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    LA SOURCE DU PRSENT

    Jean-Pierre Richard

    Il faut rappeler la philosophie! sexclame Powys, le crateur de llmentalisme. Et ilprcise : nous devons la rappeler pour que chacun puisse guider sa course entre les modesgrgaires et ses propres manires dexcentricit. 1 Mais dabord : Il faut nous rappeler laphilosophie . Exercice dhistoire ou de mmoire, puisquelle nest jamais si prs delle-mme,peut-tre, qu sa source : puret de la source.

    Cest laffaire de lhistorien de comprendre ce que fut, en de de nos habitudes scolaireset universitaires, lactivit philosophique grecque et orientale, quand devenir philosophe signifiaitsinitier dans une Ecole, sous la conduite dun matre, la pratique dune doctrine. Notre"Acadmie", notre "Lyce" gardent mmoire de ces nigmatiques coles philosophiques qui

    furent aussi stocienne, picurienne, sceptique. Que savons-nous delles ?Pierre Hadot, historien de la philosophie ancienne, lit, traduit, explique, mdite Plotin,Epictte et Marc Aurle. Son Plotin ou la simplicit du regard 2, portrait audacieux de la manire oudu style dun esprit, surplombe une uvre difficile. Il donnerait envie de la conqurir... Mais lA.semble aujourdhui plus attir par Marc Aurle, les Penses pour moi-mme(Hadot traduit :crits pourlui-mme), portant tmoignage dun sujet philosophant plus divis, plus proche de nous, plusdistant de lidal divin sur lequel il aimerait rgler sa vie, pour la sauver. Car pour Pierre Hadot, laphilosophie nest pas seulement exercice conceptuel, art des systmes. Le srieux de laphilosophie, au tmoignage des anciens lettrs, sattestant dans une manire de vivre (commele dit trs simplement ce recueil dentretiens), il est lgitime den attendre quelques effets dansnotre existence. Et Rousseau, ami-ennemi des intellectuels, des philosophes savait encore,

    comme les Stociens, que le vrai systme (sustema), cest le Monde, lUnivers. La volont humainedoit-elle tout retrancher, ou tout accueillir (comme le dit parfois maintenant lA., en Moderne...)pour y trouver sa place convenable ?

    Ce que Nietzsche disait des premiers philosophes de la Grce jusqu Socrate, PierreHadot laffirme des sages antiques en gnral ; ces penseurs sont les inventeurs de nouvelles possibilits de vie , leurs thories en sont les laboratoires 3 Adhrer, dun assentiment rel etnon simplement logique, une thorie philosophique, cest adopter par l mme un certain modede vie. Les choses nexistent pas beaucoup, mais plutt notre jugement sur les choses, notrereprsentation. Avoir compris la thse picurienne sur la mort, ce serait ne plus la craindre, voirecommencer apprivoiser celle des morts qui ne sont pas rien pour nous 4. Avoir compris laparole de Marc-Aurle, bientt tu auras tout oubli, bientt tous tauront oubli , simplifierait

    la vie, au sens peut-tre bergsonien du terme simplicit . Quant au carpe diem, ce nest pas unemaxime ncessairement hdoniste. Epicurienne plutt, elle pourrait parler aussi un Stocien : leprsent est nous. Concentrons nous sur ce que nous pouvons faire.

    Seulement, on ne comprend pas en une fois, si la comprhension nest pas seulementintellectuelle. Acqurir une disposition demande du temps, installer une maxime dans lexistence

    1 John Cowper Powys, Une philosophie de la solitude, la Diffrence 1984 (traduction franaise de : APhilosophy of Solitude, 1933) : une rdition en collection de poche de ce court texte inspir seraitsouhaitable ; Cf. Lart doublier le dplaisir, Jos Corti, 1997.2 Pierre Hadot, Plotin ou la simplicit du regard, Gallimard, Folio Essais, 1997.3 Nietzsche, La Naissance de la philosophie lpoque tragique des Grecs.4

    Selon lexpression de Jacques Moutaux , dans son article : Doctrine picurienne de la mort etamiti , dans lescrits sur les Matrialistes, le travail, la nature et lArt. la virgule prs, LHarmattan,2000.

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    exige un exercice constant. Prendre de lexercice ne suffira pas produire la conversion delattention . Il faudra pratiquer des exercices, que Pierre Hadot a choisi de nommer, justement, exercices spirituels .

    Transposition dune pratique religieuse de lintriorit ? Non, prcisment, rpondlA. Cest une invention proprement philosophique que les religions antiques, et mme le

    Christianisme ignorent. Cest seulement au II sicle que le Christianisme se lannexera, pour seprsenter lui mme comme une philosophie, et sur le modle de la philosophie des Grecs. AuXVII sicle un certain stocisme chrtien, en recommandant lexamen de conscience, retrouvesans bien le savoir un usage initialement non religieux et proprement stocien.

    Le vrai philosophe, pour les Grecs et les Romains, puisquil sexerce vivre enphilosophe, risque ltranget. La doxographie recueille, candidement, des anecdotes. Peut-on, audel de la raillerie populaire, leur donner un sens sotrique? Nietzsche semble stre engag danscette voie. Si lon excepte leur matre fondateur, qui ne faisait pas mystre de son inadaptation la

    vie quotidienne, les Sceptiques ont t les moins exposs au rire (sanction sociale !). Cest queleur scepticisme, force dindiffrence aux erreurs des hommes, finit par les conduire unconformisme, note malicieusement Pierre Hadot, une version peut-tre prtentieuse du

    conformisme, mais indiscernable, en pratique, de sa forme paisse. Laissons les personnages :lexpression exercices spirituels indique un travail sur soi et comme la conversion dun moiimmdiat un SOI la fois plus dtach et plus reli (au Tout, au monde et aux autres esprits).Hadot naime pourtant pas trop les formules critures de soi ou pratiques de soi : inventespar Foucault comme un tour personnel dexpression, veilleur, elles risquent de retomberaujourdhui en formules banalises et banalisantes. Ce nest pas soi que lon pratique, pas plusque ce nest soi que lon crit. On pratique des exercices pour transformer le moi et on crit desphrases pour influencer le moi . Ce choix de linapparence (choix dailleurs pdagogiquementprilleux aussi), cest la manire de dire de Pierre Hadot.

    Dire ou crire ? La distinction nest sans doute pas dcisive pour lauteur. Lest-ellepour les philosophes, si elle lest, et de plus en plus, pour lUniversit ? En revanche, il appartient

    une parole philosophique dtre toujours adresse soit aux amis, soit quelquun. Elle consoleou conseille, chez Snque. Cela ne peut pas se faire dans la gnralit. Descartes sen souviendralorsquil svertuera recomposer le De vita beata, certes mthodiquement, mais surtout lintention de la Princesse Elisabeth ; la forme littraire du dialogue chez Platon, ou du coursmagistral chez Aristote, dans leurs uvres conserves, implique la prsence thtrale depersonnages ou la prsence relle dinterlocuteurs et dtudiants : ce ne sont pas des traits.Socrate ne parle pas avec Thodore, Thtte et mme Alcibiade comme il parlera une fois avecCallicls, furieux toujours de ntre que ce quil tait , crivit Hubert Grenier, immolant chaque instant le Callicls rel pour le Callicls imaginaire 5. Analyste philosophe, Socrate devinece quil y a de singulier dans lme dun discours. Et si chaque dialogue est un jeu, un jeu toujoursnouveau, il ne faut peut-tre pas exiger trop de cohrence doctrinale dun dialogue lautre. Cest

    alors peut-tre Montaigne, malgr sa rticence face aux dialogismes tranants de Platon6

    , ou travers elle, qui a le mieux compris Socrate. Et quand enfin Marc Aurle note ses penses, cestpour dialoguer avec lui-mme. Sil cherche en crivain lexpression juste et vive, cest pour rendreplus parlantes ces fortes vrits stociennes qui le rendront matre de son discours intrieur, cediscours intrieur qui ne cesse jamais, qui est la part la plus indubitable de lintriorit, et quicommande tout.

    5 Hubert Grenier, La connaissance philosophique, 1973. Grenier, beaucoup plus "thoriciste" queHadot, comme en tmoigne le titre (initialement polmique) de son livre, pose lui aussi que le

    salut est lobjet ultime de la philosophie et le relie troitement, comme Hadot, une expriencedu prsent, rceptacle dternit .6Essais, II, 10.

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    Non seulement lthique, mais la Logique et la Physique anciennes sont pour lA. la miseen pratique dun jugement rectifi. Est-ce aller trop loin ? Faut-il aller jusqu dire que la rflexionthorique suppose elle-mme un choix de vie ? Mais au nom de quoi alors rejeter le modlethique propos par le dernier Foucault dune esthtique de lexistence ? Dira-t-on que lide(linterprtation trop esthtisante de la sculpture de soi) est trangre aux Anciens ? Mais lA.

    admet ici mme que le lecteur contemporain prfre sparer la rflexion thique sur les modesde vie dune certaine gangue mythique et traditionnelle qui lentoure . Or les Anciens nelauraient pas fait.

    Deuxime perplexit : lA. parle plusieurs reprises, favorablement, dune forme delexprience intrieure, irrductible celles de la sagesse grco-romaine comme la spiritualit desreligions positives: aprs Romain Rolland, et Freud qui la mentionne dans Malaise dans lacivilisation, il la nomme sentiment ocanique . Exprience mtaphysique que le modernepourrait retrouver comme la vrit du religieux lui-mme ? Mais quelles conditions cetteexprience peut-elle se thoriser et se pratiquer sans confusion ? Peut-tre le livre plus rcent surGoethe7 apporte-t-il une rponse et montre-t-il la persistance, jusque dans ses mtamorphoses,dun sentiment philosophique de la vie.

    Grand connaisseur et ami des Anciens, Pierre Hadot les fait parler et agir sans selimiter eux. Il lui est mme arriv de reprocher Socrate davoir os dire que les arbres ne luidisaient rien... Et il y a, dit-il, des auteurs qui ont mieux exprim et, ajoute-t-il peut-tremieux ressenti ce quil y a dtrange et de mystrieux dans lexistence du monde. Wittgenstein8,et aussi Bergson et Merleau-Ponty, semblent alors avoir sa prfrence pour leur sens en quelquesorte sauvage de la prsence ltat naissant.

    7 Pierre Hadot, Noublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Albin Michel, Bibliothque Ides , 2008.8 Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004. Cette question de ltonnementdevant la prsence du monde (et de sa nave contestation savante chez Carnap et Wittgenstein)est traite, subtilement et spirituellement, dans une confrence de David Rabouin et Elie During,lors de la Journe dtude publique du groupe MENS (Mtaphysique lENS) du 11 juin 2005,consultable sur le site de lENS : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=747