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S S EMITICA ET CLASSICA SOLVITE • VELA • CITI F REVUE INTERNATIONALE D’éTUDES ORIENTALES ET MéDITERRANéENNES INTERNATIONAL JOURNAL OF ORIENTAL AND MEDITERRANEAN STUDIES VOLVMEN IV 2011

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    SBASTIEN MORLETPourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? La critique porphyrienne de Gn 2,17 : le problme de ses sources et de sa postrit

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    CHRISTOPHE LEMARDELLe dieu Sol Rome : interpretatio ou dissimulatio ?

    COMPTES RENDUS

    VOLVMEN IV2011

    ISBN 978-2-503-53370-4

    9 782503 533704

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    Doi: 10.1484/j.seC.1.102510 seM Clas 4 2011 p. 125-146

    Aprs quasiment un sicle de recherches, ldition des fragments du Contra Christianos de Porphyre publie en 1916 par A. von Harnack1 a besoin dtre remplace par une nouvelle dition critique. Les dbats autour de ldition Harnack ont montr quelle comportait des fragments dont lattribution Porphyre est douteuse, voire infonde2, et quil fallait laugmenter, dun autre ct, de fragments nouveaux dont plusieurs viennent tout juste dtre mis en vidence3. Les nouvelles collections

    1. Porphyrius, Gegen die Christen, 15 Bcher. Zeugnisse, Fragmente und Referate, Abhandlungen der preussischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, Berlin, 1916.

    2. Voir, entre autres rfrences, T. D. BaRnes, Porphyrys against the Christians: date and the attribution of frag-ments , Journal of Theological Studies 24, 1973, p. 424-442 ; A. Benot, Le Contra Christianos de Porphyre : o en est la collecte des fragments ? , dans A. Benot (dir.), Paganisme, judasme et christianisme : influences et affrontements dans le monde antique (Mlanges offerts M. Simon), Paris, 1978, p. 261-275 ; A. MeReditH, Porphyry and Julian. Against the Christians , Aufstieg und Niedergang der Rmischen Welt II, 23 (2), 1980, p. 1119-1149 ; P. F. BeatRiCe, Le trait de Porphyre contre les chrtiens. Ltat de la question , Kernos 4, 1991, p. 119-138 ; Towards a new edition of Porphyrys fragments against the Christians , dans M.-O. goulet-Caz, G. MadeC, D. oBRien (dir.), (Mlanges J. Ppin), Paris, 1992, p. 347-355 ; R. goulet, Macarios de Magnsie. Le Monogns. dition critique et traduction franaise I, Paris, 2003, p. 131-132 ; S. MoRlet, Comment le problme du Contra Christianos peut-il se poser aujourdhui ? , dans S. MoRlet (dir.), Le trait de Porphyre contre les chrtiens. Un sicle de recherches, nouvelles questions, (Actes du colloque inter-national organis les 8 et 9 septembre 2009 lUniversit de Paris IV-Sorbonne), Paris, 2011, p. 11-49.

    3. Voir S. MoRlet, Un nouveau tmoignage sur le Contra Christianos de Porphyre ? , Semitica et Classica 1, 2008, p. 157-166 ; R. goulet, Cinq nouveaux fragments nominaux du trait de Porphyre Contre les chrtiens , Vigiliae Christianae 64, 2010, p. 140-159.

    de fragments qui ont vu le jour ces dernires annes ne remplacent pas vraiment ldition de Harnack4 : elles constituent pour la plupart des reprises actualises de ldition de 1916 et en ce sens, si elles sont nou-velles , elles ne sont pas vraiment neuves . Celle de R. M. Berchman, au contraire, prsente un tat compl-tement nouveau des fragments, mais sans approche critique : le texte original ny est pas donn, et la collecte des nombreux fragments nouveaux ajouts ceux de Harnack ny est jamais justifie. Il est donc plus que jamais ncessaire de proposer une dition qui soit la fois vraiment neuve et vraiment critique. Cest ce type ddition que nous esprons pouvoir proposer bientt pour la Collection des Universits de France.

    R. M. Berchman considre, dans le sillage des remises en question de P. F. Beatrice5, quil ny a jamais eu de trait spcifique compos par Porphyre contre les chrtiens, mais plutt un ensemble de textes ressentis par les chrtiens comme tant dirigs contre eux6, une position quil ne cherche pas tayer et qui ouvre la voie une collecte non critique des frag-ments . Suite aux arguments avancs par R. Goulet contre les hypothses de P. F. Beatrice7, nous sommes

    4. R. M. BeRCHMan, Porphyry against the Christians, Leyde, 2005 ; E. A. RaMos juRado et alii, Contra los Cristianos: recopilacin de fragmentos, traduccin, introduccin y notas, Cadix, 2006 ; G. MusColino, Porfirio. Contro i Cristiani, Milan, 2009 (traduction italienne de ldition Harnack).

    5. Parmi plusieurs tudes, voir par exemple P. F. BeatRiCe, On the title of Porphyrys treatise against the Chris-tians , dans G. sFaMeni-gaspaRRo (dir.), . Studi storico-religiosi in onore di Ugo Bianchi, Rome, 1994, p. 221-235.

    6. R. M. BeRCHMan, Porphyry against the Christians (supra, n. 4), p. 3.

    7. P. F. BeatRiCe, Hypothses rcentes sur le trait de Porphyre, Contre les chrtiens , dans M. naRCy, . RBillaRd (dir.), Hellnisme et christianisme, Lille, 2004, p. 61-109.

    sBastien MoRlet Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ?La critique porphyrienne de Gn 2,17 : le problme de ses sources et de sa postrit

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    126 Sbastien Morlet

    convaincu, pour notre part, de lexistence dun trait spcial compos par Porphyre contre les chrtiens, publi entre 270 et la mort de Porphyre (probablement en 305)8, peut-tre intitul 9. Ldi-tion que nous prparons pour la CUF sera donc une tentative de reconstitution de ce trait, et non une collecte des textes antichrtiens, ou supposs tels, composs par Porphyre.

    Depuis ldition de Harnack, la critique hsite entre deux possibilits, toutes deux galement lgitimes, et galement problmatiques :1/ une dition rduite aux seuls fragments nominaux,

    qui aurait lavantage de fournir un aperu peu prs sr de la critique porphyrienne et de mettre de ct tous les textes douteux, mais qui aurait linconvnient de laisser immanquablement dans lombre certains textes qui, bien quanonymes, renvoient peut-tre un cho de la critique de Por-phyre (le cas le plus sensible tant celui de Macaire de Magnsie, dont Harnack a extrait cinquante- deux textes sur les quatre-vingt dix-sept fragments que compte sa collection) ;

    2/ une dition ouverte aux fragments anonymes, qui aurait lavantage de prsenter lensemble des textes pouvant reflter les arguments de Porphyre, mais qui aurait linconvnient de mettre sur le mme plan que les fragments nominaux des fragments plus douteux. Les dangers dune telle dition sont avrs par la postrit rserve ldition Harnack. A. Laks a rcemment rappel que Harnack ntait pas anim dune intention dogmatique10. Son dition tait plutt une proposition visant rassembler lensemble des textes pouvant reflter largumenta-tion de Porphyre. Ce nest pourtant pas ainsi que les chercheurs lont utilise. Inconscients de son carac-tre problmatique, ils ont le plus souvent considr que ldition de 1916 visait offrir une collection des fragments, alors que Harnack parle de fragments , mais aussi d extraits (Excerpte), de tmoignages doctrinaux (Referate) et de textes drivs (Abge-leitetes). Harnack est en partie responsable de cette

    8. Sur les problmes de datation, voir S. MoRlet, La data-tion du Contra Christianos de Porphyre. propos dun passage problmatique dEusbe de Csare (Histoire ecclsiastique VI, 19,2) , Revue dtudes augustiniennes et patristiques 56, 2010, p. 1-18.

    9. Voir S. MoRlet, Comment le problme du Contra Christianos (supra, n. 2).

    10. Voir A. laks, Fragments. Rflexions propos de ldition Harnack du Contre les chrtiens de Porphyre , dans S. MoRlet (dir.), Le trait de Porphyre contre les chrtiens (supra, n. 2), p. 51-57.

    lecture, car la prudence releve par A. Laks sallie aussi, et de faon curieuse, un certain dogmatisme caractristique de la Quellenforschung de lpoque11.

    Lidal serait de proposer les deux ditions : une dition minor, rduite au minimum, et une dition major, qui reste indispensable. Se contenter de collecter les fragments nominaux ne serait pas trs difficile, mais ce serait luder compltement le problme que pose la postrit du trait de Porphyre. Il parat en effet difficile de penser que le Contra Christianos nait laiss de traces que dans les textes o il est explicitement mentionn. Tout le problme est de savoir sur quels critres fonder une collecte critique des fragments anonymes, et quel statut leur rserver dans ldition. Le cas de la critique que Porphyre parat avoir consacre lpisode de linterdiction de manger de larbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2,17) nous parat fournir un bon exemple des problmes qui se posent lditeur.

    les oBjeCtions pRtes poRpHyRe

    Dans ldition de Harnack, cette critique nest documente que par un seul fragment, le fr. 4212. Il est tir de la quatrime Homlie sur la Cration de Svrien de Gabala :

    Voici ce que disent un grand nombre de personnes, commencer par ceux qui suivent limpie Porphyre, qui a compos un trait contre les chrtiens et qui a dtourn un grand nombre de personnes de la doctrine divine : Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? Mais admettons quil ait interdit [de connatre] le mal : pourquoi a-t-il interdit aussi [de connatre] le bien ? Car lorsquil dit Ne mangez pas de larbre de la connaissance du bien et du mal, il empche lhomme, dit-il, de connatre le mal ; mais pourquoi lempche-t-il aussi de connatre le bien ?13

    11. Voir nos remarques dans Comment le problme du Contra Christianos (supra, n. 2), p. 18.

    12. Voir J. G. Cook, The Interpretation of the Old Testament in Greco-Roman Paganism, Tbingen, 2004, p. 170-172.

    13. Voici le texte grec, tel quil est dit par Harnack (= De mundi creatione VI,3) : , , , , (

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 127

    Svrien transmet deux difficults : 1er argument : quelle raison Dieu avait-il dempcher

    la connaissance du bien et du mal ? 2e argument : on peut la rigueur concder quil

    ait interdit la connaissance du mal, mais pourquoi a-t-il interdit aussi la connaissance du bien ?

    Le texte des Homlies sur la Cration est encore mal dit14. Le passage intressa particulirement les exgtes : il est reproduit dans au moins deux chanes, avec des variantes15. Il rapporte une objection dont lattribution Porphyre reste problmatique, puisque Svrien voque moins le philosophe lui-mme que ceux qui le suivent, et quil associe ces derniers une foule anonyme16. Nous verrons plus loin que dautres raisons pourraient nous pousser accorder peu de crdit lattribution Porphyre. Mais compte tenu du petit nombre de fragments nominaux du Contra Chris-tianos, il est dlicat dcarter ce texte dune dition. Et quelle que soit la part personnelle de Svrien dans la formulation de lobjection, celle-ci pourrait avoir t utilise par Porphyre :

    Svrien prcise que cette objection tait utilise surtout () par les disciples de Porphyre.

    Ce fragment et cest son intrt tmoigne dune critique qui se situe au carrefour de la dnonciation de lcriture et de la critique doctrinale, voire philosophique, toutes deux bien attestes dans les fragments de Porphyre.

    Nous avons rcemment attir lattention sur un tmoi-gnage inconnu qui prte Porphyre un ensemble dapories relatives la suite du rcit, sur la tentation du serpent (Gn 3,1 sqq.)17 : 1/ un serpent peut-il

    ). Nous ne traduisons pas la dernire phrase, mise entre parenthses par Harnack, sans doute parce que lditeur ntait pas certain quelle fasse partie du propos prt aux disciples de Porphyre. Dans la dernire phrase du fragment traduit, le sujet de nest pas clair : sagit-il de Porphyre ? de lcriture ?

    14. Nous dpendons du texte de la PG 56,429-500. Le frag-ment reproduit par Harnack est dailleurs fautif, puisquil donne (avant ) l o Migne dite un plus comprhensible (PG 56,487).

    15. Voir la Chane sur la Gense (d. F. petit, I, Louvain, 1992, no 275) et la Collectio Coisliniana (d. F. petit, CCG 15, Turnhout / Leuven, 1986, no 89).

    16. Harnack notait dans son dition quil ntait pas certain que le texte soit un fragment du Contra Christianos (p. 67).

    17. S. MoRlet, Un nouveau tmoignage (supra, n. 3). Le texte est tir dun dialogue antijuif anonyme dat par son diteur du Vie sicle et dsign dans la suite de cet article sous la forme Dialogue Declerck (Anonymus dialogus cum Iudaeis saeculi ut videtur sexti, CCG 30, Turnhout / Leuven, Brepols, 1994, I, 178-202).

    parler ? 2/ Un tre dnu de raison peut-il prouver une jalousie () susceptible de lui faire conce-voir un complot ? 3/ Un serpent peut-il tre dou de sagesse (ou dintelligence, ) ? Il est donc vraisemblable que Porphyre ait aussi dnonc le rcit de Gn 2,17. Les deux tmoignages montrent que le Contra Christianos contenait probablement une critique suivie du rcit de Gn 2 et 3, et que cette critique visait avant tout dnoncer labsurdit de lpisode, considr comme un mythe dnu de raison.

    Le fragment transmis par Svrien de Gabala pr-sente galement une dimension plus philosophique, puisque, en tant quil dnonce le rcit biblique, il revient poser le problme du mal et de son origine. Or la critique rapporte par Svrien peut tre mise en parallle avec des textes platoniciens et no-platoniciens. Elle fait cho au principe platonicien du (Rpublique X,617e). Elle rappelle plus prcisment encore le Trait 51 de Plotin sur la nature et lorigine des maux18. Ce trait souvre justement sur le problme de la science du bien et la science du mal ( 1). Or dans loptique noplatonicienne, le mal est la privation du bien : il na pas dexistence substantielle : la science du mal est donc la science du bien ( 1) et le mal est connu par ngation de ce quest le bien ( 3). Par ailleurs, le Bien est au-del de lIntelligence et de lme ( 2) : il sidentifie lUn, qui est au-del de ltre. Cest la ralit laquelle tous les tres sont suspendus, quils dsirent tous, qui est leur principe et dont ils ont besoin ( 2). Tout ce qui vient de Dieu est bon ( 7). La cause du mal est donc chercher du ct de la matire ( 7). Si les hommes commettent le mal, cest uniquement par ignorance du bien ( 8). La critique rapporte par Svrien prend une dimension nouvelle quand on la confronte ces affirmations : le fait que Dieu ait pu interdire la connaissance du mal est, du point de vue no-platonicien, beaucoup moins difficile croire que le fait quil ait pu interdire la connaissance du bien : le rcit biblique entre en contradiction avec lintui-tion plotinienne dun Dieu qui est le bien et lobjet essentiel du dsir des mes. Comment imaginer en effet que ce Dieu ait pu interdire la connaissance du bien, cest--dire de lui-mme, cest--dire que les mes, dont il est pourtant lobjet du dsir, puissent sunir lui19 ?

    18. Ennades I,8.19. Dans le fr. 17 Masaracchia (cf. infra), Julien dira en ce

    sens que la connaissance du bien et du mal est ce qui semble tenir () la vie humaine.

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    128 Sbastien Morlet

    J. Bouffartigue a par ailleurs mis rcemment en relation la critique rapporte par Svrien et un texte du De abstinentia ( Il faut se garder de rechercher une lutte, voire une victoire, qui supposent lexprience des passions 20). Ce texte, semblant suggrer la ncessit dviter toute exprience du mal, pourrait saccorder avec le propos rapport par Svrien, qui suppose que Dieu a pu interdire la connaissance du mal21. Pour cette raison encore, le propos rapport par le chrtien pourrait remonter Porphyre.

    Il serait sans doute envisageable dapprofondir le possible arrire-plan noplatonicien de cette critique22. Mais une tude dtaille des textes parallles, dans la littrature chrtienne antique, rvle aussi que Porphyre, si cest bien lui, dpendait galement dautres sources. Une telle tude aurait rapidement tourn court sans la mise en vidence rcente, de la part de R. Goulet, de trois nouveaux fragments porphyriens sur Gn 2,17 qui permettent denvisager dune faon neuve le problme de ses sources et de sa postrit.

    Ces trois textes sont tirs de Michel Glycas (xiie sicle) et de Damascne le Studite (xVie sicle). la diffrence de la critique transmise par Svrien, qui ne concerne que linterdiction elle-mme, ces trois textes soulvent un certain nombre de problmes relatifs larbre lui-mme et son rapport avec la mort des protoplastes. Nous en rappelons brivement les passages essentiels, dans la traduction de R. Goulet (lgrement modifie) :

    Michel Glycas, Quaestiones in sacram Scripturam 45 : Cette plante ntait pas dune telle nature (mortifre) et elle ne communiquait pas la corruption ceux qui en mangeaient au temps appropri. Fi des propos dlirants de Porphyre23 !

    20. Abst. I,35,2 (trad. J. Bouffartigue).21. J. BouFFaRtigue, Porphyre et Julien contre les chrtiens :

    intentions, motifs et mthodes de leurs crits , dans S. MoRlet (dir.), Le trait de Porphyre contre les chrtiens (supra, n. 2), p. 407-426 (p. 420).

    22. L. Brisson a tent dans le mme sens de rapprocher le fr. 86 Harnack des conceptions noplatoniciennes du Logos : L. BRisson, Le Christ comme Lgos suivant Porphyre dans Contre les chrtiens (fragment 86 Har-nack = Thophylacte, Enarr. in Joh., PG 123, col. 1141) , dans S. MoRlet (dir.), Le trait de Porphyre contre les chrtiens (supra, n. 2), p. 277-290.

    23. - (texte dit par S. Eustratiades, Alexandrie, 1912, p. 27, 8-11).

    Michel Glycas, Quaestiones in sacram Scripturam 46 : Adam, le chef de la race humaine [] a t banni du paradis. cause de qui et pourquoi ? Cette plante aurait-elle donc t dune nature mortifre ? Aurait-elle donc t plante par Dieu dans un mauvais dessein et pour la perte de ceux qui en mangeraient ? Fi des propos dlirants de Porphyre24 !

    Damascne le Studite, Sermon II pour le 25 dcem-bre : Ce nest pas Dieu qui a plant [larbre] comme une chose mauvaise, ainsi que le prtendait Porphyre, lui qui a provoqu la colre de Dieu25, et ce nest pas Dieu qui, parce quil le jalousait, a empch Adam den manger [les fruits] pour devenir lgal de Dieu26.

    R. Goulet reconnat dans ces trois passages deux arguments fondamentaux :1/ Pourquoi Dieu a-t-il plant dans le paradis un arbre

    qui devait causer la perte des hommes ? 2/ Cest par jalousie que Dieu aurait interdit Adam

    de manger de larbre.

    Or deux observations simposent : Largument de la jalousie nest pas clairement

    attribu Porphyre par Damascne le Studite. Il est possible que le premier argument ait t plus

    complexe, et peut-tre formul sous une forme dialectique. Le second texte tir de Michel Glycas prsente en effet une alternative : quest-ce qui a caus la mort dAdam ? Est-ce larbre en lui-mme ? Ou est-ce Dieu qui la plant dans un mauvais dessein ? Cette dernire observation se rvlera utile dans lidentification dune source possible de Porphyre.

    24. , , , - . ; -; ; (dition cite, p. 32, 1-7).

    25. R. Goulet donne (voir le texte, note 26) le mme sens que , comme invitent le faire les dictionnaires (sur , voir le Thesaurus de H. Estienne [cf. Eschyle, Sept contre Thbes 659] : di-vinam iram expertus). E. A. Sophocles (Greek Lexicon of the Roman and Byzantine Periods, Boston, 1870, p. 577) traduit ladjectif utilis par Damascne par against whom God is incensed et renvoie Nictas de Paphlagonie, PG 105, 536 B.

    26. , , , (d. E. deledeMou, Thessalonique, 1971, reprint 1983, p. 33-34).

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 129

    les souRCes de poRpHyRe

    La critique porphyrienne prend sens dans un triple contexte : celui de la rflexion noplatonicienne sur le mal, que nous venons de rappeler, celui de la critique paenne de la Bible, celui, enfin, de la dnonciation marcionite et gnostique du Dieu de lAncien Testament.

    La critique paenne de Gn 2,17

    Grce au Contre Celse dOrigne, nous savons que le philosophe Celse, dans son Discours vrai (178), stait dj fond sur le mme passage biblique pour dnoncer dune part son caractre fabuleux, et dautre part, la faon dont Dieu y est reprsent27. Il raillait labsurdit du rcit qui suppose que Dieu se montra incapable de faire respecter ses propres commandements28. Sinspi-rant dune exgse gnostique de Gn 3,1 sqq. qui tendait dnoncer le Dieu mauvais de lAncien Testament et louer le serpent pour avoir communiqu aux hommes la gnose (cf. infra), Celse crivait : Ce Dieu est vrai-ment digne de maldiction [] puisquil a maudit le serpent qui apportait la connaissance du bien et du mal aux premiers hommes29. La critique de Celse a donc trs probablement encourag celle de Porphyre. Mais, mme si le fond de la critique reste identique chez le noplatonicien (le rcit est absurde, et le Dieu qui y est dpeint est un Dieu mauvais ou indigne dune concep-tion correcte de la divinit), les apories quil formule sont diffrentes de celles de Celse.

    Aprs Porphyre, des critiques analogues se retrou-vent sous la plume de Julien30. Du Contre les Galilens, compos en 362, trois fragments concernent lpisode

    27. Voir lanalyse de J. G. Cook, The Interpretation of the Old Testament... (supra, n. 12), p. 71-77.

    28. Contre Celse IV,36.29. Ibid. VI,28 (trad. M. Borret).30. Sur la critique que Julien consacre au livre de la Gense

    en gnral, voir J. G. Cook, The Interpretation of the Old Testament (supra, n. 12), p. 258-264 ; C. Riedweg, Mythos mit geheimem Sinn oder reine Blasphemie? Julian ber die mosaische Erzhlung vom Sndenfall (Contra Galilaeos fr. 17,10-12 Masaracchia) , dans A. kolde, A. lukinoViCH, A. L. Rey (dir.), (Mlanges offerts Andr Hurst), Genve, Droz, 2005, p. 367-375 ; M.-O. Boulnois, Dieu peut-il tre envieux ou jaloux ? Un dbat sur les attributs divins entre lempereur Julien et Cyrille dAlexandrie , dans D. augeR, E. wolFF (dir.), Culture classique et christianisme (Mlanges offerts Jean Bouffartigue), Paris, 2008, p. 13-25 ; Gense 2-3 : Mythe ou vrit ? Un sujet de polmique entre paens et chrtiens dans le Contre Julien de Cyrille dAlexandrie , Revue dtudes augustiniennes et patristiques 54, 2008, p. 111-133 ; Le Dcalogue

    de Gn 2,1731. Dans le fr. 14, Julien demande pourquoi Dieu a interdit de manger de larbre de la connaissance du bien et du mal, alors quil avait permis de manger de tous les autres arbres. Sil navait pas dict cette interdiction, ajoute-t-il, il ny aurait pas eu de faute. Et sil est bon, pourquoi a-t-il puni ? Dans le fr. 16, il affirme quil est absurde que Dieu ait interdit ses propres cratures la connaissance du bien et du mal, car il ny a rien de plus sot que de ne pas pouvoir faire cette distinction. Bref, Dieu aurait interdit lhomme laccs la sagesse (), qui est pourtant pour lui le bien le plus prcieux. Mme les insenss savent que la distinction du bien et du mal est le propre de la sagesse. Dans le fr. 17, Julien considre que linterdiction de la connaissance du bien et du mal rvle un Dieu jaloux et mchant ( ).

    Ces trois fragments reprennent le fond de la critique du fr. 42. Julien, comme Porphyre, demande la raison de linterdiction divine. Cependant, les deux fragments transmettent aussi des lments qui ne sont pas attests dans les propos conservs de Porphyre :a/ Pourquoi Dieu interdit-il de toucher cet arbre-l et

    pas aux autres ?b/ En prononant linterdiction, cest Dieu lui-mme

    qui a caus la premire faute.c/ Comment un Dieu bon a-t-il pu punir ?d/ Dieu a interdit lhomme ce quil y a de plus prcieux

    pour lui (cf. Platon, Phdre 241c ; Lois 697b32).e/ Dieu est jaloux et mchant.

    Il est possible que Julien se soit inspir de Porphyre et lait complt sa manire. Nous verrons cependant quil existe des raisons de penser quil reproduit peut-tre en partie un argumentaire porphyrien dont nous navons plus la trace. Comme souvent, la perte dune grande partie du Contra Christianos rend difficile de savoir dans quelle mesure Julien est original ou sinspire de son devancier.

    Marcion, Apelles, les gnostiques et Origne

    Les problmes lis linterdiction prononce en Gn 2,17 ne paraissent pas se poser avant le christianisme. Dans ses Questions sur la Gense, Philon sarrte bien

    contient-il une formule scandaleuse ? Dieu qui reporte les fautes des pres sur les enfants (Ex 20,5) , dans R. gounelle, J.-M. pRieuR (dir.), Le dcalogue au miroir des Pres (Cahiers de Biblia Patristica, 9), Strasbourg, 2008, p. 243-259 ; Dieu jaloux : embarras et controverses autour dun nom divin dans la littrature patristique , Studia Patristica 44, 2010, p. 297-313.

    31. Nous nous fondons sur ldition de E. MasaRaCCHia, Giuliano imperatore. Contra Galileos, Rome, 1990.

    32. Ces rfrences sont donnes par E. Masaracchia.

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    130 Sbastien Morlet

    sur lpisode, mais pour se demander quelle est la signification de lexpression arbre de la connaissance de larbre du bien et du mal 33, et pourquoi Dieu utilise le pluriel quand il interdit de toucher de cet arbre ( Ne mangez pas ) alors qu propos des autres arbres, il utilise le singulier ( Mange )34. la premire question, qui deviendra classique chez les chrtiens, il rpond quil faut recourir lallgorie : larbre de la connaissance du bien et du mal, cest la prudence. Mais Philon ne propose cette interprtation qu partir de Gn 2,9, o il est dit que Dieu plaa larbre dans le paradis : il nenvisage pas le problme pos par linter-diction du mme arbre en Gn 2,17. la seconde question, Philon rpond que le bien est symbolis par lunit du singulier, tandis que cest le mal qui est signifi par le pluriel35.

    Lexgse chrtienne du passage fut dtermine dune faon fondamentale par linterprtation polmique et ngative quen proposrent les marcionites et les gnostiques.

    Le Contre Marcion de Tertullien permet de savoir que Marcion, sans doute dans les Antithses, avait exploit lpisode de la Gense pour dmontrer la mchancet, et srement aussi la jalousie (cf. Ex 20,5) du Dieu de lAncien Testament, qui interdit ses cra-tures laccs larbre de la connaissance36. Tertullien laisse entendre que les arguments formuls par Marcion visaient aussi attaquer non seulement la bont du Crateur, mais encore sa rationalit, sa prescience et sa puissance37. Mme si Tertullien ne transmet pas les uerba de Marcion, sa rponse laisse imaginer que largument prenait la forme dune srie dapories38 ;

    33. Questions sur la Gense I,10-11.34. Ibid. I,14-15.35. Voir le commentaire de M. alexandRe, Le commencement

    du livre, Gense 1-5 : la version grecque de la Septante et sa rception, Paris, 1988, p. 271-272, centr essentielle-ment sur lhistoire des commentaires consacrs au passage du singulier au pluriel.

    36. Voir Contre Marcion II,6-7. Cf. A. Von HaRnaCk, Marcion, lvangile du Dieu tranger, Paris, 2003 (traduction fran-aise de Marcion. Das Evangelium vom fremden Gott, Leipzig, 1924), p. 128 sq. On pourra consulter galement les pages de I. BoCHet, Transcendance divine et paradoxe de la foi chrtienne. La polmique de Tertullien contre Marcion , Recherches de science religieuse 96, 2008, p. 255-274.

    37. Contre Marcion II,7,1. Voir galement la polmique dIrne, Contre les hrsies IV,37,6.

    38. Sil sabstient de reproduire ce propos les mots de Marcion, Tertullien nhsite pas linverse lui prter des paroles imaginaires lorsquil suppose ce quil aurait pu dire si son adversaire avait admis que Dieu soit intervenu et soit ainsi revenu sur sa dcision de crer lhomme libre : le Seigneur frivole, versatile, infidle, qui abolit ce quil a cr ! Pourquoi avait-il permis le libre arbitre sil

    elle reproduit par ailleurs un certain nombre dobjections qui visent en effet souligner labsurdit du Crateur, son ignorance et sa faiblesse, et qui tendent lui imputer la responsabilit de la chute39 :

    Pourquoi Dieu a-t-il cr lhomme libre si cette libert devait lui tre funeste40 ?

    Pourquoi Dieu nest-il pas intervenu ? tait-ce quil aurait ignor ce qui devait se passer ? tait-ce quil navait pas la capacit dintervenir41 ?

    Il nest pas toujours trs facile de comprendre si Tertullien entend affronter des apories relles de Marcion ou seulement des difficults quil aurait pu poser (ce qui supposerait quil ne les a pas poses) ; il est pos-sible aussi que le texte de Tertullien dforme la pense de son adversaire et nen transmette quun cho plus ou moins infidle. Les apories que nous reconstituons sur la base de Tertullien restent pourtant vraisemblables dans la bouche de Marcion, et annoncent les grands thmes de la critique de son disciple Apelles, qui elle, est un peu mieux connue.

    Apelles est lauteur dune collection dapories sur lAncien Testament rassembles dans les Syllogismes, dont il ne reste que des bribes42. Le fragment le plus considrable, tir du livre XXXVIII, concerne justement le rcit de Gn 2,17. Il est conserv dans le De paradiso dAmbroise de Milan43 et consiste en une srie dapories visant, entre autres choses, dnoncer laction du Dieu qui interdit et qui punit. Voici un rsum de cet argumentaire :1/ Lhomme ne pouvait pas avoir peur de la mort

    avant davoir got de larbre. Cest donc en vain que Dieu le menace de mort alors quil ne sait pas encore ce quest la mort, et quil ne peut donc pas la craindre (5,28).

    revient l-dessus ? Pourquoi revient-il l-dessus sil la permis ? lui de choisir en quoi il doit se taxer lui-mme derreur : davoir cr ou davoir aboli ! (Contre Marcion II,7,3 ; trad. R. Braun). Il est permis de penser que ce passage constitue une parodie du style de Marcion.

    39. Voir Contre Marcion II,6,8.40. Ibid. II,6,1. Cette aporie dnonce labsurdit de la Cration,

    mais consiste aussi railler un Dieu ignorant de lavenir.41. Ibid. II,6,17,3.42. Les tmoignages ont t rassembls par A. Von HaRnaCk,

    Marcion (supra, n. 36), Beilage VII (absent de la traduc-tion franaise). Sur les Syllogismes, voir G. BaRdy, La littrature patristique des quaestiones et responsiones , Revue biblique 41, 1932, p. 219-223, et . junod, Les attitudes dApelles, disciple de Marcion, lgard de lAncien Testament , Augustinianum 22, 1982, p. 113-133.

    43. d. C. sCHenkl, CSEL 32 (1), Prague / Vienne / Leipzig, 1897, p. 265-336. Les textes sont reproduits par A. Von HaRnaCk, Marcion (supra, n. 36), p. 333-335 (non repris dans la traduction franaise).

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 131

    2/ Si connatre le bien et le mal est bien, Dieu a mal agi en linterdisant aux hommes (6,30).

    3/ Ceux qui ignorent le bien et le mal sont comme de petits enfants, or un petit enfant ignore ce quest une faute : un juge juste ne peut donc pas lincriminer (6,31).

    4/ Ceux qui ignorent le bien et le mal ignorent aussi quil est mal de ne pas obir, et bon dobir au commandement. On ne peut donc pas les accuser de ne pas avoir obi (6,32).

    5/ La mort est-elle venue Adam du fait de la nature de larbre ou de Dieu ? Si cest de larbre, alors la nature de larbre se rvlera suprieure Dieu, qui a donn la vie, puisquil eut le pouvoir de donner la mort ; si cest de Dieu, ce dernier a manqu de douceur car il na pas voulu pardonner, alors quil le pouvait, ou bien sil ne le pouvait pas, il tait impuissant (7,35).

    6/ Dieu savait-il quAdam allait fauter ou non ? Sil ne le savait pas, cela nest pas conforme la puis-sance divine ; mais sil le savait, et quil ait donn un ordre dont il savait quil serait nglig, cela parat futile (superfluum) ; or Dieu ne fait rien de futile. Lcriture ne vient donc pas de Dieu (8,38).

    7/ Le Crateur nest pas bon, puisquil a agi de faon ce que les premiers hommes perdent leur immorta-lit. Lhomme nest pas luvre de Dieu, car Dieu ne fait pas le mal (8,40).

    8/ Ce Dieu qui a introduit la malitia dans le monde nest pas un dieu bon (8,41).

    Dans sa Bibbia dei Pagani, G. Rinaldi voque le parallle entre le fr. 42 de Porphyre et les objections dApelles44, mais son compte rendu ne permet pas de mesurer la proximit des deux auteurs. Il y a pourtant des raisons de penser que la critique porphyrienne est directement inspire, au moins en partie, des apories du disciple de Marcion. Ce sont surtout les fragments mis en vidence par R. Goulet qui permettent darriver cette conclusion. De fait, lobjection transmise par Michel Glycas correspond trs prcisment, dans lalternative quelle pose, laporie no 5 dApelles, typique du syllogisme tel que lutilise le disciple de Marcion. Le fr. 42 est trop sommaire pour permettre de comprendre o Porphyre voulait en venir en posant la question pourquoi ? . Mais on peut rapprocher son argumentation de laporie no 2 dApelles, qui consiste dnoncer linterdiction comme un signe de mchan-cet. La critique dApelles permettrait donc, dans cette hypothse, de prciser celle de Porphyre. Dans les deux cas, il sagissait de remettre en cause une action juge

    44. La Bibbia dei Pagani, II, Bologne, 1998, no 48.

    indigne de la divinit. Nous sommes conscient que la proximit des objections dApelles et de celles prtes Porphyre tant par Svrien que par Michel Glycas et Damascne le Studite pourrait nourrir le doute des critiques sceptiques. Au fond, ces trois auteurs nattri-buent-ils pas un peu vite Porphyre des objections qui seraient en ralit marcionites ? Ce doute est peut-tre lgitime (cf. infra), mais dautres tmoignages, rappelons-le, confirment lexistence dune critique porphyrienne de la Gense, et la question transmise par Svrien de Gabala ne trouve notre connaissance, sous cette forme, aucun parallle dans les textes mar-cionites. Il vaut donc la peine denvisager srieusement lhypothse dune utilisation, par Porphyre, dune ou de plusieurs sources marcionites.

    Il y a cependant au moins deux diffrences entre Apelles et Porphyre :

    Laporie rapporte par Svrien de Gabala est lgrement diffrente de laporie no 2 transmise par Ambroise. Elle ne consiste pas seulement suggrer quil est inconvenant dinterdire la connaissance du bien et du mal, mais elle prcise que ce quil y a de plus inconvenant, cest surtout dinterdire la connaissance du bien.

    La critique dApelles sinscrit dans une dnonciation de lAncien Testament seul. Chez Porphyre, la mme critique prenait place dans une dnonciation globale de toutes les critures, Ancien et Nouveau Testaments.

    Ce rapprochement, si on laccepte, jette des lumires importantes sur les sources de la polmique de Porphyre. Mais on peut encore exploiter dune autre faon les apories dApelles.

    Sur les cinq arguments utiliss chez Julien mais absents des apories attribues Porphyre, deux se rapprochent des critiques dApelles. Largument b rappelle laporie 8 : cest Dieu lui-mme qui serait responsable de lintroduction du mal dans le monde. Largument c rappelle les apories 3, 4 et 5 et se comprend mme mieux, semble-t-il, par rapport ces apories. Reprocher Dieu de ne pas tre bon parce quil a puni parat en effet assez simpliste. Et supposer que Julien ait formul largument de cette manire, ce qui nest pas certain, on peut penser quil dpend dune source dans laquelle largument tait avanc sous une forme plus subtile : on voit que chez Apelles, ce nest pas le chtiment en lui-mme qui est jug indigne de la bont de Dieu, mais le fait que Dieu ait chti des tres qui ne savaient pas encore ce quest la transgression. Faut-il en conclure que Julien, la fin du iVe sicle, pouvait encore consulter les Syllogismes dApelles ? Nest-il pas plus conomique de penser, partir du moment o il est certain quil dpend ici au moins en partie du Contra Christianos, que ces arguments, eux aussi, remontent Porphyre, qui lui, parat avoir utilis

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    132 Sbastien Morlet

    Apelles ? Dans sa critique de Gn 3, Julien semble avoir t encore dpendant de Porphyre45.

    Largumentation marcionite trouve un cho dans la littrature gnostique, qui exploite lpisode pour dmontrer la jalousie et la mchancet du Dieu de lAncien Testament46. Daprs lHypostase des archontes, ce sont les archontes qui auraient donn lordre, au nom du Pre (cest--dire du Crateur)47 ; le serpent, devenu instructeur sous linspiration de la femme spirituelle , aurait rvl la tromperie : Vous ne mourrez pas de mort. En effet, il vous a dit cela parce quil est jaloux. 48 Lauteur du Tmoignage vritable interprte lpisode de la mme faon : le Dieu jaloux a interdit la connaissance (la gnose ) que seul le serpent est venu rvler : De quelle sorte est donc ce Dieu-l ? Premirement, il a interdit par jalousie Adam de manger de larbre de la gnose ; et deuximement, il a dit : Adam, o es-tu ? Dieu na donc pas la prescience, cest--dire quil ne savait pas ds le dbut. Et ensuite il a dit : Jetons-le hors dici, afin quil ne mange pas de lArbre de la Vie et ne vive pas ternellement ! Mais sil sest rvl (ici) lui-mme comme un mchant et un jaloux, alors quelle sorte de Dieu est-ce l49 ? On retrouve dans ce dveloppement des attaques portes contre la bont et la prescience du Dieu de la Gense analogues celles des marcionites. Cette ex-gse polmique du texte est un vritable lieu commun de la littrature gnostique50. On ne peut pas exclure que Porphyre ait t aussi influenc par la littrature gnos-tique. Cest dautant plus envisageable quil frquenta les gnostiques qui suivaient les cours de Plotin et quil sintressa la littrature gnostique51. Cest peut-tre aussi au contact de ces gnostiques quil put prendre connaissance des Syllogismes dApelles. moins quil ne les ait connus par le biais de la mme source quAmbroise.

    45. Le tmoignage du Dialogue Declerck (supra, n. 17) associe les mmes critiques Celse, Porphyre et Julien (voir S. MoRlet, Un nouveau tmoignage , supra, n. 3) : nous avons donc des raisons de penser quil existait, propos de Gn 3, une certaine proximit entre ces trois auteurs.

    46. Sur la critique gnostique de la Gense, voir, parmi de nombreuses publications, G. P. luttikHuizen, Critical Gnostic interpretations of Genesis , dans E. gRypeou, H. spuRling (dir.), The Exegetical Encounter between Jews and Christians in Late Antiquity, Leyde / Boston, 2009, p. 75-86.

    47. Hypostase des archontes 88-89.48. Ibid. 90 (trad. B. Barc).49. Ibid. 47-48.50. Voir encore lcrit sans titre 118-119.51. Dans la Vie de Plotin (16), il rappelle que, la demande

    de son matre, il composa une rfutation du livre de Zoroastre.

    Daprs Harnack, cette source serait Origne52. Compte tenu des nombreuses rfrences Apelles dans luvre de lAlexandrin53 et de la connaissance quAmbroise avait dOrigne, cette hypothse parat hautement probable. Ambroise a sans doute utilis le Commentaire sur la Gense. que Porphyre ait pu dpendre dun ouvrage dOrigne ne prsente aucune difficult : la dnonciation dOrigne et de sa pense occupait une place, peut-tre importante, dans le Contra Christianos54, et ce quil en dit parat tmoigner dune connaissance au moins partielle de son uvre. R. M. Grant pensait mme que les Stromates perdus de lAlexandrin auraient pu compter parmi les sources essentielles du Contra Christianos55 : de la collection dapories et de rponses que contenait peut-tre cette uvre, Porphyre aurait repris le seul versant apor-tique. En suivant cette hypothse, on pourrait imaginer que les Stromates voquaient peut-tre les critiques dApelles, et quils pourraient, dans ce cas, tre tenus pour une autre source possible de Porphyre. Lexgse conserve dOrigne sur Gn 2,17, extrmement frag-mentaire, ne fournit gure dindication prcise, mais laisse tout de mme entrevoir larrire-plan polmique des commentaires de lAlexandrin56.

    apRs poRpHyRe

    Les problmes poss par lpisode de la Gense deviennent aprs Porphyre de vritables lieux communs de linterprtation chrtienne. Lexamen des textes

    52. A. Von HaRnaCk, Marcion (supra, n. 36), p. 333.53. Voir les fragments mis en vidence par A. von Harnack,

    ibid., p. 332-337.54. Voir le fr. 39 du Contra Christianos, et le fragment anonyme

    mis en vidence par J. G. Cook ( A possible fragment of Porphyrys Contra Christianos from Michael the Syrian , Zeitschrift fr antikes Christentum 2 [1], 1998, p. 113-122).

    55. R. M. gRant, The Stromateis of Origen , Epektasis. Mlanges Danilou, Paris, 1972, p. 285-292.

    56. Origne propose de lpisode des interprtations spirituelles (Fragments sur la Gense, no 259 Petit = PG 12,100 B-D ; Lettre Gobar, p. 248.23 Nautin) ou ny fait allusion que de trs loin (Homlies sur zchiel XIII,2 ; XV,2 ; Sur les principes III,6). Lintention polmique nest jamais explicite. Elle pointe tout de mme dans deux fragments sur la Gense transmis dans les chanes : Origne y prcise que Dieu nest pas lauteur de la mort (no 259 Petit), et que larbre ntait pas un arbre du bien et du mal , car le mal nest pas une nature , mais bien un arbre de la connaissance du bien et du mal (no 279 Petit) (voir maintenant ldition de K. MetzleR, Origenes. Die Kommentierung des Buches Genesis, Berlin / New York / Fribourg / Ble / Vienne, 2010, fr. D 18-19, p. 170-172 ; lauteur pense que les deux passages peuvent provenir du livre IX du Commentaire sur la Gense, ou peut-tre, pour le premier, dune homlie).

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 133

    montre cependant que si les objections transmises par les Pres prsentent une indniable proximit avec largumentation de Porphyre, il est le plus souvent trs difficile de les rattacher sans hsitation la polmique porphyrienne plutt qu dautres contextes.

    Mthode dOlympe

    Dans un passage du trait Du libre arbitre (cha-pitres 17-18), Mthode dOlympe pose lui-mme un certain nombre de problmes sur le passage biblique57 :1/ Le mal vient de la dsobissance58, mais do la

    dsobissance de lhomme est-elle venue ? Rponse : de lintention du serpent dempcher

    lhomme datteindre le bien suprme.2/ Do cette intention est-elle venue ? Rponse : de la jalousie du serpent.3/ quelle est lorigine de cette jalousie ? Rponse : le serpent est jaloux parce quil na pas

    reu les mmes honneurs que lhomme.4/ Dieu serait-il alors responsable du mal ? Rponse : non. Il laurait t sil avait fait don

    lhomme de ce que possdait le serpent (cest--dire la malice)59.

    5/ Sil ny avait pas de mal prexistant, do la connaissance du mal est-elle venue au serpent ?

    Rponse : le diable voulait faire du tort lhomme. De mme quun ennemi peut en venir conseiller un homme de faire exactement le contraire de ce quun mdecin lui prescrit pour rester en bonne sant, sans pour autant avoir une connaissance de ce qui est interdit, de mme le diable a pouss lhomme faire ce que Dieu interdisait. De mme quil ny a aucune raison dincriminer le mdecin pour le mauvais usage quun ennemi peut faire de son diagnostic, de mme il est absurde de rendre Dieu responsable du mal. On ne peut pas reprocher Dieu davoir donn cette interdiction. Sil ne lavait pas donne, lhomme aurait got de larbre par

    57. Le texte est dit par G. N. BonwetsCH, GCS 27, Leipzig, 1917, et A. Vaillant (PO 22,5, Paris, 1930 [Turnhout, 1974]). Sur ce passage, on pourra consulter G. N. BonwetsCH, Die Theologie des Methodius von Olympus, Berlin, 1903, p. 68 sq., et J. FaRges, Mthode dOlympe. Du Libre arbitre. Traduction prcde dune Introduction sur les questions de lorigine du monde, du libre arbitre et du problme du mal dans la pense grecque, judaque et chrtienne avant Mthode, Paris, 1929.

    58. Sur cette ide, voir encore Mthode dOlympe, Sur la rsurrection I,38,4.

    59. propos de Dieu qui nest pas responsable du mal, voir encore Mthode dOlympe, Banquet VIII,16 ; Sur la Rsurrection I,36,2 (cf. Sag 1,13 ; 2,24). Sur ce topos chrtien, voir la note 155.

    ignorance. Et il serait mort, parce quil naurait pu supporter la nourriture de larbre, ou parce quil aurait enfreint la volont de Dieu en prenant ses fruits. Mthode apporte ici une justification de linterdiction divine qui deviendra classique : linterdiction ne tmoigne pas dune jalousie de Dieu, mais au contraire de sa philanthropie.

    Mthode sadresse dans ce trait un adversaire quil prsente comme un valentinien. Sa cible serait donc gnostique. Le type de questions quil transmet propos de Gn 2,17 confirme cette interprtation, mais il nest pas impossible non plus que Mthode ait des arrire-penses antipaennes :

    Lobjection 4, sur la responsabilit de Dieu, corres-pond au thme central de la critique gnostique, mais aussi paenne (Porphyre, puis plus tard Julien).

    Le thme est trait de nouveau dans la rponse apporte lobjection 5. Largument sous-jacent correspond assez prcisment laporie no 5 dApelles, sans doute reprise, nous lavons vu, par Porphyre : si lon suit le rcit biblique, Dieu serait responsable du mal, que lon impute la mort larbre lui-mme ou plus directement lordre divin.

    Il y a par ailleurs dans ce dveloppement un lment qui, dans ltat actuel des sources, rappelle directe-ment Porphyre : lobjection 3 sur lorigine de la jalousie du serpent. Une objection analogue se trouve attribue Porphyre dans le Dialogue anti-juif dit par J.-H. Declerck60. Il convient de rester prudent cependant, car rien ne permet daffirmer quApelles navait pas dj critiqu dune faon analogue le rcit de Gn 3.

    Ajoutons que Mthode tait aussi lauteur dun Contre Porphyre61 : il connaissait donc les objections du philosophe et son tmoignage mrite pour cette raison une attention particulire62. Mme si sa cible parat avant tout gnostique, il nest pas impossible quil

    60. Voir Dialogue Declerck I,187-189 ( , ) et Mthode, Du libre arbitre 17 [p. 803, 5-6 Vaillant] ( ...).

    61. Cf. Porphyre, Contra Christianos, test. Vii Harnack ; CPG 1818.

    62. Dans son tude sur Mthode (Die Theologie des Methodius von Olympus [supra, n. 57], p. 73 n. 3), Bonwetsch met en relation une autre objection transmise par Mthode dans le trait Du libre arbitre (chapitre 20 : pourquoi Dieu na-t-il pas empch le diable dagir ?) avec un propos transmis dans lun des fragments quil rattache au Contre Porphyre. Rappelons que si Bonwetsch a dit cinq fragments quil pensait tirs de cette uvre (GCS 27, Leipzig, 1917, p. 503-507), lattribution de ces textes reste

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    134 Sbastien Morlet

    ait aussi en vue les objections du philosophe. Dans une dition, la question 3 pourrait donc tre donne en parallle du fragment transmis dans le Dialogue Declerck ; la question 4, en parallle des fragments signals par R. Goulet.

    Lactance

    Dans lpitom des Institutions divines, Lactance voque deux problmes relatifs la chute de lhomme quil navait pas discuts dans les Institutions divines : Pourquoi Dieu a-t-il permis le pch originel ? Pour-quoi a-t-il cr ds le commencement le chef des dmons, responsable de la perdition de lhumanit63 ? La source de ces objections nest pas claire (Lactance crit : Sed dicet quisquam). Elle rappelle les arguments prts Marcion par Tertullien. Dun autre ct, elles ne correspondent pas aux attaques attribues Porphyre, mais pourraient provenir dun milieu paen : le fait que Dieu ait permis le pch se retrouve dans le De physicis du Ps.-Marius Victorinus (cf. infra), et le second problme (pourquoi Dieu, sil est bon, a-t-il cr le diable ?) reparat dans un passage de Grgoire de Nazianze64 dont il y a des raisons de penser quil est peut-tre dirig contre Porphyre, ou du moins contre des paens (cf. infra).

    Les raisons que nous aurions de rattacher ce dvelop-pement au Contra Christianos sont donc assez minces, mais intressantes65. Peut-tre Lactance polmique-t-il plutt contre des objections paennes anonymes. Peut-tre aussi croit-il sen prendre aux arguments des marcionites. Rappelons que si certains critiques

    conteste par certains critiques, en dpit du tmoignage des manuscrits qui associent explicitement trois de ces fragments au Contre Porphyre (Harnack nayant quant lui retenu que deux de ces textes dans son dition du Contra Christianos : fr. 83-84). Les problmes que nous posons propos du trait Du libre arbitre se retrouvent dans le trait Sur la rsurrection : certains critiques pensent que Mthode cherche dans cette uvre rpondre Porphyre (voir H. S. Benjamins, Methodius von Olympus, ber die Auferstehung: gegen Origenes und gegen Porphyrius? , dans W. A. BieneRt, U. kHneweg (dir.), Origeniana septima, Leuven, 1999, p. 91-98 ; E. depalMa digeseR, Methodius and Porphyry , Studia Patristica 46, 2010, p. 21-26 [le De resurrectione rpondrait Porphyre, dont la critique contre lexgse allgorique serait dirige implicitement, et parmi dautres cibles, contre le Banquet de Mthode]).

    63. pitom des Institutions divines 24,1.64. Poemata arcana 6,44-45.65. M. Perrin (SC 335, Paris, 1987, p. 112 n. 1) croit reconnatre

    dans ce dveloppement une interrogation typique du moyen-platonisme sur lorigine des maux (cf. Arnobe, Contre les Gentils II,55).

    estiment que Lactance connat Porphyre et cherche parfois lui rpondre, cette hypothse gnrale reste trs problmatique66.

    Les Homlies et le roman pseudo-clmentins

    La discussion autour de Gn 2,17 apparat plusieurs fois dans le dbat mis en scne dans les Homlies et le roman pseudo-clmentins entre Pierre et Simon. Rappelons que les Homlies sont antrieures 325, et le roman, antrieur 379. Lun et lautre dpendent dun crit de base compos entre 222 et 32567. Dans lHomlie III, Simon entend dmontrer les faiblesses du Crateur, et notamment son ignorance de lavenir et sa mchancet, deux ides qui rappellent la polmique de Marcion68. Il assimile en ce sens lordre donn en Gn 2,17 une privation de la connaissance du bien et du mal (sans aucun doute pour illustrer la jalousie du Crateur69) mais cest surtout dans la suite du rcit ( Chassons-le, de peur quil ntende la main ) quil dcle une allusion claire lignorance et la jalousie du Dieu de lAncien Testament70. Pierre rpond que Dieu navait pas priv les hommes de la connais-sance du bien et du mal : Adam ntait aveugle ni de corps ni desprit, car il sut donner aux animaux les noms appropris71.

    66. Cest surtout lallusion un polmiste antichrtien anonyme (Institutions divines V,2,3 sq.), que certains veulent iden-tifier Porphyre, qui a encourag cette hypothse (voir par exemple P. F. BeatRiCe, Antistes philosophiae: ein christenfeindlicher Propagandist am Hofe Diokletians nach dem Zeugnis des Laktanz , Augustinianum 33, 1993, p. 31-47). E. DePalma Digeser pense que Lactance cherche, dans les Institutions divines, rpondre la Philosophie tire des oracles (E. depalMa digeseR, Lactantius, Porphyry, and the debate over religious toleration , Journal of Roman Studies 88, 1998, p. 129-146 ; The Making of a Christian Empire: Lactantius and Rome, Ithaca, 2000 ; Porphyry, Lactantius, and the paths to God , Studia Patristica 34, 2001, p. 521-528 ; Porphyry, Julian, or Hierokles? The anonymous Hellene in Makarios Magnes Apokritikos , Journal of Theological Studies 53, 2002, p. 466-502). On opposera cette hypothse le scepticisme affich par S. FReund, Christian use and valuation of theological oracles: the case of Lactantius, Divine Insti-tutes , Vigiliae Christianae 60, 2006, p. 269-284.

    67. Voir la mise au point de P. geoltRain dans le volume de la Pliade consacr aux Apocryphes chrtiens, II, Paris, 2005, p. 1186.

    68. Homlies pseudo-clmentines III,38,2.69. Ibid. III,39,1.70. Ibid. III,39,3.71. Ibid. III,42,5. Mliton avait simplement affirm que

    lhomme tait par nature dispos recevoir ( ) le bien et le mal (Sur la Pque 47).

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 135

    Dans le roman cette fois, Simon pose une srie de questions propos de lpisode biblique : Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal qui aurait permis lhomme de choisir le bien et dviter le mal72 ? Deuxime problme : pourquoi Dieu a-t-il plac dans le paradis la cause de sa perte73 ? Troisime problme enfin : si larbre au contraire tait bon, le Dieu de la Gense, sil est bon, navait pas de raison de le repousser74. Le premier problme rappelle jusque dans sa formulation la critique porphyrienne rapporte par Svrien de Gabala, mais il est aussi conforme au point de vue marcionite et gnostique ; le second rappelle laporie 8 dApelles et la critique prte Porphyre par Michel Glycas ; le troisime problme rappelle enfin laporie 2 dApelles. Il parat donc que Simon sinspire en priorit et peut-tre uniquement dun stock dargu-ments marcionites ou gnostiques, conclusion qui saccorde avec le point de vue gnral de la critique qui voit en lui un reprsentant de ces deux courants. Porphyre ne parat pas a priori concern, mais le premier et le deuxime problmes poss par Simon dans le roman rappellent tellement les propos prts Porphyre quil ne parat pas impossible que lauteur ait aussi lesprit la critique porphyrienne. Le fait que le philosophe ait sans doute utilis une collection marcionite ne facilite pas lanalyse.

    Eusbe dmse

    Dans son Commentaire sur la Gense, Eusbe dmse reproduit encore les problmes poss par le rcit biblique75 : les hommes savaient-ils avant linfraction quil tait mal de dsobir, et que la mort suivrait linfraction ? Sils lignoraient, alors lordre tait superflu () et la menace de mort absurde ! Sils le savaient, alors cest larbre qui tait superflu, de mme que lordre de ne pas connatre ce quils connaissaient dj. Et si cest larbre qui contenait la

    72. Reconnaissances pseudo-clmentines II,53,5.73. Ibid. II,53,7.74. Ibid. II,53,7.75. Le commentaire dEusbe sur Gn 2,9 et 2,17 est conserv

    en armnien (voir maintenant F. petit, L. Van RoMpay, J. J. S. weitenBeRg, Eusbe dmse. Commentaire sur la Gense. Texte armnien de ldition de Venise [1980]. Fragments grecs et syriaques, Louvain / Walpole [Ma], 2011, p. 48-53), dans un fragment syriaque (ibid., p. 380-381), et dans deux fragments grecs contenus dans la Chane sur la Gense dite par F. Petit, no 241 et 243 (= . M. BuytaeRt, Lhritage littraire dEusbe dmse, Louvain, 1949, p. 99-100 et F. petit, L. Van RoMpay, J. J. S. weitenBeRg, Eusbe dmse. Commentaire sur la Gense, [supra] p. 270-273). Ces deux fragments sont repris par Procope (Commentaire sur la Gense, PG 87, 161 B164 A).

    connaissance, celui qui empchait ( ) tait jaloux, et linterdiction tait superflue ; il aurait fallu attendre que les hommes acquirent le libre arbitre en gotant de larbre pour que linterdiction ait un sens. Dans sa rponse, Eusbe explique que les hommes avaient, avant linfraction, une facult de raisonnement capable de recevoir le bien et le mal ( 76 ), mais quils nen avaient pas la connaissance. Suit un catalogue dexpres-sions bibliques censes dmontrer quil ne faut pas prendre lexpression arbre de la connaissance du bien et du mal comme si larbre lui-mme avait pu causer la connaissance, mais plutt comme une indication quil tait bon dobir, et mal de dsobir77. Eusbe conclut : ce nest ni larbre ni Dieu qui furent causes de la mort des premiers hommes.

    Ce passage rappelle de trs prs les apories dApelles et a toutes les chances de remonter aux Syllogismes, peut-tre par lintermdiaire du Commentaire sur la Gense dOrigne. Porphyre nest pas forcment carter : lide selon laquelle la mort aurait pu tre cause par larbre ou par Dieu, expose la fin du dveloppement, correspond lalternative pose par Apelles, mais elle est aussi attribue au philosophe par Michel Glycas.

    Grgoire de Nazianze

    Dans le Discours 38 (In Theophania siue Natalicia Saluatoris), compos vers 379-380, et le Discours 45 (In sanctum Pascha), prononc en 38378, Grgoire de Nazianze voque de nouveau les problmes poss propos de larbre :

    Cette plante tait larbre de la connaissance, qui navait pas t plant ds le commencement dans un mauvais dessein, ni navait t interdit par jalousie (que les ennemis de Dieu ne dirigent pas leurs langues contre ce point, et quils nimitent pas le serpent)79.

    76. Ladjectif rappelle ici Mliton (supra, n. 71).77. Les exemples donns par les fragments grecs et par

    Procope sont tertre tmoin (Gn 31,47), puits du serment (Gn 21,31), puits de la haine et puits de linjustice (Gn 26,20-21), part des comploteurs (2 R 2,16).

    78. Pour ces deux datations, voir J. Rousse, Saint Grgoire de Nazianze , Dictionnaire de spiritualit VI, 1967, col. 932-971 (col. 935).

    79. Les deux textes sont identiques : , , , ( , ) (voir Discours 38,12 [SC 358, Paris, 1990] ; Discours 45,8 [PG 36, 632 C]).

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    136 Sbastien Morlet

    Ce texte prsente un parallle remarquable, dj not par R. Goulet, avec le fragment dans lequel Damascne le Studite voque le nom de Porphyre80. Ajoutons que lexpression plant dans un mauvais dessein ( ) rappelle aussi trs prci-sment le passage dun des deux fragments que le mme critique tire de Michel Glycas (qui prsente le tour ). R. Goulet pense que Damascne sinspire de Grgoire, mais quil a d profiter dune autre source qui voquait le nom de Porphyre. Dans une communication orale, C. Riedweg considre que le parallle que prsente le texte de Grgoire de Nazianze avec Michel Glycas dune part, et Damascne le Studite dautre part, permettrait de douter srieusement de lorigine porphyrienne de lobjection : Michel Glycas et Damascne le Studite sinspireraient en fait tous deux de Grgoire de Nazianze, et nattribueraient le propos polmique Porphyre que sur la base dune conjecture81. Or si le parallle entre Grgoire de Nazianze et Damascne le Studite est assez clair, le lien entre Grgoire et Michel Glycas ne parat pas si vident (si lon omet bien sr lallusion larbre plant dans un mauvais dessein ). Par ailleurs, il nest pas trs conomique de considrer que deux auteurs aient pu indpendamment lun de lautre utiliser le mme texte et faire, son propos, exactement la mme conjecture. Au moins devrait-on supposer, dans cette hypothse, que ces deux auteurs avaient une bonne raison dattribuer Porphyre le premier argument voqu par Grgoire, cest--dire, comme le suggre J. G. Cook, quils devaient dtenir une source prcise que nous navons plus82.

    Or le dossier peut tre largi. J. G. Cook signale un tmoignage du xie sicle, celui de Nictas Stthatos qui prsente dj un parallle prcis avec celui de Grgoire :

    Allons, [larbre] na pas t plant dans un mauvais dessein, comme une chose mauvaise ; car Dieu ne fait rien de mal ; et il na pas t interdit par jalousie83.

    Ce texte parat sinspirer de Grgoire. Et lexpression ( allons ), qui est absente chez Grgoire mais qui se retrouve chez Michel Glycas, pourrait tre lindice que ce dernier dpend davantage de Nictas Stthatos

    80. Voir R. goulet, Cinq nouveaux fragments (supra, n. 3), p. 157.

    81. Analyse rapporte par J. G. Cook, Porphyrys critique of the Jewish Scriptures: Three new fragments , paratre. Nous remercions lauteur davoir mis notre disposition ce texte. Il voque dautres parallles aux fragments suppo-ss de Porphyre qui enrichissent le dossier.

    82. Article cit la note prcdente.83. , ,

    , - (Discours 2,38, d. J. daRRouzs, SC 81, Paris, 1961). Le texte est signal dans larticle dj cit.

    que de Grgoire de Nazianze. Damascne le Studite, quant lui, utilise clairement Grgoire de Nazianze (il le mentionne dailleurs dans son dveloppement). Et sil attribue Porphyre le premier argument, celui du mauvais dessein de Dieu, cest peut-tre parce quil sinspire aussi de Michel Glycas : cette hypothse parat plus conomique que celle qui consisterait imaginer que la mention de Porphyre chez Damascne le Studite est indpendante de ce dernier. En dfinitive, donc, il semble que nous soyons redevables Michel Glycas, et uniquement lui, de lattribution Porphyre dun argument voqu pour la premire fois chez Grgoire de Nazianze. Sagit-il dune conjecture ou dune attribution propose en connaissance de cause ? Il parat impossible de le savoir et sous toute rserve, nous nous rangerons largument de J. G. Cook : peut-tre Michel Glycas avait-il sa disposition une source perdue (un Contre Porphyre, ou un manuscrit annot de Nictas Stthatos, qui parat tre sa source, ou de Grgoire de Nazianze ?).

    Cela revient-il dire que Grgoire de Nazianze polmique dj sans le dire contre Porphyre ? Cest tout fait possible :

    Basile le Minime, un commentateur byzantin de Grgoire (xe sicle), nvoque aucune cible prcise et se contente de dire que le thologien sen prend aux radoteurs qui prtendent que larbre a t plant pour causer linfraction dAdam 84. Le mot utilis par Grgoire nest pas non plus dune trs grande aide : il dsigne dans son uvre une fois zchias85 et une fois les ariens86. Le mot peut donc dsigner aussi des paens, mais il est galement susceptible dtre pris en un sens trs gnral87.

    84. (Commentarii in Gregorii Nazianzeni orationem XXXVIII,3,119, d. Th. S. sCHMidt, Turnhout, 2001).

    85. Contra Julianum II, 26 (PG 35, 696 B).86. Voir Discours 42,3 (d. J. BeRnaRdi, SC 384, Paris, 1992 ;

    voir p. 55, n. 4).87. Notons que Cyrille dAlexandrie lemploie en rfrence

    Julien (PG 76, 596 A). Inversement, Eusbe de Csare lapplique aux chrtiens lorsquil reproduit le propos suppos des paens qui accusent les chrtiens dtre en lutte contre les dieux (Prparation vanglique I,2,2). Le passage est tir dun dveloppement dont Harnack a fait le fr. 1 de son dition du Contra Christianos, alors quil est mis dans la bouche de paens anonymes. Rien ne permet dy voir un fragment de Porphyre (voir S. MoRlet, La Dmonstration vanglique dEusbe de Csare. tude sur lapologtique chrtienne lpoque de Constantin, Paris, 2009, p. 41-48 ; A. P. joHnson, Rethinking the authenticity of Porphyry, c. Christ. fr. 1 , Studia patristica 46, 2010, p. 53-58).

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 137

    Il est intressant de remarquer que si lexpression peut signifier en grec planter mal 88, elle signifie plutt, dans largument oppos Gn 2,17, planter dans un mauvais dessein . Et en ce sens, elle rappelle le tour homrique ou qui signifie littralement planter un malheur, planter des maux 89. Cette tournure pourrait donc trs bien remonter un commentateur dHomre comme ltait Porphyre. Largument nest cependant ni suffisant ni dcisif : dans ses pomes, composs aprs les Discours 38 et 4590, Grgoire utilise plusieurs fois lui-mme la tournure homrique propos de lpisode de Gn 2,1791. Le philologue est donc confront un problme : le tmoignage des pomes tend-il dmontrer que les uerba utiliss dans les Dis-cours 38 et 45 sont ceux de Grgoire lui-mme ? Ou bien faut-il penser, compte tenu de lantriorit suppose des Discours par rapport aux pomes, que Grgoire reproduit dans les Discours les mots dun polmiste antichrtien, et quil les reprend ensuite dessein dans ses pomes, mais sous les formes ou ou , parce quelles rappellent plus troitement le style homrique quil cherche imiter par ailleurs92 ?

    88. Voir par exemple Athanase, Expositiones in Psalmos, PG 27, 245, 48 ; Cyrille de Jrusalem, Procatchse 11.

    89. Voir Iliade XV,134 ; Odysse V,340 ; XIV,110 ; 218 ; XV,178 ; XVII,27 ; 159.

    90. On saccorde en gnral supposer quau moins une grande partie des pomes fut compose aprs le dpart de Grgoire de Constantinople et son retour Arianze (cf. J. quaesten, Initiation aux Pres de lglise, III, Paris, 1987 pour ldition franaise, p. 351).

    91. Voir les Poemata arcana 4,53-54 ( , / : Destructeur de moi-mme, cest moi qui ai plant la mchancet pour me nuire /, suivant les ruses du jaloux ) ; 6,42 ( , : En effet, il ne peut pas avoir t le propre dun tre bon davoir plant parmi nous la nature du mal ) ; 8,12 ( : [Le diable] cherchait, mme pour les enfants [dAdam], planter du malheur et des calamits ). Texte dit et traduit par C. MoResCHini, D. A. sykes, St Gregory of Nazianzus. Poemata arcana, Oxford, 1997.

    92. Les commentateurs de Grgoire ont repr les emprunts homriques (ibid., p. 159). Mais il est clair que Grgoire a aussi lesprit les objections quil rapporte dans les Discours 38 et 45 : le premier texte que nous citons la note prcdente voque le couple , et les vers de Grgoire sont des rponses aux problmes poss par le rcit biblique : cest lhomme lui-mme qui est respon-sable du mal (Poemata arcana 4,53 ; 6,42) ; cest le serpent (et non Dieu) qui a agi par jalousie (ibid., 4,53) et qui a voulu entraner lhumanit dans le malheur (ibid., 8,12).

    Remarquons pour finir que, dans les deux discours, lexpression est le pendant stylistique du tour . Le philologue parat donc confront l encore un dilemme : sil estime que la premire expression est de Porphyre, il est pratiquement contraint de supposer que lautre tour provient du mme auteur, ce qui reviendrait postuler que largument de la jalousie vient bien de Porphyre, comme le pense R. Goulet. Mais si, au contraire, il estime que le parallle stylistique est de Grgoire lui-mme, il ne peut plus supposer que le premier argument reproduise les uerba de Porphyre. supposer que Grgoire ait en vue une ou deux accusations paennes, il les reformule peut-tre avec une grande libert. En ce sens, son tmoignage pourrait tout aussi bien tre une reformulation libre du fr. 14 de Julien ! La premire hypothse pourrait tre taye nanmoins par le fait que lallusion larbre plant dans un mauvais dessein pourrait tre larrire-plan dun tmoignage antrieur Grgoire de Nazianze (et dailleurs aussi Julien)93.

    93. Dans sa deuxime catchse ( 1), prononce avant son lection lpiscopat (348) ou juste aprs, Cyrille de Jrusalem polmique contre les objections souleves propos de Gn 2,17, et en usant dun vocabulaire qui annonce Grgoire de Nazianze : ce que Dieu a plant est beau, et cest le fruit que lhomme en a tir qui, du fait de son libre arbitre, est mauvais ; celui qui a plant nest pas responsable ( ), et la vigne qui a t plante (cf. Jr 2,21) a t plante pour le bien, mais a produit un fruit pour le mal, par suite dun choix libre ( , - ). Le texte est repris plus tard par Nictas Seides (xiie sicle), De controuersiis Ecclesiae Graecae et Latinae [recensio A], 4,2,36 : R. gaHBaueR (dir.), Gegen den Primat des Papstes. Studien zu Niketas Seides, Mnchen, 1975. Le texte de Cyrille suppose que les adversaires de ce dernier consi-draient que larbre avait t plant pour le mal ( ), un tour qui rappelle de trs prs lexpression . Dans le commentaire sur Isae (16,312, PG 30, 61 B) attribu Basile de Csare, sans doute plus tardif, on trouve une allusion aux doctrines hrtiques plantes dans un mauvais dessein et dont les fruits ne causent que perte ( ). Lauteur parat manifes-tement mettre en parallle les doctrines hrtiques avec larbre de la connaissance du bien et du mal, tel quil est prsent dans la critique rapporte par Grgoire de Nazianze. Mais le couple napparat que dans le texte de Cyrille et ne doit rien au Thologien (il est inspir par Jr 2,21, que Cyrille commente en rfrence au pch : , ;).

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    138 Sbastien Morlet

    On voit donc que le dossier de textes runis autour du tmoignage de Grgoire pose un certain nombre de problmes. Il ne peut pas tre dmontr que la mention du nom de Porphyre chez Michel Glycas soit autre chose quune glose ( partir du texte de Nictas Stthatos ?), et il est impossible de savoir si Grgoire ne sen prend pas dj aux objections du philosophe. Dun autre ct, il ne parat pas possible dexclure purement et simple-ment son tmoignage. La mention de Porphyre chez Michel Glycas, mme si elle demeure problmatique, montre que lhypothse Porphyre reste possible, mme chez Grgoire de Nazianze. Ce qui ne signifie en aucun cas que le thologien transmette ncessairement les mots mme du polmiste. Son tmoignage (Discours et pomes) nous parat mriter de figurer dans une di-tion, non bien sr parmi les fragments de Porphyre, mais simplement au titre des parallela au tmoignage de Michel Glycas.

    Jean Chrysostome

    Jean Chrysostome sest intress plusieurs reprises lpisode biblique et manifeste plusieurs fois un souci vident de rpondre aux objections suscites par ce passage. Les textes essentiels sont les Homlies XIV et XVI sur la Gense, prononces en 388 ou en 38994. Dans lHomlie XIV, il montre quil connat une srie dapories dont il ne veut pas donner une liste exhaustive :

    Je sais que ce questionnement sur larbre est rebattu et que beaucoup de ceux qui parlent la lgre tentent de reporter la cause, de lhomme sur Dieu, et quils osent dire : pourquoi lui a-t-il donn ce commandement, sachant quil le trans-gresserait ? Et : Pour quelle raison a-t-il prescrit quil y ait cet arbre au paradis ? Et nombreux autres propos95.

    Ces deux tmoignages tendraient donc confirmer lhypothse selon laquelle Grgoire transmettrait bien au moins une expression porphyrienne, sinon deux (si on y ajoute le tour ).

    94. Voir en dernier lieu ltude de C. CRpey, Jean Chrysostome. Homlies sur la Gense (I-X ; PG 53, 21-90). Introduction, lments dtude critique, traduction et notes, Compl-ment de thse, Paris, 2005, p. 23-30 ; Les Homlies sur la Gense de Jean Chrysostome : unit de la srie, chronologie de la succession, provenance et datation , Revue dtudes augustiniennes et patristiques 55, 2009, p. 73-112. Dautres textes de Chrysostome tmoignent dun souci daffronter les problmes lis lpisode : Aduersus Iudaeos 8 (PG 48, 929, 22 sqq.) [Dieu a prvenu sa Cration par philanthrophie] ; De diabolo tentatore homiliae 3 (PG 49, 269, 31 sqq.) [Dieu a interdit pour lutilit des hommes].

    95. , , ,

    La premire aporie rappelle lobjection no 6 dApelles (comment expliquer que Dieu ait donn lordre, sil savait quil serait transgress ?), mais la question pourquoi rappelle aussi le propos prt Porphyre par Svrien ; la seconde aporie rappelle le second tmoignage de Michel Glycas propos de Porphyre, mais correspond plus prcisment encore la deuxime aporie formule par Simon dans le roman pseudo-clmentin. Ladjectif (rebattu) indique que Chrysostome avait dj plusieurs fois rencontr ces apories, pour les avoir entendues, ou lues, sans doute dans diffrents ouvrages : peut-tre le trait Du libre arbitre de Mthode et les Homlies et le roman pseudo-clmentins ; sans doute aussi certaines uvres dOrigne (surtout le Commentaire sur la Gense), et peut-tre un ou plusieurs Contre Porphyre (Chrysostome nayant pas une connaissance directe, semble-t-il, du Contra Christianos96). Chrysostome pourrait donc songer avant tout des marcionites ou des gnostiques, mais il nest pas exclu quil pense aussi Porphyre : le fait quil parle dun problme rebattu est un indice intressant permettant de supposer que Chrysostome a peut-tre lesprit le philosophe, aux cts dautres auteurs.

    Celui-ci ne rpond pas ces apories dans lHom-lie XIV. Dans lHomlie XVI, il reproduit deux nouvelles objections qui ne correspondent pas tout fait aux deux prcdentes : 1/ quelle force avait donc cet arbre pour pouvoir ouvrir

    les yeux des premiers hommes (cf. Gn 3,7)97 ?2/ Pourquoi cet arbre est-il appel de la connaissance

    du bien et du mal 98 ?

    ; , ; (Homlies sur la Gense XIV,4, PG 53, 115).

    96. Voir le tmoignage xVi de ldition Harnack (= Homlies sur la Premire ptre aux Corinthiens VI,3). Chrysostome affirme que les ouvrages des ennemis des chrtiens ont disparu, et que si quelque chose sen trouve conserv, cest uniquement chez les chrtiens. Harnack estime que Chrysostome devait avoir connaissance dexemplaires du Contra Christianos conservs chez des chrtiens. Mais le caractre trs vague du tmoignage, voquant non prcisment des textes intgraux, mais quelque chose (), pourrait tre lindice que Chrysostome fait peut-tre plutt allusion aux citations des auteurs antichrtiens dans les ouvrages chrtiens. Le tmoignage confirmerait donc plutt la connaissance, de la part de Chrysostome, douvrages de rfutations comme le Contre Celse dOrigne, ou un ou plusieurs Contre Porphyre.

    97. Homlies sur la Gense XVI,5 (PG 53, 131). 98. Ibid.

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 139

    La premire aporie ne parat pas atteste avant Chrysostome, mais sa rponse rappelle celle de Pierre dans lHomlie III du Ps.-Clment99 : les hommes voyaient dj auparavant, et le rcit biblique signifie simplement que, aprs la faute, les hommes eurent honte et reconnurent dans quel tat ils taient tombs.

    La seconde aporie ne se rencontre ni chez Apelles ni dans la critique paenne, mais uniquement chez Philon100. La suite du dveloppement montre que, aux yeux de Chrysostome, elle revient supposer :1/ que lhomme, avant ce moment, ne disposait peut-

    tre pas du discernement (de la sagesse , dit-il)101 ;

    2/ que, corollairement, il y aurait une contradiction dans le fait de croire que Dieu aurait pu imposer un commandement des tres qui ignoraient ce qutait le mal ( Comment se fait-il que [Dieu] ait adress ce commandement un tre qui ignorait que linfraction tait mal102 ? ) ;

    3/ et que cest larbre lui-mme qui aurait confr cette connaissance103.

    Face au premier problme, Chrysostome rpond quil est impossible dimaginer quAdam ait pu tre priv de la connaissance du bien et du mal, lui qui sut imposer des noms aux animaux et qui tait dou, en plus de cette sagesse, dun charisme prophtique (allusion Gn 2,20 et 23)104 ? Et comment imaginer que des tres irrationnels sachent distinguer leur nourriture, et que lhomme, cet tre rationnel, ne sache pas ce quest le bien et le mal105 ? Laporie et la rponse rappellent trs clairement largumentation antignostique des Homlies pseudo-clmentines.

    La deuxime aporie, en revanche, rappelle directement laporie no 4 dApelles ; et la troisime se rapproche de laporie no 5 du mme, reprise par Porphyre ; les deux auteurs se demandaient cependant si larbre avait t cause de la mort, alors que Chrysostome se demande sil fut cause de la connaissance, ce qui trahit plutt, une nouvelle fois, une intention antignostique ou anti-marcionite (il sagit de montrer que la connaissance nest pas venue du fait de larbre, non daccuser la cruaut du Crateur).

    Il semble donc que la question gnrale pose par Chrysostome propos du nom de larbre, qui est une reprise de la question dj pose par Philon, mais dans

    99. Homlies pseudo-clmentines III,42,4.100. Questions sur la Gense I,10-11 (cf. n. 33).101. Homlies sur la Gense XVI,5 (PG 53, 132).102. ,

    (ibid. XVI,5, PG 53, 132).103. Ibid. XVI,5-6 (PG 53, 132).104. Ibid. XVI,5-6.105. Ibid. XVI,6.

    un tout autre contexte, nest quune faon de rpondre aux arguments marcionites (Dieu agirait contradictoire-ment) et gnostiques (cest le fait davoir got larbre qui procura aux hommes la connaissance du bien et du mal). Telle quelle, une telle aporie peut difficilement avoir t utilise par des marcionites ou des gnostiques, qui prennent au contraire pour acquis le sens littral du texte : cest donc probablement une question factice , prtexte une discussion oblique propos des problmes, cette fois rels, formuls par les hrtiques .

    Chrysostome nindique pas plus clairement ses sources que dans lHomlie XIV. Il rapporte lobjec-tion no 1 de faon anonyme, comme ce que lon pourrait demander ( ). Lobjection no 2 est dabord attribue une pluralit indistincte (, on dit ), avant dtre plus prcisment associe des amis de la querelle :

    De fait, beaucoup de ceux qui sont disposs la querelle entreprennent de dire que cest aprs avoir mang de larbre quAdam eut la connaissance pour distinguer le bien du mal106.

    Dans le traitement de cette aporie, Chrysostome en vient sadresser un interlocuteur imaginaire :

    Mais puisque tu veux apprendre les idiomes de lcriture divine, tu sauras pour quelle raison [Dieu] a appliqu cette dnomination larbre107.

    Chrysostome nidentifie pas cet interlocuteur et tout porte croire quil ne fait que recourir un procd stylistique visant introduire un peu plus de vivacit dans son propos. Mais il est possible aussi que lemploi soudain de la deuxime personne soit ici le signe quil pense un auteur particulier. quoi quil en soit, la conclusion qui simpose est la mme que dans le cas de lHomlie XIV : Chrysostome attribue les objections quil traite une pluralit anonyme. Il se peut quil ait avant tout lesprit des objections marcionites et/ou gnostiques108. Mais, comme ladjectif

    106. , (ibid. XVI,5, PG 53, 132).

    107. , (ibid. XVI,6, PG 53, 132).

    108. Dans lHomlie 28 sur la Gense ( 4, PG 53, 257), Grgoire reproduit un autre quil juge lui aussi rebattu () et dont il prcise quon lentend partout () : pourquoi Dieu reporte-t-il les fautes des pres sur les enfants ? Il sagit dans ce cas dune aporie dorigine marcionite, mais utilise galement par Julien (fr. 20 Masaracchia) : voir ltude de M.-O. Boulnois, Le Dcalogue contient-il une formule scandaleuse ? (supra, n. 30).

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    140 Sbastien Morlet

    utilis dans lHomlie XIV, le mot permet ici de se demander si parmi les nombreux adversaires de Chrysostome ne figurerait pas, au milieu dautres cibles, le philosophe Porphyre. Cette hypothse ne permet cependant pas de savoir dans quelle mesure les objections reproduites par Chrysostome pourraient reflter avec fidlit largumentation du polmiste.

    Chrysostome voque encore les problmes poss par le rcit biblique dans deux de ses Sermons sur la Gense. Le Sermon 6 porte sur la question de savoir si cest larbre qui a procur aux premiers hommes la connaissance du bien et du mal, ou sils savaient les distinguer avant109. Chryosostome rpond comme dans lHomlie XVI : si lhomme navait pas t capable ds le dbut de distinguer le bien et le mal, il serait plus dnu de raison que les tres dnus de raison eux-mmes ( ). Adam, qui tait plein de sagesse (il savait nommer les ralits qui lentouraient, connaissait ce qui lui tait utile ou nuisible, et prophtisa au sujet dve), ne pouvait ignorer cette distinction. Dans le Sermon 7, lexgte revient sur lappellation arbre de la connais-sance du bien et du mal 110. Le bien, dit-il, cest lobissance, le mal, la dsobissance. Larbre ne fut plant que pour prouver lobissance des hommes111. Adam savait, avant la faute, quil tait bon dobir et mal de dsobir, mais il lapprit plus tard plus clairement, pour avoir fait lexprience de la dsobissance112. Chrysostome livre ensuite un catalogue dexpressions censes montrer que lcriture a lhabitude de nommer rtrospectivement des lieux daprs les vnements qui sy sont produits : Gn 26,21, propos du puits appel par Isaac Haine ; Gn 21,31, propos du puits du serment , tmoin des engagements dAbraham et dAbimlekh ; Gn 32,2 et 32,31, propos des lieux que Jacob appelle camp de Dieu et forme de Dieu 113.

    109. PG 54, 604-607.110. PG 54, 607-616.111. F. Petit met ce dveloppement en parallle avec un

    fragment non identifi transmis dans les chanes tantt sous le nom de Thodore, tantt sous celui de Grgoire de Nysse (no 242).

    112. On rapprochera ce texte dun fragment transmis dans la Chane sur la Gense et attribu Svrien (no 269 Petit) : larbre ne tient son nom que de lvnement auquel il a donn lieu, et ce quAdam a appris, cest quil tait bon dobir (et rien dautre , prcise-t-il). Linten-tion polmique est trs claire. F. Petit le rapproche dun passage sur les Homlies sur la Cration VI,4 (PG 56, 489 = Chane sur la Gense, no 276).

    113. Sur toute cette rponse de Chrysostome, voir PG 54, 610-612. Le fait que certains des exemples pris par Chrysos-tome se trouvent dj chez Eusbe dmse (voir n. 77) renforce lhypothse quils dpendent lun et lautre dune source commune qui pourrait tre Origne.

    Svrien de Gabala

    La lecture de ces textes de Chrysostome claire dun jour particulier le dveloppement de Svrien de Gabala dans lequel intervient le fragment extrait par Harnack. En effet, il apparat que la discussion de Svrien prsente des parallles remarquables avec les Homlies XIV et XVI de Chrysostome. Svrien, rappelons-le, reproduit, en lattribuant Porphyre, la question :

    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? Mais admettons quil ait interdit [de connatre] le mal : pourquoi a-t-il interdit aussi [de connatre] le bien ? Car lorsquil dit Ne mangez pas de larbre de la connaissance du bien et du mal, il empche lhomme, dit-il, de connatre le mal ; mais pourquoi lempche-t-il aussi de connatre le bien114 ?

    La question rappelle la premire aporie reproduite dans lHomlie XIV de Chrysostome. La rponse de Svrien voque celle que Chrysostome oppose, dans lHomlie XVI cette fois, la conception gnostique dun Adam qui aurait eu besoin de larbre pour acqurir la connaissance : Adam avait dj la science (), puisquil parle des ralits naturelles (), et quil prophtise ()115. Mais la diffrence de Chrysostome, Svrien ne considre pas quAdam connaissait le bien et le mal. Or si Adam avait dj la connaissance du bien (mais non celle du mal), on ne peut comprendre linterdiction divine, selon Svrien, que dans le sens o Dieu voulait empcher, non la connaissance du bien, mais que la connaissance du mal ne se mle celle du bien. En dautres termes, Dieu aurait simplement interdit que le mal ne soit confondu avec le bien. Cette interprtation de Gn 2,17 avait dj t propose par Grgoire de Nysse116. Parce quil est confront une aporie diffrente de celle de Chrysos-tome, qui suppose acceptable linterdiction du mal, Svrien ne cherche justifier que linterdiction du bien. Au scandale que constitue cette interdiction, lhomliste rpond en dfinitive que Dieu na cherch, en fait, qu interdire la connaissance du mal (dsigne sous lexpression connaissance du bien et du mal , cest--dire du mal prsent sous les apparences du bien). Il a donc agi par amour des hommes.

    114. Texte grec cit n. 13. 115. De mundi creatione VI,3, PG 56, 487-488.116. De opificio hominis 19-20 : Dieu na voulu interdire que

    le mal. Lexpression biblique signifie que le mal se prsente souvent sous lapparence du bien ; In Canticum canticorum homiliae 12 (p. 348,13 sq Langerbeck) : larbre est un symbole de la faute, qui est un mlange de mchancet et de plaisir.

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    Pourquoi Dieu a-t-il interdit la connaissance du bien et du mal ? 141

    Dans la suite de lhomlie, Svrien reprend la question pose dans lHomlie XVI et le Sermon 7 de Chrysostome : Pourquoi larbre a-t-il t appel de la connaissance du bien et du mal ?117 cette question, Svrien rpond en allguant lexistence des idiomes de lcriture : il accumule les exemples montrant que le texte biblique associe souvent des ralits sans pour autant quil faille croire que lune soit la cause de lautre. Larbre na pas procur aux premiers hommes la connaissance du bien et du mal, mais il leur a appris quil tait bon dobir, et mauvais de dsobir118. Or ce nouveau dveloppement correspond exactement au passage dans lequel Chrysostome, aprs avoir affront comme Svrien le problme de linterdiction de la connaissance, en vient poser la question de lappellation de larbre ; et, comme Chrysostome, Svrien rpond en citant les idiomes de lcriture. Son catalogue dexemples correspond en partie, mais non en totalit, celui de son devancier : eau de contestation (Nb 20,13 ; 27,14), forme de Dieu (Gn 32,31), paix de Dieu (Jg 6,24)119.

    La relation des deux groupes de textes mriterait donc dtre tudie davantage. Le problme est quon trouve chez Chrysostome des dveloppements (y compris des apories) absents du texte de Svrien, et quil y a chez Svrien des lments absents chez Chrysostome (le catalogue dexemples ne correspond pas tout fait, et la concession sur linterdiction du mal comme la mention de Porphyre sont absentes du propos de Chrysostome). Peut-tre le texte de Svrien est-il inspir au moins en partie de celui de Chrysostome120. Peut-tre aussi les deux hommes ont-ils eu les mmes sources et offrent-ils dans ce cas un tmoignage complmentaire. Lune de ces sources pourrait tre le Commentaire sur la Gense dOrigne. Mais dans la premire partie de son dveloppement, Svrien voque nommment Porphyre et lui prte une aporie qui, sous cette forme, nest pas connue de Chrysostome : la critique pourra donc hsiter entre deux hypothses : Svrien a pu avoir sa disposition une source sur Porphyre, inconnue de Chrysostome (probablement un Contre Porphyre). Le parallle entre les deux auteurs pourrait cependant inciter la mfiance : certains

    117. De mundi creatione VI,4 (PG 56, 488).118. Ibid. 4