Anthropologie Du Fair-play

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Anthropologie du fair‐play. Aux fondements de l’éthique sportive. Pierre‐Laurent Boulanger Abstract / Résumé What can sports tell me about me? What can sports tell us about man? Making the best of applied ethics works about the notion of fair play (sportsmanship), this study lays the question in these terms: what are the anthropological conceptions that can be inferred from the fair play ethics? The issue at stake is on one hand to instruct a part of the egological question of self-trial through sports, and on the other hand to try to take sports out of a certain rut of applied ethics, by moving back the reflection to the question of human nature according to a decidedly non-deflationist perspective. The study explores successively four tracks (grammar and typology of fair play, genealogy of fair play, hebertist polemics against sports, hobbesian anthropology of conflict) to conclude by identifying four truths that can be delivered about oneself during sports trial, on the condition of engaging oneself (non-delegability): freedom, perfectibility, animality, sociability. Qu’est‐ce que le sport peut m’apprendre sur moi ? Qu’est‐ce que le sport a à nous dire sur l’homme ? Tirant parti des travaux d’éthique appliquée menée sur la notion de fair‐play en sport, cette étude repose la question en ces termes : quelles sont les conceptions anthropologiques inférables de l’éthique du fair‐ play ? L’enjeu est ce faisant d’une part d’instruire une partie de la question égologique de l’épreuve sportive de soi, et d’autre part de tenter d’extraire le sport d’une certaine ornière de l’éthique appliquée, en reportant la réflexion sur la question de la nature humaine selon une optique résolument non‐ déflationniste. L’étude envisage successivement quatre pistes (grammaire et typologie du fair‐play, généalogie du fair‐play, polémique hébertiste contre le sport, anthropologie hobbesienne du conflit), pour conclure en dégageant quatre vérités que peut délivrer sur soi‐même l’épreuve sportive, à condition de s’engager en première personne (indélégabilité) : liberté, perfectibilité, animalité, sociabilité. Sommaire Introduction........................................................................................................................................................................... 1 1. Le fair‐play comme norme, comme esprit, et comme indice d’une nature conflictuelle. ........... 4 2. Grammaire et typologie du fair‐play selon le degré d’intériorisation................................................. 6 3. Généalogie du fair‐play ............................................................................................................................................ 9 4. Le sport contre la gymnastique : la polémique hébertiste .................................................................... 11 5. Le sport dresse‐t‐il les hommes les uns contre les autres ? Histoire d’une trahison. ............... 13 Conclusion ........................................................................................................................................................................... 16 Bibliographie ...................................................................................................................................................................... 17 COLLOQUE JUNIOR PPSM II De l’être humain : philosophie, psychologie, sociologie morales Cap Hornu, 15‐17 décembre 2009 Organisation : Solange Chavel et Anne Le Goff

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Anthropologiedufair‐play.

Auxfondementsdel’éthiquesportive.

Pierre‐LaurentBoulanger

Abstract/Résumé What can sports tell me about me? What can sports tell us about man? Making the best of applied ethics works about the notion of fair play (sportsmanship), this study lays the question in these terms: what are the anthropological conceptions that can be inferred from the fair play ethics? The issue at stake is on one hand to instruct a part of the egological question of self-trial through sports, and on the other hand to try to take sports out of a certain rut of applied ethics, by moving back the reflection to the question of human nature according to a decidedly non-deflationist perspective. The study explores successively four tracks (grammar and typology of fair play, genealogy of fair play, hebertist polemics against sports, hobbesian anthropology of conflict) to conclude by identifying four truths that can be delivered about oneself during sports trial, on the condition of engaging oneself (non-delegability): freedom, perfectibility, animality, sociability. Qu’est‐cequelesportpeutm’apprendresurmoi?Qu’est‐cequelesportaànousdiresurl’homme?Tirantpartidestravauxd’éthiqueappliquéemenéesurlanotiondefair‐playensport,cetteétudereposelaquestionencestermes:quellessontlesconceptionsanthropologiquesinférablesdel’éthiquedufair‐play ? L’enjeu est ce faisant d’une part d’instruire une partie de la question égologique de l’épreuvesportivedesoi,etd’autrepartdetenterd’extrairelesportd’unecertaineornièredel’éthiqueappliquée,en reportant la réflexion sur la question de la nature humaine selon une optique résolument non‐déflationniste. L’étude envisage successivement quatre pistes (grammaire et typologie du fair‐play,généalogiedufair‐play,polémiquehébertistecontrelesport,anthropologiehobbesienneduconflit),pourconclureendégageantquatrevéritésquepeutdélivrersursoi‐même l’épreuvesportive,à conditiondes’engagerenpremièrepersonne(indélégabilité):liberté,perfectibilité,animalité,sociabilité.

Sommaire

Introduction...........................................................................................................................................................................11. Lefair‐playcommenorme,commeesprit,etcommeindiced’unenatureconflictuelle. ...........42. Grammaireettypologiedufair‐playselonledegréd’intériorisation.................................................63. Généalogiedufair‐play............................................................................................................................................94. Lesportcontrelagymnastique:lapolémiquehébertiste .................................................................... 115. Lesportdresse‐t‐illeshommeslesunscontrelesautres?Histoired’unetrahison. ............... 13Conclusion ........................................................................................................................................................................... 16Bibliographie...................................................................................................................................................................... 17

COLLOQUEJUNIORPPSMIIDel’êtrehumain:philosophie,psychologie,sociologiemorales

CapHornu,15‐17décembre2009Organisation:SolangeChaveletAnneLeGoff

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IntroductionJevoudraiscommencerenposantdeuxquestions.Lesporta‐t‐ilquelquechoseà

m’apprendresurmoi‐même?Autrementditquepuis‐jeapprendredemoidanslesportque je n’apprendrai ailleurs ? Seconde question : que nous enseigne le sport sur lanature humaine? Et, partant, quelles sont les conceptions anthropologiques quistructurentledébatnaissantdanscedomained’éthiqueappliquéequ’estlaphilosophiedu sport? La première question porte sur la connaissance de soi comme sujet: sujetmétaphysique,d’action,individueloucollectif.C’estlaquestionquisetrouveaucentrede mon projet doctoral, l’hypothèse de ce projet étant que l’épreuve sportive seraitd’abordépreuvedesoi1.Dans lesport,notre facultéd’agirsedonneuntyped’activitédontlastructureestbienspécifique:elleestvolontairementchoisie,ellefaitintervenirla compétition avec autrui, elle est physiquement engagée, souvent douloureuse, elledonnelieuàunbouillonnementémotionnel, laplupartdutempsgénérateurdeplaisir,et, enfin, elle réfléchit de façon stylisée les contraintes usuelles ou quotidiennes duchamppratiqueautraversdesrèglesdujeu.C’estnotammentcederniercaractèrequiintéresse mon travail, dans la mesure où il offre de quoi appuyer l’hypothèse d’uneréflexivitéinstalléedansl’agircorporellementengagé,uneréflexiviténon‐intellectuelle,procédure que l’on pourra peut‐être, sous réserves, nommer agito plutôt que “cogitopré‐réflexif”(celaresteencoreàdéterminer).

Lasecondequestionportesurunaccèsàsoi,àtitred’espèce,oud’êtrecollectif:lanaturehumaine.Cesdeuxquestionssontdistinctes,quoiqu’ellessoientarticulées:1/l’unecommel’autresupposeunestructureréflexive,unaccèsàsoi,à«unsoi»quiestuneversionpratiqueetphysiquementengagéedesoi,2/àcestadedemesrecherches,jeparsdel’hypothèsequelarésolutiondelapremièrepasseenpartieparlarésolutiondelaseconde.Pourquoi?Àcestadedemontravail,jerefusel’idéed’uneétanchéitédescompartimentsstructurantl’identitéindividuelle,influencésurcepointparmalecturedeBernardLahire2.Lescroyancessurlanaturedel’hommeinterfèrentsurlesfaçondes’appréhendersoi‐même,aupointqu’ilyalieud’éclatercettenotiondesoi(travauxdeDorothéeLegrand3)autantqued’éclater lanotiond’identitépersonnelle;demême,enretour, les conceptions que nous nous fabriquons de l’homme sont incessammentinfluencéepar lesdifférentes connaissancesde soiquenousdéveloppons. Autrementdit, lorsque jeme pose la question «qui suis‐je?» et que j’y trouve une réponse non

1 En cela, le sport renouerait avec l’ascesis des Anciens, comme l’ont bien vu Denis MOREAU et PascalTARANTOen intitulant leurouvrageActivitéphysiqueetexercicesspirituels.Essaisdephilosophiedusport,Paris,Vrin,2008.SignalonségalementlecollectifdirigéparClaireMARIN,L’épreuvedesoi(Paris,ArmandColin,2003),quiemprunteàPlotin(Énnéades I,6,9) l’exhortation liminairesuivante :«Reviensentoi‐mêmeetregarde:situnevoispasencorelabeautéentoi,faiscommelesculpteurd’unestatuequidoitdevenirbelle;ilenlèveunepartie,ilgratte,ilpolit,ilessuiejusqu’àcequ’ildégagedebelleslignesdanslemarbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour lerendrebrillant,etnecessepasdesculptertaproprestatue.»2 Bernard Lahire refuse la conception d’unicité du soi, mais il refuse également la position defragmentationdusoi(LAHIRE,Bernard[1998],L’hommepluriel.Lesressortsde l’action, I,1«L’unicitédusoi:uneillusionordinairesocialementbienfondée»,Paris,Hachette,page30).3DorothéeLegranddégagequatreformesétagéesetimbriquéesdesoi(lesoi‐organisme,lesoisensori‐moteur,lesoicognitif,lesoiréflexif),quiluipermettentdedistinguertroisformesdeparticipationdusoià la constitution de soi (l'auto‐constitution, l'inter‐constitution et l'allélo‐constitution) ainsi que troisformes d'accès à soi (en tant qu'unité sensori‐motrice, en tant que sujet cognitif, et en tant qu'objetcognitif).LEGRAND,Dorothée[2004],Lesproblèmesdelaconstitutiondesoi,Thèsenonpubliée,DirigéeparPierreLIVET,UniversitédeNice‐Provence.

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discursiveenmeconfrontantàl’épreuvesportive,ilestprobablequecettefaçonquej’aiderépondreàlaquestionestlargementpolluéepardesdonnéestrèspeuintimes,maisbienpartagéespartouthomme,etquisontliéesàlaquestiontrèsgénérale«qu’est‐cequ’unhomme?qu’est‐ceque l’humain?».Bienplus, je croisque l’acuité intellectuelleautantqu’émotionnelletrèsvivedelaquestion«quisuis‐je?»vientdufaitquec’estunequestion à double fond: nous savons confusément qu’en la posant, se pose aussi, àl’horizon,laquestiondel’humain«engénéral».4Ceciestlapremièrejustificationquejesouhaiteapporteràlaquestionphilosophique«qu’est‐cequelesportnousapprendsurlanaturehumaine».5

La seconde justification concerne un enjeu qui est d’ordre spéculatif autantqu’académique : jusqu’àaujourd’hui les rares réflexionsphilosophiquesmenées sur lesportprennentavanttoutlaformed’uneéthiqueappliquéeauxsports6.Unerevue,néeilya troisansàpeine,estainsi intituléePhilosophyandsportethics.Ormonpointdevue,c’estqu’ilconvientd’engageruneréflexiondephilosophieducorps,maissurtoutdephilosophie de l’action et de métaphysique de la subjectivité, concernant le sport. Àpartirde là, l’intérêtpourmoid’essayerdepasserde la réflexionéthiquesur le sportaux fondements anthropologiques, c’est aussi donc d’un point de vue académiquechercher à sortir le sport d’une pure réflexion d’éthique appliquée, c’est passer de laquestionéthiqueàlaquestiondelanaturedeceluiquiagit.

Latroisièmejustificationportesurl’objectifd’obtenirunemeilleuredéfinitiondecequenous appelons corps. En effet, lorsque je pose la question «qu’est‐ce que le sport a ànous apprendre sur nous‐mêmes?», on peut deviner que la réponse va impliquer lecorps, et qu’il va donc falloir indiquer quelle place nous accordons au corps dans ladéfinition que nous donnons de l’humain. Or je crois que le détour anthropologiqueétant«objectivant»,ilpermetdecourt‐circuiterlerisqued’uncertainenfermementduconcept de «corps» dans l’espace privé des vécus du sujet (problématique de ladouleur, dans les Investigations philosophiques). Dans cette étude, l’objectif est decontribuer à la (re)découverte naïve suivante: c’est par le corps que nous sommes4Schématiquement, lacorrélationde trois faitschezDescartes,quesont1/ larévolutionphilosophiqueconsistantàfaireusagedelapremièrepersonnedanslesMéditationsMétaphysiques,pouraccéderàunevérité qui n’a pourtant rien de personnelle, mais concerne notre nature humaine d’être pensant 2/ lerésultatextraordinaireatteintparDescartesparlaprocédurespéculativedesaisiedesoi,lecogito,et3/leproblèmeconsidérabledel’amputationcorporellequecerésultatnécessite,cettecorrélationmepousseàcroirequ’ilyalieudetenterd’installerlaconstructiondelasubjectivitésurleplandel’actioncorporelle–cequivoudraitdireaussipeut‐être,méthodologiquement,souslaformed’unexercicequiseraitméditatifquoiquenondiscursif, unepratique corporelle réflexive, àmêmedeproduireunagito, cequi viendraitnaturellementposerlaquestiondeslimitesdiscursivesdelaphilosophieoccidentale.C’estlesensdemonprojetderecherche,menédepuislarentrée2009àl’UPOsousladirectiondeStéphaneHaber.5Et j’adresseégalement cette remarqueàStéphaneHaber,qui, enbondirecteurde recherche,m’a fortjustementposélaquestionsuivante:«parlerdufair‐play,trèsintéressant,maisquelrapportaveclathèseencours?»cequin’avaitpasmanquédememettredansl’embarras.6 C’est le cas aux Etats‐Uniset au Royaume‐Uni. Quoique la littérature en philosophie du sport y soitbeaucoupplusabondantequ’enFrance,elleprendtrèsmajoritairementlaformed’uneéthiqueappliquée.Lestrèsrarespublicationsfrançaisessontquantàellepluséclectiques:Cailloissefaitanthropologuedujeu,Ulmannestun(excellent)historiendesdoctrinesd’éducationphysique,YvesVargasvoitnotammentdanslesportunepopularisationréussiedel’idéedeprogrèsdontontrêvélesphilosophesdesLumières,Paul Ducros tente une esthétique heideggérienne du geste, Isabelle Quéval interroge le rapport del’hommeàsaproprenaturenotammentsousl’angledudopage,DenisMoreauetPascalTarantodirigentunouvragequitâchedefaireletourdesquestionsphilosophiquessurlesport.Consulterlabibliographiepourlestitres.

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humains.Nousallonsdoncêtreamenésàredéfinircequenousappelons“homme”,cequenousappelons“corps”,etsurtoutlerôlequejouelecorpsdanslefaitd’êtrehomme.Mais ilnous faut cependantnousarmerdèsmaintenantd’unedéfinitionde travailduconcept de «corps». Le corps est un ensemble de propriétés étagées selon quatreniveaux:1/unsupportbiologique(muscles,os,nerfs,cellules,gènes),2/unensembled’activités fonctionnelles, d’aptitudes motrices et perceptives qui sont naturelles(respirer,battreducœur,courir,sauter,observerunobjet,lesaisir,etc.)3/unecapacitéde perfectionner les aptitudes naturelles du niveau deux, doublée d’une capacitéd’inventer et de contracter de nouvelles aptitudes motrices et perceptives (courirplusieurs heures, gravir des montagnes, peindre ou observer un tableau, rédiger untexte,manieruneballe,etc…)4/l’ensemblededispositionsetd’aptitudesmotricesetperceptives acquises, grâce à la capacité du niveau trois (on peut appeler ce niveauquatre “seconde nature”, ou histoire du corps), 5/ un ensemble de «pulsions», d’unenatureàlafoissomatiqueetpsychique,quiestproblématique.

J’ajoute que la définition du sport que j’adopte ici est la suivante: activitéphysique, ludique, compétitiveet institutionnelle.Chacundeces caractèresnourritundébat,quejen’aipasletempsdereproduireici,maisj’exclusdemonproposaujourd’huipar exemple : la danse et la corrida (non ludique), les échecs et la pétanque (non‐physique), les arts du cirque et le sport‐santé (non compétitif) et surtout toute lanébuleusesportive(cequientoureetn’estpas lesportenpremièrepersonne,engagéphysiquement). Je neme restreints pas à certaines disciplines,mon propos concernetouslessports.

Dans la limite de cette courte intervention, je ne pourrai apporter qu’unecontributionlimitéeàcesquestions.Mastratégie,c’estd’avoirprislacatégorieéthiquede fair‐play comme camp de base, pour “documenter“ la recherche de la nature del’homme au travers de celle du sportif. Mais qu’entendons‐nous au juste paranthropologie?Pourquoialleràreboursdecesdémarchesdéflationnistesaujourd’hui?Etquellesbonnesraisonsontpupoussercertainsauteursàl’abandondelaquestiondela nature humaine? D’un côté on le problème du champ de bataille kantien, l’accordsemble impossible sur la nature humaine car c’est une notion passablement«métaphysique» au sens critique de Schlick (on entreprend à tort de connaître[Erkennen] lecontenudeceque l’onnepeutqu’appréhender[Kennen]7),etd’unautrecôté les bénéfices spéculatifs d’une définition de la nature humaine sont ou bien trèsfaibles,ouaucontrairenégatifs, avec ledangerdemanipulationduconceptdenaturehumaine, derrière lequel chacun peut hypostasier ce qu’il souhaite (le mot “nature”commeunesortedechevaldetroieidéologique).

Cependant le risque, pour tous ceux qui refusent de faire de lamétaphysique,c’est évidemmentque ce soit «lamétaphysiquequi vous fasse». C’est l’avertissementque lance Hans Jonas lorsqu’il dit: «Descartes non lu nous détermine, que nous levoulionsounon.»8Mais ilestpossibleque lechampdebataillephilosophiquedans lecas de la notion de nature humaine soit à rapporter à une conflictualité de la naturehumaine elle‐même. L’homme verrait en lui‐même un champ de bataille, parce qu’ilserait ce champ de bataille. La structure que dévoilerait le sport, ce serait celle d’un

7Schlick,«Levécu, laconnaissance, lamétaphysique»(1926), inAntoniaSOULEZ,ManifesteducercledeVienneetautresécrits,PUF,1989,p.155‐179.8CitédansleManuelPhilosophieetmodernité,Éditionsdel’ÉcolePolytechnique,2009,page6.

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conflitinternepermanentdeforcesetdepulsions–tantauniveaudel’individuquedela communauté. Nous reviendrons sur cette idée plus loin. Quel camp choisir? Notreprésupposéaujourd’huiestanti‐déflationniste,l’idéeétantqu’ilvautmieuxréfléchiràlanature humaine, au risque de faire de la métaphysique, pour précisément éviter lechevaldetroieidéologique.Commençonsdoncànousdemandercequ’estlefair‐play.

1. Le fair‐playcommenorme, comme esprit, et comme indice d’une natureconflictuelle.

Le fair‐play désigne communément l’attitude d’un sportif ayant assez de selfcontrol pour éviter lamesquinerie durant la partie, l’arrogance dans la victoire, et lamauvaisefoioul’agressivitédansladéfaite.Àpartirdelà,lefair­playfonctionnecommeune norme, qui quoiqu’assez vague, est invoquée dans le langage pour asseoir unjugement :«cegeste,ce joueurn’estpas très fair‐play.»Maisquandnousdisonscela,que croyons‐nous qu’ilmanque à ce geste? Nous croyons qu’il luimanque l’esprit defair‐play, et par cet esprit nous entendons la disposition intérieure spécifique que lesjoueurs doivent adopter dans l’épreuve sportive, afin que celle‐ci puisse se déroulerdans de bonnes conditions. L’idée est donc que le sport, pour avoir lieu, requiert desrègles, requiert des arbitres pour en contrôler l’application, et puis requiert unetroisième chose qui permet aux règles de fonctionner, à savoir le fair­play. C’est unesorte de Constitution non écrite du sport, sans laquelle les règles instituant le jeu segripperaienttotalement.Silefair‐playn’estpasécrit,c’estqu’ilnepeutêtreécritilestlaconditiondepossibilitédesrèglesquin’estprécisémentpasunerègle.Breflefair‐playopère une sortie de l’éthique vers la naturalité des dispositions corporelles. Il vients’inscrire dans un «arrière‐plan de dispositions» (Searle9), il fait fond d’une naturehumainequ’ilfaçonneenretour.Ainsi,l’espritdefair­play,quiestenréalitéunespritdejeuautantqu’unbonesprit,estuneconditiondepossibilitédusport.Orcecinousfournitunprécieux renseignement sur cequi sepasseen l’homme: laquestion«pourquoi lefair‐play»devient:contrequellesforcesprofondesa‐t‐oneubesoindecréerunenormesicontraignante?Lefair‐playestunebarrièrecontrequoi,chezl’homme?

Observonscommentfonctionnelesport.Lesportnousplacedansunesituationde compétition, il nous met face à des adversaires. Par cette compétition il activepuissamment une pulsion d’agressivité, sous la forme du désir de gagner. Mais d’unautre côté, le sport n’est précisément pas un combat, il n’est pas une lutte àmort. Lesportmime lecombat,c’estuneactivitémimétiqueenunsensaristotélicien10ditÉlias.

9Searleformulelathèsedel’Arrière‐plan(Background)delafaçonsuivante:«Toutereprésentation,quecesoitdanslelangage,lapensée,oudansl’expérience,neparvientàreprésenterseulementsil’ondisposed’un ensemble de capacités non‐représentationnelles.» Et il ajoute quelques pages plus loin:«L’intentionnalité tend à s’élever au niveau des aptitudes d’Arrière‐plan. Ainsi par exemple, le skieurdébutantpeutavoirbesoind’uneintentiondefaireportertoutsonpoidssurleskiorientéducôtédelapente,unskieurmoyenpossèdelatechniquequiluipermetd’avoirl’intention«tourneràgauche»,etunskieur réellement expérimenté peut simplement avoir l’intention « skier sur cette pente ». Dans unecourse de ski, par exemple, les entraîneurs essaieront de créer un niveau d’intentionnalité qui estessentielpourgagner la course,mais celaprésupposeunsoubassementénormedecapacitésd’Arrière‐plan.»SEARLEJ.R.,Laredécouvertedel’esprit(1992),Paris,Gallimard,1995,pages238et262.10 ÉLIAS,Norbert [1986],Sport et civilisation, la violencemaîtrisée, pages54‐59. Laparenthèse sportive,unesorted’épochèsociale,offreaux individus lapossibilitéd’effectuerune libérationcontrôléede leursémotions.Commelepetitenfant«quesonpèrejetteenl’airetquiretombeentoutesécuritédanslesbras

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L’affrontementestréel,maisilprendplaceauseind’unsystèmeétroitdecontentiondela violence. Le sport place donc l’individu face à une sorte d’injonctionparadoxale:«battez‐vous sans violence». Et donc la révolution sportive qui a lieu,d’aprèsÉlias,auxtournantsdesXVIIIèmeetXIXèmesiècles,à lafoissurleplanpolitiqueavecleparlementarisme,etsurleplandesmœurs,aveclesport,c’estuneintériorisationdudispositifdecensuredesémotions,auprofitd’unaffrontementoùjenechercheplusà détruire physiquement mon adversaire. Le fair‐play est un lointain rappel de ceprincipe.LorsqueZidanefrappeviolemmentsonadversairedelatête,devantpeut‐être50 millions de personnes, c’est brutalement sous nos yeux une régressioncivilisationnellequialieu.Éliasanalyseraitcegestecommelehooliganisme,endisant:les barrières internes d’auto‐censure de cet individu, pour des raisons éducatives etsociales, n’étaient pas suffisamment fortes pour encaisser la pression émotionnelleconsidérabledel’épreuvesportive.Notonsqu’Éliasremarqueincidemmentque,sitousles joueurs étaient parfaitement fair‐play, cela donnerait une partie de football trèsennuyeuse,sanscréativité,avecunjeustéréotypéetrépétitif.L’espritdefairnedoitpasétoufferl’espritduplay:lebonespritdoitencadrersansécraserl’espritdejeu.Lesportestdoncconflit;maisparcequ’ilexacerbeetmetenspectaclelaconflictualitéinternedel’homme.

C’estestunterraind’affrontementritualiséetcodifié,dontleconflitstructurelsenoue, au sein même de l’individu11, autour de la polarité entre d’un côté les pulsionsprofondes,etde l’autre lanécessité socialed’observerdes règlesetdoncdecontrôlerses émotions. Le joueur est ainsi en permanence placé en position d’arbitrage ou dedosage entre l’exigence du respect des règles et le désir de gagner. Cet arbitrage est«trèscoûteuxenénergiepsychique».Maisoncomprenddèslorsquecequisepassedeplus intéressanten sportn’estpas toujours cequepeuvent filmer les caméras.Cequiintéresselesportif,c’estcequivasepasserdanssatêteetdanssoncorps. JFBalaudéobserved’ailleursque«ladémarchedupratiquantassidu l’attacheàunsportpourcequ’ilytrouveintimement,etnonpourcequ’onluiendit,oucequ’onluienmontre»,enajoutantincidemment:«lessportifsconfirmésnesontd’ailleurspasnécessairementdegrandsspectateursdesports»12.L’arènesportiveestdoncunearèneintérieure.C’estàl’intérieur de l’homme que le véritable combat a lieu, qu’une connaissance peut être

decelui‐cipeutgoûterl’excitationmimétiquedudangeretdelapeur[…],lesspectateursd’unmatchdefootball peuvent savourer l’excitation mimétique de la bataille qui se déroule sur le stade, puisqu’ilssavent qu’aucun mal ne sera fait aux joueurs ou à eux‐mêmes» (page 55). Élias examine pendant delongues pages comment la libération contrôlée des émotions s’apparente à la purification (catharsis)décriteparAristotedanslaPoétique.11C’estcetteintériorisationdesprocéduresdecensurequedécritparfaitementNorbertÉlias,dansSportetcivilisation,laviolencemaîtrisée.PourÉliasleconceptcléquipermetderendrecomptedel’apparitiondusport,pensédans sadiscontinuitéavec lesaffrontementsanciens, est celuide« libérationcontrôléedes émotions ». Ce controlled decontrolling of emotions requiert deux conditions: 1/ l’apparition et ladiffusiond’activitésdontlecaractèremimétiquepermetlerelâchementducontrôleordinairementexercésur les émotions, 2/ une intériorisation suffisamment forte et répandue des mécanismes del’autocontrainte.L’effetest lesuivant: lesémotionspeuventse libérersans toutefoisque lasociétésoitmiseendangerparunretoursauvagedelaviolence.Cephénomènedesportizationestliéau“ProcessusdeCivilisation”,compriscommedéplacementdumodedecontentiondesaffectseffectuéparundispositifintériorisédecensure,etnonplus(ouplusseulement)paruneautoritéextérieurequicontraintl’individu.12 BALAUDE, Jean‐François, «Haute intensité. Une approche philosophique du cyclosport», inMOREAU&TARANTO,Activitéphysiqueetexercicesspirituels.Essaisdephilosophiedusport,Paris,Vrin,2009.

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atteinte 13. Faire du sport, c’est continuellement travailler à maintenir un équilibreinstableentrelerespectdelarègleetledésird’atteindrel’objectif–sachantqu’ilpeutyavoir trois types de règle: 1/ la règle de fair‐play et de bienséance, 2/ la règleinstitutionnelle, qui régit la discipline sportive, dont l’observance est contrôlée par lafigure de l’arbitre (distinction: Jan Boxill et John Searle14), ou bien 3/ la règleautoprescrite, qui est de nature stratégique, et dont l’observance est assurée par lafigure de l’entraîneur (en cyclisme «éviter les erreurs de braquet en anticipant lechangementdevitesse»,encoursed’orientation«nepashurler lapositionduposteàsescoéquipiers»,encyclisme«nejamais laisserpartiruneéchappéesansyplaceruncoureurdesonéquipeoudesonclub»,enfootball«envoyerlesballonssurl’aileoùladéfenseestplusfaible»,ennautisme«barrerà30°Estencoreuneheuresaufsileventpasseau‐delàdes40nœuds»,enmarathon«mainteniruneallureà105%de laVMAsurlesdeuxdernierskilomètresd’unmarathon»,etc.)

Sans cette troisième sorte de règle, que la philosophe Jan Boxill nementionnepas, on ne peut comprendre la main du footballeur Thierry Henry par exemple. Onreprocheàcedernierunmanquedefair‐play,considérantqueleseultyped’allégeanceéthique sous laquelle son action peut être comprise est celle du fair‐play. Cependant,Henrysetientsousunesecondeallégeanceéthique,cellequilelieàsonentraineur,etàses coéquipiers. Dans le cadre de cette allégeance, faire une passe à l’adversaire, oumarquer contre son camp est presque aussi grave – que de corriger une erreurd’arbitragequiavantagel’équipe.

Ainsil’existence du fair‐play nous a montré que l’homme héberge une forteconflictualitéinterne,quenousavonsanalysée,etsurlaquellenousferonsretourdansladernièrepartie.Maintenant,demandons‐noussil’onpeutconsidérertouslesactesnonfair‐playcomme identiques?Sedoper, frapper l’adversaire, faireunemainau footballrelèvent‐t‐ilsdelamêmecatégorie?

2. Grammaireettypologiedufair‐playselonledegréd’intériorisationDans cette seconde partie, on va simplement dégager des tendances de la naturehumaineenfixantdifférentsdegrésd’acceptationdufair‐playparl’agent,durefustotalà l’adhésion totale. Je signale deux autres principes de classementtypologique, que jen’ai pas le temps de traiter ici : les fair‐play selon les disciplines sportives (sportscollectifs, et parmi eux sports de contact, sports individuels, sports de combat,athlétisme), et les fair‐play selon le typed’axiologie sportivedans laquelleon se situe(sport‐spectacle, sportdemasse, sport‐santé, sport amateurouprofessionnel etc.). Laméthode que l’on va employer va consister en une analyse empirique des usageslinguistiquescourantsdelanotiondefair‐play.

Lerefusdelanormedefair­play:lefoul­play15

13Cette idéenepeutmanquerderappeler laperspectiveaugustinienne:«in teredo, inhominehabitatveritas» [«rentre en toi‐même, c’est en l’homme que réside la vérité»] SAINT AUGUSTIN : De Vera Religione, liv XXXIX.14BOXILL,Jan[2003],“Introduction:TheMoralSignificanceofSport”,inJanBoxill(dir.),Sportethics:ananthology,MaldenMA,Blackwell.15Pouruneréflexionsurcettecatégorie,voirHARDAWAY,Francine[2003],“Foulplay:SportsmetaphorsasPublicDoublespeak”,inJanBoxill(dir.)[2003],Sportethics:ananthology,MaldenMA,Blackwell.

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Letermefrançaisfair‐play,anglicismequel’Académierecommandedetraduireparjeuloyal ou franc jeu, et qui peut être à la fois nom et adjectif (premier usage en 1849,apparitiondessportsenFrance)nesetraduitpaspar fairplayenanglais,maisplutôtparsportsmanship.Onpeuttraduiresportsmanshipparsportivité;etilexisted’ailleursune médaille olympique de la sportivité, qui récompense un geste fair‐playexceptionnel16.Onpeutcompteraumoinsquatre formesdifférentsderuptureavec lanormedefair‐play,quisontautantdefaçonsnégativesdemieuxcernerlanotiondefair‐play:

1/L’antijeuestunefautequin’estpasuneinfractionaurèglement,maisquirendpourtant la partie impossible. C’est par exemple le refus de jouer, le refus de faire lacourse(commeparfoislorsduTourdeFrance).L’obstructionvolontaireestuneformed’antijeuaufootball.

2/ le gamesmanship, par opposition au sportsmanship, est l’attitude gouvernéeparleslogan«toplayforthegame,notforthesport»(jouerpourlescoreetnonpourlesport,autrement«pour lagagne»,etnonpour leplaisir).Legamesman–appelons‐le“gagneur” – ne triche pas, il utilise des moyens douteux quoique techniquementréglementaireset légaux,pourgagner17.Sachantqu’unevictoireestunobjetconstituéparunréglement,legagneurvachercheràl’obtenir«àtoutprix»quoiquesansentraveau règlement. Le geste de Zidane (09/07/2006), et le geste récent d’Henry(18/11/2009)sontdescasd’entravesaufair‐playquisontdistincts,pourtantnil’unni

16LamédailledelaSportivité,oumédaillePierre‐de‐Coubertin,estdécernéeparleComitéinternationalolympiquepourrécompenserlefair‐playd’unathlète,lorsdesJeuxolympiques.Àcejouriln’yaque14titulairesdecettemédaille,maislerythmes’accélèrepuisquehuitontétédécernéesdepuis2000.LeCIOchercheàenfairelarécompenselaplusestimablequ'unathlètepuisserecevoir,supérieureàlamédailled'or – mais sa très faible médiatisation limite considérablement ce statut. Cette politique récente de“moralisation” ou de “whitewashing“ du CIO s’illustre par exemple par l’organisation de l’exposition«Angeoudémon?Lechoixdu fair‐play»organiséeausiègedeLausanneen2006.Cettemédaillenousdonne l’occasion d’étudier un exemple historique de geste fair‐play: le premier à recevoir cettedécorationestlebobeuritalienEugenioMonti.AuxJeuxolympiquesd'hiverde1964àInnsbruck,Montiréalise lemeilleur tempsde lapremièremanchemaisapprenantque lesbobeursanglais(TonyNashetRobinDixon)avaientcasséunécroude leurengin, il leurdonne lesien.LesAnglaisremportent le titreolympique,Montiterminetroisièmeavecsoncoéquipier.LapressetransalpinecritiquealorslegestedeMontiauquelilrépond:«Nashn'apasgagnéparcequejeluiaidonnéunécrou.Ilagagnéparcequ'ilaeffectuélacourselaplusrapide.»EtMontireproduiraexactementlemêmegestedegénérositéaveclesCanadiensenbobà4.C’estd’autantplusméritoirequeMonti, lorsdeschampionnatsduMonde,aétaitsystématiquement médaillé d’or en bob à 2 pendant 7 années. Monti a donc sciemment permis à descompétiteursdeluiprendrelapremièreplacepuisquesansécrousilsauraientétédisqualifiés,etquevusonexcellentniveauilauraitprobablementgagné.Citons un second cas, celui de Vanderlei de Lima, marathonien brésilien, rendu célèbre par unemésaventurerarissimelorsdesJeuxOlympiquesd’Athènesen2004.Àmi‐parcours,ilpartenéchappée,etdevance le peloton des favoris de l’épreuve. Au 35e kilomètre, il compte encore 48 secondes sur sespoursuivants, ce qui donne une gamme de scénarios très ouverte, mais un spectateur l’agressedélibérément,leceintureetl’entraînedanslesbarrières.Aidéparunautrespectateurgrec,ilparvientàrepartirmaisilestdéconcentré,etaperduenviron20secondes.Ilestensuitedépasséparl'italienStefanoBaldinietl'américainMebrahtomKeflezighiau38ekilomètremaisarrivetoutdemêmeàconserverla3eplacesynonymedemédailledebronze.VanderleideLimaasaisileTribunalArbitralduSport(TAS),quiregrettelescirconstancesmalheureusesetluiexprimesasympathie,maisnepeutmodifierlerésultat.Onpeut considérerque leComité international olympique lui a décerné lamédaille de la sportivité à titreconsolatoire.17POTTER,Stephen[1947],TheTheoryandPracticeofGamesmanship.OrtheArtofWinningGameswithoutActuallyCheating.

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l’autre ne relèvent du gamesmanship: Henry a réellement triché sur le planréglementaire,etZidaneacommisuneinfractionà la loi(agressionphysique).Unbonexempledegamesmanshipest,enUSFootball, latechniqueappelée«icingthekicker»,consistant,pourunentraineuràdemanderuntempsmortexactementaumomentoùunjoueur adverse est sur lepointde faireunkickdécisif, pour stresser cedernier et luifaireperdresesmoyens.C’estunprocédémesquin,maisréglementaire.

3/lesensationnalisme,lavolontéd’épaterlagalerie,voird’utiliserlapressiondupublic en sa faveurpour l’emporter (cepourquoi JohnMcEnroeest resté célèbreparexemple).C’estaussicequedénonceFrancisWolff,danssaPhilosophiedelaCorrida(quin’estpasunsport)souslenomdepathos.

4/lejeupetit.Quoiqu’êtrefair‐playc’estêtrebeaujoueur,jenecroispasquel’onpuissetraduirelesubstantiffair‐playparbeaujeu.Eneffet,lebeaujeus’opposeaujeupetit,quiconsisteàgagnerdefaçonmesquine,sansgénérosité,sanspanache,sansprisederisque,nicréativité.Aurugbyparexemple,celaconsisteàpousserl’autreéquipeàlapénalité,etàgagnerunmatcheentièrementaupied.Legamesman est trèsprochedupetit joueur, mais le premier fait preuve d’une mesquinerie créative, inventant desprocédés douteux, tandis que le petit joueur est un mesquin passif. Citons commeexemplelatechniqueducatenaccio,entièrementbasésurladéfenseetlacontre‐attaquesurprise ayant lieu derrière la défense adverse. En vélo, le jeu petit, c’est pour unchampion de rester sans cesse protégé derrière ses coéquipiers, à la tête du peloton,sansjamaispartirenéchappée,sicen’estauxdernierskilomètres.

Respectdufair­play

a) Fair‐play pragmatique: la norme est acceptée par l’agent à titre provisoire,nonpoursavaleurintrinsèque,maissimplementparcequ’ellerendpossiblelatenuedelapartie.Undesproblèmeseneffet,de lanotionde fair‐play,estque l’onnepeutpasdireà la foisqu’elleestuneconditiondepossibilitéde la rencontresportive, sansquielletourneaupugilat18,etàlafoisqu’ellesupposeuneadhésiondeconvictiondelapartdes agents! Car s’il faut accepter d’être fair‐play pour faire du sport, alors les agentspeuvent trèsbien choisirde fairedu sport, tout enne choisissantpasd’être fair‐play,maisenl’acceptantcommeunecontraintepéniblequoiqu’indispensable.C’estd’ailleurslecas,empiriquement,d’ungrandnombredecompétiteurs,davantageattiréparledésirdelagagne,queleplaisirdubeaujeu.Cependant,leproblèmedufair‐playestdoncques’ildemeurestrictementpragmatique(jesuisfair‐playparcequ’il lefaut,parcequ’il lefautpourpouvoirêtreunplayer),ilauneforcecontraignanteélevée(«vousrefusezlefair‐play?alorspasdesport»)maisilperdtoutevaleurmorale.Pire,ilrisquealorsdefavoriserlatartuferie,l’hypocrisie.

b) Fair‐play rationnellégaliste : la norme est acceptée par l’agent pour desraisonsdecalculrationnel,etdesconsidérationspolitiques:onnepeutvivreensembledansunesociétéoùilyadelatriche,delatromperie,del’abus.Ilfautdoncquechacunadopte extérieurement une attitude juste. Respecter, dans son comportement, leprincipedefair‐playesttenupourundevoir.Leproblèmedecettepositionestqu’ellenielefaitquelefair‐playnesauraitêtreuncode,unappareildenormesinstituées,mais18Ilyadesexemplescélèbresdansl’histoire.Citonsparexemplela«générale»déclenchéeparl’équipede France de rugby, lors de la demi‐finale de 1991 contre l’Angleterre, en représailles au « plan anti‐blanco»orchestrésparleXVdelaRose.

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qu’ilrelèved’unesprit,commeilyaunespritdeslois.Ilexistedes«codesdefair‐play»,mais ils tombent dans la fameuse régression logique détectée par Wittgensteinconsistant à inventer d’autres règles pour apprendre à quelqu’un comment il doitrespecterlesrègles.Lefair‐playn’estjustementpasunerègle,ilestcequin’estpasunerègle,maisquirendpossiblelesuividesrègles.Ilestdoncincohérentde

c)Fair‐playrationnellégitimiste:Cequiestundevoir,cen’estpasseulementderespecter,danssoncomportement,leprincipedefair‐play,maisc’estd’yadhérerensonâmeetconsciencecommeporteurd’unevaleuréducativeetcivilisatriceprofonde.

d)Fair‐playémotionnelintime:c’estceluiquipermetauxgrandsdéfenseursdel’institutionsportive(commeJeanBorotra19)dejustifierlafameuse«beautédusport».C’estcetespritdefair‐playquifaitparexemple,applaudirsincèrementunsportifdevantuncoupbrillantjouéparsonadversaire,oudansunecourse.Lesmanifestationsdecettecatégoriede fair‐play sont fort rares: simplementparceque le sport ayant largementune dimension psychologique et spéculative (au sens de confiance en soi etméfiancevis‐à‐vis des partenaires), c’est évidemment Nous disons que le sport est beau dansdeuxcas: lorsqu’ilestbeautechniquement,physiquement,stratégiquement,etd’autrepart lorsqu’il estbeaumoralement.Dansce secondcas, le fair‐playémotionnel intimepeutdonnerlieuàuncomportementquePierreLivetappelle«surérogatoire»,c’est‐à‐direun«comportementdebonsamaritainparexcès»20.C’estd’ungestenaïfdecettenaturequelapressetransalpineaaccusélebobeurEugenioMonti,quireçutlamédailledelasportivité(voirenote16).

3. Généalogiedufair‐playDans cette seconde piste d’analyse, on va chercher à dégager l’origine des valeursmorales sédimentées dans le fair‐play, afin de resituer ces valeurs dans le contextehistorique et social qui les a rendus nécessaires (j’emploie généalogie dans son sensnietzschéen). Jem’appuiepour lesdonnéesempiriques sur l’Histoiredesdoctrinesdel’éducation physique, rédigé par Jacques Ulmann en 1965 et publié chez Vrin sous letitre De la gymnastique aux sports modernes. La question est la suivante: pourquoil’homme a‐t‐il eu besoin, à un moment donné, de mettre en place ce kit de valeursregroupés sous le terme fair‐play? Le mot sport véhicule déjà lui‐même différentessédimentationsmoralesliéesàsonhistoire:

1/LemotdesportnaîtauXIIIèmesiècleenFrance,puisesttransféréauxAnglaisau XIVème(1306): le sport désigne alors des deux côtés de la manche les différentsmoyensdepasseragréablementletemps(conversation,badinage,aussibienquediversjeux). Rabelais emploie le terme «se desporter» au sens «se distraire». Cependant,«desport»lui‐mêmevientdulatin«deportare»(emporter,transporter),quin’ajamaissignifié l’amusement.Ce sontmajoritairement lesnoblesqui s’adonnent auxdesports,puisqu’il faut jouirdutempslibrepouravoirbesoindepasse‐temps–cependantilyaunefortetraditiondejeuxphysiquespopulaires,commelasiouleoulejeudemail21.

19 «Le sport est un remarquablemoyen d’éducation.etc.. » Lemonde du 17‐18 janvier 1965, cité parUlmann,Delagymnastiqueauxsportsmodernes,page341.20LIVET,Pierre[2006],Lesnormes,Paris,Armand‐Colin,page17.21MERDRIGNAC,Bernard[2002],LesportauMoyenÂge,Rennes,PressesuniversitairesdeRennes,p.236.

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2/Lesportchangeenmêmetempsqu’évoluelanoblesseanglaise(aristocracy).On assiste à la disparition progressive de la chevalerie, et à l’émergence de la classebourgeoise(gentry),dèslesXVIIèmeetXVIIIèmesiècles.Unnouvellefigurevas’identifieraugentleman:lesportsman.C’estàcemomentquecommenceànaîtrele«fairplay»22,en tant que code de conduite. Qu’est‐ce, alors, qu’un geste fair‐play? Il consiste àaccepter sans problème de rejouer un point litigieux, voire d’accorder ce point àl’adversaire.Ilfautylireledésirtypiquementaristocratique,d’adopteruneattitudedehauteur et de contrôle sévère des émotions (le self control) et surtout de leursmanifestations sociales, appliquée à cette activité qu’est le sport, et qui présente unrisque élevé de favoriser l’emportement, la rage de vaincre, la peur de la défaite, lahonte.Lecomportement fair‐playestdoncnéparmi l’aristocratieetaétéadoptéeparelle,nonpaspoursavaleurmorale intrinsèquemaisparcequ’ilpermetde«garder laface»dansladéfaite(édulcoréeparl’indifférenceaffectée),etd’accroîtrelanoblessedela victoire (obtenue sans avoir l’air de forcer). L’adoption de l’attitude corporelle dusportsmanetdujoueurfair‐playdevientunexcellentmoyend’exhibersonrang,defairevaloirsonoriginesocialesupérieure,d’une façontrèsraffinéecarnondiscursivemaishabituelleetgestuelle 23.Le fair‐playaristocratiqueestdonc lui‐mêmeuneexpressiontrès stylisée de l’agressivité, d’arrogance sociale, très différente du catéchisme non‐violentàl’usagedesmassesverslequelilévolueraensuite.

3/ThomasArnolddevientPrincipaldelapublicschooldeRugbyen1828.Iln’alaisséaucuntexte,lettreousermon,augranddamdePierredeCoubertin,qu’Arnoldabeaucoupimpressionnéetlargementinspiré,desonpropreaveu.Onnepeutdoncpasdocumentertextuellementleprojetmoralisateurd’Arnold.Dansceprojet,lesportn’estpasunefinensoi,c’estunpurinstrumentdemoralisation.Maisc’estunmoyenoriginaletinattendu:aulieudefairerégnerordreetdisciplineenréprimantdefaçonverticalepardessupérieurs,ThomasArnoldal’idéedefaireensortequelesélèvessecontrôlenteux‐mêmes, tant individuellement que collectivement. C’est sur ce point que prendracine une notion extrêmement importante du fair play: le self government, sorte demaîtrisedesoi.Sivoussouhaitezoccuperoudistrairedesenfants,plusieurssolutionss’offrentàvous: faire jouer (celaveutdirequevousêtes l’arbitredumatchdefoot,etquevousrétribuezetsanctionnez,defaçonverticaleethiérarchique),joueravec(vousrestez présent pour contrôler les débordements, mais vous ne vous placez pas enpositionsupérieure,vouslaissezlejeusedérouler),etenfindonneràjouer(vouslancezl’idéede jeu, fournissez lematérielainsiquequelquesrèglesbasiques,puisvousvousretirez pour laisser les enfants s’organiser eux‐mêmes). C’est peu ou prou l’esprit decettedernièreoptionqu’adoptesystématiquementArnoldpourencadrerlesjeunesgensdeRugby– l’arbitre étant très souventnomméparmi les jeunesélèves, saufpourdesrencontres importantes. Le principe, parfaitement analysé par Élias dans Sport etcivilisation,estceluid’uneintériorisationdel’instancedecontrôle24.

La trouvaille géniale d’Arnold, c’est d’avoir vu toute le profit qu’il y avait à tirerd’associer le plaisir au respect de la règle. Arnold quitte la pédagogie de la sanction

22Onécriten français«fair‐play»depuis1849,etenanglais«fairplay»: ilyaurait lieuderéserver leterme français à l’éthique du comportement sportif, et le terme anglais sans trait d’union à ce code deconduitebiendéterminéquesedonnel’aristocratieanglaisedèsledébutduXVIIIèmesiècle.23 C’est évidemment sur ce point que l’analyse conduite par Bourdieu sur le sport au travers de sonconceptd’habitussontlespluspertinentes(Bourdieu,Pierre,Qu’est‐cequ’êtresportif?24ÉLIAS,Norbert[1986],Sportetcivilisation,laviolencemaîtrisée,page123.

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commecellede larécompense,puisqu’il faitensortequelesuivide larègle,danssondéroulementmême,s’accompagned’unplaisirimmédiat.Cefaisantilaréussiletourdeforcedefaireaimerlesuividelarègle,puisquelesuivid’unerègleconstitutiveestunecondition nécessaire à l’existence du jeu sportif, donc au plaisir de jouer. Le rôle quejouelefootdanslaplupartdescoursderécréation,c’estqu’ils’agitd’unjeu,inspiréparun sport, qui non seulement mobilise et canalise redoutablement efficacement lespulsionsprimairesdesenfants,quien tirentunplaisirdirect–auplusgrandbénéficedesadultesquilesencadrent–maisquisurtoutleurfaitsentirquesanslerespectdesrègles,ceplaisirestimpossible.Silesgenscommencentàfairedesmains,àfrapperlesjoueurs,alorsplusdejeupossible

Leprincipedebasedelagestiondesenfantsdansuncentredevacances,c’estdefaireunmaximumde choses sous la formedu jeu. Ce recours très puissant peutmobiliserdeux ressorts. Soit l’imagination: c’est le cas toutes les fois où vous installez l’actiondans un paradigme fictif: faire la vaisselle devient unemission spéciale, le ranger dugrenier devient une exploration historique, etc…). Soit la compétition, qui n’a pastoujoursbonnepresseauprèsdesdirecteursdecentredevacances,carellerappellelesexigencesdeperformancedel’école,delasociété,del’entreprise(cfERHENBERG,Lecultede la performance). Chronométrez un enfant pour qu’il range sa chambre, faites unecourse avec lui pour aller jusqu’à l’École, il trouvera tout de suite cela beaucoupplusintéressant.PourThomasArnold,ilfallaitinventerquelquechosequifavoriselerespectde la règle, et surtoutmieuxque cela l’amour du respectde la règle (formemaximaled’intériorisationdelarègle),clefdelavéritablemoralité.Ilexistaitdéjàdesformesdepasse‐temps plus oumoins violents, par lesquels les jeunes gens semesuraient entreeux. Arnold en codifiant et édulcorant ces jeux (réussite suprême, la codification elle‐même lui échappaenpartie, et fut assuréepar lesélèves, réunisdansuncafépour lesoccer Rugby) de façon à créer un exutoire inoffensif de l’agressivité, a contribué àl’inventiondessportscommejeuéducatif.Cependant,lemodèleéducatifdessports,quin’a pas été promu que par Arnold, va essuyer de lourdes critiques en France. On luireprochenotammentd’êtrel’aiguillonetnonlefreindel’agressivité.Nousenvisageronslacritiquequeluiadresseladoctrinehébertiste.

4. Lesportcontrelagymnastique:lapolémiquehébertisteL’arrivéedes sports est vécue commeune catastropheéducativepar les tenantsde lagymnastique, en particulier de Hébert, qui écrit un libre intitulé Le sport contrel’éducation physique, et propose contre le sport de revenir à la «méthode naturelle».Cela consiste à reproduire les procédés naturels de l’éducation du corps. Si l’on sesouvientdenotredéfinitiondu corpsàquatreétages, lebutdeHébert est finalementd’éduquer l’homme en son corps uniquement par le développement de ses aptitudesnaturelles,cellesduniveaudeux,avecundoubleprincipedelimitation:1/iln’estpasquestiond’inventerdesgestesnon‐naturels,2/iln’estpasquestiondepousserlecorpsau‐delà de la «modération», dit‐il, cette «modération» dont les jeunes gens sontdépourvus25.Cettepédagogieestinspiréedel’Émile,deRousseau,etdeson«institution

25HEBERT,Georges[1925],Lesportcontrel’éducationphysique,“Introduction”:«Onnetrouvepasinsenséderassemblerdesjeunesgensetdeleslanceràcorpsperdudanslesportoutranciersansleurassurerouleurdonnerlesmoyensderéfrénerleursélansquandilsdeviennentimmodérés.Lajeunessepossèdeeneffetd’instinct le courage,mais elle estdénuéedemodération.Elle tendà abuserde tout, et c’estpourcetteraisonqueparentsetmaîtresdoiventtantprodiguerdesconseilsdeprudence.»

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selon la nature». On utilise huit exercices naturels : la marche, la course, le saut, legrimpé,lelevé,ladéfensenaturelle, lanatation,lelancé.Lemaîtredegymnastiqueestd’uneimportancecentrale:c’estluiquiconduitl’entraînement,quiguideetcommandelesgestesàexécuter.Onestdonctrèsloindel’activitéd’autorégulationparlejeu,parle«donneràjouer»recherchéparThomasArnolddanslespublicschools.Maisc’estqueHébert reproche essentiellement au sport d’aiguiser en l’homme sonagressivité, alorsqu’Arnoldchoisitde l’utilisersousuneversionque l’onpeutappelersubliméeausensfreudien.26

Hébertrédigeunelistedesgriefsqu’iladresseausport:ildénoncelesdangersdel’émulation comme procédé pégagogique, qui pousse à l’agressivité, il met en gardecontre la monomanie, l’ultra‐spécialisation (alors que le gymnaste est complet27), lamise à l’écart des plus faibles28, le développement de gestes conventionnels plutôtqu’utilitaires,ilcritiquel’individualismedusport29alorsqu’«enéducationphysiqueonrechercheavanttoutdesrésultatscollectifs»30,etlefaitquelesportfabriquedesbêteset non des hommes(retrouvant en cela ses origines, d’après lui, puisque le sport estd’abord apparu comme courses de chevaux, ou turf 31). Pour finir, le sport est unemauvaisepréparationdeshommesà laguerre, lessportifssontspécialisés,égoïstesetfragiles,alorsquelagymnastiquepréparedeshommesdévoués,altruistes,completsetrobustes 32. Il anticipe lamondialisation du virus sportif, lorsqu’il dit «Lemal sportifn’estpasspécialàlaFrance,ilenvahitlemondeentier.»

Je vais schématiser. Vous avez huit ans, vous êtes en CE2, votre instituteurorganiseuneséancedemontéeà lacorde.Ce faisant,votre instituteurchoisit lecampd’Hébert en considérantpar son choix éducatif, que l’humanitéqu’il a pourmétierdedévelopperenvous,estd’abordunehumanitéducontrôleducorpsparlaraison,plutôtqu’unehumanitédudéveloppementducorps,voiredudéveloppementdelaraisonparlecorps.Ainsi,l’anthropologiespécifiquedufair‐play,parrapportàl’anthropologiedelagymnastique ou des courants d’éducation physique33, consiste à assumer que la

26CatherineKINTZLERdanssonblog«Lachoule»voitdanslerugby,sportréputéviolent,unesublimationréussie de la violence collective, le comparant au football où toute violence est réprimée, et y voit unindice dans le fait que les débordements violents parmi les spectateurs (hooliganisme) constituent unproblème grave au football, mais nullement au rugby. Elle compare cette sublimation de la violencecollectivebarbaredu rugby, à la sublimationdes cris ethurlements sauvagesdans l’opéra, empruntantcetteanalyseàMichelPOIZAT,L’opéraoulecridel’ange,Paris,Métailié,2001.27HEBERT,Georges[1925],Lesportcontrel’éducationphysique,chapitreIV“Lesdangersmorauxdusport”,page35:«L’éducationphysiqueviseàgénéraliserlavaleurdesaptitudesdanstouslesgenresd’exercicesutilitairesindispensables,sansexception.Lesport,aucontraire,pousseàlaspécialisation,parfoisdansunseulgenred’exercice.»28Op.cit.,page36.29Op.cit.,chapitreIV“Lesdangersmorauxdusport”,page51:«Danslesportexclusif,l’individualismeestexaltéparl’idéed’arriverlepremieroud’êtreleplusfort».30HEBERT,Georges[1925],Lesportcontrel’éducationphysique,chapitreIV“Lesdangersmorauxdusport”,page54.31Op. cit., page 56: «On dirait que le sport tel qu’il est devenu sent ses origines. […] Les courses dechevauxsont leprototypedusportdéviédubut initialetenmêmetempsdévoyévers lespectacleet lejeu.»32Op.cit.,page5733 Encore aujourd’hui, le titre des enseignants du secondaire porte héritage de cette polémique quis’exprimachezHébertentreéducationphysiqueetsport,puisquel’ÉducationNationaleformeetemploiedes Professeurs d’Éducation physique et sportive. L’éducation physique est donc quelque chose dedifférentequoiqu’éventuellementcomplémentaire,del’éducationsportiveoudusport.

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corporéitésoitunterraindedéveloppementde l’humainayanten lui‐mêmesaproprevaleur,etnonpascommeunlieud’entraînementdelavolonté.Ainsi,quoiquedel’aveud’ungrandnombredesportifs(notammentceuxqueJean‐FrançoisBalaudéappelleles«sportifsdehaute intensité»)onpuissedireque«le sportest chosementale» (pourparaphraser Léonard de Vinci), la spécificité du type d’anthropologie que véhiculel’éthique des sports (par opposition à la gymnastique hébertiste ou au Turnenallemand),estqu’elleprétenddévelopperlecorpspourdévelopperl’humain,etnonpasdévelopperlecorpspourmusclerl’âme,ouexercerlavolonté.CettepositionestcelledeSigmundLoland,danssonouvragecentralFairplayinsports[Jetraduis]:

Ce livre voudrait examiner le sport comme un terrain possible de l’épanouissement de l’homme. Plus précisément, il suggère une ré-articulation de l’idéal classique des compétitions sportives, l’idéal de fair play, et prétend que la réalisation de cet idéal peut rendre de telles compétitions justifiable moralement voire importante sur le plan de l’existence humaine.

Onpeut adresser trois critiques àHébert, deux internes, l’autre externe: 1/LaHébertest fluctuantsur l’objetdesacritique: lesportengénéraloubien«uneformedévoyée», «le sport tel qu’il est conçu et pratiqué actuellement»34. 2/ Avec sonobsessiondel’ordredelanature,ilsepourraitqueHébertsoitfinalementunhommedel’AntiquitéégaréauXXèmesiècle35,relevantdecequeIsabelleQuévalappellelalogiquede l’accomplissement, indexé sur un cosmos aristotélicien, par opposition au culte dudépassement de soi, dans le sport contemporain. Or il ne peut pas appliquer cescatégories à un phénomène spécifiquement moderne, qui lui échappe, qu’il souhaitecontenirsanssuccès,ettombedoncdanslacontradiction.Eneffet,d’uncôtéilprétendavoirrecoursàuneméthode«naturelle»;etd’unautrecôtéilaconstammentbesoindeforcercettenature,sibesoindansladouleur.3/Lagymnastiqueestuneactivitépénibleet sérieuse, mais elle est surtout hétéronome, et elle est de fait rarement prisée desenfants,tandisqu’ilsjouentspontanémentaufootball,oùilsapprennentenautonomielagestiondesrègles.Lemodèled’Hébertaeuun immensesuccès…sous lerégimedeVichy, retour de l’ordremoral, et on en trouve encore des traces importantes sous laIVèmeetVèmeRépublique.Cependant,nous retiendronsde la critiquedeHébertunequestion, centrale pour notre propos: le sport aiguise‐t‐il les penchants agressifs del’homme?Lesportéduque‐t‐iloubienentretient‐ilunenaturehumainebelliqueuse?

5. Le sport dresse‐t‐il les hommes les uns contre les autres?Histoired’unetrahison.

C’est la questionde savoir si le sport excite ou inhibe ladéfiancede tous contre tousdontparleHobbes (Léviathan 4)?Élias répondà cettequestion. Il y a clairementuneanthropologiedusportifetduspectateurdesportàchercherchezÉlias.LadifférencefondamentalequisépareBrohmdeÉlias,c’estqueBrohmregardedevantluioudanssatête,alorsqueÉliasregardederrièrelui.Ilyaeneffetdeuxoptiques,soitl’onconsidèreque le sport est un moyen trouvé par le processus de civilisation pour juguler laviolence, soit au contraire on considère que le sport est une résurgence et un foyerencore non éteint de la violence qui caractérisait les barbares que nous avons touscommeaïeux.Lamiseenplaced’uneéthiquedufair‐playdanslesportexprime‐t‐ellele34Op.cit.,page33.35Ilseréclamed’ailleursexplicitementdugrecPhilostrate,dontilvantetoutel’actualité,danssonconstatdedécadencedelaraceengénéraletdesathlètesenparticulier(Op.cit.,page30).

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triomphe en l’homme de l’être de culture sur l’être animal, ou au contraire le sportconstitue‐t‐il une zone où l’être de culture régresse à un stade animal? / Lorsque jeregarde une match de boxe, que vois‐je? Est‐ce que je vois le sang, la douleur,l’éclatementd’unfoieoud’uneoreille,lescorpsmeurtris?Est‐cequejevoisdeuxbêtesquiselivrentuncombatmortel?Oubienest‐cequejevoisaucontrairelesport“boxe”,c’est‐à‐dire un sport à juges, comme le patinage ou la gymnastique, gagné non pasd’abordparko,maisautitred’unevictoireauxpoints(écritavecun“t”etnonun“g”),sanctionnantuneséried’“assauts”36?/Lorsquejevoisunstadeentiervibrerlorsd’unbut,dansunecommunionémotionnellesurpuissanteetocéanique,quevois‐je?Est‐ceque je vois les jeuxdu cirque, condamnéspar Sénèque 37, est‐ce que je vois le chœurtragique, lui‐même ancêtre des cortèges de Dionysos d’après Nietzsche, est‐ce que jevoisuneversionlégaleetdégénéréedelacruautésacrificielledesfoules?Oubienest‐cequejevoisaucontrairel’assomptioncollectivedusentimentcivilisateurdephilia,assezmanifestelorsdesscènesdeliessepopulairequedéclenchelavictoired’unenationdansdesmatchesdecoupedumonde?

À partir de là, ce qu’il est intéressant d’analyser dans le sport, c’est l’histoired’unetrahison.Histoired’unetrahisonquin’estpasunehistoire,précisément,maisquiestplutôtunetragédie,ausensoùtoutestdéjàprésentdèsledépartpourquetoutsepassemal. Le sport est essentiellement [enun sens fort de l’adverbe essentiellement]voué à sementir à lui‐même: il naît comme jeu, comme loisir libre, avec l’invocationd’un ethos idéal aristocratique, parce que précisément il expose au risque permanentdescomportementsréelstrèspeuaristocratiques.

Une des données fondamentales du jeu est la dimension de faire‐semblant(mimicry),expliqueCaillois38.C’estlamimèsisdéjàévoquédeNorbertÉlias.Lorsquejetapequelqu’un,1/j’aiunepulsionagressive,2/j’accomplismapulsionagressive,3/simoncoupest suffisamment fort, etqu’il atteint sa cible, ilproduit l’effetescompté: jeprovoqueladouleurdel’autre.Lorsquejefaissemblantdetaperquelqu’un,latroisièmeétapesautec’est‐à‐direquel’onfaitvolontairementensortequelecoupn’atteignepassacible.Maislesdeuxcomposantesprécédentesdemeurentprésentes:j’aiunepulsionagressive, je mets cette pulsion à exécution. Ainsi la faire semblant permet unesatisfactionémotionnelle intacte, sansdommagecauséà l’autre–etdonc,dupointdevuedel’individuquifaitsemblant,sansrisquedereprésailles.

Cependant,l’exécutiondelapulsionagressiveauneffetderenforcement.Ilpeutcontribueràrendrecettepulsionplusforte,etplusvivace.Plusonamal,plusoncrie,plus on attise sa propre douleur, etc. Ou bien: plus on est joyeux de voir son équipegagner, plus on hurle, plus on attise cette joie, dopée par les cris des autres. Ainsi, le«faire‐semblant» est unmoyen commode d’attiser et d’aiguiser les émotions jusqu’àl’incandescence,sanstoutefoisdonner lieuàtoutes lesconséquencespeusouhaitablesdonts’accompagneengénéral l’assouvissementréel (représailles,punitions,guerredetouscontretous,etc..).

36Pouruneanalysede ladistinctionessentielleenboxe françaiseentre“assaut”et “combat”,voirnotremémoiredeMaster2:L’épreuvedesoidanslesport,Merleau­Ponty,Searle,Bourdieu,dirigéparJ.Benoist,Panthéon‐Sorbonne,2008,pages19‐20.37SENEQUE,Lettres,7et95.38Lesquatreschèmesquistructurecetinvariantanthropologiquequ’estlejeusontlessuivants:ilinx(levertige),alêa(lehasard),mimicry(lefairesemblant),agôn(lecombat).CAILLOIS,Desjeuxetdeshommes.

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Pour autant, le mécanisme du faire‐semblant peut s’avérer extrêmementdangereux. En effet si le faire‐semblant occasionne un échauffement émotionnel, ilfaudra en conséquence une augmentation proportionnelle de l’autocontrôle desémotions.Plushauteest l’émotion,plushauteest leplaisir,maisplushautaussiest lerisque que les barrières psychologiques internes du sujet soient débordées. Or lesémotionscollectivessontextrêmementfortesparlemécanismedécrit:1/renforcementinterne, 2/ de la foule. À quoi s’ajoute un troisième facteur aggravant. En effet étantdonnéquelapulsionagressive,danslefaire‐semblant,n’estpasdirectementlimitéparlesreprésaillesoulesréactionsdesacible,commec’estlecasdansl’assouvissementréeldelapulsion,lerisqueestplusgrandquel’échauffementémotionnelatteigneundegrétrès élevé, qui donnera lieu à des conséquences tragiques, si les barrières del’autocontrôleinternecèdent.C’estprécisémenticiqu’intervientl’éthiquedufair‐play:pour forger des mécanismes d’autocontrôle suffisamment robustes pour résister auxcoups pulsionnels que déclenche toute activité sportive. Ainsi l’homme vient enpermanence s’exposer dans le sport à ses démons internes et jouer au passage sacohésionetson identité–d’individuoudecommunauté–c’est la thèsede«l’épreuvesportivedesoi».

Cela nous amène à une position sur une question très importante: le sportcontient dès son origine tous les ingrédients pour provoquer une décadence vers lesport‐spectacle, lesportprofessionnel, lesportnocif, lesportbusiness, lesportopiumdupeupleetaliénationdesmasses,ledopage,etc.Eneffetlesportesttravaillépardescontraires,commel’atrèsbienanalyséRobertDamien,danslecasdurugby:«lerugby,écrit‐il, requiert l’alliance des contraires» 39. Mais cela n’a rien d’un accident deparcours. Ce n’est pas une sorte d’imperfection, ou de défaut survenu après coup.Lorsque jedis «le sport est travaillépardes contraires», jeneveuxpasdireque cescontraires sont historiques; ces contraires relèvent de la structure profonde duphénomènesportif.

Et c’est sur cepointque le sport estprofondémentun jeu40. L’hommevient s’yexposer,dansl’arène,àsespassionsindividuellesetcollectiveslesplusviolentes.Maiscequirehausse lavaleurdecegeste,c’estqu’ilestdélibéré,accompligratuitement.Lesportestunesortedegigantesquelaboratoireéthiqueàcielouvert–avecdesdangersbienréels41.Celaveutdirequecequel’onappelle«lesdérivesdusport»nesontenriendes dérives, et je suis sur ce point parfaitement d’accord avec la théorie critique quedéveloppeJean‐MarieBrohmdepuisplusieursdécennies.Cettecritiquereposesurl’idéecentrale que les phénomènes appelés “dérives” (dopage, violences, hooliganismes,manipulationetaliénationdesmasses,etc.)n’ensontpas,maisrelèventdel’essencedusport.Jesuisentièrementd’accordavecBrohmsurcepoint,etc’estcequimesépared’àpeuprèstouslesthéoriciensoptimistesounaïfsdusport.Maintenant,mapositionestquecesdérivessontundesdeuxpossibles,unedesdeuxissuesdusport,commeilyatoujours deux issues dans un jeu. Quelle nature humaine est‐ce que ces remarques

39R.Damien, «Deuxou trois chosesque je sais àproposdu rugby», inD.MOREAUetP.TARANTO (dir.),Activitéphysiqueetexercicesspirituels.Essaisdephilosophiedusport(2008).40“Profondémentunjeu”,puisqu’ilmetenbranlelesressortspulsionnelsetconflictuelsquistructurentlanaturehumaine.41 Pensons par exemple au drame duHeysel, survenu le 29mai 1985 à Bruxelles, dû au hooliganisme(MatchLiverpool‐Juventus).Suiteàdesrixesetdesmouvementsdefoules,desgrillesdeséparationetunmurets'effondrèrentsouslapressionetlepoidsdesupporters,faisant39mortsetplusde600blessés.

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dessinent?Lesportexacerbenosconflitsinternes,illesextériorise,maisenfinaussiillesexorcise. Il y a donc possibilité du gain, du progrès. En effet tout se passe comme sil’individu – de même que la communauté entière – tirait un gain, un bénéfice en seconfrontantentoute liberté,de façon ludiqueetgratuite,auproprecombatdes forcesinternes(pulsionnelleschez l’individu,politiqueetsocialedans lacommunauté)qui letiraillentetlestructurent.

ConclusionJe crois que l’on peut conclure en disant qu’il n’y a de fair‐play que pour un êtreassociantquatrecaractères:unêtrepulsionnel, libre,susceptibledeprogrès,etvivanten société. Ainsi, pour venir indexer la question anthropologique sur la question del’épreuvesportivedesoi,quiétaitmonpointdedépart,onaboutitàquatredécouvertespersonnellescorrespondantes.

• «Je suis libre», je peux commander àmon corps de faire ce qu’il semble pourtantrefuser de faire par la douleur et l’inertie, je peux l’engager dans une activité fortpéniblesansaucunintérêtvitalcommelesport,etmesoumettreàlarèglequejemesuisprescrite,quecetterèglesoitconstitutive,defair‐play,oustratégique.[Empruntàl’anthropologiekantienne?]

• «Jesuisperfectible42»,jepeuxchanger,etilm’incombedefavoriseretd’orientercechangement: je peux modifier profondément, quoiqu’au prix d’un effort lourd,certainsaspectsdéterminésdemonêtrephysiqueetmoral,selonuneformequejechoisis souverainement. Je peux donc acquérir une seconde nature; mais sansexercice, lasecondenaturesedéliteetdisparaît;cequiveutdireque jenesuisceque je suis que tant que j’agis, que je m’exerce, et que je transforme mon état.43L’homme, individu et espèce, est un êtrequi a unehistoire s’il prend en charge saperfectibilité.[Empruntàl’anthropologierousseauisteetaristotélicienne?]

• «Je suis un animal corporel », exposé à douleur, la blessure et la mort, et sièged’émotions et de pulsions primaires – j’ai en moi deux forces extrêmementpuissantes et profondes, une pulsion de plaisir qui s’exprime dans le jeu, et unepulsiond’agressionetdedominationquis’exprimedanslacompétition–,etencelaje sens ma communauté profonde avec la nature qui m’environne. [Emprunt àl’anthropologiedeNorbertÉlias?].

• «Je vis au sein d’une communauté de partenaires et de rivaux», je veux gagner, lesautresaussi,lesdeuxsontimpossibles,parconséquentj’adresseundéfipermanentàmessemblables,sansdéfiancesur leurvolontédemedétruirephysiquement,avecune confiance relative et vigilante en l’esprit de fair­play,mais avec uneméfiancepermanente vis‐à‐vis de leurs intentions stratégiques régulières; ce faisant je memesureàmesadversaires:etdonci)j’apprendsàconnaîtreautrui,quienretourii)

42 Rousseau définit la perfectibilité comme la «faculté qui, à l’aide des circonstances développesuccessivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce, que dans l’individu, au lieuqu’unanimalest,auboutdequelquesmois,cequ’ilseratoutesavie,etsonespèce,auboutdemilleans,cequ’elleétait lapremièreannéedecesmilleans.»ROUSSEAU,Discours sur l’inégalité, Ièrepartie,OC III,Paris,Gallimard,ÉditionsdelaPléïade,1959,page142.43 Emprunt au vocabulaire d’Aristote dansDe la génération et de la corruption, I, 4, Traduction Tricot,Paris,Vrin.

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permet etmédiatise un accès àmoi‐même [Emprunt à l’anthropologie de HobbesrevueparNorbertÉlias?]

Cesréponsessonttrèsbanales,ellesvousdéçoiventsansdoute–tantquel’onn’ajoutepas deux précisions essentielles, avant de clore le propos: l’une portant sur laconflictualité, l’autre sur l’indélégabilité. Premier point: il convient de remarquer eneffet que ces quatre qualités sont gouvernées par une structure commune, celle de laconflictualité,ausensoùleurmodederéalisationprendlaformedialectiqued’unconflit.Onsedemandesouvent:lesportest‐ilquelquechosededouloureuxoud’agréable?Enréalité,si lesportgénèrededouleuretdestruction,c’est lorsde laphased’oppositionfrontale des deux premiers moments; et si le sport génère plaisir, satisfaction etconfiance en soi, c’est lors du fameux «dépassement de soi», lorsqu’une issue esttrouvée dans l’augmentation des aptitudes. Cette conflictualité anthropologique, querévèleetexacerbelesport,estdoncsansdouteaussidestructricequeconstructrice.Secondpoint:cequifaitlavaleurdecesréponsesn’estpasleurcontenuspéculatif,cesréponses sont pauvres tant que l’on demeure «dans l’élément pensée», comme ditHegel.L’originalitédecesréponses,c’est leurmoded’accès,dedonationou faudrait‐ildire de conquête. Ce mode s’appelle l’épreuve sportive, au premier sens du dispositifinstitutionnalisédemesureobjectivedelaperformance,etausecondsensd’uneformed’accès proprioceptif au vécu subjectif, au contenu des qualia. Or l’épreuve sportiverelève de cette catégorie pratique qu’est l’indélégabilité (vous ne pouvez demander àquelqu’undefairedusportpourvous,cen’estpasdélégable,vousdevezlefairevous‐mêmeenpremièrepersonne44)et lanotionde fair‐playelle‐mêmesupposeune formed’engagementenpremièrepersonneàsuivre la règle.Le fair‐playdésigneeneffetcetengagement, aussi ferme qu’un contrat, de résister aux tentations de triche, decombattresondésirdevaincreàtoutprix,etderésisteràsapulsiond’agressivité.Fairedu sport estdoncuneaction indélégable àdeux titres: auplanphysique (épreuvedesoi)commeauplanmoral(fair‐play).Àpartirdelà,vouscomprenezquejenepeuxfairepourvousl’épreuvedecesquatrevérités(«jesuislibre,perfectible,animal,etsocial»),ilmanqueratoujoursl’essentielsijevousprésentecelacommeunrésultatdepensée.Ilconvientdoncsimplementdesetaireetdefairedusport.

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44Estindélégabletouteactionquidoitêtreréaliséenpremièrepersonne,autrementditquiperdtoutsonsenstoutes les foisoù l’onessaiede la faire faireparquelqu’un. Jesuisentraindemeneruneréflexionpourmathèsesurlagrammairedesactionsindélégables.J’aitrouvéchezKierkegaardl’idéequel’épreuved’existern’estpasdélégable.Puisjemesuisaperçuenrédigeantcetarticlequeletermed’indélégabilité,quoiqu’il ne soit pasmentionnés dans les différents dictionnaires, existait déjà sous un sens juridiqueprécis: il signifie peu ou prou la non‐transferabilité d’une compétence ou d’une responsabilité d’unepersonnephysiqueoumoraleàuneautre.

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