André Leroi-Gourhan

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EHESS Interprétation esthétique et religieuse des figures et symboles dans la préhistoire Author(s): André Leroi-Gourhan Source: Archives de sciences sociales des religions, 21e Année, No. 42 (Jul. - Dec., 1976), pp. 5- 15 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30126397 Accessed: 20/09/2010 14:32 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ehess. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org

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EHESS

Interprétation esthétique et religieuse des figures et symboles dans la préhistoireAuthor(s): André Leroi-GourhanSource: Archives de sciences sociales des religions, 21e Année, No. 42 (Jul. - Dec., 1976), pp. 5-15Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30126397Accessed: 20/09/2010 14:32

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Arch. Sc. soc. des Rel., 42, 1976, 5 - 15. Andre LEROI- GOURHAN

INTERPRETATION ESTH]TIQUE ET RELIGIEUSE

DES FIGURES ET SYMBOLES DANS LA PR]EHISTOIRE (*)

The object of this study is European cave art (extending roughly from the 30th to the 9th millenary B.C.). Avoiding a hasty assimilation with phenomena observed in contemporary nonliterate societies, the A. proposes an interpretation centred on the classification of the figures as masculine/feminine in connection with the themes of the hunt and death. In consequence, a revision of the classic hypotheses concerning Paleolithic art (totemism, magic of the hunt and fertility, mythology, metaphysics) becomes necessary.

In conclusion, Paleolithic art gives evidence of the existence of a complex metaphysical system. Even if we are unable to define its contents, the study of this primitive art shows that the thought of Upper Paleolithic man was just as rich and flexible as that observed in present-day societies.

Le vecteur de la pens6e technique de I'homme pr6historique est, pour nous, ce qui a surv~cu de son outillage. Le vecteur de ce qui, dans sa pens6e, pouvait d6passer les simples preoccupations de la survie mat6rielle est essentiellement ce qui a surv~cu de son art. La notion d'homme pr6historique est toutefois une notion relative, car beaucoup d'ethnies am6ricaines ou oc~aniennes sont sorties de la << pr6-histoire > au xvwI" ou au d6but du xLxe sibcle. Les t6moins artistiques eux-m~mes sont de nature varibe : art sur bois, sur 6corce, sur cuirs et peaux, sur vannerie, sur matibres osseuses ou sur pierre : de ces t6moins, suivant les circonstances, la totalit6 a disparu ou il en a surv6cu une fraction, g~n~ralement l'art sur pierre. Les ceuvres sur pierre (gravies, sculpt~es ou peintes) se partagent entre les oeuvres mobilibres et les oeuvres pari~tales ou rupestres. Les oeuvres mobilibres sont susceptibles, par le biais de la s6dimentologie et de la stratigraphie, de fournir des informa- tions chronologiques pr6cises, alors que les oeuvres pari6tales sont, par le

(*) Expos6 pr~sent6 devant 1'Association francaise de Sociologie religieuse, le 18 novembre 1975.

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fait qu'elles ont conserv6 les rapports de situation que leur a donn6s I'ex~cutant, aptes & une recherche sur les mobiles de leur disposition spatiale, mais elles sont de datation parfois d61icate et subjective.

On connait maintenant des arts pari6taux dans toutes les parties du monde, les uns rbcents, les autres - comme certaines parois d'abris d'Australie ou d'Afrique du Sud - pouvant remonter au-del& de 20.000 ans. Pour son antiquit6 comme pour les innombrables travaux qu'il a suscitbs depuis maintenant un sidcle, l'objet de cet expos6 sera I'art pari6tal europ6en, art qui s'est d~velopp6 des environs de 30.000 avant notre Are jusque vers 8.000, pour c6der progressivement le pas aux formes nouvelles des soci~t6s agricoles et m6tallurgiques.

*

Dans 1'6tat actuel des connaissances, l'art pal6olithique europ6en (mobilier et pari6tal) parait s'$tre 6tendu sur un trbs vaste territoire, puisqu'il est attest6 dans l'Oural et la vall6e du Don comme dans les iles Britanniques, en Espagne, en Sicile. Il est loin d'avoir occup6 cons- tamment toutes les r6gions de cet immense quadrilatbre et jusqu'& present le domaine franco-espagnol est celui oii l'on peut assurer une continuit6 rbelle, des documents les plus anciens jusqu'aux plus r6cents. Il est loin aussi d'avoir pr6sent6 une totale uniformit6 dans la technique et dans le style; ind6pendamment de son 6volution chronologique, il existe des < bcoles a : Charente-Poitou, P6rigord, Lot, Pyr6nbes frangaises et espagnoles, Cantabres, Espagne du Sud, bassin du Rh6ne, Italie du Sud.

C'est done pour une dur~e d'une vingtaine de mille ans, sur un trbs large domaine gbographique europ6en et avec une grande homog6neit6 technique que l'art pal6olithique apparait. Homog~n~it6 technique ne signifle pas, d'ailleurs, uniformit6 des proc~d6s et des styles; l'art pal6o- lithique est l'ensemble figuratif qui a eu la plus longue histoire et l'6tude de son 6volution dans le temps est le fondement mime de toute recherche sur le d6veloppement de la pens6e de ses auteurs.

La recherche du sens de l'art palbolithique a pendant longtemps 6t6 abord6e de l'ext6rieur, par comparaison avec les peuples primitifs vivants, lorsque ce n'est pas par simple et vague induction personnelle; de sorte que la pr~histoire se trouve encore & l'heure actuelle encombr~e de theories sur la magie, les cultes de f~condit6, le tot6misme ou le chamanisme pal~olithiques, th6ories qui contiennent sans doute une part de v~rit6, emprunt6e aux Australiens, aux Esquimaux ou aux Lapons, mais qui n'ont, en fait, jamais 6t6 objectivement d6montr~es. C'est pourquoi, depuis plusieurs annres, parall6lement aux travaux de Mie Laming-Emperaire, je me suis attach6 & faire l'inventaire des oeuvres mobilibres et pari6tales, & les dater, & grouper autour d'elles tout le contexte archbologique possible et & mettre les quelques milliers de figures qu'on connait en 6tat de parler par le secours de la statistique, seul langage qu'on puisse restituer & I'homme pr~historique sans entrer dans le champ de l'imagination. Ce n'est done pas la pens6e de l'homme palbolithique que je pense exhumer, mais comme pour tout ce que nous

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FIGURES ET SYMBOLES

savons de lui, les fragments d'un squelette sur lequel chacun peut rester libre de draper ses hypotheses.

Les sujets trait6s dans l'art pari6tal, sur toute son 6tendue (de la grotte Kapova dans l'Oural aux grottes franco-espagnoles) appar- tiennent & deux cat6gories : l'une constitute par des repr6sentations d'animaux (dont la liste est d'ailleurs trbs loin de comprendre toute la faune courante des diff6rentes r6gions), l'autre cat6gorie couvrant des figures humaines (rares) et des symboles g6nitaux pratiquement, dans tous les sites, & divers stades de g6om6trisation ou d'assimilation symbolique.

Dans la premiere cat~gorie, le cheval est de loin la figure la plus courante : voici d'ailleurs les fr~quences relatives des diff6rents animaux (par thbmes, c'est-&-dire par pr6sence du sujet sans consid6ration du nombre d'individus).

Sur environ 2.000 sujets : A : cheval 35 %

B : bison (18 %) + aurochs (6 %) 24 %

C : cerf 6,7 % biche 6,4 % 13,1% bouquetin 6,4 % renne 3,5 % mammouth 2,4 %

D: ours 2,4 % fblin 2,3 % rhinoc6ros 0,7 %

Les sujets de la seconde cat6gorie r6pondent aux fr6quences sui- vantes :

F : fig. feminine 0,6 % S1: signe mince 4,7 % H : fig. masculine 4 % S': signe plein 10 %

S8: 3* signe

Ces fr6quences ne valent que pour l'art pari6tal, car celles de l'art mobilier sont assez sensiblement diff6rentes, tout en conservant la m~me liste de sujets. On remarque en particulier dans l'art mobilier la beaucoup plus grande fr~quence des figures f6minines (statuettes ou gravures sur plaquettes), ainsi que l'abondance du renne, rare dans l'art pari6tal. Les chiffres qui viennent d'etre donn6s n6cessiteraient aussi une correc- tion chronologique (les listes varient dans quelques d6tails au cours du temps), et 6galement une correction g~ographique; la fr~quence 6lev6e des cerfs dans l'art espagnol, ou celle des mammouths dans plusieurs grottes de la r6gion des Eyzies, par exemple, montrent 1'6tendue des variations possibles. Pourtant, l'homog~n~it6 des r6sultats globaux permet de se demander si les espices figurbes ont toujours correspondu & un inventaire parietal de la faune ext6rieure ou si les animaux figures ne constituaient pas un r6pertoire de symboles, susceptible, le cas 6ch6ant, d'omettre de figurer des animaux pourtant presents dans le tableau de chasse des Pal6olithiques. L'exemple de Lascaux, ofi les os

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de renne 6taient abondants dans la couche arch6ologique et ne figurent dans aucune des parties de la grotte (sinon dans une gravure d'un cervid6 peut-dtre plus proche du cerf que du renne), est assez frappant. L'abb6 Breuil, il y a de longues ann6es, avait fait sur la grotte de Niaux la mime constatation. Sur 10.000 ans (dur6e minimale de l'art des parois), de l'Oural & l'Atlantique, dominent num6riquement le cheval et le bison, suivis de loin par les cerfs, les biches et les bouquetins, de plus loin encore par les rennes, les mammouths, les ours, les f61ins et les rhino- c6ros. Les figures humaines, dans leur ensemble, reprbsentent pros de 20 % du total des th~mes. Ce qui est remarquable, c'est que les repr6- sentations masculines sont beaucoup plus abondantes que les figures f6minines (4 % et 0,6 %), alors que les signes de la cat6gorie < pleine > (10 %) dominent par rapport aux signes s minces a (4,7 %).

Le problime 6tait de savoir si ces divers 6l16ments r6pondaient g un scheme symbolique organis6 ou 6taient simplement le r6sultat d'opera- tions magico-6conomiques, pour les animaux comme pour les figures anthropomorphes et les signes. Partant du principe que les figures pari~tales ont conserv6 intactes leurs dispositions respectives, j'ai pens6 qu'une statistique topographique devait conduire B montrer soit qu'il n'existait aucun lien organique entre les figures, soit qu'elles entrete- naient entre elles des rapports que la r6p6tition pouvait mettre en 6vidence, mime si les lois de la composition artistique palbolithique ne r6pondaient absolument pas aux nbtres.

Une premiere op6ration de d6nombrement des situations topogra- phiques des espices figurbes aboutit & d6gager que l'assemblage le plus courant est celui du cheval et du bison, ce dernier 6tant, dans plusieurs cas, remplac6 par I'aurochs (& Lascaux, par exemple). Pour les signes, la situation la plus ordinaire est l'assemblage de signes pleins et de signes minces. Cette premiere approche permet de proposer le module suivant :

A - cheval, B - bison

S' - signe mince, S2 - signe plein

restant . d6finir les rapports entre les deux series de symboles. Topo- graphiquement leurs situations sont ou de juxtaposition (presence dans un mime panneau), ou de rassemblement dans un diverticule ou dans un panneau & l'6cart. La statistique topographique conduit & un autre rbsultat. Les autres esp~ces animales n'occupent pas des positions ind6- terminbes : le groupe C (cerf, bouquetin, mammouth) constitue un 616lment tris constant de l'assemblage, soit qu'une des espices soit seule figur6e, soit que deux d'entre elles y figurent. Mais la situation des animaux du groupe C est toujours marginale, qu'ils se trouvent en marge du groupe principal ou qu'ils soient dans les surfaces qui encadrent, & plus ou moins grande distance, l'assemblage cheval-bovin6. On peut alors completer le module de la manibre suivante :

C C A-B C

cerf ou bouquetin ou mammouth (C) - cheval-bovinb (A-B)

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Fig. 1. Niaux (Aribge). Cheval en noir, animal du groupe A. Remarquer, en arribre de l'6paule,

le trace bifide d'une blessure (assimilhe aux signes pleins S2).

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Fig. 2. Font-de-Gaume (Dordogne). Le bison, animal le plus frequent avec le cheval, r~pond au groupe B.

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a

b

C d

Fig. 3 - Pech-Merle (Lot). a) Moiti6 gauche de la grande composition noire. Les animaux sont le cheval (groupe A)le bison ou l'aurochs, (groupe B), le mammouth (groupe C). Trois des animaux sont marquis de signes. - b) aurochs portant une double ligne de tirets, doublhe i son extr~mit6 caudale (signe mince du groupe S1). - c) aurochs de proportions plus fines que le precident, probablement une vache, l'animal porte plusieurs blessures (assimilhes au signe S2). - d) entre les deux figures pric6dentes, on voit un mammouth (animal du groupe C) portant des s6ries de taches rouges

alignmies (signe du groupe S3).

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B

S3

A

SI

Fig. 4. - Pindal (Asturies). Panneau sur lequel sont figuries une tate et une encolure de cheval (groupe A), une courbe cervico-dorsale de bison (groupe B). Le bison porte une < blessure (groupe S2). Au-dessous des deux animaux, une file de signes claviformes (silhouettes f6minines trbs simplifides, groupe S2). A gauche de 1'ensemble, les reliefs sont couverts de ponctuations rouges (S3). L'animal du groupe C (une biche), non visible, se trouve h quelques

d6cimi~tres h gauche des ponctuations.

(Cliches Andre LEROI-GOURHAN).

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FIGURES ET SYMBOLES

Les animaux du groupe D sont l'ours, le fl61in et le rhinoc6ros, animaux dangereux : l'ours n'a pas de pr6dilection topographique trbs claire, mais le f6lin et le rhinoc6ros se localisent presque constamment dans le dernier groupe de figures ou sur les marges extremes des panneaux. On peut compl6ter le module :

A-B C A-B C C A-B C (+ D)

r6p6tition : C A-B C A-B C A-B CD

Le seul assemblage & 8tre imp6rativement constant est celui du cheval et du bovin6, constant au point de ne jamais faire d6faut, meme dans les sites oii un troisibme animal de la s6rie C est numbriquement prepond6rant (Rouffignac), mime lorsque l'acteur principal est du groupe D (Lascaux, Puits et panneau des f61ins). La constance de cet assemblage binaire doit correspondre & une structure proprement m6ta- physique et certainement pas & un bilan alimentaire. A quoi correspond cette structure dans le d6tail de 10.000 ans et d'un demi-continent ? I1 n'est raisonnablement possible que de constater l'existence du contenant symbolique, il serait aventureux d'en imaginer le secret en d6tail.

Cette symbolique 6l6mentaire peut se compliquer de diff6rentes manibres :

1) Il est pratiquement constant qu'un troisi~me animal, g6n6ra- lement le bouquetin, parfois le cerf ou le mammouth, soit adjoint & la paire fondamentale. Un quatribme ou un cinquibme animal peuvent s'ajouter et l'on parvient & des ensembles, comme les panneaux des Trois-Frdres, oii les bisons et les chevaux forment une nappe bord~e par les bouquetins, les cerfs, les rhinoceros et les hommes.

2) Au symbolisme global des animaux r6partis en deux s6ries s'ajoute, dans les cavernes & compositions r6p6t6es et groupant assez d'individus pour permettre une observation valable, des variations de proportions curieuses. A Lascaux, par exemple, les compositions de chacune des parties de la grotte sont constitu6es : 10 par un groupe comportant un ou plusieurs taureaux, quelques vaches, quelques chevaux et des signes minces, et 20 par un groupe comportant une ou plusieurs grandes vaches accompagnbes de signes coupl6s et de nombreux chevaux. Dans le grand plafond peint de Rouffignac, on constate aussi que les figures se constituent en groupes avec une grande figure et de petites compl~mentaires, avec l'accent numbrique mis tant6t sur les bisons, tantit sur les chevaux, les mammouths ou les bouquetins.

3) Un dispositif du mime ordre concerne les bisons et les boeufs. Dans presque toutes les cavernes ofi le bison est l'objet de plusieurs compositions, il existe, & l'6cart, un groupe dont le boeuf est l'animal central (Niaux, Le Gabillou, Les Combarelles, Ebbou); l'inverse se produit dans les grottes ofi le boeuf est l'animal principal (Lascaux, La Pasiega).

Le rble des signes et des figures feminines et masculines dont ils sont d~riv~s est encore obscur. Les signes sont coupl6s dans la grande majorit6 des cas : couplage Si - S2 ou S' - caverne. Dans un certain

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nombre de cas, les signes sont associ6s aux animaux des panneaux centraux, dans d'autres cas, ils sont group6s dans un proche diverticule (Niaux, Castillo, Cougnac).

SENS DES ENSEMBLES FIGURATIFS

Il est difficile d'improviser une explication de ce scheme statistique. Il faut bien se representer que nous sommes exactement dans la situation d'un habitant d'une autre plan~te, qui aurait $ retrouver le contenu de la m~taphysique et de la morale chr6tiennes g partir d'une analyse de la situation des oeuvres d'art dans soixante-dix 6glises r6parties B travers 1'Europe. Sa premiere conviction serait qu'il existe dans les images un ordre topographique assez uniforme, avec des variantes parfois contra- dictoires et que cet ordre est sous-tendu par un symbolisme religieux coh6rent, mettant en cause, avec une fr6quence statistique 6crasante, un homme torture et une femme aur6ol6e qui peut rev~tir diff6rents costumes. Autour de ce couple central graviteraient des personnages masculins et f6minins, aurbol6s eux aussi, d'&ge et de costumes diff6rents, occupant une position lat6rale par rapport aux personnages principaux. Des agneaux, des lions, des aigles, des taureaux, des ines interviendraient avec une moindre fr~quence, parfois groupbs en scenes au sens compl6- tement obscur. Pourrait-il aller plus loin dans ses tentatives de compr6- hension : quelle chance aurait-il d'atteindre, mime de manibre extra- mement vague, la notion d'Eucharistie, de Trinit6, mime de charit6 au milieu de ces sujets de caractbre souvent violent ? Par rapport aux Palbolithiques, notre position n'est pas meilleure que la sienne et avant d'aborder la seconde partie de cet expose, je souhaite qu'on soit bien persuade que j'en suis trbs conscient et que je n'entretiens pas d'illusions sur la solidit6 des interpr6tations possibles.

DE LA CERTITUDE A LA PROBABILIT.

Un certain nombre de faits atteignent la certitude, ce sont : 1 : la presence de symboles sexuels de caractbre masculin et

f6minin, concrets ou abstraits; 20 :la pr6sence d'ensembles compos6s dont la statistique topo-

graphique rend compte de manibre indiscutable; 30 : l'absence totale, pour les animaux comme pour les figures

humaines, de secnes d'accouplement et mime l'importance statistique de figures priv6es des caractbres sexuels primaires;

40 : la presence 6ventuelle d'animaux bless6s, de couples d'animaux.

Du groupement des figures ressortent des faits du second degr6, assures dans leur mat6rialit6 et dont l'interpr~tation s'offre sans inter- vention thborique:

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FIGURES ET SYMBOLES

10 : couplage des symboles A et B et Si et 82 dans les panneaux centraux;

20 : assemblage des animaux relevant de chacune des deux saries C et D aux symboles pr6cedents, conjointement avec eux ou dans leur voisinage;

30 : intervention des mains au pochoir ou des blessures aux lieux et places des symboles f6minins dont elles constituent des substituts;

40 : presence de signes masculins dans toutes les parties des grottes pouvant 6voquer un symbolisme f6minin (passages 6troits, niches, culs de sac).

DE LA PROBABILITe A L'HYPOTHESE

A partir des faits mat6riellement 6tablis on peut encore faire quel- ques pas dans une brume qui s'6paissit trbs vite.

Un premier theme g~n6ral se d6gage qui est un thbme de f6condit6, au sens le plus vague. En effet, le couplage des signes et celui des ani- maux laissent entrevoir un syst~me domin6 par l'alternance ou la compl6mentarit6 de deux fractions sexuelles oppos6es.

Le second theme est un thbme de mort, celui des blessures. C'est un thbme 6troitement li6 au premier, puisque les blessures remplacent des signes sexuels, et il laisse entrevoir un lien entre mort et fbconditb, entre chasse et acte sexuel.

On ne peut gubre avancer plus loin dans l'6tat actuel des connais- sances et il nous reste & confronter les faits g diff6rentes hypotheses classiques sur l'art palbolithique.

Le totlmisme

On ne voit pas comment les faits pourraient soutenir I'hypothbse d'un tot~misme dans les acceptions courantes et d'ailleurs vagues du terme. La nature de la figure principale peut varier (bison, boeuf, mam- mouth, biche, renne), mais elle se ramine statistiquement au bison, plus exactement au couple bison-cheval. Il serait possible de supposer que le couple bison-cheval r~pond aux deux moities tot6miques d'un dispositif endogamique. 11 faudrait admettre alors que pratiquement tous les Palbolithiques avaient soit le bison soit le cheval (avec des variantes tris exceptionnelles) comme totem d'une fraction exogamique. Rien n'interdit de le penser, rien ne le prouve non plus, quoiqu'il soit vraisemblable de penser qu'un systeme fondamentalement binaire qui coupait verticalement en deux le monde humain et animal pouvait poursuivre son expression dans le systhme matrimonial. Ce n'est, en tout cas, pas ce syst~me qu'illustrent primordialement les ensembles organis6s des cavernes.

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Magie de chasse

A l'6tat pur, cette hypothbse est d6pass6e : les animaux n'ont pas 6t6 executes au hasard des besoins de la chasse, les signes ne sont ni des pibges, ni des armes, les blessures sont minoritaires et se substituent aux signes, les ensembles ont 6t6 compos6s et ex6cut6s d'un seul jet. Les figures pari6tales sont proprement un d6cor.

On peut done 6carter sans h6sitation l'explication classique des envolitements de gibier. Il n'est pas exclu, par contre, qu'une efficience magique ait 6t6 attach6oe a la representation du dispositif global; on entre 1 dans une formule qui est commune A presque tous les syst~mes religieux et qui n'a done pas le sens d'une explication exclusive.

Magie de ficondit6

Sous la forme un peu simpliste qu'elle revit encore parfois, cette th6orie n'est pas soutenable. De l'examen critique de plusieurs milliers de figures, il ressort:

10 : qu'aucune scone d'accouplement humain ou animal n'est r6el- lement attest6oe et que les rares exemples 6voqu6s ont 6t6 l'objet d'inter- pr6tations qui d6pendaient plus de l'observateur que de l'ex6cutant;

20 : qu'aucune femelle n'est plus gravide > que les males qui peuvent l'accompagner;

30 : que les figures d'animaux indiscutablement jeunes sont raris- simes (moins de 1/10000).

Ces constatations rendent fragile l'existence d'une magie de f6con- dit6 6l6mentaire. Personnages, signes sexuels et animaux apparaissent moins comme les instruments de la f~condit6 que comme ses symboles; toujours presents mais presque toujours charg6s de sous-entendus.

Mythologie

On peut se poser comme autre question celle que s'est pose Mme Laming-Emperaire o l'organisation figurative des cavernes ne r6pon- drait-elle pas g un theme g~n~ral qui se serait exprim6 dans une mythologie dont les personnages seraient ces couples d'animaux figures sur les parois ? Cette thborie est s6duisante quoique difficile & d6montrer. En effet, l'art palbolithique est normalement d6pourvu d'expression du deroulement d'actions qui auraient constitu6 la trame du mythe. Il n'y a pas rbcit, mais r6p~tition inlassable du thbme g6nbral, animaux associbs + signes associ6s, et la seule exception est fournie par les sc~nes repr6sentant un homme perc de sagaies ou attaqu6 par un bison. S'il s'agit d'une mythologie, elle n'est pr6sente dans l'art figuratif que sous une forme encore trbs abstraite. Pour employer de nouveau une comparaison tir~e de notre propre syst~me religieux : le rapport du mythe possible & son expression pari~tale est celui qui existerait dans

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FIGURES ET SYMBOLES

notre syst~me, si les 6glises ne contenaient que de simples croix et jamais des chemins de croix ou des retables. Cela pos6, il semble difficile de ne pas admettre qu'un certain contenu mythologique ait correspondu aux figures. La pr6sence du < troisibme animal >, qui fait des compositions autre chose que l'expression d'un simple dualisme, est peut-$tre le meilleur indice d'une motricit6 mythologique; comme le serpent biblique qui joue le r61e d'un moteur dans le thbme du couple initial.

Mdtaphysique

Les documents pourraient autoriser aussi & penser que les Pal6o- lithiques inscrivaient les concepts relevant des hypotheses pr6c6dentes (tot6misme, magie de chasse, magie de f6condit6, mythologie) dans un syst~me plus g6n6ral, au terme duquel l'ordre du monde sensible r6sidait dans la compl6mentarit6 et l'alternance de deux principes assimilables au principe male et au principe femelle de la m6taphysique chinoise. Une explication d taoiste > se coulerait bien dans le moule des documents. La r~elle complexit6 de la charpente des symboles avec ses correspon- dances lin6aires

homme femme signe 1 signe 2 signe 1 ou 3 caverne sagaie blessure cheval bison

se prate & une explication par l'alternance de deux principes compl6men- taires, auxquels se rattachent tous les 8tres et de la succession desquels d6coulent la f~conditb et la mort.

En r6alit6, il a dfi y avoir, comme dans tous les systfmes religieux, & la fois de la m6taphysique et de la magie associ6es dans un foisonne- ment d'explications dont les diff6rentes hypotheses ne peuvent rendre compte que de manibre parcellaire.

LA PENSEE

Pourrait-on refaire avec tout cela une pens6e ? Je crois, pour ma part, que la chose est pr6maturbe, sinon impossible. Pour construire la pens6e palolithique, ou tout au moins pour dessiner les contours de son ombre, il nous faudrait d'autres documents qui recoupent les documents artistiques. Or, except6 les oeuvres, le contexte intellectuel et social dont nous disposons est excessivement mince. Nous avons le t6moignage des techniques qui nous montrent, dbs le d6but du Pal~o- lithique sup6rieur, les hommes en possession de moyens techniques d'un niveau l61ev6, largement comparable & ceux des chasseurs-picheurs des temps historiques. En se fondant sur le t6moignage des techniques, il n'y a aucune raison de refuser aux Aurignaciens ou aux Magdal6niens une complexit6 intellectuelle 6quivalente & celle des races modernes.

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Notre information sur l'organisation sociale pourrait consid6rable- ment aider & la compr6hension des t6moignages esth6tiques. Quoique restreinte, elle apporte en effet d'utiles indications :

1) Les oeuvres d'art, comme les t6moins techniques, montrent qu'il a exist6 un fonds culturel commun & toute 1'Europe pendant la plus grande partie du Palbolithique sup6rieur, qu'il existait (si le mot pouvait servir pour des collectivit~s qui ignoraient l'organisation urbaine) une a civilisation > europ~enne, des liens comparables & ceux qui donnaient une coh6rence & longue distance au monde antique ou m6di6val.

2) Cette unite culturelle n'a pu naitre que s'il existait, par grandes r6gions, des unitbs ethniques stables dans l'espace sur de longs sidcles et mfirissant le capital commun.

3) Tout ce qu'on sait de la culture matbrielle et du mode d'acqui- sition alimentaire implique que des groupes numbriquement peu impor- tants ont assur6 un peuplement relativement r6gulier mais d'une densit6 faible. Le monde du Palbolithique sup6rieur apparait, par conse- quent, au moins en thborie, comme soumis & un systeme de relations interculturelles et interethniques parfaitement semblables & celui des hommes du monde actuel ou r~cent. Rien n'interdit, par cons6quent, de supposer un dispositif social complexe, refl6tant sa compl6xit6 dans le syst~me religieux.

Des objections pourraient 8tre faites relativement au niveau mental des populations du Palbolithique sup6rieur. Anthropologiquement ce sont des hommes actuels et au moment oii l'art 6merge, ce sont des hommes qui sortent de dix bons mill~naires d'une exp6rience de la culture & laquelle ils appartiennent. C'est en effet vers 40.000 qu'en Occident le Pal6olithique sup6rieur apparait, poss~dant d6j& toute la richesse des cultures de l'homo sapiens. C'est vers 30.000 seulement que la pens6e emerge dans un figuratif dont les plus vieux t6moins montrent qu'il est d6j& inscrit dans le syst~me symbolique que j'ai dbcrit plus haut.

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En conclusion, l'art palbolithique porte le t6moignage d'un syst~me m6taphysique dont nous ne pouvons saisir que la r~alit6 et la complexit6 sans pouvoir formuler explicitement son contenu. L'erreur des premiers thboriciens a ~t6 de ceder & l'illusion de r~trospectivit6 et d'imaginer le monde intellectuel primitif comme un monde actuel diminu6 jusqu'a n'$tre plus r6duit qu'& quelques images 6l6mentaires. Les explications sont n~es dans l'esprit de chercheurs compl~tement prisonniers du rationalisme scientifique, lequel, en matibre de symbolisme m6taphy- sique, ne dispose que d'un lot trbs restreint de solutions. Partant d'exemples simplifies, tires de ce que quelques voyageurs avaient pu observer superficiellement chez les Bochimans ou les Australiens, on a op6r6 une transposition dans laquelle les faits actuels se sont trouv6s soumis au filtre de l'affectivit6 du penseur occidental. Il en est sorti sur

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FIGURES ET SYMBOLES

la magie, sur la fbconditb, un lot d'images explicatives qui appartiennent maintenant plus au folklore scientifique de l'Occident qu'd toute autre r6alit6. L'ethnologie a montr6 qu'& la racine mime, ces explications 6taient tronqu~es, car la pens~e australienne, bochimane, est infiniment plus riche, plus souple, plus intelligente que l'image qu'en ont donn6e les premiers voyageurs et & plus forte raison que le condense qu'en ont tir6 les pr6historiens. Si l'art palbolithique ne peut nous restituer les mythes, les lgendes, les r~citatifs, les gestes, la morale dont il n'est plus qu'une faible empreinte, il peut (et il est seul & le pouvoir) montrer que la pens~e des hommes du Palbolithique sup6rieur n'6tait ni moins riche, ni moins souple que celle des soci6t~s du monde actuel avant l'in6vitable ass~chement que les symboles ont subi au cours du dbveloppement de la civilisation scientifique.

Andre LEROI-GOURHAN

ColZlge de France

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