article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

13
François Salviat Sources littéraires et construction navale antique In: Archaeonautica, 2, 1978. pp. 253-264. Citer ce document / Cite this document : Salviat François. Sources littéraires et construction navale antique. In: Archaeonautica, 2, 1978. pp. 253-264. doi : 10.3406/nauti.1978.876 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

Transcript of article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

Page 1: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

François Salviat

Sources littéraires et construction navale antiqueIn: Archaeonautica, 2, 1978. pp. 253-264.

Citer ce document / Cite this document :

Salviat François. Sources littéraires et construction navale antique. In: Archaeonautica, 2, 1978. pp. 253-264.

doi : 10.3406/nauti.1978.876

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

Page 2: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

SOURCES LITTERAIRES

ET CONSTRUCTION NAVALE ANTIQUE

par François SALVIAT

I. — Les τροπεδεεα et la construction navale chez Platon, Lois VII, 803 b-c

et chez Plaute, Miles gloriosus 915-921.

Il me paraît utile de rappeler l'attention sur un texte qui n'a pas été très clairement compris par les philologues, faute de bien saisir la métaphore, et qui a été assez négligé depuis un siècle par les spécialistes de l'architecture navale antique x. Il s'agit d'un passage des Lois de Platon (803 b-c). Traitant (vers 350 av. J.-C.) de la musique dans la cité idéale, l'Athénien (le philosophe), qui examine à ce moment-là les chants — ceux qui conviennent aux hommes, ceux qui s'accordent mieux à la nature féminine, plus réservée — s'apprête à parler de l'enseignement musical. Il marque alors un temps de réflexion : Οίον δή τις ναυπηγός την της ναυπηγίας αρχήν καταβαλλόμενος τα τροπιδεία υπογράφεται των πλοίων σχήματα, ταύτον δη μοι κάγώ φαίνομαι έμαυτω δραν, τα των βίων πειρώμενος σχήματα διαστήσασθαι κοττα τρόπους τους τών ψυχών, δντως αυτών τα τροπιδεία καταβάλλεσθαι, ποία μηχανή και τίσιν ποτέ τρόποις συνόντες, τον βίον άριστα δια του πλου τούτου της ζωής διακομισθησόμεθα, τοΰτο σκοπών δρθως 2.

Les traductions françaises des Lois — on connaît surtout celles de L. Robin 3 et de A. Diès 4 — ne rendent pas justice au texte. La traduction la meilleure, celle de A.E. Taylor 5, en anglais, est encore inadéquate. En voici une autre, qui ne peut se passer de commentaire : « Comme un constructeur de navires, au début de sa construction, en fondant le berceau des quilles, esquisse les lignes du bateau, ainsi ai-je le sentiment de faire moi-même, lorsque j'essaie d'établir distinctement les lignes de vies, en relation avec les caractères des âmes, ce qui est réellement fonder le berceau de leurs quilles, examinant droitement par quels moyens, et dans la fréquentation de quels caractères nous obtiendrons la vie la meilleure dans cette navigation qu'est notre existence ».

1. Les deux ouvrages fondamentaux sont celui de Cecil Torr, Ancient Ships, Cambridge, 1895 et celui de Lionel Casson, Ships and Seamanship in the Ancient World, Princeton, 1971. Le livre de Casson a été conçu pour remplacer celui de Torr comme manuel, utilisant très largement les sources littéraires, et les confrontant à la documentation archéologique récente. Ni l'un ni l'autre ne citent le texte de Platon qui nous retient ici.

2. Le texte est celui du Platon de la Collection des Universités de France, tome XII, 1956 (A. Diès). Une variante (σκοπεΐν au lieu de σκοπών), préférée dans l'édition Burnet (Oxford) ne modifie pas le sens.

3. L. Robin, Platon, Œuvres complètes (Bibl. de la Pléiade, 1950), tome II, p. 884. 4. Platon, Œuvres complètes, Collection des Universités de France, tome XII, p. 83. 5. Piato, The Laws, Londres, 1960, p. 187. La traduction de Taylor est d'ailleurs proche de celle de Bury

(Loeb Classical Library, 1926).

Page 3: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

254 F. SALVIAT

On notera la correspondance τροπιδεία-τρόπους-τρόποίς, que toute autre langue que le grec est impuissante à rendre, et qui est un des éléments majeurs de la trame de comparaison. La pertinence, l'efficacité de l'image ne peuvent être bien appréciées que si l'on s'interroge sur la construction navale antique, et le mode d'installation et de progression des chantiers, familiers à Platon et à ses lecteurs.

Le mot τροπιδεία ne se rencontre que dans ce texte — si l'on excepte les notices des lexicographes — et il a été négligé de la plupart des recenseurs de sources concernant la navigation antique; ainsi Torr et Casson. Il a été cependant bien expliqué par A. Cartault 6, avec les références à Photius et à YEtymologicum Magnum s. ν. τροχίδια *τα είς τρόπιν νεώς ευθετουντα ξύλα .... και ό τόπος, έφ'οό τίθεται ή τρόπις. Il désigne les « chantiers », dont l'ensemble constitue le berceau, le réceptacle du vaisseau à venir, et dont la préparation est évidemment de première importance. Citons, après Cartault, la définition de Jal : les « chantiers » sont des pièces de bois « qui, mises les unes au-dessus des autres, forment des piles... solidement attachées au sol. Sur ces piles s'établit la quille d'un navire qui s'y développera, y grandira et s'y achèvera avec le temps » 7. Il est clair que l'installation des τροπιδεία détermine les σχήματα των πλοίων : lorsque ces échafaudages, ces supports ont été mis en place, le galbe de la coque peut être aperçu en creux; on peut juger de la qualité des lignes d'eau, évaluer même les aptitudes à la mer. Le verbe καταβάλλεσθαι évoque lui- même des fondations jetées; et ce sens est encore plus clair pour le substantif καταβολή; on peut citer Polybe, qui évoque ainsi l'activité des Carthaginois : τα μεν έπεσκεύαζον σκάφη, τα δ'έκ καταβολής έναυπήγουντο, « ils radoubèrent leurs bâtiments et en mirent d'autres en chantier » 8. Et l'expression καταβάλλεσθαι τα τροπίδεία peut être mise en correspondance avec τρόπεις θέσθαι que l'on rencontre par exemple chez Plutarque9.

On ne peut éviter un rapprochement. P. Pomey a attiré l'attention, il y a quelques années, sur un passage du Miles gloriosus de Plaute où apparaît une métaphore semblable 10. Dans cette comédie, la courtisane Acrotéleutie, qui s'apprête à intervenir dans l'intrigue et qui vient d'être présentée à Palestion qui en est l'« architecte » (vers 901), s'exprime tout à coup avec une surprenante hauteur de ton. Les choses, dit-elle, seront aisées, si la construction du navire (l'intrigue) est bien préparée :

Nam, mi patrone, hoc cogitato : ubi probus est architectus, bene lineatam si semel carinam conlocauit facile esse nauem facere, ubi fundata constitutast. Nunc haec carina satis probe fundata et bene statutast, adsunt fabri architectique [ad eam nauem] haud imperiti. Si non nos materiarius remoratur, quod opus qui det {noui indolem nostri ingeni), cito erit parata nauis.

(Je reprends ici provisoirement le texte tel qu'il est donné par P. Pomey, d'après l'édition de Hammond, Mack, Moskalew pour les vers 975 à 921) n.

6. Voir A. Cartault, La trière athénienne, Paris, 1881, p. 29, avec la critique de Pollux, qui range abusivement les τροπιδεία parmi les parties constitutives des bateaux. Cartault refuse donc (p. 37), et avec raison, l'interprétation de Graser qui voyait dans les τροπιδεία des éléments de la membrure.

7. Jal, Glossaire nautique, art. chantier (cité par Cartault, op. cit., p. 26). 8. Polybe, I, 36, 8 (trad. Paul Pédech). 9. Plutarque, Démétr. 43. 10. P. Pomey, Plaute et Ovide architectes navals, dans Mélanges de l'Ecole française de Rome, Antiquité,

85, 1973, p. 501 à 519. 11. Voir les références essentielles, les discussions critiques des variantes, et la comparaison avec l'édition

Ernout chez P. Pomey, loc. cit., p. 501, note 1. On ne discutera pas ici de la restitution du vers 919, manifestement corrompu dans les manuscrits ; plusieurs compléments ont été proposés ; mais quelle que soit la solution littérale adoptée, le sens ne fait pas de doute.

Page 4: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

SOURCES LITTÉRAIRES ET CONSTRUCTION NAVALE ANTIQUE 255

II est difficile même à première lecture de ne pas considérer ce discours comme un pastiche. N'est-ce pas celui des Lois 803 b-c ? Ne retrouve-t-on pas dans la bouche de la courtisane, à travers le vocabulaire latin, et dans un développement emphatique, ampoulé, l'image qui apparaît dans l'exposé politique de l'Athénien ? Les rapports de détail entre les deux textes sont évidents ; ici et là reparaissent le « dessin », la « fondation ». S'étant posé la question de l'originalité du passage du Miles gloriosus, P. Pomey concluait — avec beaucoup de prudence, et après bien des hésitations — à ime invention de Plaute. Il est possible, on le voit maintenant, qu'un poète comique grec, inspirateur direct ou indirect du latin, ait parodié le maître de l'Académie, en transposant dans un discours bouffon un des passages les plus sérieux et les plus connus de ses disciples comme du public cultivé athénien.

On pourrait aussi supposer que la comparaison était un modèle oratoire, ce modèle, vulgarisé, ayant été plus aisément parodié. A l'appui de cette hypothèse, on pourrait citer la définition de VEtymologicum Magnum — dont je n'ai donné plus haut que les gloses techniques : TPO Π ΙΔΙΑ : Τα είς τρόχιν νεώς εύθετουντα ξύλα' μεταφορικός δε και èxl καταβολής τίνος καΐ αρχής πράγματος* καΐ δ τόπος, έφ'ου τίθεται ή τρόπις . Ούτω Πλάτων . 'Ρητορική.

Mais les écoles de rhétorique s'étaient-elles emparées du thème dès la fin du IVe siècle, assez tôt pour que la Comédie nouvelle l'évoque à partir d'elles ? La référence à Platon est privilégiée ; il était sans aucun doute l'inventeur de la métaphore, et les railleries directes des comiques l'ont plusieurs fois visé 12.

Revenons cependant sur l'analyse que donne P. Pomey du texte de Plaute. Il ne l'a pas traduit, mais on peut reconstituer ainsi son interprétation (je souligne les emprunts directs) : « Lorsque l'architecte est bon, s'il a bien dessiné la carène, et l'a mise en place (avec l'assemblage des bor- dages) il est facile de faire le navire, dès que la carène est affermie (par ses membrures) et charpentée. Maintenant notre carène est suffisamment bien garnie (de ses membrures) et solidement charpentée ».

Seraient évoquées, après l'épure, deux phases de construction : montage du bordé ; insertion des couples. Et l'on se trouverait au point où « l'essentiel est achevé » : manquent seulement la superstructure, les mâts, le gréement, la finition.

N'est-ce pas trop ingénieux ? Je pense quant à moi que l'expression καταβάλλεσθαι τα τροπιδεία, comprise ainsi que l'a indiqué A. Cartault, et celle de τρόπεις θέσθαι, attestée par ailleurs, peuvent éclairer d'une lumière directe les formules latines carinam fundare, carinam collocare, pratiquement équivalentes 13. Si on l'admet, le projet d'Acrotéleutie est moins avancé, et porteur d'un espoir plus grand : on en est aux fondations ; la coque est conçue, le berceau est fait : il manque le bois, que doit fournir le materiarius (circonstance non secondaire, impossible à expliquer dans la perspective proposée par P. Pomey 14) ; dès qu'on l'aura, tout ira vite. Dans cette interprétation, l'ensemble prend vivacité et vie, et l'on aboutit à un progrès décisif dans l'établissement du texte. En effet, le vers 917, qui est resté jusqu'ici une croix, au point d'être considéré comme corrompu dans sa deuxième partie par Ernout, accepté cependant par les derniers éditeurs et P. Pomey dans sa lettre, mais contre toute syntaxe, peut être compris, en harmonie avec le mouvement du passage, si l'on ponctue :

facile esse nauem facere : ubi fundata, constitutast. Je traduirai donc ainsi : « Quand l'architecte est de qualité, qu'il a mis sur chantier une carène d'un bon dessin, il est facile de faire le navire ; dès qu'il est fondé, il est formé. Cette carène-ci

12. Voir Koch, Fragmenta Comicorum Graecorum, 239, 287, 364. 13. On trouve aussi, en latin, l'expression carinam ponere : cf. par exemple Tite-Live 28, 45, 21 : Triginta

navium carinas...cum essent positae... 14. Voir P. Pomey, loc. cit., p. 510: «Curieusement Plaute ne mentionne qu'au vers 920 le materiarius...·».

Page 5: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

256 F. SALVIAT

a des fondations de qualité suffisante et de bonnes formes. Sont à pied d'œuvre les charpentiers, les architectes qui pour l'édifier sont habiles ».

Les vers 920 et 921 surtout font difficulté, à cause de la remarque curieuse noui indolent nostri ingeni. Je pense qu'elle n'est ni gratuite ni insignifiante. Au vers 921 je propose donc de supprimer la parenthèse des éditeurs. Et une hypothèse me paraît devoir être avancée : indolent ... ingeni ne reprend-il pas les τρόπους των ψυχών de Platon ? Si l'on admet — comme il le faut — que la source de Plaute était un comique grec, et si l'on suppose que ce poète jouait comme Platon sur le rapprochement τροπιδεία-τρόπους, on aurait en latin l'écho d'un effet parodique impossible à transposer. On peut traduire ainsi les vers 920 et 921 : « Si le fournisseur de bois ne nous retarde, qui doit donner ce qu'il faut, je sais le caractère de nos âmes : bientôt le navire sera prêt ».

Dans ces conditions, peut-on encore retrouver dans le texte des indications sur un mode particulier de construction navale ? Les discussions actuellement menées partent de l'opposition théorique instituée entre deux techniques : a) le procédé « shell first », « coque d'abord », où le bordé, en planches juxtaposées liées entre elles par de nombreux goujons plats clavetés est construit en premier lieu, les pièces de membrure étant insérées après coup ; b) le procédé où la membrure, squelette constitué par les varangues et les couples, sert d'appui pour l'édification du bordé. La question étant ainsi posée, le texte de Plaute, comme celui de Platon, indiquent plutôt la première technique. En effet, dans le Soldat fanfaron comme dans les Lois, l'accent est mis sur l'importance du berceau, de la matrice, prévue, calculée avec art, suggérant en négatif les formes extérieures du vaisseau.

Mais peut-être ne doit-on pas, « bordé d'abord » ou « carcasse d'abord », poser le problème d'une manière trop tranchée. En fait, ni le texte de Platon ni celui de Plaute ne repoussent les procédés hybrides, les compromis que le plus souvent admettent ceux qui, disséquant les épaves retrouvées, reconstituent les phases de montage 15. L'association du bordé à planches liées et des couples dans une structure cohérente entraîne inévitablement le recours à des voies mixtes, où peuvent se manifester l'habileté et le savoir-faire des ingénieurs et des artisans de charpente. Le point provisoire de la question vient d'être fourni par P. Pomey à partir de l'exemple de la Madrague de Giens, avec les références aux études de L. Basch et A.E. Christensen 16. Sans doute les épaves qui ont fait l'objet d'observations utiles sont-elles d'époque assez récente ; mais il est vraisemblable que les deux méthodes théoriquement dissociées furent « contaminées » très tôt. Le bateau fabriqué par Ulysse dans YOdyssée (au vnr8 siècle av. J.-C.) avait des couples, tandis que l'historien Hérodote, au Ve siècle, s'étonne de ne pas en trouver dans les navires d'Egypte, dont la coque était, de façon autonome, construite en planches d'acacia liées et montées πλινθηδον (comme un mur de briques) 17. La construction « coque d'abord », apparentée à la construction égyptienne « coque seule », garde cependant une priorité sur les chantiers phéniciens, grecs et romains, qui utilisent les couples, dans la mesure où persiste le système — inventé sans doute au bord du Nil et toujours perçu comme essentiel — d'assemblage du bordé par goujons. On constate en effet que les virures basses sont, sur une hauteur variable, établies sur la quille avant la pose des varangues. La succession est claire à la Madrague de Giens 18; elle l'est aussi pour le navire punique de Marsala 19. A la Madrague, la muraille haute est encore édifiée avant l'insertion des couples 20. Dans ces circonstances, la nécessité

15. Voir L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 201 à 223 ; P. Pomey, Mélanges de l'Ecole française de Rome, 85, 1973, p. 513-514 ; et surtout P. Pomey, dans l'ouvrage collectif de A. Tchernia, P. Pomey, A. Hesnard..., L'épave romaine de la Madrague de Giens (Var), XXXIVe Supplément à Gallia, 1978, p. 92 sqq.

16. P. Pomey, La Madrague..., p. 87 sqq. 17. Hérodote, II, 96 (texte cité par L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 14, note 15). 18. P. Pomey, La Madrague..., p. 89. 19. Voir H. Frost, dans La navigation dans l'antiquité (Dossiers de l'archéologie, n° 29, juillet-août 1978),

p. 57-58. 20. Au-dessus de la vingt-et-unième virure; voir P. Pomey, La Madrague..., p. 89.

Page 6: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

SOURCES LITTÉRAIRES ET CONSTRUCTION NAVALE ANTIQUE 257

d'un moule, ou au moins de guides préalablement mis en place selon un projet directeur reste évidente — et l'on comprend Plaute et Platon.

L'importance du berceau mérite donc d'être mise en valeur plus que l'on ne l'a fait jusqu'ici. On n'a peut-être pas assez réfléchi à cet aspect des choses, même si, à propos des δρυοχοι, qui apparaissent dès l'Odyssée, et qui sont ensuite mentionnés à l'époque classique, par exemple dans Aristophane ou dans le Timée de Platon 21 et jusqu'à Polybe 22, le problème de la matrice de fondation a été aperçu, en particulier par A. Cartault, et plus récemment par L. Casson23. Il ne saurait subsister de doute : les δρύοχοι sont les « chantiers » (« stocks ») et non les couples, comme on l'a cru parfois. Ainsi J. Taillardat a-t-il fort justement, à propos du vers 52 des Thesmophories d'Aristophane (δρύοχους τιθέναι δράματος αρχάς), rappelé l'explication d'Eustathe : δρυοχοι δέ κυρίως πάσσαλοι έφ'ών στοιχηδον διατεθειμένων ή τρόπις ισταται των καινουργουμένων πλοίων, δια ισότητα (ρ. 1878) 24. Ces πάσσαλοι, étais érigés, systématiquement implantés en ligne, mis de niveau, ont un rôle primordial ; ce sont donc l'étude, sans doute le dessin, et l'élaboration d'un échafaudage porteur, qui apparaissent comme les premiers actes utiles de la construction. La priorité donnée à ce moule discontinu, dont les éléments peuvent être éventuellement réutilisés, explique peut-être l'extrême rapidité de fabrication de certaines flottes antiques.

Je voudrais m'arrêter aussi sur le rôle du ναυπηγός, qui correspond à Varchitectus de Plaute. Manifestement, chez Platon, le ναυπηγός a une dignité remarquable. Il entre dans la catégorie des techniciens supérieurs qui ont l'estime entière du philosophe. Dans le Philèbe (56 b) la charpen- terie, et particulièrement la charpenterie de marine (ναυπηγία) vient en très bonne place dans la hiérarchie des arts, avant l'art de la flûte, la médecine, l'agriculture, l'art du pilote et du stratège. Les arts de construire, dont l'architecture navale fait partie, qui se classent à ce degré de mérite, se distinguent en ce que, conduisant à manier la règle, le compas, l'équerre de niveau et d'autres instruments, ils font constamment appel au calcul et à la mesure et par là dépassent Γέμπειρία et rejoignent Γέπιστήμη. Dans le Gorgias (455 b), Socrate rappelle que le choix d'un ναυπηγός, comme celui d'un médecin, ne devrait être proposé que par des gens compétents, non par des rhéteurs ; et il s'agit d'un choix public, par une assemblée publique, au nom de la cité 25. On peut évoquer ici l'institution athénienne que nous connaissons par Aristote : le peuple votait à main levée pour

21. Platon, Timée, 81 b. 22. Polybe I, 38, 5 ; voir aussi Apollonios de Rhodes, Argonautiques I, 723-724. 23. Voir A. Cartault, La trière athénienne, p. 26 à 29, et L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 223

(« stocks », « oak-holders »), et p. 203, où l'hypothèse des gabarits est clairement exprimée : « very likely (the shipwright) set up a number of temporary mould frames to guide him in giving the shell the proper lines ». Cf. aussi sur cette question P. Pomey, Mélanges de l'Ecole française de Rome, 85, 1973, p. 514, et note 1, avec les références à L. Basch; La Madrague..., p. 92.

24. J. Taillardat, Les images d'Aristophane..., 1962, p. 442, note 1. Les δρύοχοι sont évoqués dans les Thesmophories à propos du poète Agathon, qui jette les fondements d'une nouvelle pièce. L'image est donc comparable à la métaphore platonicienne des Lois. C'est un problème sur lequel on ne s'est guère interrogé de savoir si elle se poursuit dans les vers qui suivent. Il me semble qu'il est légitime de le penser. Le vers 53 : Κάμπτει δε νέας αψίδας έπων peut faire allusion non point à des « jantes de vers » (traduction Van Daele) mais aux pièces courbes des bateaux, aux bois ployés (sans doute à la chaleur) entrant dans la construction. On peut rappeler ici le passage de Théophraste dans YHistoire des Plantes où est évoquée la nécessité d'utiliser un bois encore humide afin qu'on puisse le ployer dans la construction navale : ναυπηγική δε δια την κάμψιν ένικμοτέρα άναγκαϊον (V, 7, 4). On peut évoquer aussi le vers d'Ovide, Héroïdes XVI, 111, au moment où le poète décrit la construction des vaisseaux de Paris : Fundatura citas flectuntur robora naues (P. Pomey, commentant le texte d'Ovide, Mélanges de l'Ecole française de Rome, 85, 1973, p. 495, a bien montré l'intérêt technique de ce passage : il faut l'éclairer, à coup sûr, par Théophraste, et sans doute aussi par Aristophane).

25. "Οταν περί ιατρών αίρέσεως η τη πόλει σύλλογος η περί ναυπηγών η περί αλλού τινός δημιουργικού έθνους... {Gorgias, 455 b).

Page 7: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

258 F. SALVIAT

désigner les architectes des trières (άρχοτέκτονες έπί τας ναυς) 2β. Le rapprochement des témoignages me paraît établir l'équivalence entre ναυπηγός et άρχ(τέκτων.

L'enquête sur la personnalité et le prestige des architectes de marine dans le monde grec n'a pas été conduite avec système ; elle risque de ne pas être aussi décevante qu'on le pense. Rappelons d'abord qu'Homère nous a laissé le nom d'un ancêtre légendaire : Phéréclos, fils de Tecton (le Charpentier) lui-même fils d'Armon (Y Ajusteur), constructeur, pour Paris Alexandre, de la flotte troyenne 27. Nous avons conservé grâce à Thucydide le nom historique d'Ameinoclès de Corinthe, qui, vers 700 av. J.-C, fabriqua pour les Samiens quatre vaisseaux de guerre, les chantiers de Corinthe étant alors les premiers en Grèce à en construire28. Surtout, on note que dans les inscriptions navales attiques 29 après le nom de la trière est très souvent indiqué le nom de celui qui l'a construite (nom au génitif + έ'ργον). Ces personnages, dont le nom accompagne et précise l'identité du vaisseau, ce sont les « architectes » dont la désignation est faite par le peuple selon Aristote ; et le titre même d'architecte apparaît dans les inscriptions, lorsqu'il s'agit d'indiquer le responsable des réparations de tel ou tel navire. Nous connaissons donc, en relative abondance, les noms des « architectes des trières » à Athènes au ive siècle. On peut renvoyer encore à un fragment de Ménandre où est cité le constructeur d'un vaisseau ayant échappé à un naufrage, Kalliclès de Calymnos 30; et l'on connaît bien aussi le texte d'Athénée où est racontée la construction du vaisseau monumental de Hiéron — avec un responsable, Archias de Corinthe, et Moschion, l'auteur d'un traité décrivant le navire 81. C. Torr a rappelé encore le cas d'un architecte naval d'Egypte, au nom grec, à qui le roi avait élevé une statue pour ses mérites professionnels éclatants : il construisait des vaisseaux géants, qui faisaient l'orgueil de la marine ptolémaïque : τριακονταήρεις, είκοσήρεις 32. La documentation en ce domaine restera sans doute assez restreinte ; mais cette revue rapide est déjà assez significative pour nous permettre de confirmer la valeur des témoignages de Platon et de Plaute quant à la compétence et à l'image sociale eminente de l'architecte de marine.

II. — Les avatars d'un terme technique : έντερόνε&α, τορνεέα, εντορνεεα,

1. On rencontre dans Γ Histoire des Plantes, de Théophraste, au livre V, dans un chapitre qui traite des diverses essences employées dans la construction des bateaux, un terme de nomenclature navale, concernant à la fois les vaisseaux de guerre et ceux de commerce, qui n'a pas reçu d'explication satisfaisante : ή τορνεία. Voici le passage où il apparaît : Ή δε τορνεία τοΐς μεν πλοίοις γίνεται συκαμίνου μελίας πτελέας πλατάνου' γλισχρότητα γαρ εχειν δει και ίσχύν χεορίστη δε ή της πλατάνου* ταχύ γαρ σήπεταί. Ταίς δε τροήρεσιν ενιοι καΐ πίτυΐνας ποιοΰσον δια το έλαφρόν (V, 7, 3).

26. Aristote, Constitution d'Athènes, 46. 27. Iliade V, 59-60. 28. Thucydide, I, 19. 29. Sur les inscriptions attiques du IVe siècle concernant les trières, voir J.S. Morrison - R.T. Williams,

Greek Oared Ships, 900-322 B.C., Cambridge, 1968, et M. Guarducci, Epigrafia greca II, Rome, 1969, p. 211 à 221.

30. Athénée XI, 48. Il y a là sans doute une intention plaisante, qui nous échappe; mais le témoignage subsiste : il existait des ateliers, des marques célèbres, des constructeurs connus.

31. Athénée V, 40. 32. C. Torr, Ancient Ships, p. 9, note 22. Torr estime que « the term architect was often applied to naval

architecte »; et il cite, avec Aristote, Const. A th. 46, Diodore IV, 41.

Page 8: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

SOURCES LITTÉRAIRES ET CONSTRUCTION NAVALE ANTIQUE 259

« La torneici des bateaux est faite de mûrier, de frêne, d'orme, de platane : car elle doit avoir de la ténacité et de la robustesse ; la plus mauvaise est de platane : elle pourrit vite. Pour les trières, certains font cette partie en pin d'Alep à cause de sa légèreté ».

La traduction de Vhapax τορνεία par Wimmer : tornatile opus est décevante 33. Hort, qui soupçonne une corruption du texte, n'a pas de solution meilleure : "The work of bentwood for vessels" 34. On attendrait plutôt, note-t-il justement, le nom d'« une partie du navire ». Mais, même en procédant par élimination, il est difficile d'arriver à une hypothèse utile.

2. C. Torr, qui n'aboutit à rien de plus convaincant dans l'interprétation de ce passage ("the τορνεία would be the timber eut to shape by carpenters") a cependant le mérite de suggérer le rapprochement entre la τορνεία de Théophraste et le mot έντερόνεια que l'on rencontre dans les Cavaliers d'Aristophane, au vers 1185 35. Parmi les cadeaux qu'offre à Démos le charcutier, au nom d'Athènes, il y a des tripes, έντερα ; d'où un jeu de mots : Démos :

Και τί τούτοις χρήσομαι τοις έντέροις ;

Le Charcutier : 'Επίτηδες αΰτ'έ'πεμψέ σοι

εις τας τριήρεις έντερόνειας ή θεός . επισκοπεί γαρ περιφανώς το ναυτικόν.

« A quoi bon ces tripes ? — C'est tout exprès, pour les trières, comme έντερόνεια que la déesse te les a envoyées ; c'est qu'elle a grand souci de la marine ».

Aucune explication efficace n'est fournie du terme έντερόνεια. On y voit ordinairement une création d'Aristophane, appelée par le mot έγκοίλια, qui désigne normalement et les entrailles au sens anatomique et les parties internes des navires, les couples. C'est ainsi que comprennent A. Car- tault 36, J. Taillardat 37, et en définitive C. Torr lui-même 38. Les gloses antiques (scholiaste, Suidas, Pollux), orientent toutes vers cette solution 39.

3. Une lettre conservée sur papyrus, datée de 250 av. J.-C, nous apprend que le roi d'Egypte a ordonné la coupe de bois — acacia, tamaris, saule — pour Γέντορνεία de navires de guerre (προς την έντορνείαν των μακρών νεών κόψαι ξύλα)40. On a rapproché le terme d'un autre passage où il se rencontre, chez Héron d'Alexandrie 41, mais dans un autre champ sémantique, désignant un bord surélevé, pour en déduire avec vraisemblance qu'il s'agissait du parapet des navires. L. Casson a accepté cette explication 42.

Il est manifeste qu'il faut rapprocher les textes de Théophraste (1) et d'Aristophane (2) de celui du papyrus (3). Parapet, bastingage, plat-bord, les bois indiqués par Théophraste, choisis pour résister à la rupture, conviennent, et il faut sûrement corriger dans l'Histoire des Plantes ή δε τορνεία en ή δ'έντορνεία. ϋ'έντορνεία à έντερόνεια l'équivoque imagée d'Aristophane peut être aussi plus justement appréciée dans sa fantaisie loufoque, faisant surgir, au bastingage des vaisseaux

33. F. Wimmer, Theophrasti Eresii opera, quae super sunt, omnia (éd. Didot, Paris, 1866), p. 94. 34. A. Hort, Theophrastus, lnquiry into Plants (Loeb Classical Library, 1916) I, p. 457. 35. C. Torr, Ancient Ships, p. 32, note 82. 36. La trière athénienne, p. 38-39. 37. Les images d'Aristophane, p. 369-370. 38. Ancient Ships, p. 39, note 95. 39. Références chez Cartault, loc. cit. 40. Sammelbuch, 9215; Chronique d'Egypte 24 (1949), p. 289-290. 41. Belopoiea, 97, 5 : έντορνεία désignerait là un bord surélevé. 42. Ships and Seamanship..., p. 89 et note 59.

Page 9: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

260 F. SALVIAT

de la flotte, des guirlandes de tripes. Un terme technique rare, certes : mais il est attesté, en fait, en trois rencontres, de la fin du Ve siècle au milieu du 111e siècle av. J.-C., et l'on voit qu'il s'appliquait aussi bien aux bateaux de commerce qu'aux trières 4S.

III. — Renforts de l'avant et protections de la coque chez Théophraste : το στερέωμ,α πρόβα), το χέλυσμκχ

Dans V Histoire des Plantes de Théophraste, 5, 7, 3, un passage qui suit immédiatement celui qui vient d'être évoqué plus haut et qui traite de certaines parties de la trière et des matériaux que l'on doit utiliser pour les réaliser, est ainsi établi dans les éditions qui font actuellement autorité 44 : το δε στερέωμα προς φ το χέλυσμα, και τας έπωτίδας, μελιάς και συκάμινου και πτελέας· ισχυρά γαρ δεί ταυτ'είναι .

La traduction de Wimmer est une simple transposition en latin : "Firmamentum autem, cui adhaeret testudo, et auriculas..." 45. Traduction Hort : "The cutwater, to which the sheating is attached, and thè catheads are made of manna-ash, mulberry and elm; for thèse parts must be strong" 4e.

Ce texte est accepté par C. Torr 47, et par tous ceux qui ont traité des bateaux antiques, jusqu'à L. Casson, qui traduit ainsi : "The cutwater, to which the falsekeel is attached, and the outrigger cheeks, are made of manna-ash..." 48.

La plupart des érudits, quand ils ne manifestent pas tout simplement un embarras suspensif, ont considéré que στερέωμα est l'équivalent de στείρα, l'étrave 49 : c'est le sens donné par le lexique de Liddell-Scott-Jones, s.v. Le dictionnaire de Bailly n'indique qu'une direction vague : carène. Quant au χέλυσμα, il est évident qu'il s'agit d'une « carapace » ; la traduction : « fausse-quille » est pourtant généralement retenue. Mais on voit mal comment cette pièce se rattache au στερέωμα et pourquoi elle apparaît de manière aussi incidente dans le texte de Théophraste.

La solution est simple. La leçon προς φ résulte dans le texte de YHistoire des Plantes d'une correction de Scaliger, reproduite par Wimmer. Les manuscrits et l'édition aldine indiquaient simplement πρόσω, suivi d'une ponctuation. Il est manifeste qu'il faut conserver ce texte sans l'amender, et écrire :

το δε στερέωμα πρόσω, το χέλυσμα, καί τας έπωτίδας... . c'est-à-dire : « le renfort antérieur, la carapace, les oreillettes, seront en frêne, mûrier ou orme : car ils doivent être robustes ».

L'adverbe πρόσω ne saurait surprendre : on le retrouve par exemple chez Lucien pour indiquer l'avant du navire : ες το πρόσω 50. Si on le rétablit ici, les mots ont leur sens le plus simple, et le

43. C. Torr, Ancient Ships, p. 32, note 82, rapproche encore de Γέντερόνεια d'Aristophane et de la τορνεία de Théophraste les interamenta nauium de Tite-Live, 28, 45. Il est possible qu'il y ait en effet lieu de le faire.

44. Ce sont les éditions F. Wimmer (Didot) et A. Hort (Loeb Classica! Library) auxquelles il est fait référence plus haut.

45. Wimmer, p. 99. 46. Hort, p. 457, 47. C. Torr, Ancient Ships, p. 32, note 82. 48. L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 86, note 45. 49. Hort : « apparently the fore part of the keel = στείρα ». L. Casson estime que le mot qui désigne

l'étrave est στείρα dans le grec homérique et στερέωμα « in later Greek (Theophrastus) » (Ships and Seamanship..., p. 221).

50. Lucien, Le Navire, 5 : ή πρώρα ΰπερβέβηκεν ες το πρόσω άπομηκυνομένη.

Page 10: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

SOURCES LITTÉRAIRES ET CONSTRUCTION NAVALE ANTIQUE 261

χέλυσμα peut être considéré comme indépendant, et sur le même plan que le στερέωμα et les έπωτίδες, ce qui est le bon sens même.

On identifie bien les έπωτίδες, dont le nom fait image, en double saillie latérale à l'avant de la trière 51. Qu'est donc le στερέωμα πρόσω ? Il faut en effet abandonner les hypothèses anciennes. Ce n'est pas sans doute une pièce unique, mais un ensemble : les pièces de bois massives, horizontales ou obliques, qui supportent Yembolon, ou, au-dessus, constituent le προεμβόλων 52. On a là effectivement un « renfort » vital de la trière, et le charpentier utilisera des bois particulièrement tenaces, parce qu'il est particulièrement exposé — mais ce n'est pas l'étrave même.

Quant au χέλυσμα, il en est déjà question dans le même chapitre de Y Histoire des Plantes, à propos des vaisseaux de commerce cette fois. Théophraste vient d'indiquer que la quille, τρόπις, qui pour les trières est de chêne parce qu'on doit les tirer à terre, pour les όλκάδες est faite de pin ; il note alors, concernant toujours les όλκάδες : υποτιθέασι δ'ετι και δρικνην έπαν νεωλκώσιν ταΐς δ'ελάττοσιν οξυίνην και δλως έκ τούτου το χέλυσμα (V, 7, 3). « On place encore sous la quille une autre (quille) de chêne lorsqu'on les tire à terre, et pour les plus petits une (autre quille) de hêtre ; et dans tous les cas le chelysma est fait de ce bois ». Des traductions tendancieuses ont été données, avec un contresens sur δλως, en particulier chez L. Casson 53; il me paraît inutile de s'y attarder. Voici simplement, réduites à un tableau, les indications fournies par Théophraste sur les divers matériaux à employer, selon le type de bateau et selon la partie du bateau concernée.

Type de bateau

(όλκάς) 1 non tiré à terre

normal 2 tiré à terre ou

grand petit

Trière

a) Quille (τρόπις)

pin dans tous

les cas

chêne

b) [Fausse quille]

chêne

hêtre

-

c) χέλυσμα

hêtre dans tous

les cas

frêne, mûrier, orme

On voit bien ici la nécessité d'une distinction entre le χέλυσμα (c) et ce que nous appelons fausse-quille (b) et que Théophraste ne désigne pas par un terme particulier : pour les bateaux de commerce de taille assez grande et que l'on tire à terre, la « fausse-quille » est en effet de chêne, tandis que le χέλυσμα est en bois de hêtre. Et si le χέλυσμα se rencontre sur tous les types de bateaux, la « fausse-quille » n'est pas indiquée pour la trière — qui a déjà une quille résistante, en chêne — non plus que pour les bateaux de commerce qu'on ne tire pas à terre — ils n'en ont dès lors nul besoin.

51. Voir A. Cartault, La trière athénienne, p. 66-69. Sur l'image, voir Taillardat, Les images d'Aristophane..., p. 369.

52. Sur l'avant de la trière, voir Cartault, La trière athénienne, p. 64 sqq. (en particulier p. 64-79, sur le support α'εμβολον et le προεμβόλιον). L'étude des navires de Marsala apportera des lumières utiles sur ce point (cf. H. Frost, dans La navigation dans l'antiquité, Dossiers de l'archéologie, n° 29, juillet-août 1978, p. 54-55).

53. L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 213, note 51: «false keels are totally of beech ». « Totally » pour δλως est inacceptable.

Page 11: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

262 F. SALVIAT

Le χέλυσμα est différent par conséquent du renfort axial doublant éventuellement la quille. On doit en être bien convaincu. Et il ne faut pas, comme on l'a fait 54, préférer au texte de VHistoire des Plantes bien compris — et on y parvient en le lisant avec un peu d'attention — les définitions de Pollux I, 80, το 8'υπο την τρόπιν τελευταοον προσηλούμενον, του μη τρίβεσθαι την τρόπιν, χέλυσμα καλείται, et d'Hésychius : το προσηλουμενον τη τρόπει ξυλον. Ces définitions, manifestement erronées, procèdent d'une interprétation de Théophraste hâtive et confuse, qu'il n'y a aucune raison de perpétuer.

Au total, il s'agit sans doute, pour le χέλυσμα, comme pour le στερέωμα πρόσω, non d'une pièce unique, mais d'un ensemble protégeant assez largement la coque : et je proposerai de l'identifier à l'ensemble des préceintes qui constituent l'essentiel des renforts externes du bordé 55. On expliquera ainsi que le χέλυσμα de la trière soit mentionné par Théophraste entre le στερέωμα antérieur et les « oreillettes », et qu'il soit fait des mêmes bois.

Dans ces conditions encore, Γάντιχέλυσμα qui apparaît chez Hesychius (άντιχέλυσμα* μέρος της μακράς νεώς) ne serait pas en rapport avec la quille, comme l'a pensé Cartault, mais pourrait être une préceinte intérieure, ou des pièces intérieures en correspondance avec les préceintes et servant à améliorer leur fixation.

Appendice: Les δρύοχο& et la construction sur pieux

Cet article était à l'impression lorsque j'ai eu connaissance de l'étude de L. Basch, Eléments d'architecture navale dans les lettres grecques, dans Y Antiquité Classique 47 (1978), p. 5 à 36. L. Basch revient sur le texte du Soldat fanfaron, vers 915 sqq., pour soutenir, contre J. Rougé et P. Pomey, que l'on ne dressait pas dans l'antiquité, l'empirisme régnant, de plan véritable de la carène. A l'appui de cette opinion, il cite et commente le texte des Lois 803 ab, mettant en concurrence les traductions de Bury, Robin, Diès, et aussi celles de V. Cousin et du contre-amiral Serre. Cette analyse sera dans le détail utile, même si la thèse présentée — l'absence de plans — ne peut être considérée, tant s'en faut, comme hors de discussion.

L. Basch n'a cependant pas rapproché, comme il convient à mon sens de le faire, le texte de Platon et celui de Plaute : percevoir leurs rapports est nécessaire à une bonne interprétation du second. Quant au passage des Lois en lui-même, il ne bénéficie pas dans l'étude de L. Basch d'une explication claire : il y aurait en effet « deux solutions possibles » (p. 21) et même, en définitive, trois (p. 21-22), et « tant que le sens précis de τροταδεία n'aura pas été déterminé avec précision, le sens précis de l'opération décrite par Platon restera incertain ». Je ne partage pas ces hésitations.

Dans l'article Τροπίδια de YEtymologicum Magnum, que j'ai cité ci-dessus, L. Basch (p. 14) traduit en effet τα εις τρόπιν νεώς ευΟετοϋντα ξύλα par « les pièces de bois ajustées pour constituer la quille du navire ». Et il souligne que cette définition est « contradictoire » avec celle qui suit : και ό τόπος, έφ'ού τίθεται ή τρόπις: « le lieu où l'on place la quille (c'est-à-dire le chantier) ». Je traduis au contraire τα είς τρόπιν νεώς εύθετουντα ξύλα par « les bois disposés pour recevoir une quille de navire ». La définition qui suit n'est donc pas contradictoire; elle est plus large, métonymique.

54. Voir C. Torr, Ancient Ships, p. 31, note 81, et L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 221, avec la référence à Pollux; et déjà Cartault, La trière athénienne, p. 31.

55. Sur les préceintes, ζωστήρες, voir Cartault, La trière athénienne, p. 53 sq.; C. Torr, Ancient Ships, p. 41; L. Casson, Ships and Seamanship..., p. 86 et 223.

56. La trière athénienne, p. 31-32.

Page 12: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

SOURCES LITTÉRAIRES ET CONSTRUCTION NAVALE ANTIQUE 263

Cette manière de comprendre était déjà celle de Cartault (La trière athénienne, p. 29 et note 2) pour qui « le mot τροπίδια désigne les pièces de bois destinées à recevoir la quille, et qui ajoutait : « c'est bien dans ce sens qu'il faut prendre εύθετουντα. Cf. Diod. Sic, 5, 12 : λομένας ταίς μακραίς ναυσίν εΰθετοΰντας ». Il n'y a en fait, si l'on prend la glose lexicographique dans sa totalité, aucune place pour l'ambiguïté ou le doute. Et le sens est également très clair chez Platon.

Ce point étant réglé, on retiendra avec d'autant plus d'intérêt, dans l'article de L. Basch, le commentaire accordé au « chantier » et à son importance (p. 14 et 15). Il sera surtout utile de citer, après lui (p. 15), un passage du texte de l'amiral Serre (Les marines de guerre de l'Antiquité et du Moyen- Age I, Paris, 1885, p. 206), rappelant, selon le maître Francesco Bressan, la manière d'entamer la construction d'une galère, au xvr siècle, à Venise.

« Tu commenceras par planter, l'un à poupe, l'autre à proue, deux pieux... distants l'un de l'autre de 20 pas 1/2; tu les enfonceras de 3 pieds dans le sol. Entre ces deux pieux, tu en planteras, à intervalles égaux et successivement, 12 autres; tu les battras bien pour que la solidité de la galère que tu dois construire dessus soit assurée.

Du premier pieu de proue au dernier de poupe, tu tendras une trezuola (cordeau frotté de sanguine comme ceux dont se servent les charpentiers) et en le tenant bien raide tu le pinceras en son milieu de haut en bas, de manière qu'il laisse sa trace sur la tête de tous les pieux; alors tu les uniras de poupe à proue par une longuerine clouée à deux pieds de terre.

Tu prendras ensuite une règle bien droite assez longue pour embrasser au moins trois pieux et, commençant par la proue, tu feras suivre, en marquant tous les pieux, un nivellement jusqu'à la poupe... » (Suivent des indications sur la manière de définir la courbure de la quille).

L. Basch a bien senti que ce type de construction pouvait correspondre d'une certaine façon à celui qu'évoque (dans sa première hypothèse explicative — en fait, nous l'avons vu, la seule acceptable) le passage des Lois 803 ab, où sont mentionnés les τροπιδεία. Mais on peut progresser, de cette intuition à la preuve : la « construction sur pieux » a en effet des antécédents exacts dans l'antiquité.

J'ai attiré plus haut l'attention sur les δρύοχοι. Ce sont bien — et L. Basch le reconnaît justement, après Cartault, après Vars, après Casson, des « chantiers » : ce fait n'aurait jamais dû être contesté, en dépit d'une confusion qui se manifeste chez Procope, Bell. Goth. 4, 22, 12; il ne devrait plus l'être en tout cas. Les δρύοχοο ne seront pas pour autant considérés comme l'équivalent exact des τροπιδεία; Platon utilise distinctement, on le voit bien, l'un et l'autre terme. La différence est dans l'extension : l'acception de τροπιδεόα est plus large, incluant les δρύοχοι. Il m'apparaît en effet maintenant que l'on peut éclairer de manière très directe, par les prescriptions de Francesco Bressan, les deux témoignages les plus explicites concernant les δρύοχοι.

1°) Le texte vénitien, évoquant une construction de galère sur 14 pieux (12 + 2 extrêmes) verticaux, battus en terre, alignés, nivelés, fournit le commentaire évident des passages célèbres de l'Odyssée où les douze haches qui doivent être dressées par Télémaque pour le concours de l'arc, δρυόχους ως, « comme des druochoi ■» (Od. XIX, 574) sont plantées dans le sol et alignées au cordeau par le fils d'Ulysse :

πρώτον μεν πελέκεας στήσεν δια τάφρον όρυζας πάσι μίαν μακρήν, και επί στάΟμην ιθυνεν, άμφί δε γαίαν εναξε ...

(Od. XXI, 120-123). « Tout d'abord il dressa les haches, ayant creusé pour toutes un long fossé; il les aligna au cordeau, et ramena la terre autour des manches ». La traduction de V. Bérard : « vint tracer au cordeau et creuser un fossé » est trompeuse : Télémaque aligne les haches — non le fossé.

Page 13: article_nauti_0154-1854_1978_num_2_1_876

264 F. SALVIAT

2°) Plus clairement encore, on peut rendre compte, à partir des indications de Francesco Bressan, de la glose d'Eustathe concernant les δρύοχοι * δρυοχοι δε κυρίως πάσσαλοι έφ'ών στοιχηδον διατεθειμένων ή τρόπις ισταται των καινουργουμένων πλοίων, δια ισότητα. « Les druochoi sont surtout des pieux, alignés en rangée, sur lesquels on installe la quille des vaisseaux que l'on construit à neuf, pour le nivellement ». Le rapprochement se passe ici de commentaire ; le détail δια ισότητα est surtout remarquable : les pieux sont des supports, mais ils sont aussi des repères de niveau.

Nous voici donc en présence, et d'une manière nette, irréfutable, d'une technique — la « construction sur pieux » — qui existait déjà dans la deuxième moitié du vnie siècle av. J.-C. (époque où fut composée Y Odyssée) et qui a subsisté à travers toute l'Antiquité : les δρυοχοι se rencontrent en tout cas encore au Ve siècle (Aristophane), au IVe (Platon), au 111e (Apollonios de Rhodes) et jusqu'au 11e siècle av. J.-C. au moins (Polybe). On comprendra mieux désormais, à partir de là, ce que les Anciens entendaient lorsqu'ils évoquaient la « fondation de la quille » d'un bateau.

Pour finir, je noterai la rencontre entre les propositions de L. Basch et les remarques qui sont faites plus haut, note 24, sur les vers des Thesmophories 52 et 53, concernant le travail du poète Agathon, où apparaissent, faisant image, les δρύοχοι. Je serai pourtant plus réservé sur une interprétation technique très précise des vers suivants.