article_xxs_0294-1759_1998_num_57_1_3716

12
Jean-François Sirinelli De la demeure à l'agora. Pour une histoire culturelle du politique In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°57, janvier-mars 1998. pp. 121-131. Abstract From Home to Public Place. For a Cultural History of Politics, Jean-François Sirinelli. Formerly, Michel Vovelle gave the historian permission to go from the basement of social and economic exchange to the attic of "mental operations of reality scanning". Jean-François Sirinelli suggests that the historian go, just as faithfully, just as privately, from home to the public place. In other words, that the political history of the contemporary, having exhausted reviviscence, should record the expansion of cultural history to go forward, dismissing frontiers. Citer ce document / Cite this document : Sirinelli Jean-François. De la demeure à l'agora. Pour une histoire culturelle du politique. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°57, janvier-mars 1998. pp. 121-131. doi : 10.3406/xxs.1998.3716 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1998_num_57_1_3716

Transcript of article_xxs_0294-1759_1998_num_57_1_3716

  • Jean-Franois Sirinelli

    De la demeure l'agora. Pour une histoire culturelle du politiqueIn: Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N57, janvier-mars 1998. pp. 121-131.

    AbstractFrom Home to Public Place. For a Cultural History of Politics, Jean-Franois Sirinelli.Formerly, Michel Vovelle gave the historian permission to go from the basement of social and economic exchange to the attic of"mental operations of reality scanning". Jean-Franois Sirinelli suggests that the historian go, just as faithfully, just as privately,from home to the public place. In other words, that the political history of the contemporary, having exhausted reviviscence,should record the expansion of cultural history to go forward, dismissing frontiers.

    Citer ce document / Cite this document :

    Sirinelli Jean-Franois. De la demeure l'agora. Pour une histoire culturelle du politique. In: Vingtime Sicle. Revue d'histoire.N57, janvier-mars 1998. pp. 121-131.

    doi : 10.3406/xxs.1998.3716

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1998_num_57_1_3716

  • ENJEUX

    DE LA DEMEURE L'AGORA

    POUR UNE HISTOIRE CULTURELLE DU POLITIQUE

    Jean-Franois Sirinelli

    Nagure, Michel Vovelle autorisait l'historien passer de la cave de l'change conomique au grenier des oprations mentales de saisie du rel. Jean-Franois Sirinelli, lui, propose qu'il aille, tout aussi fidlement, aussi intimement, de la demeure l'agora. En clair, que l'histoire politique du contemporain, ayant puis le temps de la reviviscence, enregistre l'essor de l'histoire culturelle pour aller plus avant, sans se soucier des frontires.

    On pourrait, pour rendre compte du chemin parcouru depuis vingt ans par l'histoire politique, partir d'une

    citation de Jacques Le Goff. Dans un texte de 1978 dont le titre, L'histoire nouvelle, claquait comme un manifeste et apparaissait comme la contribution centrale de l'ouvrage bilan consacr La nouvelle histoire1, Jacques Le Goff crivait: Dtrner l'histoire politique, ce fut l'objectif numro un des Annales, et cela reste un souci de premier rang de l'histoire nouvelle. Venant d'un historien unanimement et lgitimement respect, une telle remarque montre bien le discrdit qui frappait encore l'histoire politique cette date. Trois quarts

    de sicle exactement aprs le fameux article de Franois Simiand numrant en 1903 les trois idoles de la tribu des historiens, l'idole politique2 tait toujours considre comme tant l'objet d'une sorte de paganisme dviant aux yeux des desservants de l'histoire nouvelle. Il serait assurment incongru de sparer la phrase de Jacques Le Goff du contexte de sa passionnante analyse de l'tat de l'historiographie franaise la fin des annes 1970. Un fait demeure pourtant: l'histoire politique, il n'y a pas encore si longtemps, tait condamne, sous les meilleures plumes, pour atteinte l'intelligence historique. Or les annes 1970 furent, en fait, une priode o cette histoire politique amora une reviviscence : bien des grandes thses relevant peu ou prou de ce domaine et soutenues alors sont l pour en tmoigner rtrospectivement.

    Depuis, vingt ans ont pass et l'histoire politique, forte d'une vigueur retrouve, n'a pas, quant elle, assumer pour l'heure un tournant critique et moins encore grer une crise. Pour autant, elle serait menace par l'autosatisfaction et l'emphase si elle se contentait de publier rgulire -

    1. Jacques Le Goff, L'histoire nouvelle-, dans J. Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978, p. 226.

    2. Franois Simiand, Mthode historique et science sociale -, 2e partie, Revue de synthse historique, 17, 1903, p. 129-157, plus prcisment p. 154.

    -121

  • JEAN-FRANOIS SIRINELLI

    ment ses bulletins de bonne sant et ne veillait pas continuer aller de l'avant. Tant il est vrai que la rhabilitation dont elle avait besoin peut s'entendre aux deux sens du terme. Certes, elle est sortie depuis plusieurs dcennies du cul-de-basse-fosse historiographique auquel les plus zls de ses adversaires l'avaient jadis condamne, mais sa leve d'crou, somme toute encore proche, s'est parfois accompagne d'une demande implicite de rattrapage du prjudice intellectuel subi. De surcrot, et c'est l'autre acception du terme, cette revendication ne doit pas faire oublier que l'histoire politique appelait, de fait, un ravalement.

    O UNE VIGUEUR RETROUVE

    Pour ce qui est de la rvaluation historiographique en cours, celle-ci est l'uvre 1 et le dossier, vrai dire, n'a plus tre plaid. tout prendre, c'est moins la rentre en grce de l'histoire politique qui est pistmologiquement fondamentale que la relgitimation de l'objet politique. Il semble dsormais admis que celui-ci, au mme titre que d'autres objets, relve d'une approche d'histoire globale. travers lui, touche-t-on mme au niveau le plus englobant de [Inorganisation 2 des socits? Le dbat sur ce point reste ouvert, ce qui est une preuve supplmentaire de l'importance dsormais accorde au politique.

    L'historien tait d'abord pass, selon la formule de Michel Vovelle, de la cave au grenier. Dans la demeure ne comptait plus seulement le lieu symbolique du produit de l'change conomique - la cave mais aussi celui des oprations mentales de sai-

    1. Pour une brve mise en perspective, cf. J.-F. Sirinelli, Le retour du politique , dans crire l'histoire du temps prsent . En hommage Franois Bdarida, Paris, CNRS-ditions, 1993, p. 263-274 (repris dans Historia Contempornea, Bilbao, 9, 1993, p. 25-35); Bernard Guene, J.-F. Sirinelli L'histoire politique dans F. Bdarida (dir.), L'histoire et le mtier d'historien en France (1945-1995), Paris, ditions de la Maison des sciences de l'homme, 1995, p. 301-312.

    2. Marcel Gauchet, Changement de paradigme en sciences sociales ? , Le Dbat, 50, mai-aot 1988, p. 168.

    sie du rel - le grenier. Il faudra quelque jour faire une tude tout la fois d'histoire culturelle et d'historiographie pour rendre compte des mutations qui s'oprrent ainsi, au fil des annes 1970, au sein de la discipline historique et notamment de la faveur dont jouit alors l'histoire des mentalits : en dehors de son intrt intrinsque, celle-ci fut aussi une porte de sortie pour l'histoire conomico-sociale, jusque- l conqurante3 mais dont la suprmatie commenait alors tre remise en cause.

    L'volution fut propice, coup sr, condition de ne pas oublier que l'homme en socit est aussi, peu ou prou, homme de l'agora. De la demeure l'agora, l'approche historique gagne encore en densit. Et, dans ce domaine, beaucoup reste faire. L'histoire politique, en effet, doit, une gnration aprs sa reprise de vigueur, poursuivre sa marche en avant, en explorant d'autres voies et en puisant, pour ce faire, d'autres sources. bien y regarder, en effet, cette histoire politique s'est toujours enrichie du contact avec d'autres disciplines, historiques ou non. Deux sources, notamment, ont t essentielles depuis les annes 1930, c'est--dire le moment o l'offensive de l'cole des Annales la fit passer, au moins en apparence, au second plan. L'une de ces sources fut l'histoire des ides. On connat la premire phrase des Ides politiques de la France, ouvrage publi par Albert Thibaudet en 1932 4: La politique, ce sont des ides. Il faudra, l encore, faire un jour la gnalogie des origines, et montrer l'influence directe ou indirecte exerce par Albert Thibaudet 5, par imprgnation ou capillarit, sur les histo-

    3. Cf. sur ce point, Hubert Watelet, Les rapports entre science et culture et les paradigmes du mouvement des Annales*, dans Grard Bouchard (dir., avec la collaboration de Serge Courville), La construction d'une culture. Le Qubec et l'Amrique franaise, Sainte-Foy, Les Presses de l'Universit Laval, 1993.

    4. A. Thibaudet, Les ides politiques de la France, Paris, Stock, 1932.

    5. Cf. Ren Rmond,

  • POUR UNE HISTOIRE CULTURELLE DU POLITIQUE

    riens du politique de l'aprs-guerre. Cela tant, l'histoire des ides politiques, dans sa richesse mme 1, prtait le flanc aux attaques venues d'ailleurs. Non seulement, travers des postulats comme celui pos par Albert Thibaudet, elle revendiquait implicitement une indpendance du politique mais, au sein d'une histoire politique ayant ainsi largu les amarres par rapport aux autres sphres relevant de la discipline historique, elle plaait les ides au cur de l'explication. Malgr la fcondit de la pense de Thibaudet, les implications de tels postulats jourent, au bout du compte, sur le moment, contre l'histoire politique dans son combat dfensif.

    L'autre discipline enrichissant l'histoire politique fut assurment la sociologie lectorale2. On peut rver, ce propos, ce qu'aurait pu engendrer une rencontre prcoce entre science politique et histoire des Annales. En 1929, en effet, Andr Siegfried figura au comit de rdaction de cette revue naissante, aux cts des pres fondateurs Marc Bloch et Lucien Febvre 3. Mais la greffe choua et c'est la deuxime gnration de l'cole des Annales qui entretint les rapports les plus tendus avec l'histoire politique. Cela tant, ce n'est pas cette rticence - parfois explicitement proclame, par Fernand Braudel notamment - qui est historiographiquement essentielle ici. D'une certaine faon, l'apport de la sociologie lectorale, pour important qu'il ait t, a plac l'histoire politique dans une situation complexe : les thses labroussien- nes qui y puisrent taient, en effet, diriges par un matre qui ne croyait gure, semble-t-il, l'autonomie du politique'*; de ce fait, malgr l'importance de ces th-

    1. Cf. Michel Winock, Les ides politiques-, dans R. R- mond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988, p. 233 et suiv., rd. (coll. Points histoire-), 1996.

    2. Cf. R. Rmond, Les lections , dans R. Rmond, Pour une histoire politique, op. cit., p. 33 et suiv.

    3. Pierre Favre, Naissances de la science politique en France (1870-1914), Paris, Fayard, 1989, p. 295. Andr Siegfried, il est vrai, n'crivit jamais dans la revue.

    4. Parfois mme peu prsent dans sa rflexion : l'histoire, c'est l'histoire du dialogue entre l'conomique, le social et

    ses, la sociologie lectorale ne put suffire elle seule donner une stature historio- graphique de premier plan l'histoire politique au moment mme o elle tait attaque par la deuxime gnration de l'cole des Annales. En fait, c'est plutt la synthse des deux courants - ides et sociologie lectorale et des deux apports - Thibaudet, Siegfried-Goguel plus que Labrousse - qui donna son identit et sa densit l'cole dite de Sciences Po. Et, cet gard, le livre la fois jalon et symbole de cette cole est probablement celui de Ren Rmond, publi pour la premire fois en 1954, La droite en France de 1815 nos jours. Continuit et diversit d'une tradition politique. Les adversaires de l'histoire politique le sentirent, qui rservrent un accueil pour le moins rticent l'ouvrage: curieux livre compos, selon Robert Mandrou, l'un des disciples les plus proches de Lucien Febvre, d'un expos cursif suivi d'une srie de mises au point, bref un livre rapide5.

    Malgr les attaques subies, la synthse entre les ides et la sociologie lectorale constitua l'un des mles essentiels de rsistance l'rosion. Et quand vint le temps de la reviviscence de l'histoire politique, c'est logiquement autour de ce mle que s'opra une partie de la Reconquista. Mais avant d'voquer cette reviviscence, il convient cependant de nuancer ce qui prcde. D'une part, en observant que ce mle, s'il fut essentiel et s'il s'incarna bientt, de par le rle tout la fois d'initiateur et de fdrateur jou par Ren Rmond, prsent sur les deux sites, dans un axe^

    le mental -, dclarait-il encore en 1965 au grand colloque de Saint-Cloud sur l'histoire sociale, cf. E. Labrousse (dir.), L'Histoire sociale. Sources et mthodes, Paris, PUF, 1967, p. 4. Pour une mise en perspective de ce colloque de Saint-Cloud, cf. les diffrentes contributions runies par Christophe Charle dans Histoire sociale, histoire globale?, Paris, ditions de la Maison des sciences de l'homme, 1993.

    5. Et un compte rendu qui ne l'tait pas moins : quinze lignes (Annales ESC, 10 (4), octobre-dcembre 1955, p. 606- 607).

    6. Cf. l'introduction de R. Rmond (dir), Pour une histoire politique, op. cit., p. 9-

    123-

  • JEAN-FRANOIS SIRINELLI

    Universit de Paris X-Sciences Po, ne fut pas pour autant le seul point d'ancrage de la renaissance : il serait inquitable - d'autant que l'auteur de ces lignes appartient la deuxime gnration forme dans cette mouvance et en constitue donc en quelque sorte, aux cts d'autres, un sabra - de ne pas rappeler que d'autres lieux et d'autres hommes participrent du mme mouvement. Ce serait mme tomber dans une sorte d'histoire sainte, qui n'aurait pas grand-chose voir avec l'historiographie. D'autant que, d'autre part, l'intrieur mme de l'cole labroussienne , des uvres personnelles tentrent avec succs de rsoudre la contradiction dans laquelle cette cole tait enferme. On songe ici, par exemple, Alain Corbin qui, ainsi qu'il en a fait rcemment le rcit1, envoy en terre de mission dans le Limousin par Ernest Labrousse, y rflchit, au bout du compte, sur le couple de forces archasme- modernit beaucoup plus qu'il ne se livra une recherche, devenue moins topique l'poque, des corrlations entre structures conomiques et sociales et expression du vote. Mais cette rticence tait dj le symptme d'un changement de climat historio- graphique. De ce fait, les derniers lves, directs ou indirects, d'Ernest Labrousse, seront des lectrons libres et le constat de leur spcificit cratrice ne peut tre port ni au crdit ni, inversement, au dbit de son cole.

    Plus significatif est, pour cette raison, la gnration ou semi-gnration prcdente, l'itinraire scientifique de Maurice Agulhon2. Lui aussi a narr la visite au matre puis la gense d'une dmarche personnelle qui le conduisit explorer d'autres pistes pour expliquer la Rpublique au village, entendons l'acculturation du sentiment rpublicain dans les gros

    bourgs varois de la premire moiti du 19e sicle. Il forgea, cet effet, on le sait, la notion de sociabilit et fut, en fait, le premier pratiquer, dans une recherche de cette envergure, une approche du politique par ce que l'on aurait appel l'poque les mentalits. Maurice Agulhon s'tant toujours refus thoriser son uvre, La Rpublique au village est certes devenue rapidement une rfrence histo- riographique mais elle n'a suscit, sur le moment, ni cole ni courant se rclamant explicitement de son auteur. faire rtrospectivement l'archologie de l'tat actuel de l'historiographie, il y a pourtant l une strate importante qui a imprgn progressivement les couches les plus rcentes.

    Pour l'heure, dans les annes 1970, s'amorait une volution idologique et pistmologique qui ne pouvait, terme, que servir objectivement les intrts de l'histoire politique. On sait ce qu'il en fut. Le marxisme entama alors un lent dclin au sein des sciences humaines et sociales. Et la vague du structuralisme reflua galement : aprs la mort de l'homme, proclame dans les annes I960 - au milieu de la dcennie Michel Foucault pouvait crire, apparemment sans crainte d'tre dmenti: De nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de l'homme disparu3 -, il y eut rsurrection. Le temps de l'homme retrouv ouvrait d'autres configurations intellectuelles et scientifiques. Ce n'est pas le propos de cette contribution que d'analyser ici les causes 4 ou mme les effets gnraux d'une telle volution. Mais, plus prosaquement, d'observer que celle-ci a aid la reviviscence de l'histoire politique et que la concomitance des deux phnomnes n'est pas une concidence.

    Vingt ans aprs, l'histoire politique recueille les dividendes de cette reprise de

    1. Alain Corbin, Du Limousin aux cultures sensibles dans J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1997, p. 101 et suiv.

    2. M. Agulhon, - Vu des coulisses dans P. Nora (dir.), Essais d'ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 9-59.

    3. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 353.

    4. Cf., brivement, B. Guene, J.-F. Sirinelli, L'histoire politique-, cit.

    124-

  • POUR UNE HISTOIRE CULTURELLE DU POLITIQUE

    vigueur. Mais elle doit continuer aller de l'avant et, surtout, viter d'tre l'origine d'une nouvelle doxa. Car s'il fut en d'autres temps historically correct d'tre contre l'histoire politique et si celle-ci, on l'a vu, fit les frais d'une telle hostilit, il serait tout aussi incongru que la norme soit dsormais de clbrer l'histoire politique en tout lieu. Non pas seulement parce qu'une telle attitude serait intellectuellement et scientifiquement absurde, tant la ralit historique, par essence multiforme, est forcment entre multiple. Mais aussi parce que se profilerait alors le danger du tout politique . Si la conqute, par le politique, d'une autonomie par rapport aux autres aspects de la vie de l'homme en socit est maintenant acquise, la revendication de son indpendance serait coup sr excessive. Les faits relevant du politique ne sont en aucun cas en zone franche par rapport au reste de la vie sociale. L'histoire politique a trop souffert des systmes d'explication cl unique pour tenter de se prsenter dsormais elle-mme comme un passepartout.

    La meilleure faon d'viter ce qui serait, au bout du compte, un vieillissement prcoce et une forme de ncrose intellectuelle aprs trois dcennies de reviviscence est, on l'a dit, de continuer aller de l'avant et notamment de continuer s'enrichir d'apports fconds. Et c'est l qu'intervient, entre autres, l'histoire culturelle. partir du moment, en effet, o l'on considre que l'objet d'tude de l'histoire politique est la question de la dvolution et de la rpartition de l'autorit et du pouvoir au sein d'un groupe humain donn, cet objet revt une paisseur exceptionnelle, dont on comprend mal, il faut le redire, qu'elle ait pu tre srieusement nie par quelques- uns des chercheurs les plus fconds des gnrations successives d'historiens. En effet, ainsi dfinie, l'histoire politique entend analyser non seulement les comportements individuels ou collectifs et leurs effets, mais aussi ce qui relve de la

    ception et des sensibilits. Ce qui la conduit s'intresser aux phnomnes de transmission des croyances, des normes et des valeurs.

    On laissera ici la question, au demeurant essentielle, de savoir s'il est possible l'historien d'attribuer un groupe humain donn un fond stable de valeurs et de croyances. Dans un procs rcent instruit contre l'histoire des mentalits 1, l'auteur soulignait qu' considrer qu'un tel groupe tait mu par un ensemble homogne de caractristiques mentales, on risquait de sous-estimer les variantes individuelles. L'historien du politique aura cur, en fait, de ne ngliger ni celles-ci ni celles- l. partir du moment, en effet, o l'on considre que c'est la double dimension, agissante mais aussi pensante, de l'homme qui est l'objet de l'histoire politique, il va de soi que l'autre double dimension, collective et individuelle, est prendre entirement en considration. Il est probable, cet gard, que les progrs de la microhistoire, mme si cette jeune discipline n'a pas prcisment, pour l'heure, investi le champ de l'histoire politique, ne pourront qu'aller dans la mme direction. Car l'une des missions qui lui est dsormais assigne par l'un de ses promoteurs en France, Jacques Revel, ne peut laisser indiffrents les historiens du politique : Montrer comment dans le dsordre les acteurs sociaux inventent un sens dont ils prennent simultanment conscience2.

    Mais revenons l'histoire culturelle et ses apports possibles une histoire politique qui entend poursuivre ses pousses novatrices. Cette question n'est pas pose ici en termes de rapports mais d'apports. Les rapports existent aussi, travers des sujets en coproprit : par exemple, l'his-

    1. Geoffrey E.R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalits, Paris, La Dcouverte, 1994.

    2. J. Revel, -Micro-analyse et construction du social, dans J. Revel (dir), Jeux d'chelles. La micro-analyse l'exprience, Paris, Hautes tudes/Gallimard, Le Seuil, 1996, p. 35.

    -125-

  • JEAN-FRANOIS SIRINELLI

    toriographie des intellectuels 1, place, par essence, la croise des deux champs. Quant aux apports, ils sont assurment rciproques, l'histoire politique pouvant tre notamment prcieuse l'histoire culturelle dans le domaine de l'histoire des politiques et institutions culturelles2. Mais si l'enrichissement mutuel existe, on s'en tiendra ici l'un des sens de la relation : comment l'histoire culturelle, sans qu'il soit pour autant question de la rduire au rang de science auxiliaire d'autres disciplines, peut- elle tre un aiguillon pour une histoire politique revigore?

    Si la fcondit heuristique de celle-ci doit lui permettre de continuer restituer, autant que faire se peut, la trame des travaux et des jours et le grain des existences, elle doit aussi passer par la reconstitution des oprations de saisie du rel. Pour une raison vidente : la ralit telle que l'histoire politique - au mme titre que les autres branches de l'histoire doit tenter de la reconstruire n'a jamais t perue par les contemporains dans sa puret cristalline ; elle tait tout autant, pour eux, reprsentation. La fonction de l'historien du politique est donc bien, galement, d'analyser et d'intgrer dans sa dmarche ces phnomnes de reprsentation. Or si l'on admet que l'histoire culturelle a pour objet d'tudier comment les consciences individuelles et les groupes humains reprsentent et se reprsentent le monde qui les entoure, on conviendra qu'un rapprochement avec l'histoire politique ne peut qu'tre enrichissant pour ces deux branches historiques.

    Le gain serait, coup sr, imposant. D'autant qu'une telle approche permet, au bout du compte, de rsoudre des contradictions apparentes, qui constituaient

    1. Cette histoire des intellectuels a, du reste, permis ds les annes 1970 de s'installer la confluence du culturel et du politique. tudier les clercs en politique conduit forcment, en effet, s'interroger sur les phnomnes de circulation des ides et idologies dans une socit donne et, de surcrot, leur articulation avec des reprsentations moins labores.

    2. Cf. Ph. Urfalino, -L'histoire de la politique culturelle-, dans J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, op. cit., p. 311 et suiv.

    jusqu'ici de rels blocages pour l'analyse. Un exemple, parmi beaucoup d'autres, peut tre clairant. L'cole historique francophone 3 a insist, notamment en raction au Ni droite ni gauche de Zeev Sternhell, sur la faible imprgnation fasciste dans la socit franaise des annes 1930. Mais, outre la difficult intrinsque rfuter un ouvrage port par la force intellectuelle de son auteur, dmontre en d'autres ouvrages qui ont fait davantage souche ^, la dfense de la thse d'un fascisme franais peu toff semblait contradictoire avec le constat historiographiquement consensuel 5 - d'un antifascisme fort en France partir de 1934. Or il apparat bien qu'au bout du compte, les mises au point des historiens, si elles ont le mrite de rtablir cette ralit d'un fascisme intrinsquement faible, doivent immdiatement l'assortir d'une prise en compte de la perception par les contemporains. Celle-ci tait, en effet, celle d'un danger fasciste fort et imminent. Ds lors, par sa massivit, c'est cette perception qui est motrice et non la ralit. Non seulement l'antifascisme sera un levain et, dans un premier temps, un ciment du Rassemblement populaire, non seulement il explique aussi l'engagement de nombre d'intellectuels de gauche cette date, mais il va de surcrot s'enraciner durablement - et par-del la disparition des rgimes fascistes dans la culture politique des gauches.

    En toile de fond, l'une des notions essentielles que l'on trouve la croise du politique et du culturel est prcisment celle de culture politique. Si l'on admet que cette notion dsigne l'ensemble des reprsentations qui soude un groupe humain sur le

    3. Cf. notamment la mise au point de Philippe Burrin, Le fascisme , dans J.-F. Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, tome 1, Politique, Paris, Gallimard, 1992, p. 603 et suiv.

    4. On songe ici, entre autres, La droite rvolutionnaire (1885-1914). Les origines franaises du fascisme, Paris, Le Seuil, 1978.

    5. Le dbat, surgi avec l'ouvrage de Franois Furet, Le pass d'une illusion (Paris, Laffont-Calmann-Lvy, 1995), porte plutt sur l'arrire-plan de cet antifascisme.

    126-

  • POUR UNE HISTOIRE CULTURELLE DU POLITIQUE

    plan politique 1, c'est--dire une vision du monde partage, une commune lecture du pass, une projection dans l'avenir vcue ensemble, on mesure immdiatement les vertus heuristiques d'une telle notion. Car cet ensemble de reprsentations ne dbouche pas seulement, dans le combat politique au quotidien, sur l'aspiration telle ou telle forme de rgime politique et d'organisation socio-conomique, il est constitu galement de normes, de croyances et de valeurs partages. Ce qui pose, plus largement, une question essentielle. travers cette approche des normes, des croyances et des valeurs partages, c'est en fait, une forme d'anthropologie historique qui se profile. Or, le 19e et le 20e sicle relvent-ils d'une telle dmarche?

    Longtemps, celle-ci a paru porter en elle- mme, presque par essence, une inaptitude rendre compte de notre histoire depuis 1789, considre comme suffisamment proche pour que paraisse sans fondement le dploiement de l'anthropologie. Mais c'tait oublier, comme l'a crit Maurice Agulhon, que le prsent, mme libral, ne fait pas l'conomie du symbolique et du sacr, il ne fait qu'en dplacer ou remplacer les signes2. Dans une telle perspective, l'anthropologie historique n'est pas seulement destine clairer des socits marques par la politique d'avant l'ge de la politique (Eric Hobsbawm). Elle fournit aussi le socle des comportements politiques des socits entres dans l're des systmes reprsentatifs. Dj, la charnire des deux

    1. Cf. l'analyse approfondie de Serge Berstein, La culture politique dans J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli, Pour une histoire culturelle, op. cit., p. 371 et suiv. ; cf. galement J.-F. Sirinelli, ric Vigne, Des cultures politiques, introduction au tome 2, Cultures, de L'Histoire des droites en France, op. cit., p. 1-11, ainsi que J.-F. Sirinelli, Pour une histoire des cultures politiques , Voyages en histoire. Mlanges offerts Paul Gerhod, Besanon, Annales littraires de l'Universit de Besanon, 1995.

    2. M. Agulhon, Marianne au pouvoir. L'imagerie et la symbolique rpublicaines de 1880 1914, Paris, Flammarion, 1989, p. 21. Maurice Agulhon avait dj dvelopp sa dmonstration dans un article important : Politics, images and symbols in postrevolutionary France - dans Sean Wilentz (ed.), Rites of power (repris, en franais, dans Histoires vagabondes, Paris, Gallimard, t. 1, 1988).

    ges, l'tude d'un phnomne comme celui de La Grande Peur de 1789 avait permis Georges Lefebvre d' articuler la rgularit de comportements rptitifs et l'expression d'une revendication politique plus prcise, plus explicite que la contestation rituelle3. Aprs cet entre-deux, l'tude de l'acculturation de la Rpublique au village au fil du premier 19e sicle pour ce qui est du Var rural puis, toujours sous la plume de Maurice Agulhon, l'analyse d'un problme politico- culturel national, la propagande rpublicaine par l'effigie et, travers lui, la mise en lumire de la popularisation croissante de la Rpublique, y compris dans la culture de simples gens, ont fait pntrer de plain-pied l'ensemble du 19e sicle dans l'aire d'investigation de l'anthropologie historique 4.

    Pour le 20e sicle, en revanche, les choses sont assurment plus complexes. Non qu'il faille encore plaider pour ce qui est de l'autorisation de sjour donne au chercheur sur le champ chronologique du 20e sicle. Le temps parat lointain - et pourtant, peine plus d'une dcennie ! - o Pierre Goubert pouvait crire dans sa belle Initiation l'histoire de la France-. Quant cette large part du 20e sicle que j'ai vcue, je la ressens surtout travers mes souvenirs, mes ractions vives et mes dures analyses ; jamais il ne me serait venu l'ide d'en crire l'histoire, mme brivement, et j'avoue mal comprendre comment d'autres ont os, sinon par vanit, par intrt ou par got de la facilit5.

    Le propos, en 1984, tait dj un combat d'arrire-garde. Mais il tait comme l'image rtinienne d'une vision, longtemps partage par la plus grande partie de la corporation, qui reprsentait l'histoire du 20e sicle comme une double impasse pour l'histo-

    3. Jacques Revel, Prsentation de La Grande Peur de 1 789 de Georges Lefebvre, Paris, Armand Colin, 1988, p. 20.

    4. M. Agulhon, Marianne au pouvoir, op. cit., passim. 5. P. Goubert, Initiation l'histoire de la France, Paris,

    Tallandier, 1984, p. 9.

    127-

  • JEAN-FRANOIS SIRINELLI

    rien: voie interdite pour les uns, tel Pierre Goubert, cul-de-sac pour d'autres qui hsitaient s'installer sur ce finistre chronologique qui, pensaient-ils, les cantonnerait dans des recherches sans horizon puisque le nez coll vers le futur et non vers le pass - et donc sans perspective.

    Depuis, le finistre a connu un double dsenclavement. D'une part, il a gagn sur le temps, poldrisant cette vaste zone du dernier demi-sicle, baptise histoire du temps prsent, jusque-l considre comme battue par les mares des passions humaines et donc impropre l'installation de l'historien. Surtout, d'autre part, le 20e sicle a t le laboratoire d'avances mthodologiques, prcisment en histoire culturelle et en histoire politique. Cependant, pour ce 20e sicle, la question de la lgitimit de l'usage de l'anthropologie historique reste entire. Ce sera probablement l'un des grands enjeux historiographiques venir que de tester la pertinence ou pas d'un tel usage. Avec, cet gard, probablement, une distinction oprer entre l'histoire du temps prsent et celle qui la prcde immdiatement. Pourquoi une telle distinction? Non, assurment, pour des raisons de statut ou de dignit historiographique diffrents des deux priodes. Le temps n'est plus o l'historien concevait sa pratique comme une sorte de retour de cendres d'un pass totalement aboli. Mme si ce pass-l reste lgitimement - par sa massivit - le champ principal d'investigation de la recherche historique, il est maintenant admis qu'est galement objet d'histoire l'entre-deux qui, plac l'chelle humaine par les phnomnes de contemporanit et les rverbrations de mmoire, se retrouve entre pass aboli et temps immdiat. Et l'volution a t dment enregistre par la corporation : Clio est dsormais autorise prendre le pouls de l'histoire proche. Cela tant, partir du moment o l'on admet pistmolo- giquement cette proximit l'chelle humaine, le principe de distance l'objet distance gographique ou, plus

    quement, distance chronologique -, qui rgit l'anthropologie historique, n'est plus assum et l'histoire du temps prsent doit renoncer - si elle l'a, un jour, revendique - une telle approche. Jusqu'au moment o sa priode actuelle de recherche, ayant pris de l'ge, retombera dans le lot commun de l'histoire moins proche. Et relvera peut- tre - car le dbat sera le mme que celui qui, actuellement, se dessine pour le premier 20e sicle de l'anthropologie historique.

    Peut-tre, cet gard, l'tude des phnomnes d'opinion publique assurera-t-elle un relais entre cette anthropologie historique et l'histoire politique de l'entre-deux- guerres. Et c'est l, nouveau, que nous retrouvons l'histoire culturelle, entendue dans son sens large d'histoire des reprsentations. L'tude historique de l'opinion, en effet, ne pourra oprer de nouvelles perces que si ces phnomnes d'opinion sont analyss comme les couches affleurantes de cultures politiques plus profondes et de tout un infrapolitique davantage enfoui, que l'on appellera ici sensibilits *. Pour la seconde partie des annes 1930 et la priode de l'Occupation, Pierre Laborie a dj explicitement plac ses recherches sous le signe de la liaison faite avec les reprsentations et 1' imaginaire social2. Et l'on mesure le chantier fondamental que reprsenterait la saisie, en amont, dans la socit de la Belle poque, des phnomnes d'opinion du dbut de l't 1914, que Jean-Jacques Becker a mis en lumire dans sa thse 3.

    1. Cf., dans cet esprit, le tome 3 de {'Histoire des droites en France, op. cit., intitul Sensibilits. Le terme est employ ici dans un sens diffrent de celui qu'Alain Corbin donne aux cultures sensibles . Mais, dans ce domaine aussi, l'histoire politique peut puiser avec profit. Les - cultures sensibles , en effet, interfrent avec les cultures politiques : ainsi les dbats en 1958, dans un village normand, entre sirne et cloche pour rythmer les travaux et les jours (A. Corbin, Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe sicle, Paris, Albin Michel, 1994).

    2. P. Laborie, De l'opinion publique l'imaginaire social, Vingtime sicle. Revue d'histoire, 18, avril-juin 1988, p. 101- 117.

    3. J.-J. Becker, 1914. Comment les Franais sont entrs dans la guerre, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.

    128-

  • O UNE TEMPORALIT GOMTRIE VARIABLE

    De cette approche du politique mtine de culturel, les gains escompts sont importants, on l'a vu. ceux dj entrevus, il faut en ajouter plusieurs autres, essentiels. D'une part, le constat que des phnomnes de reprsentation du monde environnant dcoulent indirectement les sentiments d'appartenance et notamment le sentiment national 1. D'autre part, ce sont des points aussi dcisifs, en histoire politique, que la vision de la menace ou la reprsentation de l'affinit que l'on peut aussi tenter d'analyser. Ce qui, au bout du compte, prsenterait l'intrt de dsenclaver dfinitivement l'histoire politique : elle ne prterait plus en aucun cas le flanc ce reproche, jusqu'ici rcurrent, d'tre une histoire par le haut. Tous les acteurs peuvent tre ainsi saisis, avec une attention particulire porte aux mcanismes de circulation et aux processus de rception. Tant il est vrai que les acteurs collectifs du politique ne sont pas mus seulement par des analyses et par des doctrines et qu'outre celles-ci, des lments constitutifs du dbat politique relevant plutt de l'infrapolitique irriguent les groupes humains avec des canaux d'expression qui peuvent varier la fois avec les poques et avec les groupes concerns et que c'est l'histoire culturelle qui permet de saisir cette cintique qui est bien, au bout du compte, le cur du dbat de la Cit.

    Un deuxime gain pistmologique est de confrer ainsi l'histoire politique reste trop souvent cantonne dans le court terme de l'vnement un statut de plein exercice dans l'paisseur chronologique de la moyenne dure historique. Les phnomnes relevant du culturel, et notamment les cultures politiques, sont en effet des phnomnes plus forte inertie que l'action politique elle-mme et ils s'intgrent, de

    1. Sur ce point, je me permets de renvoyer ma contribution, Politische Kultur und nationale Emotionem , Etienne Franois, Hannes Siegnst, Jakob Vogel, Nation und Emotion. Deutschland und Frankreich im Vergleich 19 und 20 Jahrhundert, Gttingen, Vandenkorck-Ruprecht, 1995-

    ce fait, dans une perspective multi- dcennale. En histoire politique, donc, le regard sur le temps court de l'vnement peut tre crois avec une analyse davantage structurelle. bien y regarder, cette rinsertion dans des temporalits gomtrie variable est une perce dcisive. Rares furent, depuis la seconde guerre mondiale et au fil des dcennies suivantes, les ouvrages qui s'inscrivirent dans une telle perspective : ce titre aussi, La droite en France tait en 1954 un ouvrage pionnier. Or, il y avait l une relle aporie : l'histoire politique est reste trop longtemps cantonne dans le court terme de l'vnement. S'il n'est plus ncessaire de rhabiliter l'vnement, dont il est maintenant tabli qu'il n'a pas besoin d'paisseur chronologique pour avoir de la consistance, il fallait encore faire la dmonstration que le regard de l'historien du politique, considr comme intellectuellement court parce que, prcisment, tourn vers le temps court, avait au contraire de l'acuit.

    cet gard, l'attention porte aux cultures politiques permet de mesurer les gains escompts. Celles-ci, en effet, sont, par essence, plus forte rtention que la plupart des phnomnes politiques et s'inscrivent dans une temporalit multi- dcennale. Bien plus, leur dure mme est un objet d'histoire. Les cultures politiques sont, au bout du compte, des organismes vivants qui ne naissent pas tous gaux en droits : rendre compte de leur enracinement variable et de leur longvit contraste est, du reste, l'une des questions poses l'intelligence historique. Et l'on mesure mieux ainsi le rattrapage intellectuel et scientifique que l'on peut en attendre : c'est bien la temporalit gomtrie variable qui fit, par le pass, la force heuristique autant que le pouvoir d'intimidation de la deuxime gnration de l'cole des Annales, dans le sillage de La Mditerrane de Fernand Braudel. L'histoire politique tait accuse d'tre une histoire un peu

  • souffle court, car cantonne la relation d'une histoire monarchique puis parlementaire ; d'autre part, on l'a vu, courte vue car s'insrant seulement dans la temporalit de l'vnement.

    L'histoire des institutions politiques, essentielle et pourtant, somme toute, dlaisse par les historiens du politique, peut attendre elle aussi un rel enrichissement d'une approche culturelle du politique car il est notamment trois problmes que l'historien doit rsoudre s'il veut donner son tude des institutions densit et sens. D'une part, il doit redonner cette histoire sa dimension diachronique : quoi ces institutions succdent-elles? Quelle fut, ds lors, leur longvit? Gnalogie et mtabolisme sont bien, dans cette perspective, des questions essentielles. D'autre part, une deuxime dimension, davantage horizontale, est elle aussi dterminante : une date donne, quel est le soubassement, notamment sociologique, de ces institutions et quels en sont les rouages? Mais cette deuxime dimension, au demeurant centrale, n'a de relle signification que couple avec une troisime, celle des cultures politiques, des reprsentations et des imaginaires sociaux: comment des institutions sont-elles perues aussi bien par un groupe que par une conscience individuelle? Une telle dmarche permet, entre autres, de mieux apprhender les phnomnes de lgitimit, au bout du compte aussi dterminants pour l'historien du politique que les mcanismes et processus d'tablissement d'une lgalit1.

    1. C'est la fois dans une perspective de collaboration troite entre science politique et discipline historique et, pour ce qui est de cette dernire, d'approche historique sous- tendues par cette triple dimension que nous avons codirig, Maurice Duverger et moi-mme, une Histoire gnrale des systmes politiques, en cours de publication aux PUF : les deux premiers volumes, consacrs aux Empires occidentaux et aux Monarchies et dirigs respectivement par Jean Tulard et Yves-Marie Berc, ont t publis au premier trimestre de 1997. Les deux volumes suivants, sur La dmocratie librale (Serge Berstein, dir.) et Les fodalits (ric Bournazel, Jean- Pierre Poly, dir.) sortiront au printemps 1998.

    O UNE HISTOIRE DES CARTS

    Cette histoire, par l'tendue de son champ d'investigation et par sa proclamation de l'existence de corrlations multiples et non de causalits lourdes, laisse en fait leur place plusieurs sensibilits historio-, graphiques, qui peuvent cohabiter en son sein en bonne intelligence. Et notamment les gnrations successives de chercheurs, marques par des configurations historio- graphiques et des contextes idologiques diffrents. Et, au sein de ces gnrations, les individualits scientifiques les plus diverses, tant il est vrai que l'histoire politique, par sa richesse mme, ne sera jamais la proprit de clones tristes affichant les mmes certitudes historiographiques et porteurs, de ce fait, d'une nouvelle orthodoxie en la matire.

    Ce qui n'empche pas un souci communment partag d'aller de l'avant. Et, dans une telle perspective, on livrera ici d'ultimes propositions, en conclusion de ce qui prcde. Il apparat bien, aprs inventaire, qu'une alliance entre la jeune histoire culturelle et l'histoire politique rajeunie ne peut qu'tre prcieuse pour les deux branches historiques et donc, en fait, pour la discipline historique. condition, toutefois, que cette alliance ne soit pas l'occasion d'une sorte de Yalta tacite excluant d'autres branches du champ historiographique, et notamment l'histoire sociale. Si la rintgration de l'objet politique parmi les objets existence autonome, paisseur historique et vertu explicative est un des faits historiographiques majeurs de ces dernires dcennies et si la prise en compte par l'historien de bien d'autres facettes de la ralit que les seules corrlations et pesanteurs induites par le social constitue une avance majeure, cette histoire politique aurait tort, assurment, de revendiquer un statut de zone franche, la coupant artificiellement des autres aspects du rel, dont le social. Il y aurait l une sorte d'automutilation. Au demeurant, une approche par le culturel

    130-

  • POUR UNE HISTOIRE CULTURELLE DU POLITIQUE

    est probablement l'une des faons de maintenir des liens entre le politique et le social1. Tant il est vrai que toute histoire culturelle est une histoire des carts et que, vue sous cet angle, l'analyse des phnomnes de circulation diffrentielle du politique doit tre sous-tendue par une connaissance des lieux et des milieux et, inversement, en enrichit l'tude. Sur l'agora

    1. Sans pour autant recrer ainsi de nouvelles causalits lourdes : l'histoire culturelle, entendue dans son sens anthropologique, risque, si elle n'y prend garde, d'tre prpose tablir l'identit suppose d'un groupe, par la mise en lumire ou la construction ? - d'un sentiment d'appartenance. Ainsi utilise, l'histoire culturelle participerait un grand renfermement du politique, plus qu' la poursuite de son dsencla- vement.

    se croisent, s'affrontent mais aussi se refltent toutes les composantes de la Cit.

    D

    Professeur l'Universit Charles-de-Gaulle Lille III, membre de notre comit de rdaction, Jean- Franois Sirinelli a dirig au Seuil en 1997, avec Jean-Pierre Rioux, la publication de Pour une histoire culturelle et despremiers volumes de /Histoire culturelle de la France. Le texte qu'on vient de lire a t propos au colloque Axes et mthodes de l'histoire politique qui s'est tenu l'Institut d'tudes politiques de Paris en dcembre 1996 et dont les Actes paratront aux PUF dans les prochains mois de 1998.

    131

    InformationsAutres contributions de Jean-Franois SirinelliCet article cite :Pierre Laborie. De l'opinion publique l'imaginaire social, Vingtime Sicle. Revue d'histoire, 1988, vol. 18, n 1, pp. 101-117.

    Cet article est cit par :Jean-Franois Sirinelli. Les quatre saisons des clercs, Vingtime Sicle. Revue d'histoire, 1998, vol. 60, n 1, pp. 43-57.Sirinelli Jean-Franois. La France des sixties revisite. In: Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N69, janvier-mars 2001. pp. 111-124.Prudhomme Claude. Les hommes de la Secrtairerie d'tat. Carrires, rseaux, culture, Mlanges de l'Ecole franaise de Rome. Italie et Mditerrane, 1998, vol. 110, n 2, pp. 475-493.

    Pagination121122123124125126127128129130131

    PlanUne vigueur retrouveUne temporalit om trie variableUne histoire des carts