5 l'arbitrage international et le droit de l'union européenne

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Tableronde AVEC > GEORGEA. BERMANN,PROFESSEURÀLACOLUMBIALAWSCHOOLDENEWYORK, EMMANUELGAILLARD,PROFESSEURÀL’ÉCOLEDEDROITDESCIENCESPO, CATHERINEKESSEDJIAN,PROFESSEURÀL’UNIVERSITÉDEPARISIIPANTHÉON- ASSAS, HORATIAMUIRWATT,PROFESSEURÀL’ÉCOLEDEDROITDESCIENCESPO, DIEGOP. FERNÁNDEZARROYO,PROFESSEURÀL’ÉCOLEDEDROITDESCIENCES PO. 5 L’ARBITRAGEINTERNATIONALETLE DROITDEL’UNIONEUROPÉENNE :UN DIALOGUECONSTRUCTIFOUUNE COLLISION INÉVITABLE ? Le sujet de cette table ronde ne pourrait pas être plus approprié. Certes, il ne s’agit pas de la première fois qu’une activité académique porte sur le rapport entre l’arbitrage et le droit de l’Union européenne. Néanmoins, on ne peut que constater que l’importance du sujet a considérablement augmenté en raison de la multiplication des cas problématiques, des sentences et des arrêts controversés, d’un côté, et des décisions de politique législative adoptées ou non adoptées par les organes de l’Union européenne, d’un autre côté. La discussion qui se présente ici a eu lieu dans le cadre des Colloques d’arbitrage de Sciences Po le 27 mai 2013 devant plus de 160 personnes. Les problèmes fondamentaux posés par le rapport entre l’arbitrage et le droit de l’Union européenne ont été introduits par George A. Bermann, professeur à la Columbia Law School de New York, Président de l’Académie Internationale de Droit Comparé et professeur affilié à l’École de Droit de Sciences Po.Après cette introduction, le débat, animé par Diego P. Fernández Arroyo, s’est déroulé avec la participation de Catherine Kessedjian, professeur à l’université de Paris II Panthéon-Assas, Horatia Muir Watt et Emmanuel Gaillard, tous les deux professeurs à l’École de Droit de Sciences Po. CAHIERS DE DROIT DE L’ENTREPRISE N° 5, SEPTEMBRE-OCTOBRE 2013 9

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Table rondeAVEC> GEORGEA. BERMANN, PROFESSEUR À LA COLUMBIA LAWSCHOOLDENEWYORK,

EMMANUELGAILLARD, PROFESSEUR À L’ÉCOLEDEDROIT DE SCIENCES PO,CATHERINEKESSEDJIAN, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE PARIS II PANTHÉON-ASSAS,HORATIAMUIRWATT, PROFESSEUR À L’ÉCOLEDEDROIT DE SCIENCES PO,DIEGOP. FERNÁNDEZARROYO, PROFESSEUR À L’ÉCOLEDEDROIT DE SCIENCESPO.

5 L’ARBITRAGE INTERNATIONAL ET LEDROIT DE L’UNION EUROPÉENNE : UNDIALOGUE CONSTRUCTIF OU UNECOLLISION INÉVITABLE ?

Le sujet de cette table ronde ne pourrait pas être plus approprié. Certes, il ne s’agit pas de lapremière fois qu’une activité académique porte sur le rapport entre l’arbitrage et le droit del’Union européenne. Néanmoins, on ne peut que constater que l’importance du sujet aconsidérablement augmenté en raison de la multiplication des cas problématiques, dessentences et des arrêts controversés, d’un côté, et des décisions de politique législativeadoptées ou non adoptées par les organes de l’Union européenne, d’un autre côté.La discussion qui se présente ici a eu lieu dans le cadre des Colloques d’arbitrage de Sciences Pole 27 mai 2013 devant plus de 160 personnes. Les problèmes fondamentaux posés par lerapport entre l’arbitrage et le droit de l’Union européenne ont été introduits par GeorgeA. Bermann, professeur à la Columbia Law School de New York, Président de l’AcadémieInternationale de Droit Comparé et professeur affilié à l’École de Droit de Sciences Po.Aprèscette introduction, le débat, animé par Diego P. Fernández Arroyo, s’est déroulé avec laparticipation de Catherine Kessedjian, professeur à l’université de Paris II Panthéon-Assas,Horatia Muir Watt et Emmanuel Gaillard, tous les deux professeurs à l’École de Droit deSciences Po.

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Diego P. FernándezArroyo : Je vous souhaite très chaleu-reusement la bienvenue au colloque d’arbitrage 2013 deSciences Po. Il s’agit, comme vous le savez, d’un événementqui est en passe de devenir classique, malgré sa courte vie.Son succès est dû à l’intérêt des sujets traités, à la qualité desintervenants qui nous accompagnent chaque année, et sur-tout à votre fidélité.

GeorgeBermann, ici àmadroite,va introduire le sujet surla base d’un article publié dans Arbitration International

(vol. 28, 2012,p. 397).George, s’il te plaît...

George Bermann : Je vais commencer par quelques motssur certains aspects du rapport entre le droit d’arbitrage inter-national et le droit européen. Il y a beaucoup de rapports, on leverra,mais je mets l’accent sur un certain nombre d’entre eux.Jusqu’ici, selon moi, le droit de l’Union européenne et le droitd’arbitrage international occupaient deux terrains distincte-ment séparés. Il s’agissait jusqu’à relativement récemment aumaximumd’une coexistence bien qu’une coexistence paisible.Il se trouve que le paysage était tout récemment en train dechanger à cet égard, et ce, à deux niveaux. D’une part, la Courde justice de l’Union européenne a élaboré une notion larged’ordre public européen – une évolution qui présente un défiau régime juridique de l’arbitrage commercial.D’autre part, ledroit européen exige parfois que les États membres prennentdes mesures qui pourraient être contraires aux obligationsimposées par les traités bilatéraux d’investissement.Voici doncun défi d’origine juridique, cette fois pas de l’arbitrage com-mercial,mais de l’arbitrage d’investissement.

Je commence toutd’abordparune explicationde ladistancetraditionnelle entre le droit européen et le droit d’arbitrageinternational. Il ne s’agit pas d’une distance à caractère tempo-rel, car, en effet, les deux traités de base des deux régimes datentde la même année : 1958. La distance traditionnelle entre lesdeux domaines provient de trois facteurs principaux : d’abord,l’écart traditionnel historique entre le droit européen et le droitinternational privé en général ; ensuite, l’architecture de laConvention de Bruxelles et du règlement de Bruxelles II ; et,enfin, l’impossibilité pour les tribunaux arbitraux jusqu’ici desoumettre des questions préjudicielles à la Cour de justice surl’application ou sur la validité du droit européen.

Inutile pour un tel auditoire d’insister sur le fait que le droitinternational privé entrait tardivement dans le domaine dudroit européen. La Communauté européenne a eu des doutes,à l’origine, sur le fait de savoir si la question de la juridiction etde la reconnaissance des jugements entrait dans le domaine dudroit communautaire, car comme vous le savez tous, le traitéprévoyait que la Convention de Bruxelles de 1968 serait uninstrument non-communautaire, et plus précisément uneconvention séparée entre les six États membres. Plus tard lesmatières qui relevaient du droit international privé faisaientpartie du – le pilier intergouvernemental – troisième pilier dela Communauté européenne sous le régime du traité deMaas-tricht. Il a fallu attendre le traité d’Amsterdam pour que ledomaine du droit international privé soit pleinement intégrédans le droit européen.

De plus, la Convention, et par la suite, le règlement deBruxelles I, comme le traité, même comme il a été tout récem-ment modifié, comportait une exception pour l’arbitrage.Nous connaissons tous les tentatives de réforme relatives autraitement des affaires portant sur l’arbitrage.

Enfin, dans certains cas, les tribunaux arbitraux n’ont pas lapossibilité de référer des questionspréjudicielles dudroit euro-péen à la Cour de justice pour un jugement sur l’interprétationou sur la validité d’un instrument du droit européen. Mêmeconfronté avec un différend qui relève directement du droiteuropéen, un tribunal arbitral ne peut pas profiter des juge-ments préliminaires de la Cour. Voici, la situation jusqu’àrelativement récemment.

D. P. F. A. : Aujourd’hui il semble que deux sources detension existent entre le droit européen et le droit de l’arbi-trage international.Quidnotammentde l’ordrepublicordreeuropéen ?

G. B. : Effectivement, la première des deux sources de ten-sions qui existent entre le droit européen et le droit d’arbitrageinternational, est l’émergence d’une notion d’ordre publiceuropéen. Nous reconnaissons tous que la notion d’ordrepublic joue un rôle central dans l’arbitrage international. Lacontrariété à l’ordre public constitue l’un des moyens quipourrait justifier la non-reconnaissance et la non-exécutiondes sentences étrangères sous la Convention de NewYork. Ellefigure également dans la loi modèle d’UNCITRAL sur l’arbi-trage international commercial.

Selon une opinion dominante, la notion d’ordre publicreçoit, en arbitrage, une interprétation très étroite. Elle nedevrait être soulevée que très rarement, et elle devrait réussirmême plus rarement. En France, l’étroitesse de la notiond’ordre public se trouve accentuée par le fait que les tribunauxarbitraux emploient dans ce contexte une conception d’ordre

Diego P. Fernández Arroyoprofesseur à l’École de Droit de Sciences Po

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public international au lieu d’ordre public interne. Il est consi-déré fondamental que le moyen de la contrariété à l’ordrepublic n’amène pas les tribunaux à réviser de quelquemanièreque ce soit le fond de l’affaire jugée par les arbitres. Ni leserreurs de droit, ni les erreurs de fait, ni les erreurs dansl’application du droit aux faits ne justifient un refus de recon-naissance ou d’exécution sur la base d’ordre public.

En contraste, la Cour de justice a articulé et a donné suite àune notion d’ordre public beaucoup plus ample.Ceci n’est paspar hasard, car la notion d’ordre public, sur le plan européen,joue un double rôle. Elle joue le rôle traditionnel que jouel’ordre public. C’est-à-dire de mettre certaines limites à l’exer-cice de l’autonomie des parties et à l’opération usuelle desrègles de conflits de loi. Mais sa deuxième fonction en droiteuropéen est de renforcer le principe de la primauté et de« l’effet utile » du droit européen. Si le premier de ces rôles seprête naturellement aux dimensions traditionnelles d’ordrepublic, c’est-à-dire àune interprétation restrictive, le dernier seprête à une conception assez large et générale. L’émergenced’une notion d’ordre public européen comme instrument dela primauté et de l’effet utile du droit européen se concrétisaitbien dans le jugement de la Cour de justice dans l’affaire Eco

Swiss China Time Ltd contre Benetton.Dans l’affaire Eco Swiss, Eco Swiss introduisait un arbitrage

contre Benetton pour rupture de contrat. Benetton se défen-dait sans succès dans l’arbitrage et, en ce faisant, a omis desoulever l’argument que le contrat de base était contraire auxrègles européennes du droit de la concurrence. Benetton vou-lait soulever l’argument pour la première fois pendant lerecours en annulation qu’il portait devant le tribunal néerlan-dais en invoquant la défense de la contrariété à l’ordre public.Le tribunal néerlandais a posé à la Cour plusieurs questionspréjudicielles, parmi lesquelles la question de si oui ou non ledroit européen exigeait que le tribunal considère l’argumenttiré du droit de la concurrence en dépit du fait que Benetton nel’avait pas soulevé pendant l’arbitrage. Dans ce jugement, laCour disait essentiellement que le tribunal néerlandais étaitcontraint de considérer dans le cadredu recours en annulation,la notion d’ordre public européenne à côté de l’ordre publicnéerlandais, et qu’il devait impérativement traiter le droit de laconcurrence comme une norme d’ordre public européen.

Cependant, la Cour n’a pas tranché la question de la renon-ciation, c’est-à-dire la question de savoir si Benetton, en négli-geant de soulever la défense tirée du droit de la concurrencedevant des arbitres, y avait effectivement renoncé dans le cadredu recours en annulation. Pourtant, dans un jugement renduplusieurs années après, la Cour a tranché cette question dans lesens suivant : le droit d’invoquer une norme d’ordre publiceuropéenne dans un recours contre une sentence arbitrale nepeut pas être considéré comme renoncé par la simple omissionde l’invoquer au cours de l’arbitrage. Dans ce jugement, laCour annonce que les directives européennes concernant lesclauses abusives dans les contrats avec des consommateursavaient aussi le caractère d’ordre public européen. La Courqualifie les directives essentiellement de lois impératives. Sur labase de ces deux jugements, on peut conclure qu’il existe uncertain nombre de normes de droit européen qui entrent dans

la catégorie d’ordre public européen et dont le respect est, pourles tribunaux nationaux, impératif sous peine d’annulationdes sentences.

Le défi posé par la notion d’ordre public européen au droitde l’arbitrage commercial était double : d’une part, elle s’étendsur de très larges domaines du droit européen ; et, d’autre part,une partie est dispensée de soulever une telle norme pendantl’arbitrage et peut le faire pour la première fois dans le cadred’un recours en annulation de la sentence qui en résulte.

D.P. F.A. :Quelle est la deuxième source de tension entrele droit européen et le droit de l’arbitrage international ?

G. B. : La deuxième source de tension entre le droit euro-péen et le droit de l’arbitrage international concerne le fait quele droit européen impose parfois aux États membres l’obliga-tion de prendre des mesures, à l’encontre des investisseursétrangers, qui constituent potentiellement des violations destraités bilatéraux d’investissement. Il en résulte que les Étatsmembres se retrouvent coincés entre leurs obligations tirées dudroit européen et leurs obligations tirées du droit de la protec-tion des investissements étrangers. Le scénario le plus simple àenvisager est celui des aides d’État, et plus particulièrement, leretrait par un État membre d’une aide d’État sous pressiond’une institution européenne, normalement la Commissionde l’Union européen, ainsi exposant le même État, à uneresponsabilité envers l’investisseur dont l’aide est retirée. Ledilemme est évident. En effet, récemment, plusieurs investis-seurs étrangers ont initié des arbitrages d’investissement surcette base. En première instance, il incombera au tribunalarbitral de déterminer si l’Étatmembre pourrait se défendre eninvoquant comme moyen de défense ses obligations sous ledroit européen.Dans le cas d’une condamnation, il y aura unesentence arbitrale à exécuter. Le tribunal national devrait-ilexécuter une sentence dont l’effet serait, d’un point de vuepratique, de défaire le retrait d’aide d’État exigé par le droiteuropéen ? Autrement dit, comment le juge nationalpourrait-il obéir enmême temps à ses obligations sous le droiteuropéen et sous le droit d’arbitrage international ?

Dans les deux confrontations que j’ai évoquées, c’est-à-direla tension autour de la notion d’ordre public et la tension entreles obligations du droit européen et du droit des protection desinvestisseurs, des arbitres et des juges ont suivi, dans unecertaine mesure, ce que j’ai dénommé des stratégies d’accom-modation. En ce qui concerne le problème d’ordre public,certains tribunaux nationaux, y compris la Cour de cassationfrançaise, ont élaboré une jurisprudence de compromis. Dansl’affaire Cytec, la Cour reconnaît en effet une distinction entrela violation d’une norme d’ordre public, d’une part, et laviolation de l’ordre public lui-même, d’autre part. La Cour diten effet qu’enfreindre une norme d’ordre public n’est pasforcément enfreindre l’ordre public. Plus particulièrement,l’infraction d’une norme d’ordre public ne constitue uneinfraction de l’ordre public que si le premier atteint une gravitéparticulière. Selon la Cour, la violation d’une norme d’ordrepublic n’atteint le caractère de violationd’ordre public que si laviolation de la norme peut être caractérisée comme flagrante,effective et concrète. Il s’agit d’une sorte de mitigation pour le

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mieux ou pour le pire, de la notion de violation de l’ordrepublic.Est-ce qu’un compromis de cette sorte sera acceptable àla Cour de justice ? On ne sait pas encore. Ce n’est pas évidentque la Cour accepterait d’excuser la violation d’une normed’ordre public européen du fait que cette violation, après tout,n’est pas suffisamment grave.

Mais il existe un précédent pour cela.Dans l’affaireRenault,un tribunal italien avait refusé d’exécuter un jugement fran-çais, en invoquant la violation d’ordre public. La Cour dejustice exige que le refus d’exécution ne serait acceptable que sile jugement en question représente, et je cite, « une déviationjusqu’à un point inacceptable de l’ordre juridique » ou, et jecite, « pour la violationmanifeste de la règle juridique considé-rée comme essentielle au système juridique ». Je mets évidem-ment l’accent sur lemot « manifeste » et sur le terme« unpointinacceptable ».Les tribunaux arbitraux ont également su com-ment faire une accommodation entre les demandes norma-tives de l’ordre européen et celle de l’ordre de la protection desinvestissements. Cette accommodation est pourtant diffé-rente. Elle consiste à procéder à une interprétation, ou à uneapplication, soit du droit européen, soit du droit de la protec-tion des investisseurs, qui en effet fait disparaître tout conflitentre les deux normes et qui épargne au tribunal arbitral lanécessité d’établir une priorité entre le droit européen et ledroit d’investissement. On pourrait le qualifier comme unexercice de l’interprétation harmonieuse des normes.

D.P. F.A. :Peux-tu nous donner certains exemples ?

G. B. : Oui, volontiers. J’en ai plusieurs. Par exemple, dansl’affaire AES Summit, le tribunal n’avait pas à décider si lacompagnie avait enfreint ses obligations car l’investisseurn’avait pas en tout cas établi l’existence des attentes légitimesde sa part. Dans l’affaire Eastern Sugar B.V. contre the Czech

Republic, le tribunal, en condamnant la République tchèquepour violation du traité d’investissement, a rejeté la défense dela République basé sur le droit européen en trouvant que lesmesures prises par la République n’avaient pas entraîné aprèstout une violation de droit européen.

Comme troisième exemple, dans l’affaire Saluka Invest-

ments, le tribunal avait décidé que l’investisseur ne pouvait pasraisonnablement présumer que l’accession de la Républiquetchèque à l’Union européenne n’entraînerait pas un change-ment de régime du secteur bancaire. Mais supposons qu’uneaccommodation de cette sorte n’est pas faisable. Nous avonsdéjà deux exemples, un portant sur la compétence des tribu-naux, l’autre portant sur le fond du droit de la protection desinvestissements. En ce qui concerne la compétence des tribu-naux, dans plusieurs affaires, y compris AES Summit, EasternSugar, et Eureko Nurico, des États membres de l’Union euro-péenne, soutenus par laCommission européenne,ont contestéla compétence même des tribunaux arbitraux de juger desaffaires intra-Union européenne sur la base d’un traité bilaté-ral d’investissement entre un État membre de l’Union et unfutur État membre, comme la Hongrie ou la Républiquetchèque. Selon certains nouveaux États membres, et certaine-ment selon la Commission européenne, un traité d’accessiond’un État à l’Union abrogeait un traité bilatéral d’investisse-

ment antécédent entre ce pays et un État membre existant, desorte que les obligations sous le traité d’investissement setrouvent terminées, y compris l’obligation de se soumettre à lacompétence d’un tribunal arbitral établi sur la base de ce traité.Les États membres et la Commission ont invoqué à cet égardles articles 30 et 59 de la Convention de Vienne sur la succes-sion des traités. Ils ont maintenu que la Cour de justice jouitd’une compétence exclusive sur la résolution de tout différendqui touche au droit européen.Or, un conflit de ce type entre ledroit international d’investissement et le droit européen ne seprête pas à un compromis ou à une accommodation. En fait, laprétention des nouveaux États membres, et surtout la Com-mission, a été catégoriquement rejetée par presque tous lestribunaux qui avaient l’occasion d’adresser la question.

La question s’est présentée déjà devant un tribunal alle-mand, qui a refusé de faire une référence préjudicielle sur laquestion à la Cour de justice. Sans doute la Cour aura un jourl’occasion de l’adresser.

D. P. F.A. : Est-ce que les obligations tirées du droit euro-péen fournissent aux Étatsmembres de l’Union européenneune défense dans le cadre des arbitrages d’investissement ?

G. B. : Il peut en effet y avoir aussi un conflit irréconciliableentre le droit européen et le droit d’investissement sur le fonddu droit. La question se présente uniquement dans le cas desarbitrages intra-Union européenne, car personne ne soutientque les investisseurs des pays hors de l’Union trouvent leursdroits sous un traité bilatéral d’investissement limités par desnormes de droit européen.Mais pour ce qui est des arbitragesintra-Union européens, les difficultés subsistent. Certains tri-bunaux disent qu’un État ne peut pas invoquer les règles dedroit européen pour justifier une violation d’une obligationinternationale. Plus récemment, le tribunal dans l’affaire Elec-

trabel s’est prononcé différemment en disant ad dictum que laBelgique ne peut pas être condamnée dans le cadre d’unarbitrage d’investissement intra-Union européenne sur la basedes mesures prises sous commande du droit européen.

Voici, encore une fois, une confrontation entre le droiteuropéen et le droit de l’arbitrage international qui ne se prêtepas aux compromis. J’espère avoir démontré que l’ère d’isole-ment réciproque entre le droit européen et le droit de l’arbi-trage international est arrivé à sa fin. Jusqu’à récemment lesdeux régimes ont suivi chacun leur propre logique basée surleurs prémices fondamentales respectives. Cela n’est plus pos-sible. Dans certaines circonstances, des stratégies de compro-mis et d’accommodation se montrent capables de réconcilierles exigences des deux régimes. La question d’ordre publiceuropéen nous fournit un bon exemple. Mais d’autresconfrontations s’avéreront plus résistantes aux solutions de cegenre, car elles impliquent vraiment les rapports d’autoritémême entre les régimes en tant que tels.

Le traité de Lisbonne introduit un nouvel élément, en ajou-tant à l’Union européenne une compétence exclusive enmatière d’investissement étranger. En conséquence, l’Unionn’est plus un outsider par rapport au régime de la protectiondes investissements, mais plutôt un acteur à côté des autresÉtats qui participent dans le régime. En tant que tel, elle sera, à

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mon avis, mal placée soit pour s’abriter des obligations quidécoulent des traités bilatéraux d’investissement, soit pourpermettre aux États membres de faire ainsi.

À un certain moment, il n’y aura plus de traités bilatérauxd’investissement, intra-Union européen mais jusqu’alors, lestensions vont continuer. Mais même les pays extra-Unioneuropéenne confrontent l’Union avec de grandes difficultéscar, lorsqu’il s’agit d’un conflit incontournable entre le droiteuropéen et le droit d’investissement international, il seradifficile de maintenir la primauté du premier. Dans les deuxhypothèses, l’Union européenne devrait faire face à de trèsgrandes nouvelles réalités.

D. P. F. A. : Merci beaucoup George. Une première ques-tion qui s’adresse d’abord à George, et ensuite au reste de latable, porte sur l’effectivité ou l’utilité de ces stratégiesd’accommodation qu’il a évoquées lors de sa présentation.On prend en considération que, comme le professeur Ber-mann l’a lui-même reconnu, il s’agit de stratégies quis’avèrent très différentes selon qu’elles sont appliquées parlaCourde justicede l’Unioneuropéenne,d’uncôté,et par lestribunaux d’arbitrage, d’un autre côté. En particulier, je medemande si les décisions portant sur ces stratégies d’accom-modation adoptées par la Cour de justice seront vraimenteffectives tout d’abord en dehors de l’Union européenne,parce que les questions débordent les frontières de l’Unioneuropéenne bien sûr, ainsi que dans le cadre de l’arbitrage.Onpourrait se demander si ces stratégies d’accommodationne seront pas toujours incompatibles, très difficilementhomogènes en raison des différences rencontrées selon quel’on se trouve devant la Cour de justice (ou devant un tribu-nal d’un État membre qui doit suivre la jurisprudence de laCour de justice), ou devant un tribunal arbitral.

G. B. : Merci Diego. En ce qui concerne la nécessitéd’accommoder, elle est sérieuse dans les deux domaines. Maisje crois que l’exercice est sensiblement plus difficile pour lestribunaux arbitraux que pour la Cour de justice européenne.La Cour de justice européenne se sent responsable envers unseul régime et elle est bien capable de faire les sentences néces-saires à achever les accommodations qui s’imposent à l’inté-rieur de ce régime.

L’affaire Renault montre bien comment la Cour peut lefaire.

Le problème pour les tribunaux arbitraux est qu’ils sontconfrontés à deux régimes différents, tous les deux valides etimportants. Même plus difficile est la situation des tribunauxdes États membres, car ils sont responsables envers le systèmede la protection des investissements et en même temps l’ordreeuropéen.

Cela pourrait expliquer la réticence du tribunal national deFrancfort en décidant d’envoyer, ou pas, une question préjudi-cielle à la Cour de justice en Luxembourg.

Et les arbitres et les juges nationaux devraient faire preuved’une volonté de suivre plusieurs impératifs lesquels sont par-fois difficiles à réconcilier.

D. P. F. A. : Je crois que Catherine voulait dire quelquechose sur les propos deGeorge.

Catherine Kessedjian : Tout d’abord merci pour l’invita-tion. C’est un plaisir de participer à cette table ronde. J’avoueque je suis un peu, comment dirais-je, hésitante, vous le sentezdéjà, sur les analyses que nous propose George Bermann.Monpremier point porte sur la dernière remarque qu’il vient defaire. Le but essentiel qui nous occupe tous, et j’espère quelà-dessus nous serons tous d’accord, c’est que l’on a construitavec l’Union européenne (et cette année c’est le 50e anniver-saire de l’arrêt van Gend en Loos, le grand arrêt dans lequel laCour enadécidé ainsi) unordre juridique,à l’époque,commu-nautaire, et maintenant de l’Union européenne, autonome.Cette notion est très importante, mais elle va engendrer uncertain nombre de difficultés. Mais là où je ne suivrais pasforcément George, c’est que, tant les juges nationaux que laCour de justice, quand ils sont confrontés à une question dedroit de l’Union européenne, ils ont un objectif majeur qui estla cohérence de cet ordre juridique autonome qui a étéconstruit. Or, les arbitres, mais ce n’est pas nouveau et ce n’estpas spécifique au droit de l’Union européenne, en tout cas c’estune des discussions que nous avons de manière récurrente,sont avant tout confrontés à un litige particulier et, puisqu’ilsn’appartiennent à aucun ordre juridique, suivezmon regard...,sinon l’« ordre juridique arbitral ». Jemets beaucoupde guille-mets à tout ça car, comme vous le savez, je ne suis qu’en partied’accord avec cette position, et je ne suis pas d’ailleurs convain-cue que l’on doive en tirer tout ce que les tenants de cettepositiondoctrinale veulent en tirer.Mais à supposermêmequenous soyons d’accord avec cette position, les arbitres ne sontpas forcément concernés par la cohérence d’unordre juridique

George A. Bermannprofesseur à la Columbia Law School de New York, Président de l’Acadé-

mie Internationale de Droit Comparé et professeur affilié à l’École de

Droit de Sciences Po

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donné, fusse-t-il européen.On peut peut-être s’accorder sur lefait que ce n’est pas leur fonction première que de s’occuper dela cohérence de l’ordre juridique européen. En revanche, et jene pense pas que ce soit le sens de ce que vient de dire George,on ne peut pas opposer le rôle des juges nationaux avec le rôlede la Cour de justice. Parce que le juge national, ça on ne doitjamais l’oublier, est le juge de droit commun de l’ordre juri-dique communautaire, de l’ordre juridique de l’Union euro-péenne. On ne peut donc pas opposer la position du jugenational à celle de laCour de justice.À l’appui de ce que je viensde dire, je voudrais vous signaler les amendements proposés enpremière lecture par le Parlement européen le 23 mai dernier,au règlement sur la responsabilité financière, c’est un longtitre, la « Responsabilité financière liée aux tribunaux de règle-ment des différends investisseur-État mis en place par lesaccords internationaux auxquels l’Union européenne est par-tie ». C’est le futur règlement qui va régler un certain nombrede questions concernant les procédures d’arbitrage enmatièred’investissement. Le Parlement européen propose d’ajouter lanotion « d’intérêt supérieur de l’Union ».Et comment le Parle-ment conçoit l’intérêt supérieur de l’Union ? C’est dansl’amendement 19, il nous dit notamment, « il s’agit d’unrisque grave pour la cohérence ou l’uniformité de l’applicationde la mise en œuvre des dispositions d’investissement del’accord qui font l’objet (...) », etc. Si cet amendement estadopté et se retrouve dans le règlement, il conviendra des’interroger sur les conséquences à en tirer du point de vue desarbitres.

HoratiaMuirWatt : Juste sur ce point là, sur la question quivient d’être évoquée, j’ai unpoint de vueunpeudifférent parcequ’il me semble que cette autonomie que revendique l’Unioneuropéenne, en réalité, ce n’est que l’illustration du phéno-mène de l’autonomisation des régimes spéciaux de façon plusgénérale.Autrement dit, cette collision entre le droit de l’Unioneuropéenne et le régime de l’investissement direct n’est qu’unexemple parmi bien d’autres, issus de la fragmentation del’espace international. Or, il est absolument normal que danscette situation là, au regard des analyses développées notam-ment par Teubner, que chaque système revendique pour lui-même une fondamentalité ou une primauté dans sa relationavec les autres. Ce qui est très intéressant dans l’approche deGeorge, c’est qu’il est « positionniste » enquelque sorte.Autre-ment dit, si l’on accepte de prendre un peu de recul et deregarder cet ensemble de régimes d’en-haut, on voit unensemble de sphères concentriques, chacune acceptant d’êtreen situation de overlapping consensus avec les autres. Pourchacune, il y a un cœur de valeurs absolument indérogeables etpuis celles de la périphérie qui se négocient. Que chaquerégime revendique son autonomie, c’est dans la logique deschoses. C’est ce qui explique, précisément, que cette perspec-tive va varier selon qu’il s’agit de la Cour de justice, d’un jugenational soumis au régime de l’Union européenne, du juged’un État-tiers et de l’arbitre d’investissement. D’une certainefaçon, le juge national (peut-être un « mini » juge national)pourra être l’arbitre en dernier ressort de ce méga-conflit, aumoment de l’exécution de la sentence. Et en dernier ressort, en

tout cas, chaque ordre juridique tranche pour lui-même, avecdes outils très imparfaits. Le vrai problème,me semble-t-il, estqu’on n’a pas encore développé les outils conceptuels pourrésoudre ce conflit à la place de cet ultime juge, cet ultimetribunal.

D.P. F.A. :Emmanuel tu voulais intervenir je crois.

Emmanuel Gaillard : Merci. Oui, précisément sur cettequestion. L’exposé de George a le grandmérite de faire ressor-tir la collision de systèmes qui s’ignoraient jusqu’à une époquerécente et qui se heurtent aujourd’hui de manière plus oumoins frontale. Sur le plan de la théorie juridique, cela montreque l’on ne peut plus comprendre le droit de manière sim-pliste, autour de l’idée de pyramide des normes, avec au som-met une norme fondamentale, dont l’origine demeure un peumystérieuse. La réalité du monde dans lequel nous vivons estcelle d’une pluralité d’ordres juridiques, qui entretiennententre eux des relations complexes. L’ordre juridique arbitral,l’ordre juridique communautaire, qui célèbre ses 50 ans, ledroit international lui-même, conçu comme ordre juridiquedepuis un siècle environ, en sont autant d’exemples. L’exis-tence de cette pluralité d’ordres juridiques modifie la visionque l’on a du droit. Cela relève des représentations que nouspouvons avoir de ces phénomènes. Il ne s’agit pas en effet deréalités tangibles mais de la manière dont nous percevons cessituations juridiques. La notion même d’ordre juridique ren-voie à l’idée d’un ensemble cohérant et hiérarchisé de normespossédant une logique propre. La difficulté à laquelle le juristecontemporain se trouve confronté tient à la prétention dechacun de ces ordres juridiques de répondre à toutes les ques-tions ou, au minimum, de se concevoir au centre de l’entiersystème. Il en résulte des chocs plus ou moins violents desystèmes. Une illustration de ce propos réside dans le choc dudroit communautaire et du droit international. L’européaniste

Horatia Muir Wattprofesseur à l’École de Droit de Sciences Po

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ou laCour européennede justice place le droit communautaireau sommet de l’édifice. Le spécialiste du droit international, etj’ai cru comprendre que c’était la position de George, estimeque c’est le droit international qui prime. Le juge internationalauramême tendance à traiter le contenu du droit communau-taire comme un fait. Qu’on le veuille ou non, les arbitresconçoivent également leur fonction de façon plus large quecelle d’un jugenational.Tout lemérite de la communicationdeGeorge consiste à mettre en lumière les « stratégies d’évite-ment » qui tendent à minimiser l’importance ou même l’exis-tence de ce que je n’ose pas appeler des conflits de systèmes, depeur de faire écho à une notion qui possède un sens trèsdifférent en droit international privé.On ne peut se dissimulernon plus que ces stratégies d’évitement sont parfois des straté-gies de présentation ou d’habillage. Il s’agit souvent de mini-miser l’existence du choc pour le résoudre de la façon lamoinsoffensante possible pour ceux qui ne voient pas les choses de lamêmemanière.

De manière très intéressante, George a présenté comme unexemple de stratégie d’évitement la jurisprudence Thales quilimite le contrôle de l’ordre public international aux violationsflagrantes du droit communautaire de la concurrence. J’auraispourma part pensé que la confrontation du droit communau-taire et de celui du contrôle des sentences est ici assez directe.Lajurisprudence française s’est en effet orientée demanière assezclaire vers la solution qui consiste à ne sanctionner que lesviolations non seulement effectives et concrètes mais quisautent aux yeux.Le juge du contrôle des sentences estimequ’iln’est pas en position de trancher les questions, souvent déli-cates, de nature économique (parts demarché, position domi-nante...) qui sont au cœur de l’appréciation de la violation dudroit communautaire de la concurrence. Personnellement, j’aitoujours pensé que cette position n’était pas heureuse, aumoins en termes d’affichage. Le juge du contrôle des sentencesne peut pas laisser entendre qu’il existe une catégorie de viola-tions de l’ordre public communautaire qui demeure sans sanc-tion. Le fond du droit ne doit pas être contrôlé. Par nature,l’ordre public doit l’être. L’ordre public peut – et doit – êtreconçu de manière très restrictive mais, lorsqu’une violationexiste, elle doit faire l’objet d’une sanction.C’est à ce prix que laconfiance en l’arbitrage peut être totale, l’existence de cecontrôle a posteriori justifiant l’extrême libéralisme de la défi-nition des matières arbitrables. Une formule moins provoca-trice de la part de la jurisprudence française aurait sans douteconstitué unemeilleure « stratégie d’évitement ».

D.P. F.A. :Cela nous amène à la possibilitémêmede vivreavec des conceptions d’ordre public différentes, surtoutquand on parle de l’ordre public de l’Union européenne.Parce que si l’on parle de l’ordre public en général, tout lemonde sait très bien que ceci change de pays en pays et detemps en temps, mais si l’on parle de l’ordre public del’Union européenne, peut-être pourrait-on penser quel’autorité compétente, pour dire quel est le contenu de cetordre public, est la Cour de justice, indépendamment de ceque dit la Convention de NewYork ou n’importe quel autreinstrument international.

C. K. : Plusieurs notions doivent être distinguées : l’ordrepublic européen (de l’Union) qui s’intègre à l’ordre public desÉtats membres et l’ordre public des États membres qui jouecommeune exception à l’application du droit européen. Sur cedernier point, le législateur européen, pour la première fois en2000, avec la directive Commerce électronique, a proposé, nonpas un ordre public européen, mais on peut en déduire, jedirais, en creux, un ordre public européen,mais un contenu del’ordre public des États membres. C’est la première fois quecela a été fait. Avant, l’exception d’ordre public n’avait jamaisreçu de contenu législativement défini. C’est l’article 3 de ladirective Commerce électronique qui reprend l’exception clas-sique de l’ordre public des États membres comme exception àla clause de marché intérieur, mais, pour la première fois dansun acte législatif, poursuit en donnant des exemples de ce qu’ilfaut entendre par « ordre public ». Il s’agit d’une liste exempla-tive de cas, par exemple la lutte contre la pornographie infan-tile. C’est particulièrement remarquable car la Cour de justiceavait toujours dit, dès l’origine, que les États membres étaientlibres de définir le contenu de leur ordre public.

Sur l’ordre public européen, il y a deux choses sur lesquellesj’aimerais revenir. C’est premièrement le fond, et deuxième-ment le processus. Sur le fond, il me semble assez clair que plusl’ordre juridique européen aura son ordre public, et c’est entrain de se faire, c’est en pleine évolution, et moins les Étatsmembres pourront conserver leur propre ordre public. Il y adonc un système de vase communiquant entre les deux. Plusl’ordre juridique européen sera précis, complet, plus il vagrignoter les marges de manœuvre des États membres, etmoins ceux-ci pourront faire ce qu’ils veulent de ce point devue là. Et, à cet égard, les arrêts Eglise de scientologie, Omega,Renault contreMaxicar, etc., sont significatifs.Mais, pourmoi,Renault porte sur l’ordre public de l’État membre, pas del’ordre public européen. Je voudrais signaler par ailleurs à cetégard, le colloque qui a eu lieu àDijon il y a quelques semaines,sur l’ordre public en matière d’arbitrage. Une idée nouvelle aété énoncée, à la fois par Jean-Michel Jacquet et moi-même,sans que nous nous soyons concertés auparavant. L’idéeconcerne le contenu de l’ordre public que les arbitres doiventprendre en considération. Nous nous sommes demandés sidésormais, compte tenu de l’évolution des activités écono-miques internationales, il ne faut pas comprendre l’ordrepublic dans un sens nouveauqui serait celui, et j’utilise le termeanglais à dessein, de la compliance. Il faudrait alors intégrer ladimension éthique du droit du commerce international, quenous avions exploré lors du colloque qui avait eu lieu àAlexan-drie, en Egypte, en l’honneur de Phillippe Fouchard.

Mon second point concerne le processus par lequel l’on vavérifier l’ordre public et je pense que contrairement à ce qui aété dit, la position jurisprudentielle enFrance sur le contrôle del’ordre public n’est pas satisfaisante. La flagrance n’est pas leboncritère,même si,une fois que l’on adit cela, il est difficile dele remplacer par un autre critère opératoire. De toute manièrele droit positif françaismeparaît parfaitement compatible avecEco Swiss. En deux mots je vous explique pourquoi. Dans Eco

Swiss, il y a les deux aspects, comme l’a ditGeorge. Il y a l’aspectsubstantiel : le droit de la concurrence, en tout ou en partie, est

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d’ordre public. Mais la Cour nous donne aussi une indicationprécieuse sur le processus. Elle nous dit, si les Pays-Bas, auregard de leur droit de l’arbitrage, doivent vérifier l’ordrepublic et dans lamesure où ils doivent le faire, ils doivent traiterl’ordre public européen au même niveau que l’ordre publicnational et donc l’ordre public international, quelle que soit lanotion utilisée.

G.B. : Pour revenir sur ce qu’a ditCatherine, jemedemandesi cette notion de violation flagrante est si exceptionnelle.Est-elle tellement différente de la notion en droit administratiffrançais d’erreur manifeste ? Il y a beaucoup de questions endroit français et en droit européen qui sont réglées selon descritères qui comportent le même élément de relativité. AuxÉtats-Unis, l’affaire Mitsubishi, que vous connaissez bien, faitpreuve d’une approche semblable. La Cour suprême disaitdans son jugement que l’important est que les arbitres fassentapplication du droit de la concurrence américain plutôtqu’une application strictement correcte du droit de la concur-rence. Et je crois que le problème dans l’affaire Eco Swiss n’étaitpas qu’il y ait une erreur dans l’application du droit de laconcurrence européen, mais que l’argumentation basée sur ledroit de la concurrence européen ne soit pas traitée du tout, ourisquait de ne pas être traitée du tout par le juge néerlandais. Jene suis pas aussi sceptique que mes amis sur la relativité de lanotion d’une violation d’ordre public. Je crois que même leprincipe de la proportionnalité, qu’évoquait Horatia, a unaspect de relativité. Pour cette raison, je tolère assez bien,peut-être bien plus que les autres, cette espèce d’accommoda-tion.

H.M. W. : Je pense, bien sûr que la proportionnalité figureparmi les stratégies de l’accommodation et introduit nécessai-rement une relativité dans le règlement du conflit. Mais lesoutils conceptuels de cette relativité ne sont pas encore élabo-rés. La Cour de justice a une tendance à qualifier en bloc despans entiers du droit comme étant d’ordre public (le droit de laconcurrence l’est ; selon l’arrêt Ingmar la compensation del’agent commercial l’est aussi...). Je pense que c’est en quelquesorte un stade initial du développement d’un nouvel ensembled’outils qui permettent de négocier des concessions entrevaleurs contradictoires. À cet égard, ce n’est à mon avis qu’undéplacement d’un débat connu. C’est-à-dire, il y a 100 ans,toutes ces questions là se posaient de la même façon au sujetdes clash entre des ordres juridiques nationaux. Or, mainte-nant, on retrouve des conflits supranationaux, ou entre ordrespublics et privés, qui en réalité posent le même type de pro-blème, et on cherche des outils adaptés – et il y a forcémentdans ces outils une part considérable de relativité. Cela dit,comme George l’a dit, ça va tant que le conflit n’est pasirréductible. On retrouve la même problématique que d’habi-tude : que faire quand on a emprunté tous les chemins pos-sibles pour arriver à une solution négociée et qu’il y a un vraichoc de valeurs ?

D. P. F. A. : Pour ce qui touche à la question de l’ordrepublic, très intéressante certainement, on a fait pas mal deréflexions. Peut-être puis-je me permettre d’ajouter tout

simplement que George a mélangé un peu les choses entraitant sur le même plan des affaires du type Eco Swiss etd’autres comme Mostaza Claro o Asturcom qui n’ont rien àvoir dès qu’elles regardent des rapports de consommation.Mais c’est lemomentde se tourner versune autre question sivous êtes d’accord, sur celle relative aux conséquences de lacompétence exclusive de l’Union européenne en matièred’investissements. On a évoqué la conséquence, ou doubleconséquence, sur les traités bilatéraux intra-européens etsur la politique externe de l’Union européenne en matièred’investissement.Alors, jepensequ’il y abeaucoupdechosesà dire. Je pense qu’Emmanuel avait quelquesmots à dire surles traités bilatéraux entre les Étatsmembres.

E. G. : La question du maintien, au sein de l’Union euro-péenne, de traités de protection des investissements, constitue,au moins pour la Commission européenne, un conflit. Elleestime en effet que ces traités sont contraires au droit commu-nautaire, ce qui est en réalité très discutable. Le seul véritableproblème qu’ils posent réside dans le fait que le maillageintra-communautaire n’est pas complet et que les investisseursde certains États sont mieux traités que les investisseursd’autres États membres. La véritable solution consiste donc àétendre la protection plutôt qu’à la détruire. Il est en effetparadoxal que l’accession à l’Union européenne conduise àdiminuer le niveau de protection juridique plutôt qu’à l’aug-menter. Ce qui est en cause c’est le maintien dequelques 180 traités et surtout de leur remplacement par uninstrument communautaire assurant un niveau de protectionéquivalent.

Lorsque la Commission s’est saisie de la question, ces traitésétaient au nombre de 193. Il n’y en a plus aujourd’hui qu’envi-ron 180, un certain nombre ayant été dénoncés, spécialementpar des États qui se sont fréquemment retrouvés en position de

Emmanuel Gaillardprofesseur à l’École de Droit de Sciences Po

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défendeurs dans des affaires d’investissement. Dans un pre-mier temps, la Commission s’est efforcée de faire pression surles États pour que les traités intra-communautaires soientdénoncés. Les États sont libres de ne pas reconduire un traitévenu à expiration et dont l’existencenepeut être prolongée quepar accord tacite de deux États. L’expiration du traité ouvre, engénéral, une période dans laquelle, par l’effet d’une « clause desurvie », les investissements réalisés avant cette datedemeurent protégés pendant une période fixée par le traité.Typiquement, cette période est de dix ans. Beaucoup pluschoquante est l’attitude des États qui, sur les conseils de laCommission, ont, dans un premier temps, renégocié le traitépour supprimer la clause de survie et, un instant de raison plustard, l’ont dénoncé, de façon à ne pas laisser jouer la clause desurvie. Cette méthode fait peu de cas de l’attente légitime desinvestisseurs qui ont pu investir dans l’un des États contrac-tants en comptant sur l’existence du traité et à tout lemoins sursa survie pendant la période prévue au traité. On compte uncas dans lequel deux États ont procédé de cette manière. Dansla plupart des cas, le jeu normal du droit des traités a étérespecté et nombre d’États européens ne se sont pas empressésde dénoncer des traités qui profitent à leurs entreprises et vontdans le sens de la prospérité et de l’emploi au sein de l’Union. Ilserait en effet paradoxal que l’attitude idéologique de la Com-mission conduise au fait qu’un investisseur français ou alle-mand en Hongrie ne soit plus protégé alors qu’un investisseuraméricain continue de l’être et qu’un investisseur communau-taire soit mieux protégé en Bielorussie qu’enHongrie.

Il est donc essentiel que la suppression des traités de protec-tion des investissements intra-communautaires s’accompagnede la mise en place d’un instrument communautaire assurantun niveau de protection équivalent.

D.P. F.A. :George ?

G. B. : On voit la même chose si on examine l’évolution durèglement sur les dispositions relatives à la période de transi-tion. On n’a qu’à comparer le propos original de la Commis-sion avec le règlement comme adopté.

C. K. : Mais ça, c’est pour les traités hors Union euro-péenne...

G. B. : Oui. C’est la même idée. La Commission a fait pasmal de concessions.

E. G. : Oui c’est que la Commission a tendance à demander100,et qu’elle se dit que si elle obtient 40 ça va.Ça fait partie desstratégies pas d’évitement là, mais stratégies de marchand detapis.

C.K. : Là où je suis complètement Emmanuel Gaillard...

E.G. : Ha ! C’est bien, je suis content.

D.P. F.A. :C’est unmoment historique...

C. K. : Je suis parfaitement d’accord avec EmmanuelGaillard pour dire que la position de la Commission, lorsqueles premières affaires ont commencé à être connues qui met-

taient en cause des traités intra-États membres de l’Unioneuropéenne, a été totalement ridicule, car c’était une positionsur la compétence des tribunaux arbitraux. Et donc, en réalité,ils ne pouvaient pas y avoir de débat sur la compétence, juste-ment au regard des principes généraux du droit européen. Enprenant une telle position intenable, la Commission a cristal-lisé une quantité de critiques, alors qu’elle aurait très bien pul’éviter.

Sur le deuxième point, sur le fond, c’est-à-dire, quand oncompare la protection des investisseurs au regard des traitésbilatéraux d’investissement, je vous renvoie au travail de LoïcAzoulai et Walid Ben Hamida, dans le premier colloque quej’avais organisé, et qui est donc disponible dans le livre qui enest suivi.Grâce à ce travail de comparaison, on constate que lesdifférences ne sont pasmajeures.Et on peut penser qu’au fur etàmesure de l’évolution du futur droit européen de l’investisse-ment direct, la protection de l’investisseur, deviendra iden-tique.

Enfin, sur la question de la discrimination à rebours, quel’on connaît bien en droit européen, jusqu’à une période trèsrécente, la Cour de justice n’a jamais été concernée par cesdiscriminations à rebours. En conséquence, quelqu’un quiexerce les libertés de circulation estmieux traité que quelqu’unqui décide de rester dans sonGers natal et qui, après tout, n’estpas concerné par l’Union européenne ou, plutôt, pense qu’iln’est pas concerné par l’Union européenne. En matièred’investissement direct, on a exactement lemêmephénomène,puisque, aujourd’hui, on peut dire que certains investisseursétrangers sont beaucoup mieux protégés que les investisseurslocaux. Et là, c’est quand même une difficulté. D’ailleurs, jereprends le document que je mentionnais tout à l’heure, leParlement européen dit bien que le droit de la protection desinvestisseurs étrangers doit offrir un degré très élevé de protec-

Catherine Kessedjianprofesseur à l’université de Paris II Panthéon-Assas

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tion, mais pas supérieur à celle donnée aux investisseurslocaux.

E. G. : Je peux encore dire quelque chose sur l’intra-Unioneuropéenne ?

D.P. F.A. : Si c’est court, oui.

E. G. : Très court, oui. Sur la question de la discriminationdont onparlait tout à l’heure, le droit communautaire peut êtred’un grand secours. Il contient en effet une règle très nette quiinterdit aux États membres de discriminer les ressortissantscommunautaires en fonction de la nationalité. Une des consé-quences que l’on peut en tirer est que, si un investisseur pos-sèdeunenationalité qui n’est pas couverte par un traité avec unÉtat de l’Union européenne, il peut se prévaloir d’une autrenationalité qui, elle, est couverte. Si l’Allemagne par exempleprotège les investisseurs polonais et non les investisseurs fran-çais, l’investisseur français qui estime que l’Allemagne a violé àson égard une règle contenue dans le traité Allemagne-Pologne, par exemple l’a discriminé par rapport à ses natio-naux, pourrait demander à l’Allemagne de lui accorder le droitde faire trancher la question par un tribunal arbitral dans lesconditions prévues par le traité Allemagne-Pologne. Un refusde l’Allemagne constituerait une violation flagrante du droitcommunautaire. Plus difficile est la question de savoir si untribunal arbitral pourrait être directement saisi par l’investis-seur français sur le fondement de cette sorte de clause de lanation la plus favorisée du droit communautaire.

C. K. : J’ai l’impression quand même qu’il y a une absencetotale de jurisprudence...

E.G. : Cela existe.

C.K. : De la jurisprudence ? Et qui n’ont pas donné satisfac-tion à l’investisseur en vertu du droit européen ?

E. G. : Lorsque l’Italie, avec la loi Marzano, discrimine uninvestisseur français comme EDF en limitant son droit de votealors que celui des actionnaires italiens n’est pas touché, c’estune discrimination qui constitue une violation de la plupartdes traités de protection des investissements. Le droit commu-nautaire ne permet pas d’assurer de façon efficace la sanctionde tels comportements.

D.P. F.A. :Unedernière question concerne, logiquement,l’aspect extérieur de cette compétence exclusive. Il y a beau-coup de questions que l’on pourrait évoquer. Il me vient àl’esprit l’idée des spectacles pas très édifiants montrés parl’Union européenne et ses États membres lors de la discus-sion dans le groupe de travail d’arbitrage de la CNUDCI surle nouveau règlement sur la transparence enmatière d’arbi-traged’investissements qui va apparemment être adoptéparlaCommissionen juilletprochain.OnavucommentchaqueÉtatmembre a fait ce qu’il voulait.C’est seulement vers la finde cette discussion, dans la dernière réunion du groupe detravail au mois de février de cette année, que l’Union euro-péenne a commencé à avoir un certain poids. Je ne sais pas si

cette nouveauté est bonne oumauvaise. C’est intéressant desouligner que l’Union européenne est entrée dans la discus-sion parce que certains pays notamment les États-Unis et leCanada,en constatantqu’il était impossibledenégocier avec27Étatsquidisaientdeschoses toutà faitdisparates lorsde ladiscussion, sont allés chercher l’Union européenne. Etcelle-ci a dit « ha, mais oui ! J’ai la compétence. J’ai quelquepouvoir ici », et a pris au sérieux la discussion et est interve-nue ouvertement. Les représentants de l’Union devant laCNUDCIétaient très contentsd’être repérés,et du fait qu’onlesprenait au sérieux. Ils ont convoquédes réunions avecdesdélégués des Étatsmembres, ils les ont unpeuobligé à suivreun mandat européen, dont je ne sais s’il existe dans cettematière. Jusque là, il y avait par exemple la France qui étaittrès proche d’une position quemaintenaient quelques Étatstrès « pro transparence » comme l’Argentine, le Canada, etc.contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne oucomme les pays de l’Est qui ont subi de nombreuses foisl’expérience d’être défendeurs en affaires d’investissementset qui étaient vraiment pour ne pas avancer beaucoup enmatière de transparence. Je ne sais pas si vous avez quelqueopinion sur cette question ?

E. G. : La difficulté principale tient à mon sens au mode deprise de décisions du droit communautaire. Le processus decodécision, qui fait intervenir la Commission, le Conseil et leParlement européen, est très lourd et engendre des compromisqui ne sont pas toujours très heureux.

C. K. : Quand même, dans l’OMC, ça marche. Ça fait trèslongtemps qu’on a la compétence exclusive et que c’est laCommission qui négocie au nom de l’Union européenne avecunmandat de négociation. Franchement, je ne crois pas qu’onait vraiment un problème. Et d’ailleurs, on doit noter que cesont les personnes qui ont expérience en matière d’OMC quis’occupent aujourd’hui du droit des investissements au sein dela Commission.

E.G. : Justement.

C.K. :Non, jene suis paspersuadée.En tout cas, le problèmequ’on a à la CNUDCI, c’est que premièrement, l’Union euro-péenne n’est qu’observateur. Ça, c’est un vrai problème. C’estpour ça d’ailleurs que l’Union européenne est devenuemembre permanent de la Conférence internationale de laHaye, parce que, justement, elle ne voulait plus avoir simple-ment le rôle d’observateur. Donc, à mon avis, on est dans unephase transitoire. D’abord, rappelez-vous, que, à la CNUDCI,tous les États membres de l’Union européenne ne sont pasreprésentés. Donc, il va falloir modifier un certain nombre derègles au sein de la CNUDCI, de façon à, éventuellement unjour, faire entrer l’Union européenne. À mon avis, cela poserabeaucoupplusdedifficultés qu’au seind’uneorganisation telleque la Conférence de la Haye.

D. P. F. A. : Je me permets de vous transmettre une ques-tion posée par le professeur Yannick Radi, de l’université deLeiden, qui voulait rebondir sur ce qu’Horatia a dit relative-ment à la non-nouveauté du débat sur le rapport entre

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régimes juridiques,en l’occurrenceentre le régime juridiqueeuropéen et le régime juridique de l’investissement. Selonlui, d’un coté, il paraît assez compliqué de relever les termesdu débat conceptuel en termes de conflit.D’un autre coté, laproportionnalité n’est pas un outil, un instrument, pourintroduire la relativité, sinon, au contraire, un élément deconcrétisation du droit au regard des faits d’une espèce.Donc, il n’est pas certain qu’il y ait une grande spécificité.Dans ce sens, le débat entredroit européen et droit des inves-tissements serait assez similaire au débat entre droit del’investissement et droit des droits de l’homme,ou autre.

En revanche, selonYannick Radi la petite spécificité tien-drait à ce que peut nous apporter la Convention de Viennesur le droit des traités, lorsqu’on discute de la relation entrelesTBIs et ledroit européen.Selon lui,si onprendcequi étaitconsidéré comme lamaster key en théoriede la international

law, c’est-à-dire, l’article 31(3)(c) de la Convention deVienne sur les traités, qui fait référence aux règles du droitinternational applicables aux relations entre parties, donccomme instrument justement pour introduire des normesd’autres régimes dans le contentieux d’investissement, on aun petit soucis parce qu’on ne peut pas utiliserl’article 31(3)(c) pour incorporer le droit européen dansl’équation normative que doivent résoudre les tribunauxarbitraux pour régler les différends.

Horatia, veux-tu commenter ces idées ?

H. M. W. : Oui, c’est extrêmement intéressant. Je medemande si pour le second point, on n’essaye pas d’introduireune perspective « divine » dans cette inter-normativité.Autre-ment dit, c’est le centre qui se réaffirme comme socle d’unesorte de mise en ordre. Moi je vois plutôt des planètes qui setouchent de façon tendancielle en quelque sorte. Je ne suis passûre qu’il y ait un grand schéma qui serait fondé sur le droitinternational public qui puisse servir de fondement à un réa-gencement.

D.P. F.A. :Emmanuel ?

E. G. : Oui, je trouve effectivement très intéressante la der-nière remarque. On a tendance à exagérer les conflits. C’est cequ’il y a de plus intéressant. Si les systèmes s’articulent demanière très harmonieuse, c’est finalement assez banal et lesjuristes se préoccupent davantage des situations de conflit. Etl’on doit reconnaître que les conflits engendrés par l’entrée decertainsÉtats dans l’Union européennene sont pas significatifs

des contentieux de demain. Il s’agit de contentieux de transi-tion. Les traités conclus avec les États tiers contenaient diversengagements que les États ont présenté comme contraires audroit communautaire par exemple des aides d’État. L’attentelégitime de l’investisseur communautaire qui investit dans unÉtat tiers est de voir ses contrats à long terme respectés. Et celadoit être le cas même, après l’entrée dans l’Union de l’État encause. En revanche, si le même investisseur avait conclu avecun État un contrat constituant une aide d’État contraire audroit communautaire, le jeu normal du droit des aides faitpartie de son attente et s’il comptait sur l’intangibilité descontrats face au droit communautaire, une telle attente neserait pas considérée comme légitime.

G. B. : C’est précisément ce que je voulais dire. Ce témoi-gnage démontre la réalité des stratégies d’accommodation. Cequi est intéressant c’est quedans l’affaireElectrabel il n’était pasnécessaire de trancher le conflit, car le tribunal a conclu qu’iln’y avait pas de conflit entre le droit européen et le droit de laprotection des investissements. Et, dans le cas où nous trouve-rions un conflit, nous déciderons comme ça. Évidemment, ilne faut pas exagérer la fréquence des conflits. Le problème quej’ai soulevé nous intéresse, pas parce que les conflits sontnombreux, mais plutôt parce que les deux régimes impliquéssont des régimes qui sont tous les deux très convaincus de leursvertus. Ce sont deux régimes extraordinaires. L’un est vrai-ment européaniste ; l’autre est vraiment arbitragiste. Tous lesdeux sont de communautés très fortes et très fermées. Il nes’agit pas d’un grandnombre de conflits,mais plutôt la passionqu’ils suscitent.

D.P. F.A. : Il y a encore une autre communauté assez ferméeaussi. C’est celle des professeurs de droit international privé...Et sur le point qui vient d’être évoqué je voudrais mentionnerque le cours général délivré il y a deux ans par Patrick Glenn àl’Académie de droit international de La Haye avait pour filconducteur que le conflit de lois n’existe pas parce qu’il n’y apas de conflit et, en tout cas, s’il existe c’est une exception et pasla règle. Nous terminerons sur ce point-là. Un mot pour enfinir. L’idée de remplacer l’arbitrage concernant les affairesd’investissements par un mécanisme qui soit meilleur, c’estune discussion qui est là depuis longtemps. Je pense qu’ellecontinue à avoir toute sa raison d’être. De nombreuses per-sonnes travaillent sur cette question. Et on verra. Ce serapeut-être un sujet pour un prochain colloque.

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