyse structurale du reacutecit Cahiers dAnashy

lyse Textuelle 16 (1974) 7mdash47 GREIMAS A J - C O U R T Eacute S J Seacutemioiique Dictionnaire raisonneacute de la

theacuteorie du langage Hachette Paris 1979 KAYSER Wolfgang Qui raconte le roman (trad Antoine-Marie Buguet)

in Poeacutetique du reacutecit Coll Points Seuil Paris 1977 59 mdash 84 = Poeacutetique 4 (1970)

LINTVELT Jaap Pour une typologie de leacutenonciation eacutecrite Cahiers Roumains dEacutetudes Litteacuteraires 19771 6 2 - 8 0

LUBBOCK Percy The Craft of Fiction Jonathan Cape London 1957 = London 1921

NADEAU Maurice Le roman franccedilais depuis la guerre Coll Ideacutees Gallishymard Paris 1970

PRINCE Gerald Le discours attributif et le reacutecit Poeacutetique 35 (Septembre 1978) 305mdash313

ROBBE-GRILLET Alain Pour un nouveau roman Coll Critique Eacuted de Minuit Paris 1963

VAN ROSSUM-GUYON Franccediloise Point de vue ou perspective narrative Poeacutetique 4 (1970) 476mdash497

ROUDIEZ Leacuteon S French Fiction Today A New Direction New Brunsshywick Rutgers TJP 1972

SARTRE Jean-Paul M Franccedilois Mauriac et la liberteacute in Situations I Galshylimard Paris 1947 36mdash57

STANZEL Franz K Theacuteorie des Erzagravehlens UTB Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1979

mdash Typische Formen des Romans Vandenhoeck und Ruprecht Gocircttingen 1964 TODOROV Tzvetan Les cateacutegories du reacutecit litteacuteraire Communications 8

(1966) 125mdash151 mdash Poeacutetique in O Ducrot T Todorov et al Quest-ce que le structuralisme

Seuil Paris 1968 99 mdash 166

I I I Ouvrages eacutetudes articles sur Marguerite Duras BAL Mieke Narratologie Les instances du reacutecit Essais sur la signification narshy

rative dans quatre romans modernes (contient deux eacutetudes sur Marguerite Duras Hypo-reacutecits mdash sur Le Vice-consul 61mdash85 Dureacutees mdash sur LApregraves-midi de Monsieur Andesmas 115mdash171) Klineksieek Paris 1977

BISHOP Lloyd Classical Structure and Style in Moderato Cantabile The French Review XLVII Speacutecial Issue 6 (Spring 1974) 219mdash234

BLANCHOT Maurice La douleur du dialogue NNRF 7 (1956) 492mdash503 BLOCK C Joeumll Narrative and Point of View in Le Vice-Consul of Marguerite

Duras The Hebrew University Studies in Literature 41 (Spring 1976) 114 -123

BRAY Barbara Marguerite Duras Le langage comme eacuteveacutenement La Revue des Lettres Modernes 94mdash99 (1964) 75mdash82

Cahiers Renaud-Barrault 52 (Deacutecembre 1965) mdash 89 (1975) CHAMPAGNE Roland A An Incantation of the Sirens The Structure of

Moderato Cantabile The French Review XLVIII 6 (May 1975) 9 8 1 -989

CISMARU Alfred Marguerite Duras Twayne Publishers New York 1971

94

mdash Salvation through Drinking in Marguerite Duras Short Stories Modem Fiction Studies Winter 1973mdash74 487mdash495

DRIJKONINGEN F F J Abahn Sabana David Rapports Het Franse Boek 411 (Janvier 1971) 4 8 - 5 6

FABER Armand La preacutesence de labsence dans loeuvre de Marguerite Duras Les Pages de la Socieacuteteacute des Eacutecrivains luxembourgeois de Langue franccedilaise 14 (1968) 142mdash166

FOUCAULT MichelmdashCIXOUS Heacutelegravene A propos de Duras Cahiers Renaud-Barrault 89 (1975) 8mdash22

GREacuteGOIRE Adolphe Le Vice-Consul ou une litteacuterature du mystegravere La Revue Nouvelle 23e anneacutee tome XLV (15 mars 1967) 327mdash330

GUERS-VILLATE Yvonne Comparaison des proceacutedeacutes stylistiques dans deux romans de Marguerite Duras in Historical and Literary Perspectives Essays and Studies in Honor of Albert Douglas Menut Coronado Press Lawrence Kansas 1973 217mdash234

mdash LImaginaire et son efficaciteacute chez Marguerite Duras Les Lettres Romanes XXIX 2 - 3 ( M a i - a o ucirc t 1975) 207-217

GUICHARNAUD Jacques Womans Fate Marguerite Duras Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 106mdash113 (trad June Beckelman)

GYERGYAI Albert Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19606 893mdash895 mdash Marguerite Duras Nagyvilacircg Budapest 19655 733mdash736 HELL Henri Lunivers romanesque de Marguerite Duras in Marguerite Duras

Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 119mdash133 HOOG Armand The Itinerary of Marguerite Duras (or From the Dangers

of the American Novel to the Peacuterils of Abstract Novel Without Mishap) Yale French Studies 24 Midnight Novelists (1959) 68mdash73 (trad Gaston Hall)

KEMPO Olga Politique et Poeacutetique chez Marguerite Duras Thegravese University of British Columbia 1974

KNAPP Bettina L Interviews avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin The French Review XLIV 4 (March 1971) 653mdash664

KNELLER John W Elective Empathies and Musical Affinities Yale French Studies 27 Women Writers (1961) 114-120

LUCCIONI Gennie Marguerite Duras et le roman abstrait Esprit 26e anneacutee 263-264 (Juillet-aoucirct 1958) 7 3 - 7 6

MICHALSKI ElainemdashCAGNON Maurice Marguerite Duras vers un roman de lambivalence The French Review LI 3 (February 1978) 368mdash376

MURPHY Carol J Marguerite Duras le texte comme eacutecho The French Reshyview L 6 (May 1977) 850-857

NYSSEN Hubert Marguerite Duras Un silence peupleacute de phrases Synthegraveses (revue internationale Bruxelles-Paris) 22e anneacutee 254mdash255 (Aoucirctmdashsepshytembre 1967) 42mdash50

95

PICON Gaeumltan Moderato Cantabile dans loeuvre de Marguerite Duras in Marguerite Duras Moderato Cantabile 1018 U G Eacute Paris 1962 169mdash 179 = Les romans de Marguerite Duras Mercure de France 333 (Mai-aoucirct 1958) 309mdash314

PINGAUD Bernard Voici dix romanciers Esprit 26e anneacutee 263 mdash 264 (Juillet-aoucirct 1958) 42mdash44

SAVAGE Catharine A Stylistic Analysis of LApregraves-midi de Monsieur An-desmas by Marguerite Duras Language and Style I I l (Winter 1969) 51 mdash 62

SEYLAZ Jean-Luc Les romans de Marguerite Duras Essai sur une theacutematishyque de la dureacutee Archives des Lettres Modernes 47 (1963) (I) (III) 1 mdash 47

SHERZER Dina Violence gastronomique dans Moderato Cantabile The French Review L 4 (March 1977) 5 9 6 - 6 0 1

SRAcircMEK Jiri Le nouveau roman et Marguerite Duras Romanica Wratisla-viensia XI 265 (1975) 5 7 - 7 1

mdash La perspective narrative et temporelle chez Marguerite Duras Eacutetudes Romashynes de Brno 7 (1974) 83mdash120

mdash Le rocircle de lespace dans les romans de Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 8 (1975) 141 mdash 159

mdash Le rocircle des personnages romanesques chez Marguerite Duras Eacutetudes Romanes de Brno 9 (1977) 37 mdash 50

VIRCONDELET Alain Marguerite Duras ou le temps de deacutetruire Coll Eacutecrivains dhier et daujourdhui Seghers Paris 1972

WEISS Victoria L Form and Meaning in Marguerite DurasModerato Canshytabile Critique Studies in Modem Fiction XVI 1 (1974) 79 mdash 87

WILHELM Kurt Die Romane der Marguerite Duras Zeitschrift fur franzocirc-sische Sprache und Literatur 762mdash4 (September 1966) 189mdash216

Table des matiegraveres

Introduction 3 La narration dans Moderato Cantabile 10

La nature des connaissances du narrateur 10 Les commentaires subjectifs du narrateur 25 Les points de vue dans la narration 40

La narration dans lensemble des romans de Marguerite Duras 57 La nature des connaissances du narrateur 57 Les commentaires subjectifs du narrateur 69 Les points de vue dans la narration 77

Conclusion 88 Bibliographie 92

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Titres parus Seacuteries Litteraria 1 T Gorilovics Recherches sur les origines et les sources de la penseacutee de Roger Martin du Gard (1962) 2 P Lakits La Chacirctelaine de Vergi et leacutevolution de la nouvelle courtoise (1966) (eacutepuiseacute) 3 T Kardos Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi (1967) 4 P Egri Survie et reacuteinterpreacutetation de la forme proustienne ProustmdashDeacuterymdash Semprun (1969) 5 A Szabocirc Laccueil critique de Paul Valeacutery en Hongrie (1978) 6 T Gorilovics La Leacutegende de Victor Hugo de Paul Lafargue (1979) 7 K Halacircsz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes (1980) Seacuteries Linguistica 1 L Gacircldi Esquisse dune histoire de la versification roumaine (1964) (eacutepuiseacute) 2 S Kiss Les transformations de la structure syllabique en latin tardif (1972) 3 Eacutetudes contrastives sur le franccedilais et le hongrois (1974)

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