ABERCROMBIE_1990_ethnogenèse Et Domination Coloniale
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7/24/2019 ABERCROMBIE_1990_ethnogense Et Domination Coloniale
1/11
Thomas Abercrombie
Ethnogense et domination colonialeIn: Journal de la Socit des Amricanistes. Tome 76, 1990. pp. 95-104.
Abstract
Ethnogenesis and colonial dominationAfter summarizing the theoretical pros and cons of the concept of ethnicity, the author
demonstrates how in the Andes today an ethnic unity is being built up through a double articulation with relation to State
power and autochtony.
Resumen
Etnognesis y domination colonialDespus de revisar las implicaciones toricas del concepto de etnicidad, el autor muestra
como en la regin andina se construye hoy una unidad tnica a t ravs de una doble articulacin en relacin con los poderes
del estado y de la autoctona.
Citer ce document / Cite this document :
Abercrombie Thomas. Ethnogense et domination coloniale. In: Journal de la Socit des Amricanistes. Tome 76, 1990. pp.
95-104.
doi : 10.3406/jsa.1990.1359
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1990_num_76_1_1359
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_jsa_458http://dx.doi.org/10.3406/jsa.1990.1359http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1990_num_76_1_1359http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1990_num_76_1_1359http://dx.doi.org/10.3406/jsa.1990.1359http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_jsa_458 -
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ETHNOGENSE ET DOMINATION
COLONIALE
Thomas ABERCROMBIE
Aprs avoir rappel les enjeux thoriques du concept d'ethnicit, l'auteur
montre
comment
dans les Andes
contemporaines une unit
ethnique se construit
travers
une
double
articulation
par
rapport
aux
pouvoirs
de
l tat
et
de
l autochtonie.
Etnognesis y domination
colonial
Despus de revisar las implicaciones toricas
del
concepto de etnicidad,
el
autor
muestra como en la regin andina se construye hoy una
unidad
tnica a t
raves
de
una
doble articulacin
en
relacin
con los
podere
del
estado
y de la autoctona.
Ethnogenesis
and
colonial
domination
After summarizing the theoretical pros
and cons of
the
concept of
ethnicity, the
author
demonstrates how
in the
Andes
today an ethnic unity is
being
built up
through a double articulation with relation
to
State
power and
autochtony.
Les dbats ouverts rcemment sur la
relation entre reproduction et
transfor
mations des
socits
andines
ont montr
que
les
catgories employes manquaient
de prcision thorique. C est le cas notamment du concept d ethnicit sur
lequel
je
voudrais rflchir ici,
suivant une
approche la
fois
historique
et
ethnographique.
Ce
concept
est
d'origine relativement rcente. Dans une rvision de la littrature
sur le thme, Ronald Cohen (1978) signale qu il n a fait son
apparition
dans les
travaux
anthropologiques que
dans
les annes
1970
Soudain, sans prambule, l'ethnicit
a
acquis le
don d'ubiquit. Un
coup
d'oeil
aux titres
des
livres et
des
monographies
de ces dix
dernires
annes indique
la large
diffusion des
termes
ethnicit
et ethnique
pour
se
rfrer
ce
qui
auparavant tait
compris comme
'culture',
'culturel'
ou
tribal ... Toute unit socio-culturelle,
ou presque,
en
vrit
tout
Universit de Miami, Coral Gables.
J.S.A.
1990,
LXXVI
p.
95
104.
-
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3/11
96
SOCIT DES
AMRICANISTES
terme dcrivant
des
structures particulires rgles par le flux des rapports sociaux peut
prsent se
dnommer comme ethnique (Cohen, 1978
378).
Selon Cohen,
le dplacement vers l
ethnicit
consisterait
pour
une part en un
simple changement de vocabulaire,
par
limination de termes dprciatifs comme
tribu
(qui
drive
du latin
tribus ,
appliqu aux
barbares
situs
la
priphrie
de l Empire).
Les etymologies ont
cependant
une valeur limite
quand
il
s'agit
de comprendre le refus des catgories
appliques par
les cultures
colonisat
rices
pparemment
adopte comme
alternative
neutre (et pauvrement dfinie)
des termes
aux
etymologies malheureuses, la notion d'ethnicit
elle-mme
possde
des
origines
douteuses la signification
de
ce terme grec,
proche
de nation
,
race ou
peuple
(mme applique des non-grecs), a pris au xvie sicle le sens
de gentil (c'est--dire ni chrtien ni juif ), paen ou idoltre (voir les
dictionnaires
de Corominas ou de la Real Academia Espaola).
Cohen
suggre
aussi que ce dplacement rcent dans la
terminologie accompa
gne
n
changement substantiel
dans
les
proccupations
empiriques
et
thoriques
de
l anthropologie.
Il
correspond
la
volont de dpasser la perspective
structuralo-
fonctionnaliste,
implicite dans l usage
du
terme
tribu , qui
considre les groupes
tudis comme des systmes auto-reproductifs isols,
statiques
et
ferms,
et
non
comme des
parties
historiquement
actives
de
systmes plus vastes, seul contexte
o elles ont
pu merger
comme
communauts.
Cohen attribue
galement
le
dplacement terminologique la reconnaissance croissante
de
la nature htrogne
(ou multi-ethnique ) des chefferies
complexes comme celles d Afrique
ou
des
Andes
et
de
l'indtermination
de
groupes
comme
les
Nuer
et
les
Dinka sur leurs
marges d'interaction.
Surtout,
Cohen
suggre
que, du fait du colonialisme
et
de
l expansion
d un
ordre
capitaliste
global,
les
peuples
contemporains
sont
ncessa
iremententrans
vivre dans un
monde complexe,
dans
lequel les
rapports
entre
ces
groupes
dans des contextes ruraux,
urbains et industriels
au sein
des
tats-nations, de
mme que
les
rapports entre ces tats,
sont
un lment-cl,
peut-tre lment-cl
de
leur survie... {Id
384).
L enthousiasme
initial pour les recherches
sur l'ethnicit
s'est
focalis sur des
minorits
ou des immigrants (l
autre
interne) au sein
d'tats-nations ;
de ce fait,
le terme
a
t
utilis de
prfrence
pour
signifier l'insertion
ou la subordination de
groupes culturellement distincts dans un tat hgmonique. Par
dfinition, les
groupes ethniques
n'existent
pas isolment,
mais
galement, par
dfinition,
ils
ne
constituent
pas
le
segment
dominant
de
l tat.
De
la mme
manire que, durant
la
Renaissance,
les
autres
paens et
idoltres en marge
des
empires ont
t
assimils/intrioriss comme communauts populaires locales,
superstitieuses et
htrodoxes
dans
une Europe
de plus en plus orthodoxe,
l
ethnique
est
devenu
antonyme
du
catholique
, comme le
local oppos
au global, ou
le
populaire au
canonique.
Dans
les Andes, comme
ailleurs,
on a appliqu le terme
d'ethnicit
des
phnomnes
divers.
Dans
ses
usages
historiques,
il a remplac des termes comme
royaume
et fdration
,
tout
en servant galement dcrire
la relation entre
le noyau
dominant de tels
groupes avec
des
entits culturelles
subordonnes comme
les Uru,
Puquina, etc 2. Dans
le
contexte contemporain, l
ethnicit
est
utilise
pour
dcrire
le
rapport
entre
des
catgories
values
asymtriquement
selon
la
-
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ETHNOGENSE
ET
DOMINATION COLONIALE
97
perception
des diffrences culturelles drives de la situation coloniale, comme
indien
, mtis , ou crole (et autres classifications
similaires)
; par ailleurs,
le
terme sert
dsigner un
ensemble de
formations
politiques
circonscrites,
ayant
un
statut plus ou
moins
quivalent celui d'units administratives subordonnes
l tat.
Il
est
indispensable
d'expliciter
ces
diffrentes
utilisations
et
de
reconstituer
leurs
rapports
mutuels afin de comprendre la nature des diffrences culturelles ainsi
que
la dfinition des
units
d analyse dans les tudes andines.
Les
divers usages du terme
d'ethnicit recouvrent
une autre faille mthodolog
ique/thorique
que nous
sommes
peut-tre aujourd hui enfin en mesure de
combler.
Une
des proccupations centrales
de l anthropologie
des
annes
1980
a
t
la recherche d'alternatives aux modles thoriques dominants. D un
ct,
il s'agit
de transcender les limitations de l approche statique-fonctionnaliste de reproduct
ionynchronique
qui
traite
les socits
natives
comme
des
corps
isols ferms sur
eux-mmes.
De
l'autre,
d chapper l'unilatralit de l approche
matrialiste
du
sys
tme
mondial
,
laquelle
partage avec
les
anciennes
thories
de
modernisation/
acculturation l'ide
que les
structures des
formations
politiques
priphriques
sont directement dtermines par leur
insertion
comme classe dans l tat et/ou
l'ordre
capitaliste
mondial.
Dans ces perspectives,
les socits
indignes
ou
priphriques continuent d'exister
cause ou en dpit des pressions exerces
depuis l'extrieur
;
leurs structures sont ou bien dtermines
par
le systme global,
ou
bien
perdurent
dans la
clandestinit.
Cependant, comme l explique Jean
Comaroff
en
rapport
une autre socit
coloniale
(les
Tschidi d Afrique du Sud),
les systmes
locaux
autant
que
les systmes
globaux
sont
la fois
systmatiques
et
contradictoires
;
ils s'imbriquent en des
rapports mutuels
faits
la fois
de
symbioses et
d'affrontements
(1985 3).
Ce
dont
nous avons
besoin,
donc, c'est
d une approche
qui s'inscrive
dans
l'troit espace
ouvert entre
ces tendances
thoriques opposes, et
qui ne se laisse
absorber ni
par
l'une ni
par l'autre. Dans un
expos
prsent lors
d un
symposium
consacr ce thme, John
Comaroff
posa
quelques uns
des problmes fondament
uxu il nous
faudra
aussi aborder
[L'ethnicit] est-elle
un
objet
d'analyse,
quelque chose
qui
doit tre expliqu ? Ou bien
s'agit-il
d'un
principe
explicatif
capable
d'clairer des aspects significatifs de
la vie
humaine
?
Elle
a
certainement t
considre de
ces
deux
faons,
parfois simultanment. En
consquence, il semble
exister une
absence notable
d'accord, y
compris sur les points les plus
fondamentaux qu'est-ce l'ethnicit ? [Se rfre-t-elle ]
une seule
chose
ou
plusieurs ?
Peut-elle
dterminer
la
pratique
sociale
et
matrielle
ou
est-elle
un
produit d'autres
forces
et
structures? Ses racines rsident-elles dans une suppose conscience
primordiale
ou
rpondent-elles
des
circonstances historiques
particulires ? Et
de
quelle
manire s'articule-
t-elle,
dans les deux
sens
de
ce
terme,
la race,
la
classe et au
nationalisme? (1987
301-2).
John
L. Comaroff prsente une srie de propositions
gnrales
en
rponse
ces
questions,
propositions qui fourniront le
point
de dpart de ma
propre
analyse.
Il suggre en premier
lieu
que l'ethnicit n'est pas,
comme le veut
la tradition
wbrienne, fonction de liens primordiaux,
mais
plutt que
sa gense
repose
toujours
sur
des forces historiques spcifiques, forces
qui
sont la fois structurelles
et
culturelles
(Id
302).
-
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98
SOCIT
DES AMRICANISTES
La seconde proposition
est
qu il
existe une opposition entre
deux composantes
constitutives
de
la conscience ethnique. L une rside dans la classification
subjective du monde
par
les membres
d une
socit en
agrgats
sociaux
selon
des
diffrences culturelles
(ibid 304),
trait que l'ethnicit partage avec
le
totmisme
dcrit
par
Lvi-Strauss.
C'est,
bien
sr,
le
processus
universel
de
la
classification
sociale
telle qu elle s'exprime dans les
situations
de non-subordination complte
d une entit
sociale par une autre. La seconde composante
est
la
forme
spciale
que
prennent
de telles
classifications quand les groupes se trouvent
des
places
hirarchiquement
assignes
dans
la division
sociale
du
travail (ibid
304).
Pour
John
L.
Comaroff,
le
caractre particulier de l'ethnicit repose dans la conjonction
de
ces deux composantes.
La
faon dont
la
[conscience
ethnique] est ressentie
et exprime
varie
d'une entit sociale
l'autre selon
sa position dans la structure des relations de pouvoir existantes.
Pour les
groupes dominants..., elle permet
l'affirmation
agressive d'une idologie
protectionniste,
et
une
lgitimation de
contrle
de
l'conomie
et
de
la
socit
;
cela
revient
refuser des
titres
semblables aux autres
en raison de ces diffrences culturelles supposes, allant
jusqu
remettre
en question leur
commune
humanit.
Pour les
groupes
subordonns,
l'affiliation
ethnique
peut correspondre
une identit
collective attribue
par les
autres,
cette
incorporation impliquant
l'alination et
une perte d'indpendance.
De
temps autre,
comme
nous le verrons, la cration
de
telles identits n'est
pas
fonde
dans une
ralit sociologique
ou culturelle existante.
De
fait, elle
peut
renvoyer
ce qui
a
t appel
l'invention de
la
tradition'
(Hobsbawm
y Ranger 1983).
(John L.
Comaroff
1987 304-305).
Comaroff
soutient
par ailleurs que, si
le
totmisme
rsulte
de la
cration
de
relations
symtriques entre des entits sociales semblables
groupements
qui peuvent
ou
non
tre intgrs
dans
une
communaut
politico-sociale
unifie
l'ethnicit, elle,
a
ses
origines dans
l'incorporation
asymtrique de
groupements structurellement
dissemblables
dans une
conomie politique
unifie
(ibid
307).
Dans le
cas andin, les units ethniques modernes furent incorpores dans une
conomie politique plus ample
accompagne
de l alination
et
de la perte
d indpendance correspondantes nous pourrions les
dsigner
comme
groupes
ethniques plutt
que
comme groupes totmiques . Au cours du processus dans
lequel les formations politiques andines luttent pour
s'auto-dfinir,
elles formulent
ainsi leurs
caratres distinctifs et
se
reproduisent elles-mmes
sous les contraintes
du contrle tatique. Mais elles le font travers des variations sur le code
symbolique dominant
qui
est
leur
porte,
savoir,
la
classification ethnique
de
indios/vecinos/q
aras
3 que
tous
partagent.
UN
CADRE D ANALYSE LA DOUBLE
ARTICULATION
Dans
les Andes, l'hgminie espagnole s'est nourrie
et
reproduite en imposant
de nouveaux districts
administratifs
(bourgades
et
postes
d'autorit civile
copis du
modle espagnol
et
maintenus
l'cart), et
en
crant
de
nombreuses formes
de
thtre public
et
de
rituels,
travers lesquels la
population
andine
devait
exprimer
publiquement
sa
soumission
au
pouvoir
colonial
(et de
cette
faon,
se
civiliser
-
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ETHNOGENSE
ET
DOMINATION COLONIALE
99
elle-mme).
Ma thse est que
les
units ethniques
modernes telles
que nous
les
connaissons
aujourd hui,
comme
les Macha ou les K ulta,
sont issues
de la prise en
main par leurs anctres des stratgies administratives imposes, comme la rduction
et
les institutions de doctrine, pour
reconstruire un systme d articulation
qui
servait
autant
leurs
propres
fins
que
celles
de
leurs
dominateurs.
Dans
ce
processus,
ils
dtournrent les vhicules de
l'hgmonie pour
en faire un moyen de rsistance
tactique,
d o jaillissent
l occasion
des pousses de
rbellion.
De la
mme faon que
l image coloniale de
l
Indien paen
chthonien est
requise pour
la
reproduction
et la lgitimation de l'ordre
hgmonique,
les
structures
et
les dieux de
la
conqute, toujours dfinis comme pouvoirs
extrieurs,
sont requis prsent pour la reproduction
d un ordre indigne. Autrement
dit,
dans
ce systme
de
double articulation, et malgr le dni
rciproque
d'humanit, la
conception
que
chacun
des partenaires
a
de l'autre est essentielle
pour
l auto-
dfinition
de celui-ci.
Ce problme oblige
repenser
nos concepts de culture
et
de
systme social.
tant donne la
dtermination
mutuelle
mise
en
jeu dans
le rapport
colonial,
l'unit
d analyse
pertinente
n'est
pas
donne
de
manire
vidente,
sa
dtermination
reste
problmatique. Cet aspect a
t
trait
parfois
dans
une
approche
centre sur
les
conditions
de
la
conjonction du global
et
du
local
(lite/englobant, subordonn/englob). L'intrt d une
telle
approche a
t
de
mettre
en lumire des systmes culturels par le biais de
leur
dplacement par
d'autres systmes. Sahlins a
suggr que la
reproduction
et la transformation
simultane
d une
socit
comme systme historique
apparaissent clairement dans
leur
conjonction avec d'autres socits, dans la mesure o
le
changement
et
la
rsistance peuvent
se convertir en faits explicites dans le processus de confrontation
entre des
ordres trangers l'un
l'autre
(Sahlins 198 1 68
;
cf.
Jean
Comaroff
1985 6).
Dans
le
cas
andin,
notre
image
des
vnements initiaux
de
la
conqute
et
de
la
conversion au catholicisme est dforme
et
trouble par
la
distance temporelle
et
par
la
mentalit
pr-Lumires de ceux qui les enregistrrent. Nous sommes,
par
consquent, obligs de porter
notre
attention
la fois sur la reconstruction
historiographique des
vnements
au cours desquels de supposes
totalits
culturelles furent
violes (ou
dstructures
)
et sur
les
processus par
lesquels
des
ordres
coloniaux
sont
reproduits et leurs segments
constitutifs transforms
; cette
analyse-l
doit
se concentrer
sur
les points d articulation
interculturels dans des
institutions collectives telles
que le rituel
public ou le choix des
autorits,...
Je dvelopperai donc la
thse
suivante ce
que
l on nomme les rituels
syncrtiques
,
comme
par
exemple
les
systmes de
charges
festives
{cargos)
permet de
rsister
l'hgmonie
tout en la reproduisant. Dans les socits
coloniales, la conqute
n'est
pas
un vnement
singulier. La
confrontation
de
systmes culturels distincts est rgulirement recre
sur des formes
rituelles
en tant
que
locus de
leur articulation historique.
Elle
prserve
les
formes
de
l'intervention
coloniale tout en
produisant
les individus qui dfinissent les termes de l articulation
entre
les ordres
locaux et
globaux.
-
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100 SOCIT DES AMRICANISTES
DU ROYAUME
PRECOLOMBIEN
AU DISTRICT ADMINISTRATIF COLONIAL
4
Quand
les Espagnols arrivrent dans le Haut-Prou, la plupart des villages et
groupes ethniques actuellement prsents dans la rgion n'existaient pas. Les
nombreuses
formations
politiques de la rgion,
et
les groupements de
type
phratrie
appels
ayllus , se trouvaient alors intgrs dans des royaumes tendus,
organiss
sur
le modle dualiste, comme les
Killaka,
Asanaqi,
Charka et
Lupaqa, gouverns
par
des maisons
complmentaires
de
seigneurs hrditaires dans chaque
moiti
5.
Des
politiques territoriales
successives imposrent
la division des
royaumes
originels
en districts administratifs (avec une bourgade nuclaire de type
espagnol au
centre)
appels
reducciones.
partir
du
vice-roi
Toledo
(1575),
chaque
rduction comptait son propre corps d diles
locaux
en
principe lus et abritait un
cur charg d clairer les natifs de sa doctrine. Et ce sont bien
sr
ces bourgades,
et
non
les royauts hrditaires, qui ont
perdur
jusqu aujourd hui.
Cette
stratgie de rorganisation spatiale
servait non seulement
rationaliser
le
recrutement
pour
le travail
mais aussi
implanter des foyers
d vanglisation. En
mme temps, fixer les Indiens dans des bourgades structures
selon un
plan en
damier tait indispensable pour
leur civilisation .
C est
seulement dans l espace
domestique d une bourgade,
et non
dans
un
espace ouvert
et
sauvage,
que
pouvait
s'exercer
une
bonne police
(au
sens de
bonnes administration et murs ),
sous
la
constante vigilance
des autorits.
LE COSMOS DE
LA
CONQUTE. POUVOIR GNRATEUR
ET
HIRARCHIE
Dans les
rites calendaires
de
K ulta,
les titulaires
des
cargos 6
viennent
la
bourgade
et
l'glise diocsaine pour adorer
un
ensemble de
divinits apparem
ment
hrtiennes, lesquelles rsident dans YAlaxpacha (le ciel). Ici se
trouvent
le
Christ
(qui
est identifi
avec
le
soleil),
la
Vierge
(identifie
avec
la
lune)
et un
ensemble de saints,
rfractions
du soleil
et
de
la
lune qui incarnent le pouvoir
reprsent par l'clair (comme mdiateur
entre
le
ciel,
cette terre et Manxapacha,
le
monde
souterrain).
Un mythe de K ulta dcrit
l'arrive
de ce
Christ
solaire
dont
le caractre de
dominateur
tranger
aux autochtones andins lui permit de
fonder le cosmos
actuel,
rendant ainsi possible une humanit compltement sociale 7. Le mythe identifie les
anctres prchrtiens
d autres
groupes autochtones (appels Chullpa) qui vivent
dans l'obscurit, sans troupeau ni
cultigne,
dans des conditions atemporelles
et
pr-sociales. Le
Christ
solaire arrive sous
forme
d homme les
Chullpa
chouant
le tuer et l'enterrer,
il
monte au ciel,
dessche
ou brle les Chullpa, et les rlgue
dans
le
monde
infrieur
rcemment
cr
{manxapacha). Le
mythe dcrit
donc
-
7/24/2019 ABERCROMBIE_1990_ethnogense Et Domination Coloniale
8/11
ETHNOGENSE ET DOMINATION COLONIALE 101
l'affrontement de forces qui aboutit l expulsion centrifuge des Chullpa
vers des
zones de l'autre monde, ouvrant par cette
tension un espace vide
dans
lequel
la
socit
aymara
peut-tre reconstitue.
La conqute dcrite dans le mythe
ne
signale ni
la complte limination des
Chullpa
comme
tres
chthoniens
ni
l ascension
du soleil
et
des
dieux
chrtiens
clestes comme des forces toutes puissantes,
mais
plutt
le
dbut
d une
alternance
hirarchiquement
rgule.
Dans le
mythe, une opposition entre
obscurit
et
lumire,
parallle celle entre
humidit/froid
et scheresse/chaleur, est
transpose
et tendue
des zones opposes de l'autre
monde.
prsent,
les
habitants
de
K ulta doivent
vivre
dans un
entre
deux zones de ce cosmos
hirarchiquement
rgl.
premire
vue le
mythe semble
se
rfrer
des alternances quotidiennes
entre
le
jour et la nuit ou
entre
les saisons, mais
il dcrit en
fait
un
processus
irrversible. Relevons
ce stade que le
bannissement
de ces forces
opposes
du
monde de K ulta se
rapporte aussi
au
processus d'attribution d'identit
ethnique
l Indien paen
du
pass,
maintenu pour l'auto-dfinition
de
la
socit dominante,
et
l'tranger
conqurant chrtien,
le Viracocha 8 espagnol difi,
image
de
l hgmonie
tatique qui sans
cesse
domestique les Chullpa.
L'affrontement mutuel
de ces
pouvoirs ngatifs
est
au cur de l'identit locale, mais aucune de
ces
identits
ne
dcrit
elle-seule l habitant de
K ulta. La reproduction
de
la formation politique
comme
lieu
de rencontre
entre
ces identits dpend
plutt
du contrle du processus
de domestication dcrit dans le
mythe.
Le rituel public
au
niveau
de
la bourgade,
o se rencontrent les deux
moitis
,
lie la
reproduction de
la formation politique
comme
un tout et non
comme
jonction entre
l tat
et la formation
native
; et
il
oppose cet
ordre total aux
groupes
sociaux
fragmentaires des
sous-moitis disperss travers le
territoire
(comme
l'unit
domestique,
le
hameau,
le
patrilignage
et
Vayllu).
Ceci
se
voit
trs
clairement
dans
la
division
entre
les rites excuts dans
la
bourgade orients
vers
les
divinits
chrtiennes du ciel
et ceux
des
hameaux
rsidentiels
tourns vers
les
divinits
de Manxapacha. Dans
cette perspective,
la structure squentielle
des
rituels au niveau des
moitis
peut tre perue comme modelant (et
dfinissant)
la structure de
la confrontation entre
l'ordre
indigne et
l tat colonisateur.
CENTRE ET PERIPHERIE
La socit de K ulta
est
sans doute priphrique l tat
et
au systme
capitaliste mondial dans
lequel
elle se trouve insre, mais elle
dispose
elle-mme
d un centre symbolique, situ aussi bien dans
l espace que
dans le temps, o se fait
l'articulation
avec l'ordre
hgmonique. Et
au regard
de
ce
centre
la
bourgade
de Santa
Barbara
de Culta
fonde par
les Espagnols
les
hameaux
rsidentiels
disperss constituent une
priphrie.
Cette opposition
entre
bourgade
centrale et
priphrie, qui enrichit le scheme cosmologique d ensemble, renvoie une notion
de
formation
politique
et sociale
apparemment partage par les habitants
des
Andes pr-hispaniques
et par
les conqurants.
Des
sources linguistiques anciennes
attestent
en
effet
l'identification par
les
Aymara
du
peuple
autochtone
(les
-
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102
SOCIT
DES AMRICANISTES
Chullpas) ses descendants
supposs,
les chasseurs et pcheurs
uru
et choquela,
assimils aux
animaux sauvages et
aux oiseaux
et vivant
tous
en
dehors des
frontires
de la communaut hirarchique de seigneurs
et vassaux
. Ici, les
notions indignes et espagnoles
de
civitas paraissent donc converger 9.
PRODUCTION DE SUBSISTANCE,
PRODUCTION
SOCIALE
ET
RINTGRATION DU
POUVOIR
GNRATEUR
Le contraste
entre les libations qui
ont lieu dans la
bourgade
et celles faites dans
les
hameaux
durant les
ftes
rvle
une
division
entre
deux aspects du pouvoir
gnrateur
qui
est
la base
tant
de l organisation sociale
que
des stratgies de
subsistance.
De
ce
point
de
vue,
deux modles
d levage
de
lamas
peuvent
tre
assigns aux
ples opposs
du
spectre
cosmologique.
Dans le domaine infra-social
on trouve les
divinits
des montagnes avec
leurs
troupeaux d animaux sauvages,
domestiques pour elles ; au plan supra-social, se dploie le Christ
solaire,
pasteur d un troupeau
humain. Alors que
la
fertilit
(sorte
de production
naturelle)
des troupeaux et
de
la
famille humaine dcoule
en grande partie
des pouvoirs
chthoniens tels
que
les
uywiris
des collines (les dieux qui lvent les troupeaux),
l aptitude de l homme
contrler
les troupeaux animaux
afin
de matriser
la
hirarchie
ncessaire pour s'approprier la nature des fins culturelles drive
du
modle solaire.
Il n'est
donc
pas
surprenant
que
les
autorits
et
les titulaires de
charges
rituelles
soient dots
du titre awatiri,
conducteur
d hommes
,
issu
d une
longue
chane
d quations
la fois mtaphoriques et sacrificielles entre les
lamas,
les hommes et
les dieux. Le
contrle
hirarchique des
hommes
se gagne
moyennant
l acquisition
d une
qualit possde par
le
Christ solaire (appel Tata Awatiri, Pre
Pasteur
),
mais aussi
l'uvre dans le
monde
animal (les Hantirus,
les
lamas guides
du
troupeau) la qualit de celui qui englobe de nombreux individus.
En
rsum, lors
des
ftes
calendaires,
les
rites commencent
par un sacrifice de
lamas llantiru
(de
l espagnol devancier ), offert principalement
aux
divinits
du
manxapacha
avec leurs
pouvoirs de fertilit
et
de production
naturelle (les
uywiris
et
mallkus).
Par
le
biais
de
ces
sacrifices
et
par
le
fait
de
prsider
la
rencontre des
moitis
et des zones cosmiques dans le cadre
du
banquet et
du tinku
10, le
titulaire
de
la
charge
devient llantiru
du
troupeau
humain dont le pasteur
est Tata
Awatiri,
le
Christ
solaire.
S'offrant lui-mme
en sacrifice symbolique aux
dieux
de
Y Alaxpacha, il devient quivalent du
saint
et du
Christ solaire, dont
le saint est
lui-mme un
fragment.
Le sacrifice final est celui
de
la statue
du
saint,
auquel
les
membres
du cortge
tent la douzaine
de pices de
vtement
pour les poser
sur
leurs
propres
paules lors du retour de la statue au hameau.
-
7/24/2019 ABERCROMBIE_1990_ethnogense Et Domination Coloniale
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ETHNOGENSE
ET
DOMINATION COLONIALE 103
HGMONIE ET RSISTANCE
Si
les rituels
d'investiture des autorits reprsentent un type
de
soumission
l'hgmonie tatique,
ils
ne
sont
pas
conus comme
tels
par
les
excutants
;
et
le
contrle local sur ces rituels exprime une hgmonie au service
de
finalits locales.
Ainsi,
en ralisant
la
mdiation d une
part
entre les
zones
cosmiques,
d'autre part
entre
la
formation
socio-politique indigne
et
l tat, les titulaires de charges
s'approprient dans chacune
de
ces
instances,
moyennant l'intercession de son
contraire, ce qui est ncessaire
pour
la reproduction de
l ensemble
de la socit. Des
lointains anctres et
du monde
infrieur, auquel les hommes accdent par la mort,
ainsi que
des
intermdiaires
silvestres , les
hommes obtiennent
les pouvoirs de
croissance
et
de
nutrition.
L aptitude
matriser ces
pouvoirs,
en
les assujetissant
au
sein
d un ordre
hirarchique rversible,
procde en revanche
des
dieux clestes,
accessibles
grce
aux
rites
imposs
de l'extrieur.
Dans
tous
les
cas,
l appropriation
par
la
socit
de pouvoirs
chthoniens gnrateurs et
de pouvoirs
coloniaux
hirarchiques reste incomplte, et leur
mainmise dpend
de la
rptition
de la
mdiation sacrificielle.
L hgmonie
coloniale (et rpublicaine)
reprsente
pour les
habitants
de K ulta
le
caractre intgral
de
la
totalit sociale
constitue.
L orientation ambivalente
envers
les
divinits indignes d un ct, envers les divinits clestes chrtiennes de
l'autre,
rend
bien
difficile
une totale identification
l'une
d'entre elles tout comme
son rejet absolu. L opposition entre des lments
du
cosmos
qui ne sont pas
seulement des parties
distinctes mais galement
les partenaires d un dialogue entre
groupes ethniques et
pouvoirs hgmoniques,
gnre une dialectique
complexe
par
laquelle
la
socit
se
dfinit
elle-mme.
LE
FACTIONNALISME
COMME ETHNOGENSE
CONTINUE
De tels processus n'ont, bien sr, jamais cess
et
la cration
continue
de nouvelles
proto-formations indignes caractrise
la dynamique interne
K ulta.
Dans les
dernires
annes,
K ulta a connu des
scissions.
Trois
de ses ayllus ont
pris
des
chemins
spars.
Et
chacun s'est
divis son tour en moitis distinctes.
Ainsi
Yanaqi
s'est converti en Haut-Yanaqi et
Bas-
Yanaqi,
segments
territoriaux
qui
alternent dans
la
charge d'amphitryon
d une
fte votive et dans
l lection
par
l-mme
de
leurs
autor
its. Ce qui
pourrait
premire
vue apparatre comme
un
processus de
factionnalisme
et
de
dstructuration est en
fait
un signe
de rsistance prolonge
l hgmonie tatique.
Dans
ce
processus de division
en
moitis
ponctu
d un cycle
festif
et
de
luttes
pour
tablir
de nouvelles bourgades,
chaque nouveau
fragment de K ulta se construit
lui-
mme grce la
reproduction de
la double
articulation , d une
part avec
l tat,
et
de
l'autre avec
les
divinits chthoniennes
*.
Manuscrit
reu
en
mars
1990,
accept
pour
publication
en
juin
1990.
-
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11/11
104
SOCIT
DES AMRICANISTES
NOTES
l'exception des
notes
4, 7, et 9, les
notes
sont
du
traducteur Thierry Saignes. Je remercie
Antoinette
Fioravanti-Molini
et
Anne-Christine Taylor
pour leur
aide
la mise
au
point de
cette
version
franaise.
1. En franais, le terme d ethnicit est un
nologisme
rcent qui renvoie la notion d identit
ethnique.
2.
Noms
d'anciens peuples
de
l'ai
tiplno soumis
par les
Aymara et
les
Incas (voir
le
numro
sur les
Andes
des Annales
ESC 5-6,
Paris,
1978).
3.
Indiens
nom attribu
aux habitants des communauts villageoises ;
voisins
nom que
se
donnent les occupants mtis des
bourgades; q'aras nom
aymara donn aux Blancs.
4. L'histoire
du
royaume
Killaka et
l'analyse des rituels politiques de
K'ulta
est examine
de
manire
dtaille
dans Abercrombie (n. d.).
5.
Sur
l'organisation dualiste des chefferies et des rductions dans
les
Andes, voir le numro spcial
des Annales ESC dj
cit.
6.
L'auteur
(qui emploie l'expression d' amphitryon pour
le
titulaire lu annuellement) fait ici
rfrence au
systme
des charges festives
prsent bien connu
tant
en
Mso-Amrique que
dans les
Andes.
7. Ce mythe est analys en
dtail dans
Dillon et Abercrombie, 1988.
8. Nom d'une divinit pr-inca dote du pouvoir
d'animation,
attribu ensuite aux
Espagnols
lors de
la
Conqute.
9. Le dictionnaire
de Bertonio fournit
les termes
de puruma
jaqi,
pampa
jaqi, suri
jaqi et larilari
qui
dsignent des individus isols,
sauvages
vivant hors du village et donc
de
l ordre social.
10.
Tinku
bataille rituelle
entre
communauts.
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