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Corisande Jover
Master 2 Recherche Relations Internationales
UFR de Science politique
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Les Anarchistes Contre le Mur
Un mouvement social de contestation politique en Israël
Réalisé sous la direction de M. Yves Viltard
Septembre 2007
1
Introduction
« Le nom lui-même sonne comme un hybride des Monty Python et de Pink Floyd : les
Anarchistes Contre le Mur »1. Le groupe évoqué par le journaliste du Jerusalem Post renvoie, il est
vrai, une apparence pour le moins singulière. Formé majoritairement de jeunes Israéliens dont le
style vestimentaire parfois exhibé n’est pas sans évoquer les mouvements punks des années 1970, il
semble aujourd’hui devenir l’un des acteurs phares du militantisme contestataire local. Son action se
situe directement au cœur du conflit israélo-palestinien, enjeu international s’il en est, que la plupart
des travaux n’envisagent pourtant qu’à travers le prisme de ses implications interétatiques ou de son
impact sur l’évolution des mouvements palestiniens nationalistes ou islamistes. Se voulant une
contribution nouvelle à l’analyse du conflit israélo-palestinien, l’intérêt de ce travail réside donc dans
l’étude d’un troisième type d’acteur, non-institutionnel, issu de la société israélienne. Il ne s’agira pas
ici de sous-estimer le rôle central joué par l’Etat israélien dans l’évolution actuelle du conflit, mais
davantage d’interroger les modalités d’une participation nouvelle, celle d’individus mobilisés dans la
contestation de la politique menée au sein des Territoires palestiniens.
Le choix des Anarchistes Contre le Mur dans la définition des contours de l’objet n’a toutefois
pas été immédiat. La dénomination du groupe laissant imaginer son insertion dans un « mouvement
anarchiste » global, il semblerait pertinent, ainsi que je l’avais d’abord envisagé, de ne le traiter qu’en
tant qu’une partie du tout, dans une étude consacrée à la rencontre de l’anarchisme comme
idéologie et mouvement avec le conflit israélo-palestinien. La recherche effectuée porterait alors sur
un grand nombre de mouvements anarchistes, à partir d’un cadre théorique associant les relations
internationales à l’histoire et la philosophie politiques. Néanmoins, les limites temporelles propres à
ce travail et la pluralité des questions suscitées par les seuls militants israéliens encouragent une
délimitation plus précise de l’objet, que nous choisirons donc de restreindre au groupe formé par les
Anarchistes Contre le Mur. La question du degré et du type d’adhésion de ses militants aux principes
fondateurs de l’anarchisme devra en effet être posée. Dans cette perspective analytique, la
démarche qui sera adoptée dans l’étude du mouvement rejoint celle proposée par Luc Boltanski dans
son étude sociologique des groupes professionnels2. Il s’agira d’envisager l’entité désignée par
l’appellation « Anarchistes Contre le Mur » comme étant socialement construite, selon une
1 Matthew Gutman, « Another brick in the wall », Jerusalem Post, 29/12/2003.
2 Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Editions de Minuit, 1982.
2
dynamique mêlant l’intervention d’acteurs extérieurs aux perceptions développées par les individus
concernés. L’intérêt de l’enquête de terrain et de l’analyse ultérieure de ses résultats repose alors sur
la déconstruction de l’objet tel qu’il se donne initialement afin de mettre en évidence les processus
ayant abouti à sa formation, qu’il s’agisse des modalités de son apparition en tant qu’ensemble
reconnu ou des procédés symboliques à l’origine de sa définition idéologique. L’idée d’un « groupe »
constitué par les militants des Anarchistes Contre le Mur ne signifie donc pas qu’on l’accepte en tant
que tel, mais bien qu’on en interroge la cohérence et les caractéristiques : « essayer, derrière le
substantif, de trouver la substance », propose Ludwig Wittgenstein3.
Le nom même porté par le groupe introduit déjà la problématique qui sera celle de ce
travail : tandis que l’anarchisme se présente d’emblée comme un internationalisme, avec pour
objectif établi la réorganisation de la société selon des principes antiautoritaires préalablement
définis, la thématique portée par son opposition au mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie
situe sa mobilisation dans le temps et dans l’espace. La question soulevée par ce premier constat est
celle de l’identité du groupe en tant qu’acteur, que nous tâcherons de définir en fonction du type de
contestation qui lui est spécifique. Celle-ci pourrait être avant tout nationale, en réaction au contexte
précis du conflit israélo-palestinien et de la politique menée par l’Etat israélien, ou davantage
transnationale, dès lors qu’elle serait inscrite dans une revendication globale également partagée par
des mouvements non-israéliens actifs en d’autres lieux. L’une des ambitions de ce travail sera ainsi
de déterminer l’attache territoriale propre aux militants des Anarchistes Contre le Mur, selon une
problématique pouvant être résumée ainsi : quelle est l’articulation entre les échelles locale,
nationale et mondiale dans la mobilisation contestataire observée ? L’étude des militants israéliens
sera également l’occasion de nous interroger sur l’existence, ou non, d’acteurs non-palestiniens
susceptibles d’influer sur l’évolution du conflit israélo-palestinien. La notion de minorité active,
suggérée par le psychologue social Serge Moscovici, n’est pas dénuée d’utilité dans la définition de
cette perspective complémentaire : elle désigne les « groupes restreints actifs et idéologiquement
cohérents capables d’entrainer des conflits et des changements dans leur société d’appartenance »4.
Sans nous restreindre au cadre de la société israélienne, il s’agira ainsi d’évaluer tant la structure
organisationnelle et idéologique du groupe que les variations introduites par son existence dans et
autour du conflit israélo-palestinien.
3 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.
4 Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 1979.
3
Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’analyse de trois aspects essentiels à la
compréhension du groupe. Le premier a trait à sa formation au début des années 2000 (Partie 1).
Outre qu’elle nous renseignera sur les trajectoires militantes de ses membres, l’étude du processus
d’auto-identification des individus au groupe en tant que tel permettra de contextualiser
l’émergence de la contestation. Si la politique israélienne de construction d’une barrière séparant
Israël des Territoires palestiniens semble déterminante dans l’apparition du nouvel acteur, la mise en
évidence de l’existence d’un réseau mobilisable ainsi que des étapes successives de l’action collective
feront apparaître ses spécificités au sein du paysage contestataire israélien. La seconde thématique
que nous aborderons est celle de l’identité collective développée par les militants au fil de leurs
interactions (Partie 2). L’étude des discours produits par les membres du groupe sera centrale dans
l’identification de son idéologie spécifique, tant à l’égard du conflit israélo-palestinien que de ses
revendications sociales plus générales. La question de l’action déployée par les Anarchistes Contre le
Mur au sein du conflit israélo-palestinien retiendra également notre attention : élément essentiel de
l’élaboration d’une identité partagée, nous verrons qu’il en résulte une reconnaissance accrue du
groupe de la part d’acteurs multiples, israéliens ou non, en termes de légitimité et de visibilité. A
partir des éléments d’analyse fournis par ces deux premières parties, il conviendra enfin de nous
intéresser à l’inscription du groupe sur la scène mondiale (Partie 3). Son identité spécifique sera ainsi
mise en perspective avec un ensemble de mouvements non-israéliens dotés de caractéristiques
similaires, à la fois sources d’inspiration et de différenciation, parfois mobilisés à travers un processus
actif de mise en réseau. Nous tâcherons de définir la participation des Anarchistes Contre le Mur au
développement de la transnationalité, en fonction de leur implication en termes de réception et de
diffusion d’idées, de modes d’action et d’information à l’échelle mondiale.
La problématique et le plan de recherche ainsi définis nous encouragent à mobiliser deux
champs théoriques complémentaires, celui de la sociologie de la mobilisation ainsi que celui de la
sociologie des relations internationales. Le premier sera essentiel à l’analyse de l’action collective
engagée par les militants israéliens des Anarchistes Contre le Mur, qui nous situerons plus
particulièrement dans le domaine de la politique contestataire (contentious politics). Celle-ci est en
effet définie par Sidney Tarrow comme « l’activité collective menée par les revendicateurs ou par
ceux qui affirment les représenter, qui repose au moins en partie sur des formes non-
institutionnelles d’interaction avec les élites, les opposants ou l’Etat »5. Les Anarchistes Contre le Mur
seront ici envisagés en tant qu’acteur du conflit israélo-palestinien mais également en tant que
5 Sidney Tarrow, « Social Movements in Contentious Politics: A Review Article », American Political Science Review, 90 (4),
pp. 874-883, p. 74.
4
mouvement social issu de la société israélienne. La notion de mouvement social relève selon
Florence Passy de deux définitions théorique : l’une, représentée par les travaux d’Alberto Melucci,
porte l’accent sur le rôle des identités ainsi que des perceptions entretenues par les individus sur le
mouvement et le conflit social auquel ils participent ; la seconde est celle développée notamment
par Charles Tilly et Sidney Tarrow, qui envisagent le mouvement social comme le résultat des
interactions successives entre les détenteurs du pouvoir et les groupes organisés de la société civile
dépourvus de représentation formelle6. Complémentaires dans l’étude des Anarchistes Contre le
Mur, ces deux perspectives sur l’action collective ont en commun d’interroger les processus
intervenant dans la mobilisation du groupe, de l’engagement individuel à l’élaboration de l’identité
collective nécessaires à son inscription en tant qu’acteur du conflit. Le second champ théorique sur
lequel reposera ce travail est celui des relations internationales, que nous choisirons d’aborder plus
particulièrement dans son approche transnationaliste. La question de l’évolution du mouvement
social national au sein d’un espace mondial caractérisé par la croissance des flux transnationaux sera
en effet l’une des lignes directrices de notre étude des Anarchistes Contre le Mur. Elle nécessitera de
recourir largement aux apports de la sociologie des réseaux, afin de rendre compte des interactions
entre les échelles micro-sociologique et macro-sociologique propres aux mouvements sociaux
contemporains, parfois transnationaux, que nous tâcherons d’identifier dans le cas des militants
israéliens. L’imbrication entre national et mondial ainsi mise en évidence contribuera dès lors à
l’analyse des relations internationales, en nous renseignant simultanément sur l’évolution des flux
transnationaux ainsi que sur le poids de l’Etat-nation dans la formation du militantisme. Appui
essentiel à la compréhension de notre sujet, cet éclectisme théorique inscrira les résultats de
l’enquête de terrain dans une perspective plus large de définition de l’action collective contestataire
au sein des réseaux transnationaux. Il convient à présent de revenir, dans un chapitre introductif, sur
les modalités méthodologiques de l’enquête ayant permis la réalisation de ce travail.
6 Florence Passy qualifie la première de « culturaliste » et la seconde de « politologique », voir Florence Passy, L’Action
altruiste, Genève, Librairie Droz, 1998.
5
Chapitre introductif :
Notes méthodologiques sur l’enquête de terrain
********
L’enquête de terrain qui a rendu possible ce travail a été réalisée en février 2007, et repose
sur une combinaison d’entretiens et d’observations directes menées tant en Israël qu’en Cisjordanie.
La Bande de Gaza, dont l’accès est conditionné par l’octroi d’une autorisation préalable des autorités
israéliennes, demeure de fait une terre inconnue pour les Israéliens des Anarchistes Contre le Mur et
a par conséquent été exclue du terrain étudié.
Le présent chapitre vise à rendre compte des difficultés éprouvées lors de l’enquête, dans
une zone de conflit nécessairement empreinte de violence et porteuse d’interactions complexes avec
les acteurs en présence. La question de la posture du chercheur au sein du conflit et face aux
enquêtés est alors posée avec d’autant plus d’acuité que les données obtenues résultent d’une
double rencontre entre l’engagement scientifique et l’engagement militant : celle établie dans la
relation enquêteur-enquêtés, mais aussi celle touchant l’enquêteur lui-même, confronté à une
dualité des rôles lorsqu’il se joint aux activités militantes du groupe étudié7. Les modalités
méthodologiques de l’enquête par entretiens seront enfin abordées, afin de préciser les contours et
les limites propres au travail réalisé.
Enquêter en terrain difficile : le chercheur face à la violence quotidienne
En septembre 2006, les Palestiniens du village de Bil’in organisent une petite fête en
l’honneur d’un Israélien touché quelques semaines plus tôt par le tir d’un officier de la police des
frontières israélienne8. Limor Goldstein, 28 ans, qui porte les séquelles d’une blessure grave à la
tempe, demeure étrangement silencieux face aux chants et aux souhaits de bon rétablissement qui
affluent. Les retrouvailles avec les Palestiniens de Bil’in et ce premier retour sur le lieu de l’incident
semblent douloureux, malgré la présence à ses côtés de ses amis des Anarchistes Contre le Mur. Cet
7 Deux dossiers fourniront à cette note méthodologique des références précieuses : Cultures & Conflits (Éd.), « Dossier : Les
risques du métier : engagements problématiques en sciences sociales », (47), automne 2002, pp. 5-192, et la Revue
française de science politique (Éd.), « Dossier : Enquêter en milieu « difficile » »,57 (1), février 2007, pp. 5-90.
8 Bil’in est un village palestinien d’environ 1700 habitants situé à l’Ouest de Ramallah. Les terres appartenant aux villageois
de Bil’in sont aujourd’hui traversées par le mur de séparation israélien. Voir carte en Annexe 2, p. 122.
6
épisode, qui fut pour moi la première rencontre avec le groupe que je déciderai plus tard d’étudier,
illustre à lui seul les difficultés présentées par l’enquête de terrain dans les Territoires palestiniens.
En premier lieu, il s’agit bien pour le chercheur de faire face à la charge émotionnelle forte
portée par les acteurs. En de telles circonstances, le vécu traumatique n’est plus seulement celui d’un
individu isolé : inscrit dans la mémoire collective des personnes témoins de l’incident, son empreinte
sur les villageois comme sur les activistes israéliens procède ensuite d’une « collectivisation du destin
individuel », susceptible d’atteindre de même le chercheur qui travaillerait à leur contact ou dans ce
même village9. D’autre part, cet exemple permet d’entrevoir la violence propre au terrain étudié, à
savoir la Cisjordanie, que Vincent Romani qualifie de diffuse et d’imprévisible10. Diffuse, car elle n’est
pas seulement celle des armes et de l’usage des armes. Les successions de contrôles d’identité
auxquels l’étranger est soumis au même titre que les Palestiniens, qu’ils aient lieu lors des passages
de checkpoints ou simplement dans la rue, les patrouilles policières et militaires fréquentes, les
interrogatoires parfois très longs subis au passage des frontières internationales, forment un
dispositif de coercition omniprésent dont résulte un sentiment d’insécurité physique constant.
L’enquêteur étranger est alors amené à modifier son comportement par des micro-mesures
routinisées de protection, en dissimulant notamment les raisons de sa présence en Cisjordanie, ou
d’information, pour faire face aux incertitudes sur les possibilités et durées des déplacements de
village à village, dues aux attentes répétées aux checkpoints. Les cas d’irruption soudaine de la
violence auxquels peut être confronté l’enquêteur sont de plusieurs natures : parfois attendue, lors
des manifestations routinières contre le mur par exemple, la violence peut également surprendre
l’enquêteur par son imprévisibilité. Ainsi, les affrontements opposant lanceurs de pierres et forces
israéliennes au checkpoint de Qalandya en février 2007, ou encore les attaques de colons contre des
militants israéliens et étrangers dans les collines du Sud d’Hébron, constituent ce que Valérie
Amiraux et Daniel Cefaï appellent des « situations limites », c’est-à-dire des contextes de menace –
réelle ou perçue – pour le corps de l’enquêteur11. Celui-ci se trouve alors physiquement exposé au
danger, sa citoyenneté étrangère ne garantissant plus nécessairement son intégrité physique.
9 Selon Vincent Romani, qui emploie cette notion de « collectivisation du destin individuel », le processus de projection,
voire de dilution, d’une trajectoire individuelle et de ses souffrances au sein d’un collectif permettrait de donner un sens au
traumatisme tout en en atténuant les effets sur l’individu. Voir Vincent Romani, « Enquêter dans les Territoires palestiniens.
Comprendre un quotidien au-delà de la violence immédiate », Revue française de science politique, op.cit., pp. 27-45, p. 31.
10 Ibid.
11 Valérie Amiraux, Daniel Cefaï, « Les risques du métier. Engagements problématiques en sciences sociales », Cultures &
Conflits, op.cit., pp. 15-48, p. 16. Le checkpoint de Qalandya est un point de passage obligatoire pour toute personne
souhaitant se déplacer entre Jérusalem-Est et le nord de la Cisjordanie ; il est situé entre Jérusalem et Ramallah.
7
Toute enquête de terrain dans les Territoires palestiniens contient donc un engagement
corporel et psychologique de la part du chercheur, dont l’intensité dépend largement du choix du
lieu d’habitation retenu. Séjourner en Cisjordanie constitue indéniablement un gage de confiance
pour les Palestiniens, tout en n’altérant pas la qualité de l’enquête réalisée sur des militants
israéliens tels que les Anarchistes Contre le Mur. Une telle immersion en territoire palestinien
contient toutefois un risque important en termes d’intériorisation des craintes et des affects
collectifs, qui tend à troubler la perception de la violence inculquée par les référents européens de
même qu’à sous-estimer les situations de mise en danger de soi vécues par le chercheur. En résulte
une prise de risque accrue, potentiellement néfaste pour le bon déroulement de l’enquête :
l’attachement au sujet et l’envie de le mener à bout peuvent alors s’avérer salvateurs, lorsque la
crainte d’une blessure ou d’une arrestation qui marqueraient la fin du travail de recherche
encouragent l’enquêteur à s’éloigner d’une situation de danger. Consciente de ces risques, j’avais
pour ma part choisi le compromis en séjournant à Jérusalem-Est : vivant dans un environnement
palestinien, je limitais néanmoins mon appartenance au terrain et échappais ainsi au risque
du sentiment d’enfermement décrit par Vincent Romani par ma proximité avec la partie Ouest,
israélienne et plus touristique, de la ville12.
Cette introduction sur les spécificités de l’enquête en terrain difficile ayant posé le cadre
nécessaire à la compréhension de l’environnement de recherche, il s’agit à présent de s’intéresser
aux modalités concrètes de l’enquête en abordant la question des interactions avec les enquêtés et
des difficultés qu’elles comportent.
De la proximité à la distanciation, le dilemme de l’interaction avec les enquêtés
Les récits ayant trait au déroulement des enquêtes de terrain font émerger un schéma
relationnel du chercheur aux enquêtés partant d’une posture distanciée, progressivement mise à mal
par l’intensification des liens interpersonnels et aboutissant souvent à une proximité accrue.
L’application de ce schéma dans ce travail sur les Anarchistes Contre le Mur semblait d’autant plus
redoutable que les circonstances m’ayant amenée à l’envisager étaient déjà celles d’un engagement
militant commun dans les Territoires palestiniens. « L’engagement du chercheur dans son objet est
donc toujours problématique. Implications personnelles, intérêts professionnels, convictions
militantes : les raisons de la recherche sont souvent inextricables », écrivent Valérie Amiraux et
12
Vincent Romani, « Enquêter dans les Territoires palestiniens… », op.cit., p. 34.
8
Daniel Cefaï13. A l’origine de ce travail se trouve une forme d’anthropologie militante, répondant au
désir de témoigner d’un mode de coopération entre Palestiniens et Israéliens tout en rendant
compte de la spécificité d’un groupe suscitant à maints égards la curiosité de l’observateur étranger.
L’observation directe se devait donc d’être partiellement participante, tandis que la sympathie
ressentie à leur égard risquait de compromettre la qualité scientifique de la recherche effectuée.
Outre ce biais originel, le rapport nécessairement affectif liant ensuite le chercheur-acteur aux
enquêtés dans les situations limites décrites précédemment peut aboutir à l’élaboration d’une
logique ami-ennemi partagée, fondée sur un vécu commun pendant la durée de l’enquête. Ceci
laissait craindre de ma part une difficulté accrue à contrôler la nature des informations transmises, et
plus généralement à maintenir une posture d’engagement distancié souvent érigée comme une
garantie de « vérité ».
Plusieurs remarques s’imposent néanmoins. L’immersion partielle, dans des séquences de vie
des enquêtés, ajoutée à la violence du terrain, semble rendre illusoire le modèle de neutralité et
d’extériorité auquel souhaiterait parvenir le chercheur. L’alternance entre deux pôles, du point de
vue des acteurs à l’intérieur du champ à la position critique de l’observateur extérieur, qui est rendue
possible par une participation limitée aux activités du groupe étudié, ne garantit nullement sa
capacité de distanciation affective. D’autre part, l’extériorité au terrain peut aussi apparaître comme
un désavantage face à des individus peu enclins à partager leurs récits de vie14. Outre le statut
d’étudiante à l’Université de la Sorbonne, qui m’a fait bénéficier d’une position sociale prestigieuse
dans mes rapports avec les Israéliens et jusque dans les Territoires palestiniens, mon engagement
militant et le partage de valeurs communes qui y était associé m’ont offert des opportunités
d’entretien non négligeables. A titre d’exemple, c’est à la suite d’une manifestation à laquelle je
participais avec certains membres des Anarchistes Contre le Mur que j’ai pu m’entretenir avec une
personnalité importante du Fatah à Ramallah, avant de l’interroger plus longuement sur la nature de
ses relations avec les Israéliens de ce groupe. Davantage que ces convictions militantes, ce sont
surtout les connaissances interpersonnelles qu’elles m’ont permis d’établir qui se sont révélées
décisives dès mon arrivée sur le terrain d’enquête. La confiance accordée par le représentant
palestinien de l’International Solidarity Movement (ISM), organisation dans laquelle je m’étais
engagée au cours d’un séjour précédant en Cisjordanie, ainsi que l’aide fournie par une militante
israélienne des Anarchistes Contre le Mur rencontrée en France, ont constitué le point de départ de
ma recherche. Si la mesure de ces contributions demeure impossible à évaluer, il semble néanmoins
13
Valérie Amiraux, Daniel Cefaï, « Les risques du métier… », op.cit., p. 46.
14 Voir à ce sujet l’article d’Elise Massicard, « Etre pris dans le mouvement. Savoir et engagement sur le terrain », Cultures &
Conflits, op.cit., pp. 117-143.
9
qu’elles m’aient permis d’établir un contact plus rapide avec les acteurs israéliens comme
palestiniens, en les encourageant par ailleurs à répondre d’autant plus librement à mes questions
qu’ils savaient trouver en moi un écho favorable à leurs propos. Les craintes préalables que
j’éprouvais de voir mon enquête limitée par une méfiance des Anarchistes Contre le Mur à l’égard
d’un observateur étranger au groupe ont ainsi été rapidement dissipées : en me communiquant des
informations pratiques sur leurs activités, ou encore en me transmettant des documents susceptibles
de contribuer au travail de recherche que je menais, ils ont l’ont facilité sans toutefois en orienter les
résultats.
L’intervention du chercheur comme nouvel acteur du conflit n’est certainement pas sans
impact sur l’objet étudié lui-même. De l’aveu même des Palestiniens, le discours scientifique devant
être produit constituerait une ressource au moins aussi utile que le travail journalistique, en tant qu’il
remplit une fonction de témoignage et qu’il accroit la visibilité internationale des activités menées.
Ceci tient à une perception assez répandue de l’étranger en Cisjordanie sinon comme garantie, du
moins comme vecteur de protection physique face aux forces israéliennes ainsi que de légitimation
sur la scène médiatique internationale. Si les attentes semblent moindres de la part des Israéliens, il
n’en reste pas moins que le travail mené par le chercheur et sa présence à leurs côtés joue un rôle
certain dans l’existence même du groupe de conflit aux yeux de ses militants, de ses sympathisants,
de ses partenaires ou de ses opposants, c’est-à-dire dans les perceptions qui lui sont attachées.
L’intervention de la recherche dans le domaine de l’action peut ainsi créer une situation artificielle
devant être explicitement reconnue, bien que ses effets variables soient difficilement mesurables à
court terme.
Les limites de l’enquête par entretiens
Par la technique des entretiens, le chercheur est susceptible d’attirer l’attention des
enquêtés sur des thématiques parfois peu explorées, avec le risque de contribuer à l’élaboration d’un
discours « sur le vif » dont on pourrait surestimer le poids. De même, par l’application de l’enquête
rétrospective que m’imposait le temps court du travail de terrain, il ne m’a été permis d’obtenir des
enquêtés que des itinéraires de vie reconstitués a posteriori et peu détaillés. Une enquête
prospective aurait sans doute été plus fertile, qui aurait mis en évidence des trajectoires militantes
par observation directe en évitant l’écueil d’une reconstruction subjective des raisons d’agir par les
10
acteurs, mais un tel travail ne pourrait être que celui d’une enquête de terrain longue inscrite dans le
cadre d’une recherche plus approfondie15.
Le temps court de l’enquête et le nombre limité d’entretiens pouvant être réalisés m’ont
également confrontée au problème épineux du choix des personnes interrogées. Luc Boltanski
souligne la tentation qui est celle du chercheur de constituer un « échantillon exemplaire » qui
n’inclurait que les cas paradigmatiques, susceptibles de condenser en quelques entretiens la majorité
des profils envisagés et excluant ainsi les cas limites situés aux marges du groupe16. De fait, la
difficulté d’entretenir une vue d’ensemble face à un mouvement dénué de système d’adhésion
officiel m’a conduite à cibler l’enquête sur les militants les plus investis dans la préparation de
l’action puis dans l’action elle-même, acteurs de référence pour la visibilité du groupe et sources
principales de l’élaboration de son discours. De même que le film Enraged consacré à la vie
quotidienne de quatre activistes des Anarchistes Contre le Mur ne rend pas compte de
l’hétérogénéité des profils militants, les contraintes temporelles propres à la réalisation de ce travail
ne m’ont pas permis de saisir de façon satisfaisante la pluralité des formes d’engagement17. Les
entretiens réalisés auprès d’Israéliens des Anarchistes Contre le Mur et de Palestiniens, ajoutés à
l’observation directe et aux recherches effectuées, ont néanmoins permis de mettre en évidence les
traits essentiels de cette mobilisation israélienne dans les Territoires palestiniens ainsi qu’en Israël.
Consciente des limites propres à la recherche effectuée, je tâcherai de rendre compte de ses
résultats avec clarté et précision tout au long de ce travail.
15
Cette difficulté est notamment mise en évidence par Olivier Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de
l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, pp. 199-215.
16 Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Editions de Minuit, 1982, pp. 468-469.
17 Enraged (« Les Enragés ») est un film documentaire (Israël, 2006, 58 minutes) réalisé par Eyal Eithcowich. Il porte sur le
quotidien militant de quatre Israéliens des Anarchistes Contre le Mur : Yonatan Pollak, Kobi Snitz, Leila Mosinzon et Matan
Cohen.
11
12
Partie 1
**********
Une jeunesse israélienne
face au mur
13
Les Anarchistes Contre le Mur forment un groupe que l’on peut qualifier de « jeune » pour
plusieurs raisons. Il s’agit tout d’abord de l’âge de ses militants, pour la plupart âgés de moins de 30
ans, qui en fait un mouvement non seulement original, par rapport aux autres groupes israéliens
actifs dans les Territoires palestiniens, mais également susceptible d’acquérir une visibilité différente
en raison des modes d’organisation et d’action retenus. D’autre part, la jeunesse des Anarchistes
Contre le Mur tient à leur apparition récente sur la scène du mouvement social israélien mobilisé
dans le conflit israélo-palestinien. Par commodité, nous retiendrons ici l’appellation « mouvement de
la paix israélien » pour caractériser cet ensemble hétéroclite de groupes et d’individus, dont la
caractéristique commune est l’opposition à la politique israélienne menée dans les Territoires
palestiniens, et dont l’objectif général est l’auto-détermination des Palestiniens en vue de la création
d’une entité autonome et souveraine sur l’ensemble des Territoires palestiniens18. Dans cette
première partie, nous tâcherons donc de contextualiser l’émergence des Anarchistes Contre le Mur
pour pouvoir mieux rendre compte, par la suite, de la singularité de sa mobilisation (Chapitre 1).
L’étude des trajectoires militantes de certains de ses membres constituera alors un élément essentiel
à la compréhension de son fonctionnement en réseau, afin de mieux saisir son insertion globale tant
dans le mouvement de la paix que dans la société israélienne (Chapitre 2).
Cette partie importante s’appuiera sur les apports théoriques de la sociologie de la
mobilisation, tout en jouant un rôle central dans la perspective de relations internationales qui est
aussi celle de ce travail : il s’agit bien, d’entrée de jeu, de comprendre l’ancrage national d’un groupe
impliqué dans un conflit international, et dont les caractéristiques en termes de mouvement social et
de relations transnationales – que nous étudierons par la suite – ne doivent pas occulter le caractère
précisément israélien qui lui est propre.
18
L’objectif de la création d’un Etat palestinien en tant que tel n’est pas revendiqué par la totalité des individus engagés
dans ce mouvement, c’est pourquoi nous lui préférons ici l’idée d’ « entité autonome et souveraine ». Notons également
que l’expression « mouvement de la paix israélien » est celle employée par les Palestiniens pour caractériser cet ensemble
diffus de groupes et d’individus israéliens. Dans la presse internationale, on trouvera aussi utilisée l’expression « camp de la
paix israélien » pour y faire référence.
14
Chapitre 1 :
Du mur à l’émergence d’une contestation
********
Rendre compte du contexte politique au sein duquel ont émergé les Anarchistes Contre le
Mur n’est pas qu’une simple formalité. C’est en effet l’étude des conditions de mobilisation qui sont
celles de ce groupe dès le début de l’année 2003 qui permettra d’évaluer l’ampleur de son impact et
de la dynamique nouvelle insufflée dans le paysage contestataire israélien.
A. Une dynamique nouvelle dans le mouvement de la paix israélien
La nécessité de penser « structuralement » l’action protestataire, c’est-à-dire de considérer
l’apparition d’une mobilisation comme n’étant ni spontanée ni immédiate, nous encourage à ne pas
étudier les Anarchistes Contre le Mur indépendamment du système des revendications et des actions
portées par les autres organisations du mouvement de la paix israélien. Le concept de « structure
d’opportunité politique », développé dans les années 1970 pour rendre compte des conditions
d’apparition d’un mouvement social, nous ouvre une perspective d’étude intéressante. Herbert
Kitschelt en propose la définition suivante: « les structures d’opportunités politiques se composent
de configurations spécifiques de ressources, d’arrangements institutionnels et de précédents
historiques de mobilisation sociale, qui facilitent le développement des mouvements de protestation
dans certains cas et les contraignent dans d’autres »19. Dans le cas d’Israël, l’existence d’une
contestation ancienne et diversifiée de la politique menée dans les Territoires palestiniens a
constitué le fondement idéologique des Anarchistes Contre le Mur, en même temps que le contexte
politique particulier de l’année 2003 a conditionné l’apparition d’un type nouveau de mobilisation.
19
Herbert Kitschelt, « Political Opportunity Structures and Political Protest: Anti-Nuclear Movements in Four
Democracies », British Journal of Political Science, (16), 1986, pp. 57-85. La théorisation de ce concept par des chercheurs
américains tels que Sydney Tarrow, Charles Tilly et Doug McAdam met en évidence le rôle du système politique qui, par sa
structure institutionnelle et la disposition idéologique des acteurs au pouvoir, conditionne l’émergence des mouvements
sociaux. La formation pluraliste du système politique israélien, qui rend possible l’expression d’opinions contrastées et
d’opposition au sein de la société israélienne, ne sera pas davantage détaillée ici. Nous nous concentrerons en revanche sur
le contexte général du paysage contestataire israélien, ainsi que sur l’impact de la politique menée par le gouvernement
israélien sur l’état de cette mobilisation.
15
Une mobilisation israélienne ancienne et diversifiée
En 1967, l’occupation par l’armée israélienne de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de la
Bande de Gaza est à l’origine de l’apparition d’un mouvement contestataire, extrêmement
minoritaire mais durable, au sein de la société israélienne. Précurseur de ce mouvement,
l’Organisation Socialiste Israélienne connue surtout sous le nom de « Matzpen » présente des
similarités frappantes avec les Anarchistes Contre le Mur qui lui succéderont quelques décennies plus
tard20. Née d’une scission intervenue au sein du Parti Communiste Israélien sur la question de
l’allégeance à l’Union Soviétique en 1962, elle ne regroupe pas davantage que quelques dizaines de
sympathisants et militants. Toutefois, « leur lutte frontale contre l’occupation de 67, et contre le
sionisme en général, à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël, fit de ses membres une minorité isolée et
haïe », explique le réalisateur israélien Eran Torbiner dans son film documentaire intitulé Matzpen et
consacré à l’organisation21. S’appuyant sur les deux principes d’anti-sionisme et d’anti-capitalisme,
Matzpen plaide pour la reconnaissance des droits nationaux du peuple palestinien et organise à cet
effet les premières manifestations portant le slogan : « A bas l’occupation »22.
Des militants de Matzpen lors d’une manifestation devant la Knesset, le 28 janvier 1969.
« Aujourd’hui Rafah, et demain –quoi ? », « Non à l’occupation »
20
« Matzpen », nom couramment employé pour désigner l’Organisation Socialiste Israélienne, est en fait le titre du journal
qu’elle publie. Le nom d’origine sera d’ailleurs transformé en 1977 en « Organisation Socialiste en Israël » pour mieux
exprimer l’internationalisme du groupe.
21 Eran Torbiner, Matzpen, Anti Zionist Israelis, Matar Plus, Israel, 2003, 54mn.
22 La charte des principes fondamentaux du Matzpen a été adoptée en 1973. Se dernière version amendée, datée de 1978,
peut être consultée sur son site internet dans la rubrique « Fundamental Principles » (http://www.matzpen.org).
16
Avec l’exil des principaux militants du Matzpen, c’est l’organisation sioniste et modérée
Shalom Arshav (« La Paix Maintenant ») qui prend la tête d’un mouvement élargi pour le droit à
l’autodétermination du peuple palestinien et contre l’implantation de colonies dans les Territoires
occupés23. Essentiellement connue pour ses grandes manifestations à Tel Aviv dans les années 1980,
Shalom Arshav fait aujourd’hui partie d’un mouvement hétéroclite de contestation de la politique
israélienne dans les Territoires palestiniens.
Affaibli à l’aube de la décennie 1990 suite aux espoirs suscités par les accords d’Oslo au sein
de la société israélienne, le mouvement de la paix que l’on observe aujourd’hui résulte en réalité
d’une mobilisation nouvelle observée à la fin des années 199024. Sans prétendre établir une typologie
exhaustive des groupes et individus qui lui sont liés, un souci de clarté nous amène à distinguer, au
sein du paysage contestataire du début des années 2000, deux types de mobilisations distinctes.
L’une est celle représentée par Shalom Arshav ou par certains groupes refuzniks, et dont la
caractéristique commune est d’exprimer des revendications au sein même de la société israélienne25.
Ainsi, les activités de Shalom Arshav ne dépassent-elles pas le cadre du territoire israélien ou des
colonies israéliennes en Territoires palestiniens. C’est également à la société israélienne que
s’adressent ceux que l’on nommerait les « voix dissidentes », journalistes et universitaires, auteurs
d’ouvrages et d’articles publiés dans la presse nationale. Minoritaires et souvent malmenés par leurs
pairs, ils trouvent néanmoins à s’exprimer dans des quotidiens tels que Ha’aretz et Yediot Aharonot
ou par la publication d’ouvrages collectifs auxquels ils contribuent26. Parallèlement à ces expressions
d’opposition en Israël se sont développés des mouvements plus radicaux, dont la pierre angulaire est
23
Fondée par des officiers de réserve et des soldats de l’armée israélienne en 1978, Shalom Arshav est décrite par ses
militants comme un groupe politique extra-parlementaire proche de la gauche sioniste israélienne. Modérée, elle se
distingue donc de la frange radicale représentée alors par les militants du Matzpen et aujourd’hui par ceux des Anarchistes
Contre le Mur.
24 On désigne par l’expression « accords d’Oslo » l’ensemble des trois accords conclus entre Israël et les représentants
palestiniens au cours de la décennie 1990: la Déclaration de principe du 13 septembre 1993, les textes d’application du 9
février et du 4 mai 1994, et enfin l’accord de Taba, dit aussi accord d’Oslo II, du 28 septembre 1995. Ces textes visaient à
établir les modalités d’une autonomie des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.
25 Le terme « refuznik » caractérise les Israéliens ayant refusé d’effectuer tout ou partie de leur service militaire. Voir Karine
Lamarche, « Refuser l’occupation : de la désobéissance morale à l’action politique chez les Refuzniks israéliens », Cahiers du
Grip, (1), 2005, pp. 20-31.
26 En anglais, voir Roane Carey, Jonathan Shainin (Eds.), The Other Israel. Voices of Refusal and Dissent, The New Press, New
York, 2002. Parmi ces intellectuels : Ilan Pappé, professeur d’histoire contemporaine à Haifa, est l’un des premiers
historiens à avoir dénoncé les occultations de l’historiographie officielle concernant 1948 ; Tanya Reinhart (décédée en
2007), linguiste, auteur de Détruire la Palestine. Ou comment terminer la guerre de 1948, La Fabrique, Paris, 2002 ; Gideon
Levy, chroniqueur pour Ha’aretz ; Amira Hass, correspondante dans les Territoires palestiniens pour Ha’aretz ; Akiva Eldar,
journaliste pour Ha’aretz.
17
l’organisation d’actions à l’intérieur même des Territoires palestiniens. Chronologiquement, le
premier d’entre eux est Gush Shalom (« Bloc de la paix »), fondé par l’ancien député Uri Avnery en
199327. Bien que ses positions soient souvent similaires à celles de Shalom Arshav, le militantisme
actuel de ses membres concrétisé par leur participation aux manifestations palestiniennes organisées
en Cisjordanie en fait un mouvement parfois plus proche de Ta’ayush. Fondé en 2000, ce dernier se
présente comme un « partenariat » israélo-palestinien, et se concrétise par un large panel d’actions
de solidarité menées dans les Territoires palestiniens : de l’aide humanitaire aux actions de
protection physique des Palestiniens en Cisjordanie, les activités menées par Ta’ayush apparaissent
au début des années 2000 comme les plus audacieuses28. D’autres groupes israéliens sont également
présents en Cisjordanie, qui y agissent de façon régulière mais selon des objectifs ciblés. Parmi eux se
trouve notamment Machsom Watch, groupe composé exclusivement de femmes, dont l’activité
consiste à assurer le respect des droits des Palestiniens dans les Territoires occupés en assurant une
présence continue de ses militantes sur les principaux checkpoints. Le Comité Israélien Contre les
Démolitions de Maisons (ICAHD) intervient pour sa part dans des actions directes de blocage contre
les démolitions et expropriations de terres en Territoires palestiniens, en même temps qu’il fournit
un soutien légal aux familles palestiniennes expulsées. A ces principales organisations se joignent
enfin des militants israéliens engagés dans un combat plus large pour le respect des droits de
l’Homme, parmi lesquels ceux des Rabbins pour les Droits de l’Homme et de la Coalition des Femmes
pour la Paix29.
L’opportunité à agir des Anarchistes Contre le Mur
C’est dans cet environnement que se forme, au début de l’année 2003, un groupe
d’Israéliens d’un type nouveau : les Anarchistes Contre le Mur. Inspirés par les activités de leurs
précurseurs, ils en reproduisent parfois les modes d’action comme lors de l’installation de tentes
protestataires dans le village de Mas’ha (Cisjordanie), tactique déjà employée par les futurs militants
de Gush Shalom devant le bureau du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1992. C’est également par le
27
Uri Avnery a été député à la Knesset de 1965 à 1973 et de 1979 à 1981. Gush Shalom est né d’une manifestation contre
l’expulsion de 415 membres du Hamas vers le Liban, décidée par le gouvernement d’Yitzhak Rabin en 1992.
28 Voir le témoignage de David Shulman, Ta’ayush. Journal d’un combat pour la paix. Israël Palestine 2002-2005, Paris, Seuil,
2006.
29 Ces différents mouvements partagent de même un socle commun de revendications, à savoir le retrait d’Israël des
Territoires palestiniens occupés et la création d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967. Sur le groupe Machsom
Watch, voir également Karine Lamarche, « Sous le regard des mères; des militantes israéliennes pour les droits de l'homme
aux checkpoints de Cisjordanie », Mémoire de DEA, EHESS, 2005, sous la direction de Michel Offerlé.
18
biais de Ta’ayush que ces jeunes militants font pour la première fois l’expérience des Territoires
palestiniens. Ils en partagent les revendications et les objectifs essentiels : mettre un terme à
l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, afin d’établir l’égalité des droits entre
Palestiniens et Israéliens.
Néanmoins, la participation accrue de ces militants dès 2003 semble s’expliquer par la
modification soudaine du système des opportunités politiques en Israël et dans les Territoires
palestiniens. Après le déclenchement de la seconde Intifada en septembre 2000, l’élection d’Ariel
Sharon au poste de Premier ministre en 2001 s’inscrit dans la continuité d’une campagne électorale
menée sur le thème de la sécurité. Le gouvernement d’union nationale, constitué de membres du
Likoud ainsi que du Parti Travailliste, approuve en juin 2002 la construction d’une barrière de sécurité
devant permettre un contrôle accru des déplacements de Palestiniens vers Israël dans le cadre de la
lutte contre les attentats-suicides. Le consensus national qui semble émerger dans la société
israélienne autour du principe même de la construction du mur s’accompagne alors d’un
militantisme accru de la part de la frange radicale du mouvement de la paix. La faiblesse de la
mobilisation en Israël pousse certains jeunes militants à participer à des actions ponctuelles de
protestation contre le mur sur les sites de sa construction dans les Territoires palestiniens. En 2003,
Ta’ayush apparait comme la seule organisation ayant choisi d’orienter certaines de ses actions sur les
régions concernées par ces travaux, mais ses activités sont inscrites dans une posture avant tout
humanitaire et défensive de protection physique des Palestiniens. La couverture relativement
restreinte de la presse israélienne de l’époque dans un contexte international marqué par la guerre
en Irak, ainsi que la faible mobilisation de la gauche traditionnelle sur la question du mur, ont été
déterminants dans la mobilisation des Anarchistes Contre le Mur. La fenêtre d’opportunité politique
ouverte dans le premier trimestre de l’année 2003 a vu ces militants se saisir de l’espace de la
contestation en agissant, progressivement, sous la forme d’un groupe autonome.
L’étude de la structure des opportunités politiques et de l’apparition des Anarchistes Contre
le Mur en termes d’opportunité à agir ne doit pas occulter la question des perceptions qu’ont les
acteurs de cette structure30. Alberto Melucci, dans son travail sur la dimension relationnelle de
l’identité collective, souligne le rôle de la capacité d’auto-identification des acteurs31. L’existence
propre des Anarchistes Contre le Mur tient en effet à la possibilité qui leur était alors offerte de se
30
Sur le concept de perception, voir notamment Robert Jervis, Perception and Misperception in International Politics,
Princeton, Princeton University Press, 1976.
31 Alberto Melucci, Challenging Codes. Collective Action in the Information Age, Cambridge, Cambridge University Press,
1996, p. 77.
19
distinguer de la majorité de la société israélienne comme de l’ensemble des autres groupes du
mouvement de la paix. Le processus d’ « identization » décrit par Melucci pour qualifier la « façon
introspective (self-reflexive) et construite avec laquelle les acteurs contemporains tendent à se
définir » était nécessairement plus délicat à l’égard de Ta’ayush32. L’un d’entre eux y voit une
différence organisationnelle décisive sur la capacité à agir du groupe :
« Si nous sommes différents de Ta’ayush, je pense que c’est par le rythme et le type de
tâches effectuées. Ta’ayush était bien mieux organisée, avec de meilleurs comités, de
meilleurs processus [de décision], ce qui signifiait également que tout devait être planifié
longtemps à l’avance. Le processus de planification était plus long, et la réponse moins
rapide. Avec nous, parce que nous sommes moins structurés, nous pouvons recevoir un
appel la veille et cependant rassembler des personnes pour une manifestation » 33
.
La singularité des Anarchistes Contre le Mur semble en effet liée à leur capacité réactive, qui
s’explique tant par la structuration non hiérarchique du groupe soulignée ici que par la disponibilité
plus importante de ses militants, souvent étudiants, universitaires ou indépendants, qui bénéficient
de contraintes professionnelles réduites. Outre la rapidité d’action, la différenciation opérée se
fonde sur le choix des modes d’action effectué par ces militants. Alors que l’activité de Ta’ayush
demeure principalement axée sur le soutien humanitaire et la présence d’Israéliens dans des actions
dites de « bouclier humain », celle des Anarchistes s’inscrit plutôt dans une démarche de
participation active aux actions de manifestation organisées en Cisjordanie et vise souvent à faire
obstacle aux travaux de construction du mur. Le regard que portent les Anarchistes Contre le Mur sur
leurs propres actions dénote ainsi la perception d’être le seul groupe « physiquement » actif dans les
Territoires palestiniens34. « Je dirais que nous sommes les plus militants », résume l’un d’entre eux35.
Avant 2003, les types d’actions menées par les groupes israéliens plus anciens apparaissent
routinisés par une certaine stabilité du contexte politique. Malgré les contraintes conjoncturelles
induites par la situation de conflit, la mise en place de schémas classiques d’intervention par ces
groupes, notamment dans les opérations de récolte des olives en Cisjordanie ou de manifestation en
32
Ibid.
33 Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur, dans une interview pour Just Vision, 19 septembre
2005 (http://www.justvision.org).
34 Entretien avec Yoav et Sarah, militants des Anarchistes Contre le Mur.
35 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
20
Israël, semble correspondre à l’institutionnalisation des modes d’action mise en évidence par Sidney
Tarrow36. En introduisant de nouvelles formes d’organisation et d’action dans le paysage
contestataire israélien, l’émergence des Anarchistes Contre le Mur bouleverse alors la mobilisation
traditionnelle du mouvement de la paix. En effet, la radicalité nouvelle de ces acteurs s’inscrit dans
une perspective véritablement politique, qui n’est plus seulement celle de la protection des droits de
l’Homme mais qui est résolument orientée vers la modification de la politique menée. L’utilisation de
l’action directe par les jeunes Anarchistes va dès lors remodeler en profondeur les conditions de la
contestation37. Dans une perspective dynamique, Patrice Mann souligne l’impact que peut produire
le développement de nouvelles techniques protestataires sur la structure du jeu : l’émergence de
nouvelles grilles de lecture s’impose alors à l’ensemble des acteurs du conflit, contraints de s’adapter
à l’intervention des nouveaux venus38. Ce processus ne se fait pas sans peine, et la réaction méfiante
que j’ai pu observer chez certains militants de Ta’ayush en est peut-être significative : peu
enthousiastes à répondre aux questions que je souhaitais leur poser, ils dissimulaient mal l’irritation
que semblait leur causer l’intérêt porté par un observateur extérieur à l’égard des Anarchistes Contre
le Mur. Anecdotique, cette observation n’en soulève pas moins des interrogations sur les perceptions
mutuelles entre des groupes engagés dans un même type de mouvement social. Des recherches
approfondies sur ce sujet seraient certainement nécessaires pour en comprendre les dynamiques au
sein même du mouvement de la paix.
B. Du camp de Mas’ha à la formation d’un groupe
On ne saurait étudier les Anarchistes Contre le Mur en tant que groupe sans saisir, au
préalable, les conditions précises les ayant encouragés à s’identifier comme tel. Nous avons mis en
évidence la centralité de la structure des opportunités politiques dans la mobilisation de certains
Israéliens en 2003 ; il convient à présent d’étudier les modalités de leurs premières actions pour
pouvoir aborder, ensuite, la question du processus de nomination du groupe qui en a résulté.
36
Sidney Tarrow, Power in Movement. Social Movements, Collective Action and Politics, Cambridge, Cambridge University
Press, 1994, pp. 193-198.
37 Les modalités de l’action directe effectuée par les Anarchistes Contre le Mur seront détaillées ultérieurement, voir Partie
2 - Chapitre 4 : L’identité par l’action, consacré à l’impact des modes d’action retenus dans la formation de l’identité
collective.
38 Patrice Mann, « Les manifestations dans la dynamique des conflits », in : Favre Pierre (Éd.), La Manifestation, Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, pp. 271-277.
21
Mas’ha ou l’émergence d’une coopération durable
Le camp de Mas’ha est un élément central du processus de constitution de l’acteur cher au
sociologue Hank Johnston39. Au début de l’année 2003, la publication par Israël d’actes de
confiscation de terres dans le village de Mas’ha, situé à l’ouest de Salfit dans la partie nord-ouest de
la Cisjordanie, laisse présager l’imminence de la construction du mur à cet endroit. A quelques
kilomètres plus au nord, autour de la ville palestinienne de Qalqilya et notamment dans la région du
village de Jayyous, les travaux de construction avaient déjà suscité dès septembre 2002 l’organisation
de manifestations auxquelles s’étaient joints plusieurs Israéliens et militants étrangers, dits
« internationaux ». A Mas’ha, les Palestiniens envisagent alors de se mobiliser, et font appel aux
militants de l’International Solidarity Movement (ISM) et de l’organisation International Women’s
Peace Service (IWPS), ainsi qu’aux groupes israéliens déjà actifs dans la région40. Les témoignages
recueillis indiquent que l’idée d’une participation israélienne aux manifestations organisées à Mas’ha
avait été d’abord suggérée par les militants étrangers, puis rapidement adoptée par les Palestiniens.
En avril 2003, ces différents groupes décident conjointement de l’organisation d’un camp de
protestation non-violent sur le site même de la construction du mur. Des tentes sont alors érigées
afin d’y permettre une présence continue de Palestiniens, d’Israéliens et d’étrangers. Parmi les
Israéliens présents se trouvent notamment ceux que l’on appellera dès lors « les Anarchistes », bien
que l’appellation du groupe n’ait pas encore été formulée. L’idée d’une coalition contre le mur se fait
jour parmi les participants, et se concrétise par la mise en œuvre d’un réseau de communication par
téléphone ainsi que par une liste de diffusion visant à organiser la présence permanente d’Israéliens
dans le camp. Le 3 mai 2003, une manifestation regroupant plusieurs centaines de personnes célèbre
le premier mois de maintien du camp. Tandis que l’activation des réseaux de mobilisation israéliens
est effectuée, la perspective de leur participation accrue est perçue favorablement par les
Palestiniens de Mas’ha :
« A ce moment là, nous avions beaucoup d’Israéliens. Le message ne visait pas
seulement la communauté internationale. Pour susciter des changements… Le
39
Hank Johnston, « Let’s Get Small : The Dynamics of (Small) Contention in Repressive States », Mobilization: An
International Journal, 11 (2), juin 2006, pp. 195-212.
40 IWPS-Palestine est un mouvement de femmes, pour la plupart étrangères, agissant essentiellement dans le nord de la
Cisjordanie. Leurs objectifs sont précisés comme suit : « fournir un accompagnement aux civils palestiniens, rendre compte
et intervenir de façon non-violente dans les cas de violations des droits de l’Homme, soutenir les actes de résistance non-
violente en vue de mettre un terme à l’Occupation militaire illégale et de s’opposer au Mur de l’Apartheid » (site internet
d’IWPS-Palestine, http://www.iwps-pal.org).
22
changement ne viendra pas de l’extérieur, il viendra de l’intérieur. Tu ne voteras pas en
Israël. Nous avons souligné ce point au cours d’une discussion : l’élément important dans
cette lutte, ce sont les Israéliens. Il s’agit de dire aux Israéliens que ce qui se passe ne va
pas dans le bon sens, et que cela les affectera dans l’avenir. Ils sont ceux qui peuvent
changer les choses, c’est pourquoi nous avons davantage concentré nos efforts sur les
Israéliens que sur les internationaux » 41
.
Le camp de Mas’ha
A mesure que le camp perdure se développent les liens personnels entre les participants
réguliers, consolidés par la formation d’un vécu commun au sein du camp et dans leurs interactions
avec les forces militaires israéliennes. Cette expérience collective, interrompue le 1er août 2003 par
l’arrestation des militants présents, a été décisive à plusieurs égards. Tout d’abord, elle a vu naître la
participation de nouveaux militants, souvent jeunes et peu initiés à l’action dans les Territoires
palestiniens, mobilisés par l’activation d’un réseau d’interconnaissances en Israël. L’un d’entre eux,
futur militant des Anarchistes Contre le Mur, raconte ainsi son expérience :
« Ça a changé notre vie. Jusque là nous étions des activistes en Israël, qui luttaient pour
la Palestine et faisaient des choses, mais avions peur de traverser la frontière. Et puis
avec ces quatre mois passés à vivre là-bas, à dormir avec des Arabes, à prendre nos
41
Entretien avec Raad Amer, Palestinien originaire de Mas’ha.
23
repas avec des Palestiniens, à créer ensemble… Cela a vraiment changé notre façon de
penser, nous avons vaincu nos peurs » 42
.
L’émergence d’une nouvelle minorité active se fonde également sur un mode d’action
novateur, initié dans les derniers jours du camp de Mas’ha. En effet, en juillet 2003, la décision de
déplacer le camp établi vers le jardin d’une maison située sur le tracé du mur et menacée par un
ordre de confiscation comportait, pour la première fois, l’idée d’une action directe visant à empêcher
physiquement la construction du mur. Ce mode d’action allait être reproduit quelques semaines plus
tard, dans le village voisin de Deir Ballut, lorsque ces mêmes militants décidèrent d’établir un « Camp
de protestation alternatif contre le mur de l’apartheid » dans son école menacée de démolition. La
présence des Israéliens aux côtés des Palestiniens prend alors une dimension nouvelle : plus qu’un
acte de solidarité et de visibilité dans la mobilisation palestinienne, elle défie les autorités
israéliennes en interrompant momentanément la construction du mur par l’usage de l’action directe.
Enfin, la coopération établie à l’occasion du camp de Mas’ha instaure un climat de confiance durable
entre militants israéliens et palestiniens, point de départ des mobilisations conjointes entreprises
dans les mois qui suivront. A partir de 2003 se produisent en effet ce que Hank Johnston appelle des
« épisodes résistants », c’est-à-dire des actions contestataires situées dans le temps et dans l’espace
selon les sites de construction du mur43. Ces actions, initiées à Mas’ha et à Jayyous, s’étendront
progressivement vers le sud dans les villages de Deir Ballut, Az-zawiya, Budrus, Deir Qaddis,
Kharbatha, Bil’in, Beit Sira et Biddu, soit la plupart des villages situés sur le tracé du mur au nord de
Jérusalem. La présence accrue des Anarchistes Contre le Mur dans cette région n’est pas sans
susciter la méfiance de certains villageois, pour des raisons multiples liées tant à leur citoyenneté
israélienne qu’aux craintes de voir leurs habitudes vestimentaires et relationnelles (entre hommes et
femmes) affecter les traditions palestiniennes. Toutefois, c’est à l’initiative des Comités populaires
contre le mur instaurés dans les villages palestiniens que sont organisées les premières réunions
communes, sur la base des contacts établis par les villages voisins avec les Anarchistes:
« D’autres villages avaient entrepris des actions avant nous, nos voisins, Budrus, Biddu,
Mas’ha, Az-zawiya et Salfit, et nous avons un autre Comité contre le mur, pas à Bil’in
mais pour l’ensemble de la Cisjordanie. C’est ce comité qui nous a donné les
coordonnées, en nous les décrivant comme des personnes de confiance avec qui prendre
42
Entretien avec Uri Ayalon, ancien militant des Anarchistes Contre le Mur.
43 Hank Johnston, « Let’s Get Small… », op.cit.
24
contact pour organiser de vraies actions. Nous avons noté les numéros de téléphone, et
nous les avons appelés » 44
.
L’action des Anarchistes Contre le Mur prend ainsi la forme de micro-mobilisations locales,
au sein de villages devenus les « points focaux » de la lutte contre l’occupation israélienne des
Territoires palestiniens45. Avec l’extension des sites de construction du mur dans le sud de la
Cisjordanie, la participation des Anarchistes Contre le Mur aux actions palestiniennes s’est encore
diversifiée. Sollicités parfois simultanément au nord-ouest de Jérusalem et dans la région d’Hébron,
au sud de la Cisjordanie, ils sont à l’évidence parvenus à légitimer l’existence autonome de leur
groupe et sa participation aux actions de protestation dans un grand nombre de villages de l’ouest de
la Cisjordanie.
Le 26 décembre 2003 comme événement
L’enquête rétrospective effectuée auprès des Anarchistes Contre le Mur et de leurs
partenaires palestiniens permet de rendre compte du processus de formation du groupe, mais ne
parvient pas à saisir les perceptions qu’avaient à un moment t les acteurs de l’existence, ou non, de
ce groupe. En d’autres termes, il est difficile d’identifier l’apparition des Anarchistes Contre le Mur,
en tant qu’ensemble cohérent d’individus conscients de leur appartenance au groupe, à un
événement précis. Il semble toutefois que la démarche de nomination entreprise par ces militants au
cours de l’année 2003 dénote une tentative de représentation du groupe dirigée vers l’ensemble des
acteurs du conflit, y compris les media israéliens, palestiniens et étrangers. A plusieurs reprises, les
noms « Anarchistes Contre la Barrière », « Juifs Contre les Ghettos » et « Anarchistes Contre les
Murs » apparaissent dans des communiqués produits par les auteurs d’actions directes contre la
barrière de séparation dans la région de Mas’ha, entre juillet et décembre 2003. Si le processus
d’auto-identification est difficilement isolable, il semble en revanche qu’il soit intervenu avant le 26
décembre 2003, date à laquelle la médiatisation de ce groupe comme acteur du conflit rendra son
existence inéluctable.
Le 26 décembre 2003, un communiqué des « Anarchistes Contre le Mur » est en effet
transmis aux media, qui annonce une action conjointe d’activistes israéliens, palestiniens et
44
Entretien avec Abdallah Abu Rahma, Coordinateur du Comité populaire contre le mur de Bil’in.
45 Anthony Oberschall utilise l’idée de « points focaux » pour décrire les points sensibles autour desquels sont focalisées les
attentes, selon une situation ponctuelle créée par un contexte spécifique, ici la mise en œuvre des travaux de construction
du mur. Anthony Oberschall, Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1973, p. 139.
25
internationaux dans le village de Mas’ha. Les images filmées ce jour-là montrent un groupe de jeunes
Israéliens tentant d’ouvrir une large porte grillagée du mur de séparation au moyen de cisailles et de
secousses prolongées sur cette porte46. « Tout au long du mur qui emprisonne, les portes restent
fermées et les résidents palestiniens n’ont plus aucun accès à leur unique source de revenus. L’armée
est présente aux portes [du mur de séparation] du village de Mas’ha […] mais nous ne savons pas
comment la confrontation entre l’armée et les activistes se terminera », explique le communiqué. La
situation se détériorera rapidement : la porte est ouverte, mais plusieurs militants sont blessés par
les tirs de l’armée israélienne. Parmi eux, l’Israélien Gil Na’amati, blessé aux deux jambes, tombe
dans le coma et sera hospitalisé pendant plusieurs semaines. L’usage de balles réelles par l’armée à
l’encontre de citoyens israéliens crée un précédent controversé au sein de la société israélienne.
Largement médiatisé, l’événement suscite également l’organisation de plusieurs manifestations par
les militants présents à Mas’ha, rejoints par des sympathisants et militants du mouvement de la paix,
à Tel Aviv. Un tract distribué devant le Bureau Israélien de la Guerre le 29 décembre 2003 dénonce
les conséquences de la construction du mur sur les Palestiniens de Cisjordanie :
« Non aux ghettos ! Non aux murs entre les peuples ! A bas l’occupation ! Hier, nous
avons vécu la réalité de nos frères palestiniens. En tirant sur des activistes israéliens,
l’armée israélienne a franchi une ligne rouge qu’elle n’avait jamais franchie auparavant,
mais cela doit nous rappeler les atrocités quotidiennes commises par l’armée dans les
régions occupées. Ce week-end aussi, les meurtres, les emprisonnements, l’asphyxie
continuent. Leurs tirs ne nous empêcheront pas de continuer à résister activement au
Mur de l’Apartheid construit sous nos yeux » 47
.
L’événement suscite de nombreuses réactions dans la sphère politique. Tandis que le leader
du Parti Travailliste Shimon Peres s’entretient avec le père de Gil Na’amati, Yossi Beilin estime quant
à lui que le soldat l’ayant blessé aurait du refuser d’obéir aux ordres de son commandement48. La
46
Il s’agit des dernières images du film Enraged réalisé par Eyal Eithcowich en 2006, op.cit.
47 Tract du 29/12/2003, répertorié par la Fédération des Anarchistes Communistes italienne (Federazione dei Comunisti
Anarchici) dans le document du 14/10/2004 intitulé « We are all Anarchists against the Wall ! », disponible sur leur site
internet.
48 Jerusalem Post, « IDF probes shooting of fence protesters », 28/12/ 2003. Yossi Beilin est membre du parti israélien de
gauche Meretz.
26
presse israélienne et internationale consacre alors l’existence du nouveau groupe par la publication
de nombreux articles décrivant Gil Na’amati comme un membre des « Anarchistes Contre le Mur »49.
Interrogés à ce sujet, les militants rappellent souvent que le nom « Anarchistes Contre le Mur » était
celui du communiqué de presse diffusé le 26 décembre 2003, mais qu’aucun nom définitif n’avait
encore été décidé :
« Le groupe était si peu structuré que le nom en changeait chaque semaine. A chaque
fois qu’un communiqué de presse était fait, quelqu’un choisissait un nom. C’était d’abord
les « Juifs Contre les Ghettos », puis plus tard les « Anarchistes Contre le Mur » » 50
.
« Les médias nous ont demandé qui nous étions. C’est là que, certains d’entre nous étant
anarchistes et d’autres communistes, l’on s’est donné comme nom « Anarchistes contre
le Mur » » 51
.
L’identité publique véhiculée par ce nom est à l’évidence bien éloignée de celle qui aurait caractérisé
des « Juifs Contre les Ghettos ». Les media israéliens ont, en ce sens, joué un rôle central de
coproduction de la réalité tout en délestant les militants du travail de nomination propre à chaque
organisation. Peu valorisé par le schème interprétatif dominant, le caractère « anarchiste » du
groupe n’a pourtant pas fait l’objet d’une remise en cause explicite de la part de ses militants. La
visibilité acquise en est en partie l’explication :
« Le fait que le nom soit connu et reconnu, y compris par les Palestiniens, nous
encourageait à le conserver. De plus, si vous portez un nom faisant penser que vous êtes
fou, vous n’avez plus à vous préoccuper de relations publiques, ce qui est à mon avis
plutôt un avantage pour quelqu’un voulant véritablement agir sur le terrain. Nombre
d’organisations politiques et de mouvements sont pris en otages par les relations
49
Voir notamment : United Press International, « Israel shoots two peace demonstrators », 26/12/2003; BBC Worldwide
Monitoring, « Israeli army uses gas grenades at rally; “anti-fence anarchists” fired », 27/12/2003; AFP, « Soul-searching in
Israel over shooting of West Bank barrier protestor », 28/12/2003; Le Monde, « Des tirs de Tsahal sur un Israélien ont lancé
un vif débat en Israël », 29/12/2003; The Financial Times, « Shooting of Israeli protester sparks furor peace demonstration»,
29/12/2003; Christian Science Monitor, « Shooting of activist spurs Israeli scrutiny », 29/12/2003; The New York Times,
«Soldiers shoot Israeli protestor at barrier, and furor follows », 29/12/2003.
50 Kobi Snitz, interview pour Just Vision, op.cit.
51 Michal Raz, interview avec Robert Kissous, op.cit.
27
publiques, et ne peuvent plus agir ou parler sans prendre en considération les relations
publiques. Nous sommes détachés de ces préoccupations 52
».
Bien que l’intérêt suscité dans les media à leur égard ne soit pas indifférent aux Anarchistes
Contre le Mur, l’identité publique de leur mouvement semble moins déterminante dans ce discours
que l’impact de la médiatisation du mouvement de contestation dans son ensemble. Les
communiqués de presse qu’ils publient ainsi sont souvent assortis d’une invitation aux media à venir
« constater par eux-mêmes » les implications de la construction du mur dans les Territoires
palestiniens53.
Les effets de la nomination du groupe sur ses propres militants méritent toutefois d’être
évoqués. Si nombre d’entre eux hésitent à se réclamer d’une idéologie anarchiste, leurs lectures et
l’intérêt accru qu’ils portent aux principes ainsi qu’aux formes d’organisation anarchistes, constatés
au cours de l’enquête de terrain, révèlent le poids de la représentation publique sur leurs
orientations. Sarah, militante des Anarchistes Contre le Mur interrogée lors de son passage à Paris en
janvier 2007, avouait sa curiosité récente à l’égard des mouvements anarchistes passés et présents
ainsi que sa volonté de se procurer plusieurs ouvrages à ce sujet au sein de la Librairie du Monde
Libertaire du XIe arrondissement, tout en se définissant elle-même comme une militante anarchiste
« en devenir ». Le sentiment d’appartenance au groupe, d’autant plus prononcé que celui-ci
demeure minoritaire et marginalisé à l’intérieur de la société israélienne, semble également
participer de cette volonté d’appropriation de l’identité publique. Décrit par Ian Hacking en termes
de fabrication des personnes, le processus de formation du groupe qui se poursuit après sa
nomination s’appuie en outre sur l’existence préalable d’un réseau d’individus déjà familiarisés aux
idées anarchistes. La question des trajectoires militantes et des modalités de l’engagement individuel
se pose alors, afin de mettre en évidence la dynamique nouvelle suscitée par la mobilisation des
Anarchistes Contre le Mur dans le mouvement de la paix.
52
Kobi Snitz, interview pour Just Vision, op.cit.
53 Ainsi les communiqués des 25/12/2003, 29/12/2003 et 02/01/2004, voir le dossier « We are all Anarchists against the
Wall ! », Federazione dei Comunisti Anarchici, 14 octobre 2004.
28
Chapitre 2 :
Vers un renouveau du paysage contestataire israélien
********
De la mobilisation à la participation, le militantisme des Anarchistes Contre le Mur sera
analysé à travers deux perspectives distinctes. Nous aborderons tout d’abord l’étude de
l’engagement comme démarche individuelle, en nous appuyant sur les entretiens réalisés lors de
l’enquête de terrain ainsi que sur des interviews données par les militants au cours de ces quatre
dernières années. Les trajectoires militantes ainsi isolées montreront alors la pertinence d’une
approche en termes de réseaux, susceptible de mieux rendre compte des engagements différenciés
des individus.
A. Traverser le mur : le choix difficile de l’engagement
Pour les militants des Anarchistes Contre le Mur, participer à des actions menées dans les
Territoires palestiniens implique de franchir une double barrière. La première, physique et
géographique, se concrétise par une succession de fils barbelés, de murs en béton et de checkpoints
qui symbolisent le passage du territoire israélien vers les terres de Cisjordanie. A celle-ci s’ajoute une
barrière psychologique, induite par le contexte propre au conflit israélo-palestinien, et à laquelle les
Israéliens sont diversement confrontés selon l’environnement dans lequel ils évoluent. Comprendre
les conditions dans lesquelles se développe le militantisme des Anarchistes Contre le Mur, tout en
évitant l’écueil d’une approche par trop psychologisante, s’avère à ce stade indispensable. « Il est
difficile de comprendre ce qui pousse des gens ordinaires, vivant calmement dans le centre du pays,
à se laisser entraîner dans ce rituel quotidien et parfois à renoncer à leur liberté », note Asafa Peled
dans le quotidien Yediot Aharonot54. La question soulevée par la journaliste rejoint celle, plus
générale, de l’engagement dans un militantisme moral. Cette notion, introduite en France par
Emmanuelle Reynaud, distingue au sein des mouvements sociaux les membres potentiellement
bénéficiaires de la satisfaction de leurs revendications, des membres par conscience mettant leur
savoir-faire militant de même que leurs ressources personnelles au service d’une cause ne les
54
Asafa Peled, « Outside the Fence : Interview with three of the Anarchists Against the Wall », Yediot Aharonot,
14/04/2006.
29
concernant pas directement55. La distance séparant les militants israéliens de la cause pour laquelle
ils s’engagent doit cependant être relativisée, du fait de la proximité géographique évidente, mais
aussi de la prégnance du conflit sur la société israélienne : davantage que les attentats-suicides
perpétrés à Tel Aviv, les obligations militaires auxquelles sont soumis les Israéliens font de chacun
d’entre eux un acteur potentiel du conflit, contraint par conséquent de se positionner en termes
politiques sur les modalités de sa gestion par le gouvernement et l’armée israéliens56. Le contexte
politique, nous l’avons vu, a particulièrement encouragé les militants des Anarchistes Contre le Mur à
se mobiliser. Cet élément d’explication s’avère néanmoins insuffisant pour répondre à la question du
« pourquoi » de la mobilisation que nous nous posons. Contexte collectif, il n’envisage pas la
particularité de contextes individuels que nous suggère Doug McAdam : l’activisme se produit « à
l’intersection de la biographie et de l’histoire », lorsque « biographies et identités sont modifiées en
accord avec la perception de nouveaux impératifs historiques », explique t-il57.
Des contextes individuels propices à l’engagement
L’étude des trajectoires individuelles de quelques militants révèle une certaine homogénéité
des contextes socio-culturels. La créativité de l’acteur est limitée, nous rappelle Bourdieu, et
les structures sociales dans lesquelles est enraciné l’individu déterminent en partie la palette des
actions qui lui sont disponibles58. Nombre des militants interrogés sont issus d’un milieu familial
propice à l’engagement politique. Yonatan Pollak cite à cet égard l’activisme de son grand-père
Nimrod Eshel, leader d’une révolte de marins dans les années 1950, et la participation ponctuelle de
ses parents à des manifestations : « La première manifestation à laquelle je suis allé, j’avais deux
mois. Pour ce qui est de la première dont je me souvienne, j’avais cinq ou six ans »59. Kobi Snitz
raconte de même son enfance dans un kibboutz proche du parti ouvrier Mapam, dont les campagnes
électorales étaient activement suivies par l’ensemble des habitants du Kibboutz. De fait, la plupart
des Anarchistes Contre le Mur ont été élevés dans un environnement familial de gauche,
communiste ou travailliste, dont ils ont en partie conservé le cadre interprétatif. Pour certains
55
Emmanuelle Reynaud, « Le militantisme moral », in : Henri Mendras (Éd.), La Sagesse et le désordre, Paris, Gallimard,
1980, pp. 271-286.
56 Les obligations militaires touchant les citoyens israéliens âgés de plus de 18 ans sont généralement de l’ordre de 36 mois
de service militaire (sherut sadir) pour les hommes et de 21 mois pour les femmes, suivis pour les hommes seulement de
périodes de réserve (milouim) d’environ un mois chaque année.
57 Doug McAdam, Freedom Summer, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 11.
58 Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980.
59 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
30
d’entre eux, en rupture avec leur environnement familial, l’analyse semble plus complexe. Leila
Mosinzon exprime ainsi les difficultés suscitées par son engagement dans les relations qu’elle
entretient avec sa famille :
« Les membres de ma famille ont eu du mal à accepter mes activités, les choses que je
fais ou les endroits dans lesquels je vais. Cela a créé des situations dans lesquelles des
membres de ma famille m’ont sommée de ne plus aller en Cisjordanie, en menaçant de
rompre nos relations. Nous ne nous sommes plus parlé depuis longtemps, et j’espère… Je
sais que ces personnes traversent de nombreuses étapes dans leurs vies, cela amène du
changement, et ils changent tout le temps, nous changeons tout le temps. J’espère qu’un
jour ils m’aimeront à nouveau » 60
.
Dans le cas de Sarah, les représentations politiques ayant donné naissance à sa mobilisation
sont issues d’une socialisation plus tardive dans un environnement relationnel différent. C’est un ami
proche de Sarah qui l’a conduite à s’interroger sur ses propres croyances, en l’entrainant dans les
manifestations auxquelles il participait en Cisjordanie61. Son expérience révèle le déroulement d’un
processus de « désidentification » suivi d’une initiation à de nouvelles logiques cognitives, alors que
les tensions produites par la rencontre de cadres interprétatifs divergents étaient source d’un
découplage défini par Bourdieu en termes d’habitus déchiré ou clivé62. Les Anarchistes Contre le Mur
ne sont donc pas tous des « professionnels de la contestation », bien que certains profils militants
s’identifieraient volontiers à cette qualification : c’est le cas de Yonatan Pollak, dont les activités
militantes remontent à l’âge de 19 ans, et de Kobi Snitz, pour qui l’expérience des campus nord-
américains fut le point de départ d’une mobilisation « contre l’occupation » en Irak et dans les
Territoires palestiniens63.
Plus déterminants que les origines socio-culturelles, et bien que les deux ne soient pas
indissociables, ce sont le niveau d’éducation élevé et la sécurité économique relative dont ils
bénéficient qui semblent caractériser avant tout les militants du groupe. Ils appartiennent à ce que
Claus Offe appelle les « groupes sortis de la classe marchande », dont la situation sociale n’est pas
60
Leila Mosinzon, interview avec Eyal Eithcowich, Enraged, op.cit.
61 Entretien avec Sarah Assouline, militante des Anarchistes Contre le Mur.
62 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, pp. 187-193.
63 Sur la professionnalisation de la contestation, voir John Mac Carthy, Mayer N. Zald (Eds), The Trend of Social Movements
in America : Professionalization and Resource Mobilization, Morristown, General Learning Corporation, 1973.
31
définie directement par le marché du travail64. Jeunes employés marginalement, étudiants,
universitaires ou artistes pour la plupart, nombre d’entre eux ont également étudié en Europe ou en
Amérique du Nord et parlent couramment l’anglais. Rendus disponibles par des activités
professionnelles peu contraignantes, l’engagement de ces militants s’explique enfin par le contexte
biographique qui les caractérise. La défense des droits de l’Homme « intervient à une étape
spécifique de la trajectoire de vie, surgissant souvent dans les interstices qu’ouvrent dans une
biographie les moments de rupture ou de réorientation professionnelle ou familiale », suggère Eric
Agrikolianski65. Dans le cas des militants les plus jeunes des Anarchistes Contre le Mur, la rupture est
souvent celle imposée par le service militaire qu’ils refusent d’effectuer : le choix politique opéré
consacre alors une transition sociale décisive, propice à une redéfinition de l’identité et à l’insertion
dans des réseaux de contestation qui encouragent la mobilisation de l’individu. Pour les plus âgés
d’entre eux qui ont effectué le service militaire quelques années auparavant, la rupture biographique
semble également exister, et ce généralement sous la forme d’un séjour à l’étranger. Les premières
actions auxquelles Yoav a participé en Cisjordanie ont eu lieu après son installation en France, de
même que la rencontre avec des groupes militant contre l’occupation des Territoires palestiniens à
Washington, D.C., semble avoir encouragé Kobi Snitz à se mobiliser :
« Aux Etats-Unis, il y avait un mouvement de désinvestissement sur le campus, et je suis
allé à l’une ou l’autre de leurs activités. Je crois avoir signé quelques pétitions. Il me
semble que c’était une antenne des « Students for Justice in Palestine ». C’était en
quelque sorte associé au mouvement général contre la guerre […]. C’était en 2002-2003.
Quand je suis retourné en Israël pour mon post-doctorat, j’ai entendu dire qu’il se passait
des choses en Cisjordanie, et cela m’intéressait plus que de simplement rentrer à Tel Aviv
donc je les ai rejoints66
».
64
Claus Offe, « Les nouveaux mouvements sociaux: un défi aux limites de la politique institutionnelle », Futur Antérieur,
(22), 1994, p. 34.
65 Eric Agrikolianski, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 1980 », Revue
française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, pp. 27-46. Sur la notion de rupture biographique, voir aussi
Everett C. Hugues, Le Regard sociologique, (textes rassemblés par Jean-Marie Chapoulie), Paris, Edition de l’EHESS, 1996.
66 Kobi Snitz, interview pour Just Vision, op.cit.
32
Le passage à l’acte, une nécessité
L’approche structurale ne permet pas de comprendre les modalités selon lesquelles des
agents jusqu’alors passifs font le choix de devenir actifs. Shai Carmeli-Pollak se rappelle ne pas avoir
été convaincu par les informations diffusées dans les media israéliens suite au déclenchement de la
seconde Intifada, et raconte ainsi les conditions dans lesquelles il a participé à sa première action :
« J’ai entendu parler de ce groupe, Ta’ayush. Un jour, aux informations, ils interrogeaient
une femme de Ta’ayush, elle expliquait ce qu’ils faisaient. J’ai cherché à les contacter, je
ne me rappelle plus comment, sur internet peut-être. On m’a donné ce numéro de
téléphone et j’ai appelé. Ils ont dit qu’il y avait une action dans le sud d’Hébron, et que je
pouvais venir. J’y suis allé, et depuis cela je me suis investi de plus en plus » 67
.
La connaissance sociologique des formes du passage à l’acte demeure opaque, « on ne sait pas
selon quelle modalité une disposition à se traduit par une action effective ou par l’inaction », résume
Olivier Fillieule68. Tentant d’y répondre, certains théoriciens du courant de la mobilisation des
ressources ont émis l’hypothèse de la rationalité des acteurs, pour définir la participation en tant que
résultat d’un calcul coûts-bénéfices. Olson propose ainsi un modèle fondé sur deux types
d’incitations, des incitations positives caractérisées par l’attente d’un bien strictement individuel
venant s’ajouter aux bénéfices de l’action collective, et des incitations négatives obligeant l’acteur à
participer69. L’hypothèse de la rationalité semble, à première vue, inadéquate dans l’étude des
« militants par conscience » que sont les Anarchistes Contre le Mur. En outre, la notion de cadre
d’injustice » définie par Gamson nous incite à analyser leur passage à l’acte comme le résultat d’un
sentiment d’injustice fort, qui justifierait le recours à des modes d’action non conformes au système
contesté70. Essentielle dans la compréhension du premier acte militant, cette idée ne semble
toutefois pas suffisante pour rendre compte des processus complexes qui encouragent, ou
restreignent, la participation à long terme des acteurs. Il apparaît en effet que les implications d’un
investissement prolongé dans les Territoires palestiniens sur le quotidien des militants amènent,
davantage que lors du premier acte, la nécessité d’un calcul rationnel des coûts et bénéfices
67
Entretien avec Shai Carmeli-Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
68 Olivier Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science
politique, 51 (1-2), février-avril 2001, pp. 199-215, p. 199.
69 Mancur Olson, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.
70 William Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
33
envisagés. L’analyse en termes de rationalité s’avère donc pertinente pour les militants réguliers des
Anarchistes Contre le Mur, sous deux conditions. Elle exige tout d’abord de prendre en compte le
poids des perceptions, considérant que les acteurs disposent d’un stock de connaissances issu de leur
socialisation et qui définira le cadre interprétatif selon lequel ils agissent : « L’engagement individuel,
comme tout processus social, balance entre faits objectifs et perceptions », rappelle Florence Passy71.
Il s’agit de mettre l’accent sur la capacité interprétative des agents, c’est-à-dire sur les significations
qu’ils accordent à leurs actes et aux situations de choix dans lesquelles ils se trouvent placés. D’autre
part, l’idée de rationalité appliquée à ce type de militants implique de considérer un calcul coûts-
bénéfices dans lequel les bénéfices ne sont pas envisagés individuellement mais collectivement, au
profit avant tout des Palestiniens initiateurs des actions menées.
Ainsi, la perception d’une efficacité individuelle dans l’action occupe une place centrale dans
la motivation à agir des Anarchistes Contre le Mur :
« Sachez que même dix Israéliens dans une manifestation peuvent changer le cours des
choses. Nous savons, d’après les déclarations de l’armée elle-même, que leur
comportement change dès lors qu’ils pensent que des Israéliens sont à proximité. Par
exemple, ils ne tireront pas à balles réelles quand des Israéliens sont là, et ils ne tireront
pas de balles en caoutchouc vers les endroits où des Israéliens peuvent se trouver. Un
petit nombre d’Israéliens peut donc faire la différence, et un grand nombre d’Israéliens
change certainement le cours des choses » 72
.
Outre l’impact de leur présence sur le déroulement des manifestations, les militants soulignent
également les résultats obtenus à plus long terme par leurs actions sur le traitement médiatique de
la question du mur de séparation en Israël :
« Notre succès pourra être évalué sur le long terme, pour savoir si notre mouvement a
été capable de générer quelques changements ou pas. Mais je pense que notre succès à
poser la question [du mur en Israël] peut être considéré. Quand nous avons commencé,
la question du mur ne se posait pas. C’était en 2002, et il était présenté comme un
moyen d’apaiser la situation, quelque chose de temporaire […]. Je pense qu’à travers la
71
Florence Passy, L’Action altruiste, Genève, Librairie Droz, 1998, p. 80.
72 Kobi Snitz, interview pour Just Vision, op.cit.
34
lutte, le mur est devenu un problème. A présent, n’importe qui en Israël et n’importe qui
dans le monde qui s’intéresse de près ou de loin aux questions israélo-palestiniennes
peut être d’accord avec le mur, peut le condamner, mais sait que c’est un problème. Ce
n’est pas quelque chose d’insignifiant, c’est l’une des questions principales de
l’occupation. Et je pense que c’est un grand succès pour notre lutte » 73
.
Plusieurs militants interrogés insistent enfin sur l’impact durable de la coopération établie entre
Palestiniens et Israéliens dans la lutte conjointe contre le mur, ce qu’Uri Ayalon résume ainsi:
« La chose la plus efficace à faire face au mode de vie d’apartheid que nous connaissons,
c’est de créer une collaboration. S’ils veulent nous séparer, le plus efficace est peut-être
simplement d’être ensemble, de créer une communauté qui reliera des Israéliens et des
Palestiniens. A cet égard, les Anarchistes Contre le Mur ont engagé un véritablement
changement. De nombreuses communautés en Palestine nous perçoivent comme des
partenaires, comme partie prenante de leur combat. Nous aussi, à Mas’ha, nous nous
sentions comme chez nous, à Bil’in c’est aussi notre lutte. C’est l’un de nos succès, créer
une communauté74
».
Les bénéfices escomptés relèvent donc tant de la participation individuelle que de l’action collective,
et dénotent la perception par les acteurs d’une réalité sur laquelle il est possible d’agir75.
Parallèlement, la prise en compte des coûts individuels liés à l’engagement à long terme
s’impose aux militants. Conciliant contraintes objectives et contraintes perçues, la structure des
coûts possibles présente un large éventail de facteurs inhibiteurs dans le passage à l’acte.
Tout d’abord, la participation aux activités des Anarchistes Contre le Mur peut être source de
difficultés dans les rapports qu’entretient l’individu avec son environnement social et familial.
L’exemple de Leila Mosinzon évoqué précédemment est caractéristique des « principes de
73
Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
74 Entretien avec Uri Ayalon, ancien militant des Anarchistes Contre le Mur.
75 Selon Alberto Melucci, cette perception s’appliquerait en particulier aux militants jeunes : les jeunes « deviennent des
acteurs de conflits, parce qu’ils parlent le langage du possible » : Alberto Melucci, Challenging Codes. Collective Action in the
Information Age, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 120.
35
socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires » évoqués par Bernard Lahire76. En
rupture avec les interprétations dominantes dans la société israélienne, les Anarchistes Contre le
Mur n’en font pas moins partie : « Nous sommes isolés politiquement, mais pas socialement. Nous
sommes plutôt bien insérés dans la société », rapporte Kobi Snitz77. Ces formes d’allégeances
multiples sont décrites par Philippe Gottraux en termes d’identités plurielles pouvant entrer en
conflit ou exiger des compromis : « L’insertion des agents dans le champ politique radical est en
tension avec les autres insertions de ces mêmes agents » 78. Les contraintes liées à l’environnement
du militant représentent néanmoins la facette subjective des coûts envisageables, et dépendent
largement du contexte individuel propre à chacun d’entre eux.
A ce premier élément s’ajoute une variété de contraintes liées à la pratique du terrain, et que
l’on peut répertorier selon les types de risques encourus, immédiats ou différés. Les premiers sont
ceux du moment manifestant, dont les participants prennent conscience à mesure que se forme
l’expérience collective. Le nombre élevé de blessures mais aussi leur gravité témoigne de la violence
de la confrontation qui les oppose aux forces militaires. Outre le cas de Gil Na’amati, sont souvent
citées les blessures par balles d’Itai Lewinsky le 21 mars 2004, de Matan Cohen le 24 février 2006, et
de Lymor Goldstein le 11 août 2006. Chaque manifestation porte son lot de blessés, palestiniens et
israéliens, dont la réunion de « débriefing » consiste généralement à évaluer le nombre. A la violence
physique vécue au cours de la manifestation s’ajoute parfois celle de l’arrestation, suivie le plus
souvent d’une nuit en centre de détention dans le cas des Israéliens. En amont, le risque principal
auquel font face les militants des Anarchistes Contre le Mur est celui d’une mise en examen que clôt
un procès parfois très long. Celui de Yonatan Pollak et d’une dizaine d’autres activistes du groupe à la
suite d’une manifestation dans les rues de Tel Aviv le 23 février 2004, et qui s’est achevé le 18 février
2007, a fait grand bruit au sein du mouvement de la paix. Tandis que la plupart d’entre eux seront
soumis à des travaux d’intérêt général allant de 80 à 120 heures, Yonatan Pollak a écopé d’une peine
de prison avec sursis de trois mois. Les Anarchistes Contre le Mur comptabilisent, en juin 2007, un
total de 63 inculpations, 3 condamnations et 5 acquittements, seule l’une d’entre eux ayant effectué
une peine de trois mois de prison ferme en 2006.
76
Bernard Lahire, L’Homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 35 et p. 42.
77 Entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur.
78 Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre,
Lausanne, Payot, 1997, p. 182.
36
Yonatan Pollak lors de l’ouverture de son procès, Tel Aviv, 2004
L’évaluation de l’opportunité d’agir par les acteurs est donc nécessairement celle d’un calcul
de l’impact escompté dans la satisfaction des revendications, en même temps qu’une prise en
compte des coûts individuels de l’engagement. « En fait, le plus souvent, l’action collective tend à
être orientée davantage par les chances de succès que les acteurs peuvent entrevoir que par les
coûts associés aux modes d’action accessibles » : l’hypothèse émise ici par Michel Dobry semble
confirmée par les militants interrogés, investis de longue date au sein des Anarchistes Contre le Mur
malgré les contraintes rencontrées79. A la question : « Etais-tu prêt à sacrifier ton œil pour la lutte
contre la barrière ? » que lui pose une journaliste, Matan Cohen, âgé alors de 17 ans, explique son
engagement comme une nécessité :
« Je ne pense pas que si quelqu’un m’avait dit que je serai blessé comme ça, j’aurais été
à la manifestation. Mais le risque d’être blessé ou tué plane toujours au dessus de la tête
de tout le monde. En ce qui me concerne, je continuerai à aller aux manifestations non-
violentes, car il n’y a pas d’autres choix. La barrière laisse des gens complètement
démunis, dans un total désespoir. Continuer la lutte est vital pour montrer que même
s’ils utilisent la violence quotidienne pour briser la lutte, ils n’y arriveront pas et ne nous
79
Michel Dobry, « Calcul, concurrence et gestion du sens. Quelques réflexions à propos des manifestations étudiantes de
novembre-décembre 1986 », in : Pierre Favre (Éd.), La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1990, pp. 357-386, p. 368.
37
feront pas taire. Je crois que les manifestations non-violentes ont beaucoup plus de
pouvoir que l’oppression violente80
».
La perception d’une obligation morale à agir est au cœur des explications données par les
militants pour caractériser leur engagement. L’une des lignes de défense adoptée lors de leurs
procès, mais rejetée par le tribunal, évoque en effet « un droit et une obligation d’enfreindre la loi, à
la lumière des choses accomplies par Israël en Cisjordanie »81. Les militants les plus actifs n’envisagent
pas de mettre un terme à leurs activités, quelles qu’en soient les conséquences juridiques, physiques
ou psychologiques :
« Aussi longtemps que je serai Israélien et que je vivrai ici, je ne pourrai pas être en paix
avec moi-même si je ne fais rien contre l’occupation. Et si jamais je devais faire ça
jusqu’à la fin de mes jours, j’espère que j’aurai toujours la force de continuer » 82
.
La nature de l’enquête de terrain, menée principalement auprès de militants actifs des Anarchistes
Contre le Mur, n’a cependant pas permis d’interroger les Israéliens qui auraient renoncé au
militantisme après avoir participé à des actions du groupe. Seul l’un d’entre eux, rencontré près de
Netivot (Neguev) dans la ferme écologique à laquelle il se consacre à présent, explique ainsi son
désengagement progressif :
« Au cours des dernières années, j’ai compris que ce n’était pas soutenable (sustainable),
d’être en permanence en Palestine, de s’exposer personnellement à la violence de
l’armée dans les manifestations… On ne peut pas le faire trop longtemps83
».
Un travail complémentaire auprès d’anciens militants permettrait sans doute d’approfondir
l’analyse du calcul coûts-bénéfices intervenant dans le passage à l’acte, afin de mettre en lumière les
raisons du désengagement militant ayant conduit certains Israéliens à se retirer de la scène
contestataire à laquelle appartiennent les Anarchistes Contre le Mur. Il s’agirait d’expliciter
davantage le poids des coûts physiques et psychologiques évoqués ici par Uri Ayalon, qu’ils soient
80
Matan Cohen, interview avec Asafa Peled, « Outside the Fence : Interview with three of the Anarchists Against the Wall »,
Yediot Aharonot, 14/04/2006.
81 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
82 Shai Carmeli-Pollak, interview avec Asafa Peled, « Outside the Fence…», op.cit.
83 Entretien avec Uri Ayalon, ancien militant des Anarchistes Contre le Mur.
38
directement liés au moment manifestant proprement dit ou issus de ses répercussions sur
l’environnement social et professionnel de l’individu.
B. Les Anarchistes dans un réseau élargi
L’observation des Anarchistes Contre le Mur révèle des niveaux de participation différents
selon les individus. Cette caractéristique, qui est le propre des organisations sociales, est ici
significative d’un fonctionnement en forme de réseau. Nous en étudierons les points saillants pour
comprendre la singularité de sa mobilisation au sein du mouvement de la paix.
Des sympathisants aux activistes, un engagement différencié
Le processus de conversion de la sympathie en actes n’étant pas égal pour tous, il apparaît
nécessaire de dépasser la dichotomie actif-passif pour rendre compte de ce que Florence Passy
appelle l’engagement différencié84. L’observation directe réalisée lors de l’enquête de terrain
constitue le point de départ de l’évaluation d’intensités différentes dans l’engagement, les entretiens
réalisés étant toutefois soumis aux perceptions qu’entretiennent les acteurs sur leur niveau de
participation, et insuffisamment représentatifs de la diversité constatée. Notons au préalable que les
Anarchistes Contre le Mur ne disposent pas d’une structure organisationnelle qui permette d’inclure
ou d’exclure des individus de l’organisation, en l’absence de système d’adhésion ou de cotisation
préalablement défini. A l’instar de nombreux militants interrogés, Michal Raz y voit d’ailleurs l’un des
attraits du groupe, considéré davantage comme un « cadre d’action » laissant chaque sympathisant
libre de participer ou non aux actions entreprises85. Mettre en évidence l’engagement différencié
nécessite donc de s’accorder sur des critères de classification des militants, tout en tenant compte la
porosité des frontières entre les différentes catégories. Le premier critère envisagé est celui du type
de militance, « à haut risque » ou « à faible risque », déjà utilisé pour caractériser les différentes
organisations du mouvement de la paix. Néanmoins, considérant que la plupart des actions menées
par les Anarchistes Contre le Mur relève de la militance à haut risque, et que le propre de ses
militants est d’y avoir participé une fois au moins, il apparaît que ce critère ne permette de distinguer
qu’entre militants et sympathisants, sans clarifier les niveaux de participation distincts selon les
84
Florence Passy, L’Action altruiste, op.cit.
85 Entretien avec Michal Raz, militante des Anarchistes Contre le Mur.
39
militants. La question du temps consacré aux activités du groupe, principalement selon la fréquence
de l’engagement, semble plus appropriée. Certains individus ne participent aux actions menées dans
les Territoires palestiniens que de façon sporadique, lors de grandes manifestations symboliques
telle que celle organisée à Bil’in le 23 février 200786. La participation massive et la présence de
nombreux groupes du mouvement de la paix que l’on peut alors observer rend impossible
l’identification de ces individus à l’un d’entre eux. Leur nombre peut être évalué à quelques
centaines de personnes, que nous caractériserons encore de sympathisants des Anarchistes Contre le
Mur. La catégorie des « militants » correspondrait donc davantage à un engagement régulier,
concrétisé par une participation au moins mensuelle aux activités du groupe, et ne regrouperait
vraisemblablement pas davantage qu’une cinquantaine de personnes.
En son sein, un noyau dur d’environ une dizaine de personnes, que nous identifieront par le
terme d’ « activistes », manifestent un engagement continu dont plusieurs éléments permettent de
rendre compte. Tout d’abord, leur participation n’est pas restreinte aux activités menées dans les
Territoires palestiniens, mais prend forme en Israël lors de la préparation de ces activités. En contact
direct avec les Comités populaires contre le mur établis dans les villages palestiniens, ils organisent le
transport des Israéliens vers les lieux d’action et assurent le travail de coordination quotidien exigé
par l’organisation de l’action collective. Leur disponibilité et l’investissement personnel qu’ils
consacrent au groupe encouragent les militants israéliens et palestiniens à les identifier comme les
représentants patentés des Anarchistes Contre le Mur, et à les désigner comme interlocuteurs
privilégiés pour tout observateur extérieur, chercheur ou journaliste, qui manifesterait un intérêt
pour le groupe. Dans l’état actuel de la mobilisation, telle qu’observée entre janvier et juin 2007,
deux individus émergent par le rôle central qui est le leur au sein du groupe. Ils sont tous deux au
cœur du documentaire réalisé par Eyal Eithcowitch, et quoiqu’ils rechignent à être qualifiés de
leaders, ils n’en portent pas moins un certain nombre de caractéristiques. Le premier, Yonatan
Pollak, infographiste âgé de 24 ans et militant dans les Territoires palestiniens depuis 2002, est
aujourd’hui l’une des figures emblématiques du mouvement de la paix. Souvent cité par les
Palestiniens comme l’un des Israéliens les plus actifs à leurs côtés, il bénéficie également d’une
visibilité accrue en Israël et à l’étranger de par le nombre élevé d’arrestations qu’il a connues au
cours de ces dernières années. En février 2007, l’issue de son procès a ainsi fait l’objet de nombreux
commentaires dont un article détaillé dans le journal Ha’aretz, qui avait déjà publié son article « Le
désengagement, un écran de fumée » deux années auparavant87. Le second est Kobi Snitz, professeur
86
Cette grande manifestation visait à marquer l’anniversaire de deux années d’actions menées dans ce village.
87 « Leftist asks court for jail time after convicted of protesting illegally », Ha’aretz, 18/07/2007; Yonatan Pollak, « The
disengagement as smoke screen », Ha’aretz, 11/07/2005.
40
de mathématiques à l’Université de Tel Aviv et militant des Anarchistes Contre le Mur depuis
décembre 2003, vers lequel les premiers interlocuteurs rencontrés aux prémices de l’enquête de
terrain m’ont rapidement orientée. Auteur d’articles publiés au sein de magazines anarchistes
étrangers, il est également cité par les militants des Anarchistes Contre le Mur et par les Palestiniens
rencontrés comme l’un des acteurs de référence du mouvement, en raison de son investissement
temporel important et de son rôle central dans l’organisation et la coordination des actions
militantes produites à l’intérieur des Territoires palestiniens. A titre d’exemple, il est le seul Israélien
ayant été pleinement associé par le Comité populaire de Bil’in à la préparation des deux Conférences
Internationales tenues dans ce village en février 2006 et mai 2007. Le profil militant de ces deux
personnages est significatif, en ce qu’il révèle les disparités d’engagement et de visibilité au sein du
mouvement. Malgré les efforts effectués par ses militants pour parvenir à un mode de
fonctionnement égalitaire et non-hiérarchique, la participation accrue de certains d’entre eux dans
l’organisation de l’action collective est source de dynamiques internes et externes favorisant
l’émergence de leaders de la contestation. Les exemples de Yonatan Pollak et de Kobi Snitz, dont les
professions exercées favorisent un investissement temporel dans les activités militantes supérieur
aux autres membres du groupe, illustrent l’existence de formes distinctes de militantisme. Davantage
que d’une structure hiérarchique pyramidale qui impliquerait un processus de décision de type
vertical, la silhouette interne du groupe semble procéder d’une succession de cercles concentriques
organisés autour d’un noyau restreint d’activistes et s’élargissant vers l’extérieur jusqu’au cercle des
sympathisants. Les variables caractérisant ces différents degrés d’engagement sont alors l’exercice
de prérogatives spécifiques dans la préparation et la mise en œuvre des activités militantes,
intrinsèquement lié au volume d’informations disponibles sur l’évolution du conflit et à l’intensité
des relations établies avec les acteurs palestiniens instigateurs des actions menées en Cisjordanie. Le
rôle exercé par les militants les plus actifs est ainsi primordial, en ce qu’il conditionne l’existence
propre du mouvement tout en lui conférant une visibilité décisive au sein du mouvement de la paix
et de la société israélienne dans son ensemble. Autour du noyau central se constitue en effet un
large bassin d’attraction, mobilisé par un réseau d’interconnaissance dense que les technologies de
communication utilisées permettent de solliciter de façon régulière. L’étude des groupes liés à ce
réseau sur lequel s’appuient les Anarchistes Contre le Mur et des modes de recrutement mis en
œuvre permettra de mettre en évidence la singularité de cette mobilisation récente par rapport aux
mouvements israéliens plus anciens.
41
La mobilisation d’un réseau
La question posée ici est celle du secteur du mouvement social dans lequel les Anarchistes
Contre le Mur sont socialisés. L’approche en termes de réseaux, définis comme des mouvements
faiblement institutionnalisés obéissant à une logique associative et horizontale, semble pertinente
pour décrire les liens existant entre le groupe et son environnement88.
Les trajectoires militantes de certains membres des Anarchistes Contre le Mur révèlent les
liens étroits existant entre ce groupe et d’autres organisations du mouvement social israélien. Avant
de rejoindre les actions menées dans les Territoires palestiniens, plusieurs d’entre eux étaient
préalablement engagés dans des associations de défense des droits des animaux, telle que
l’organisation israélienne Anonymous for Animal Rights fondée en 1994. C’est notamment le cas de
Leila Mosinzon et de Yonatan Pollak, ce dernier étant par ailleurs issu du mouvement punk fréquenté
en Israël et aux Pays-Bas89. D’autres militants participaient au mouvement pour les droits des
homosexuels, porté notamment par l’organisation Black Laundry. Celle-ci se définit de façon
significative comme un groupe d’action directe composé de lesbiennes, de gays, de bisexuels, de
transsexuels et d’autres, luttant contre l’occupation et pour la justice sociale : « Kvisa Shchora [Black
Laundry] s’emploie à montrer le lien existant entre différentes formes d’oppression – notre propre
oppression en tant que personnes lesbiennes, gays et trans renforce notre solidarité avec d’autres
groupes oppressés »90. Le slogan « no pride in the occupation » (« pas de fierté sous l’occupation »),
employé initialement lors de la première gay pride organisée après le déclenchement de la seconde
Intifada, est aujourd’hui encore le mot d’ordre de Black Laundry. Yossi, également militant des
Anarchistes Contre le Mur, explique ainsi leur complémentarité :
« Nous essayons toujours de relier les luttes : la libération palestinienne, les droits des
animaux, les droits des homosexuels, la libération sexuelle, l’oppression du corps,
l’oppression capitaliste […]. Black Laundry n’a jamais mené d’actions à l’intérieur de la
Palestine. Les gens de notre groupe vont toujours aux manifestations palestiniennes,
mais nous n’avons jamais organisé nos propres activités là-bas. Il n’y a qu’à Mas’ha que
88
Sur la notion de réseau, voir Ariel Colonomos (Éd.), Sociologie des réseaux transnationaux, Paris, L’Harmattan, 1995.
89 Sur le profil militant de Leila Mosinzon, voir Asafa Peled, « Outside the Fence… », op.cit.Sur la défense des droits des
animaux chez Yonatan Pollak, voir l’entretien réalisé avec Yonatan Pollak.
90 Site internet de Black Laundry : http://www.blacklaundry.org.
42
nous avions de bons contacts avec plusieurs femmes du village, et il y avait parfois des
réunions de femmes avec Black Laundry. C’est toujours très difficile » 91
.
Enfin, à l’instar de Michal Raz, certains militants des Anarchistes Contre le Mur se sont d’abord
investis au sein de New Profile, organisation visant à la démilitarisation de la société israélienne et
dont l’une des activités principales est l’aide juridique apportée aux jeunes refuzniks, ou encore de
Yesh Gvul, groupe pacifiste créé pour soutenir les soldats israéliens refusant d’obéir aux ordres de
nature répressive ou agressive92.
Non exhaustif, ce panorama des trajectoires individuelles ayant conduit certains Israéliens à
former ou à rejoindre les Anarchistes Contre le Mur témoigne de l’originalité du groupe. Issus d’un
vaste réseau souvent décrit comme constituant la gauche radicale israélienne, ils représentent à cet
égard un point de rencontre essentiel entre différents mouvements. La notion d’espace d’agrégation
développée par Alberto Melucci, ou encore l’idée de « réseaux de contacts entre militants de
collectifs différents » mise en avant par Eric Agrikolianski, permettent de rendre compte du travail de
coordination effectué par les Anarchistes Contre le Mur au sein de cet ensemble hétéroclite93. C’est
en effet sur ce réseau qu’ils s’appuieront pour mobiliser de nouveaux participants, avec la mise en
œuvre de divers moyens de communication et de recrutement. Le premier est la création d’une liste
de diffusion permettant l’échange d’informations pratiques sur l’organisation des actions, à laquelle
plusieurs centaines de personnes seraient inscrites selon ses modérateurs. Son efficacité peut être
évaluée au nombre élevé de participants : ils étaient plus d’une cinquantaine pour le seul mois de
juin 2007, avec un total de 129 interventions. Certaines informations échangées sur cette liste sont
en outre partagées avec les listes de diffusion d’autres groupes, notamment Ta’ayush, ou avec des
listes de diffusion plus générales consacrées à l’ensemble des actions menées par le mouvement de
la paix. Le rôle d’internet, central dans la mobilisation des militants, a encore été confirmé par la
création d’un site spécifique de coordination des actions sous la bannière kibush40, à l’occasion des
« 6 jours de protestation contre les 40 ans d’occupation » organisés du 5 au 11 juin 2007. La liste des
groupes participant à ce site internet est éloquente : aux côtés des Anarchistes Contre le Mur se
91
Yossi, interview avec Aaron Lakoff, « Israeli Anarchism – Being Young, Queer and Radical in the Promised Land », site
internet R.A. Forum (http://raforum.info).
92 Entretien avec Mikhal Raz, militante des Anarchistes Contre le Mur.
93 Alberto Melucci, « Mouvements sociaux, mouvements post-politiques», Revue internationale d'action communautaire,
(10), 1983, pp. 13-30. Eric Agrikolianski, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les
années 1980 », op.cit., p. 33.
43
trouvent notamment Ta’ayush, Gush Shalom, New Profile, Coalition of Women for Peace, le Comité
Israélien Contre les Démolitions de Maisons (ICAHD), Yesh Gvul ou encore Indymedia Israël.
L’organisation de réunions participe également du travail de communication effectué par les
Anarchistes Contre le Mur. Aux réunions ne concernant que le groupe lui-même s’ajoutent des
réunions dites « de convergence » auxquelles participent de nombreux groupes, avec pour objectif
d’organiser des actions communes autant que d’informer l’ensemble des participants sur les activités
propres à chaque groupe. La coalition d’acteurs ainsi réunie, par le nombre accru de ses membres,
permet alors de créer des effets de seuil favorables à la visibilité et à la consolidation du pouvoir des
mouvements dans leur ensemble94.
La mobilisation d’un vaste réseau, composé tant des groupes du mouvement de la paix que
de ceux de la gauche radicale, voit ainsi les Anarchistes Contre le Mur réaliser le changement
d’échelle décrit par Sidney Tarrow, Charles Tilly et Doug McAdam95. Le processus est celui d’une
modification dans « le nombre et le niveau des actions contestataires coordonnées, menant à une
contestation plus large impliquant un nombre accru d’acteurs, et liant leurs revendications ainsi que
leurs identités » :
« A la première réunion de Tel Aviv, quand nous avons pour la première fois émis l’idée
de créer un ISM israélien, nous étions sept. A la manifestation de Mas’ha, je dirais que
nous étions une quinzaine de personnes […]. Aujourd’hui, je pense qu’il y a plus de 200
activistes inscrits sur la liste de diffusion, et lors des grandes manifestations, on peut
compter jusqu’à un millier d’Israéliens présents. Ils ne se considéreront pas tous comme
faisant partie des Anarchistes Contre le Mur, mais ils viennent à des manifestations des
Anarchistes Contre le Mur96
».
Ce changement d’échelle nécessite donc, de la part du noyau actif des Anarchistes Contre le
Mur, la réalisation d’un travail de communication et de coordination continu, facilité néanmoins par
le caractère local de ce réseau dont la plupart des participants sont situés à Tel Aviv. Le centre
d’information qui s’y trouve, similaire aux infoshops existants dans la plupart des grandes villes, est
94
Karen Cook, « Exchange and power in networks of interorganizational relations », The Sociological Quarterly, (18), hiver
1977, pp. 62-82.
95 « Scale shift », voir Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge
University Press, 2001, p. 311.
96 Entretien avec Uri Ayalon, ancien militant des Anarchistes Contre le Mur.
44
un point de rencontre essentiel pour les mouvements de la gauche radicale israélienne, qu’ils soient
pacifistes, anarchistes, écologistes, féministes, de défense des droits des homosexuels ou encore des
droits des animaux. La proximité locale des groupes et individus constituant le socle militant des
Anarchistes Contre le Mur ne suffit pourtant pas à en assurer la cohérence. La coalition construite
par les acteurs autour des Anarchistes est source d’une pluralité identitaire évidente, susceptible de
nuire à la légitimité d’agir du groupe en tant que tel. Face à cette hétérogénéité, la construction
sociale d’une identité collective s’est donc imposée aux militants, afin de garantir la cohérence
nécessaire à l’organisation de l’action collective.
45
Exemples de trajectoires militantes
Yonatan Pollak (24 ans, infographiste)
Environnement familial : Militant, de gauche. Grand-père leader de la « révolte des marins » dans les années 1950, père acteur. Soutenu par sa famille.
Antécédents militants : Mouvements punks, anarchistes, défense des droits des animaux.
Première action dans les Territoires palestiniens : Manifestation contre le mur dans le village de Jayyous, en septembre 2002.
Militantisme au sein des Anarchistes Contre le Mur : Camp de Mas’ha, membre fondateur ; militant actif.
Kobi Snitz (34 ans, professeur de mathématiques)
Environnement familial : Communiste. Elevé dans un kibboutz proche du parti Mapam. Soutenu par sa famille.
Antécédents militants : Mouvements contre la guerre en Irak sur les campus nord-américains.
Première action dans les Territoires palestiniens : Manifestation contre le mur près de Mas’ha, le 26 décembre 2003.
Militantisme au sein des Anarchistes Contre le Mur : Depuis le 26 décembre 2003 ; militant actif.
Leila Mosinzon (31 ans, emplois divers)
Environnement familial : Non militant ; défavorable aux activités menées.
Antécédents militants : Défense des droits des animaux, Amnesty International.
Première action dans les Territoires palestiniens : Dans le village de Yanun, en 2003.
Militantisme au sein des Anarchistes Contre le Mur : Militante active de 2003 à 2006.
Michal Raz (22 ans, étudiante en philosophie)
Environnement familial : Mitigé.
Antécédents militants : Soutien aux refuzniks (New Profile).
Première action dans les Territoires palestiniens : A Jérusalem-Est, en 2004.
Militantisme au sein des Anarchistes Contre le Mur : Depuis 2004 ; militante active.
Uri Ayalon (27 ans, professeur d’histoire)
Environnement familial : Non précisé.
Antécédents militants : Défense des droits des animaux, de l’environnement et des droits des homosexuels (Queeruption).
Militantisme dans les Territoires Palestiniens : Depuis la mort de Rachel Corrie, en mars 2003.
Militantisme au sein des Anarchistes Contre le Mur : Membre fondateur ; militant actif pendant plusieurs années ; a à présent décidé de se consacrer à la protection de l’environnement.
46
Partie 2
*********
La construction du « nous »
dans la diversité
47
Les entretiens réalisés auprès de plusieurs militants des Anarchistes Contre le Mur révèlent
de fortes similitudes dans les réponses obtenues, significatives d’un schéma d’interprétation
commun. La notion d’identité collective que développe Alberto Melucci sera le point de départ de
cette seconde partie. Celui-ci la conçoit comme « une définition interactive et partagée produite par
un certain nombre d’individus (ou de groupes à une échelle plus complexe) concernant les
orientations de leur action ainsi que le champ des opportunités et des contraintes dans lequel
l’action se situe » 97. L’identité collective suggère ainsi une capacité des acteurs à analyser leurs
propres actions, c’est-à-dire à en évaluer les modalités et les objectifs dans un contexte donné.
L’existence d’une compréhension commune des lignes de conflit dans lesquelles s’engage le groupe
apparait en ce sens indispensable, dès lors qu’elle conditionne le choix des modes d’action retenus et
la cohérence interne entre les membres. Il en résulte l’émergence d’un collectif de pensée au sens de
Ludwik Fleck, c’est-à-dire d’une entité sociale dans laquelle l’élaboration puis le partage d’un style de
pensée par l’ensemble des agents est source d’harmonie98. Cette identité n’est toutefois pas
inhérente au groupe, et repose bien sur un processus complexe de framing, c’est-à-dire
d’élaboration de schémas d’interprétation par les acteurs eux-mêmes, au fil de pratiques sociales
reproduites sur le long terme99.
Considérer les Anarchistes Contre le Mur comme un groupe socialement construit nous
encourage donc à étudier les processus selon lesquels s’est progressivement forgée leur identité
collective. Cette analyse se déroulera en deux temps. Tout d’abord, nous nous intéresserons aux
représentations collectives spécifiques développées par les militants à l’égard du conflit israélo-
palestinien, à partir de l’analyse des discours produits depuis la formation du groupe (Chapitre 1).
Dans un second temps, nous envisagerons l’action comme une ressource essentielle à la cohérence
du mouvement, en tant qu’elle témoigne d’un consensus sur les modes d’action adoptés et qu’elle
permet la formation d’une expérience commune entre les militants (Chapitre 2). Cette double
perspective nous permettra de comprendre les dynamiques propres à la construction de l’identité
collective, sur laquelle repose l’identification des Anarchistes Contre le Mur en tant que groupe social
à part entière et en tant qu’acteur du conflit israélo-palestinien.
97
Alberto Melucci, Challenging Codes. Collective Action in the Information Age, Cambridge, Cambridge University Press,
1996, p. 70.
98 Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, les Belles Lettres, 2005.
99 La notion de framing, qui ne rencontre pas de traduction courte et satisfaisante en langue française, sera employée telle
quelle dans la suite de cette seconde partie.
48
Chapitre 3 :
Vers une lecture commune du conflit
********
James Wilson définit la notion d’ idéologie comme la combinaison de trois données
essentielles : le diagnosis, c’est-à-dire la détermination des causes du mécontentement et
l’imputation des responsabilités ; le prognosis, qui est une indication des solutions envisagées ; et
enfin le rationale, comme identification des acteurs et moyens d’action susceptibles d’intervenir
dans la résolution du conflit100. Il s’agira dans ce chapitre d’en étudier d’abord les deux premiers
aspects, diagnosis et prognosis, fondements du rationale que nous aborderons par la suite. Suivant la
démarche de David Snow, l’idéologie des Anarchistes Contre le Mur sera envisagée dans une
perspective dynamique mettant en valeur son processus d’élaboration, dit « framing ». Celui-ci
engendre des modifications dans les cadres d’interprétation par lesquels les individus perçoivent les
événements et le conflit qui les mobilisent. Il convient donc de nous interroger tant sur la lecture
commune développée par les Anarchistes que sur les processus y ayant abouti.
A. L’élaboration d’un discours émancipateur
La construction identitaire issue du camp de Mas’ha est celle d’un groupe d’opposition ad
hoc formé en réaction à la construction du mur. Cette spécificité soulève la question de son
développement dans la temporalité, avec pour corollaire de déterminer s’il s’agit, ou non, d’un
épiphénomène voué à disparaître avec la cause défendue. Hors de toute projection spéculative sur
l’avenir du conflit israélo-palestinien, la perspective de réflexion amorcée en ces termes est avant
tout celle de la permanence d’un mouvement non pas protestataire, mais véritablement
contestataire. La précision terminologique mise en évidence par Isabelle Sommier permet en effet de
différencier entre protester, soit s’opposer à la mise en œuvre d’une politique spécifique, et
contester, qui ajoute au refus la mise en doute du fondement idéologique sur lequel repose la prise
de décision101. Le second élément essentiel à la survie du groupe s’attache à la solidité des liens
établis entre les agents au sein du réseau d’interconnaissance. Dans le cas des Anarchistes Contre le
100
James Q. Wilson, Political Organizations, New York, Basic Books, 1973.
101 Isabelle Sommier, Le Renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003,
p. 27.
49
Mur, la fréquence et l’intensité des interactions sont inextricablement liées à la production d’un
discours émancipateur, fondement idéologique du mouvement et garant de son existence au-delà
des contours spécifiques de la question palestinienne.
De l’interaction à la production d’une idéologie
L’approche interactionniste nous encourage à analyser l’élaboration des représentations
collectives comme le résultat d’échanges, de négociations et de conflits qui ne sont pas
nécessairement visibles pour l’observateur extérieur, processus de construction actif et durable dont
l’action collective est le signe apparent. Turner et Killian proposent un développement intéressant
par l’idée de la norme émergente : l’impression d’unanimité est due à l’existence d’un phénomène
social, l’apparition d’une nouvelle norme élaborée au fil des interactions symboliques entre les
participants. Cette norme agit ensuite sur les comportements individuels en développant une
définition commune des situations vécues, et favorise de ce fait la production d’un comportement
collectif102. Le réseau de relations actives développé par les Anarchistes Contre le Mur suscite des
interactions fréquentes, productrices de norme, qui prennent forme sous différents aspects.
Le cadre d’interaction le plus évident est celui des réunions ponctuelles organisées à Tel Aviv.
Elles visent à organiser le déroulement de l’action collective en attribuant des responsabilités aux
personnes volontaires, réparties selon des tâches précises : dans le cas d’une manifestation prévue
en Cisjordanie, il s’agit notamment d’établir une liste préalable des participants israéliens,
d’organiser le transport vers le lieu de manifestation au départ de Tel Aviv et/ou de Jérusalem, de
maintenir le contact avec le Comité populaire du village palestinien initiateur de la manifestation,
d’informer les participants peu expérimentés et potentiellement de prévoir une « équipe médicale »
formée à l’administration des premiers soins médicaux. La demande de soutien d’un village
jusqu’alors peu fréquenté ou l’afflux d’invitations pour des manifestations ayant lieu simultanément
peuvent être à l’origine de ces réunions essentiellement réactives. D’orientation pratique, elles sont
le lieu de discussions portant sur les stratégies d’action, les comportements manifestants et les
rapports aux populations palestiniennes. L’émergence de problématiques nouvelles liées au
changement d’échelle et à l’inscription de l’action collective sur le long terme a par ailleurs suscité
l’organisation de réunions prospectives, indépendamment du contexte particulier d’une
manifestation. A titre d’exemple, un week-end de réflexion organisé en mars 2007 à Tel Aviv a
conduit les militants présents à s’interroger sur des thématiques aussi diverses que l’efficacité des
102
Lewis M. Killian, Ralph H. Turner (Eds.), Collective Behavior, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1972.
50
modes d’action, les outils de communication favorisant le recrutement, l’accueil et la formation des
nouveaux militants, les relations entre le groupe et les villages palestiniens parcourus lors de
manifestations passées, l’attribution des tâches ou encore le harcèlement sexuel au sein du
mouvement. Décrit par certains militants comme un week-end de « thérapie de groupe », il
symbolise la capacité introspective (self-reflexive) chère à Alberto Melucci dans l’élaboration d’une
identité collective.
A ces réunions portant spécifiquement sur les activités menées dans les Territoires
palestiniens s’ajoute une multiplicité de rencontres entre les individus actifs de la gauche radicale. Le
lieu privilégié d’échange entre les différents mouvements est l’infoshop Salon Mazal, situé à Tel Aviv
et créé en 2001. Il s’agit à la fois d’un café végétalien et d’un centre d’information sur « le
changement social, environnemental et politique », institué lieu de réunion et proposant
ponctuellement des débats, projections documentaires et expositions. L’objectif affirmé est d’y offrir
une « alternative à la culture dominante » et de promouvoir « une vie en communauté ouverte »
selon les principes anarchistes de non-hiérarchie et d’égalité entre les membres103. Le Salon Mazal
est un lieu central de production du discours contentieux, cité par Hank Johnston comme le premier
pas dans la constitution de l’acteur en ce qu’il s’apparente à un acte politique d’opposition à part
entière104. Les interactions qu’il suscite entre les acteurs sont également la clé d’un rapprochement
entre des mouvements mobilisés sur des questions sociales spécifiques, et conditionnent
l’émergence d’une vision du monde commune. Cette dimension relève de ce qu’Alberto Melucci
appelle le processus d’apprentissage : à force d’interactions répétées, les groupes en présence
évoluent dans le sens de la formation d’un acteur empirique unifié doté des caractéristiques d’un
mouvement social105.
Il apparait que la production de représentations communes résulte d’un contact prolongé
entre les militants en dehors des moments manifestants. Si le lieu de l’action est avant tout situé
dans les Territoires palestiniens, celui de l’élaboration du discours est largement concentré dans la
ville de Tel Aviv. La proximité géographique entre les composantes du mouvement social israélien
entraine ainsi, au sein même des Anarchistes Contre le Mur, l’élaboration d’un cadre d’interprétation
élargi à des thématiques multiples, sans lien direct apparent avec la question du mur de séparation.
103
Site internet de Salon Mazal, http://www.salonmazal.org.
104 Hank Johnston, « Let’s Get Small : The Dynamics of (Small) Contention in Repressive States », Mobilization: An
International Journal, 11 (2), juin 2006, pp. 195-212.
105 Alberto Melucci, Challenging Codes…, op.cit., p. 75.
51
La société israélienne en ligne de mire
Selon David Snow, plusieurs processus permettent l’élaboration de schémas interprétatifs
par les acteurs. L’un d’entre eux est le frame bridging, qui s’identifie par le regroupement d’une
combinaison de problématiques distinctes au sein d’un ensemble idéologique unifié et cohérent106.
Le discours produit par les militants des Anarchistes Contre le Mur, qui associe à la question
palestinienne des thématiques sociales en apparence éloignées, en est l’illustration.
La mise en œuvre du processus de frame bridging implique tout d’abord une différenciation
binaire opposant un mouvement formé par le groupe et ses alliés à un ou plusieurs adversaires, voire
à l’ensemble de la société n’adhérant pas aux idées promues par le mouvement. L’intensité des
questions soulevées par le conflit israélo-palestinien facilite l’instauration et la lisibilité d’une ligne de
fracture au sein de la société israélienne. L’éditorial rédigé par un militant des Anarchistes Contre le
Mur pour la revue anglaise Anarchist Studies témoigne de l’isolement politique perçu par le groupe :
« Nous ne nous sentons plus à même de communiquer avec la majorité des Israéliens qui
semblent se replier vers un patriotisme macho et un sombre traumatisme collectif autour
de l’annihilation imminente du peuple juif et de l’Etat d’Israël » 107
.
L’utilisation du pronom « nous » dans cet extrait est porteuse d’interrogations : à qui, à quelle
identité collective l’auteur fait-il référence ? Ecrit en 2006 après la guerre du Liban, ce texte décrit les
relations entre les différents acteurs selon des termes fortement antinomiques, laissant transparaître
l’idée d’une rupture profonde entre l’ensemble désigné par le « nous » et le reste de la société
israélienne. Les références faites à la gauche radicale israélienne nous éclairent davantage sur les
représentations entretenues depuis l’été 2006 : « Pendant ce temps, un épais brouillard a enveloppé
la gauche radicale israélienne (y compris les anarchistes), la seule en Israël à s’être opposée à la
guerre dès le début ». Uri Gordon fait état de manifestations ayant rassemblé plusieurs milliers de
pacifistes à Tel Aviv, et dépeint une politique répressive exercée à l’encontre de ces opposants :
106
Snow D., Rochfort Jr B., Worden S. K., Benford R. D., “Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement
Participation”, American Sociological Review, (51), 1986, pp. 464-481, p. 464. Margaret Keck et Kathryn Sikkink évoquent
quant à elles des stratégies de reframing, voir Margaret Keck et Kathryn Sikkink, “Transnational Advocacy Networks in the
Movement Society”, in: Sidney Tarrow, David Meyer (Ed.), The Social Movement Society. Contentious Politics for a New
Century,Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 1998, pp. 217-238.
107 Uri Gordon, « After the War », Anarchist Studies, 14 (2), 2006. Cet article m’a été transmis directement par Uri Gordon,
mais l’impossibilité de consulter la revue Anarchist Studies ne me permet pas d’en préciser la pagination exacte.
52
« On assiste clairement en Israël au durcissement du sentiment selon lequel « vous êtes
avec nous ou vous êtes contre nous », et tandis que les gauchistes israéliens avaient
toujours été traités avec dérision et hostilité, il semble à présent que la dissidence
politique mérite une balle dans la tête » 108
.
Cette représentation duale de la société israélienne, accentuée par la guerre du Liban mais
déjà vive depuis le déclenchement de la seconde Intifada, est à l’origine d’un rapprochement
progressif entre les groupes distincts de la gauche radicale. L’idée d’un mouvement des mouvements
prend alors corps avec la formation d’un ensemble idéologique commun porté vers la critique de la
société israélienne. Le lien entre militarisme, paternalisme et inégalités sociales est ainsi opéré par
l’organisation New Profile, à laquelle participent certains militants des Anarchistes Contre le Mur, et
qui se veut un mouvement « de femmes et d’hommes féministes » engagés dans une
démilitarisation de la société israélienne. Leur critique porte aussi sur l’impact du rôle joué par
l’armée et le service militaire, tant en termes d’inégalités entre les populations arabes israéliennes et
juives israéliennes qu’à l’égard du développement économique autonome des Territoires
palestiniens. L’idée d’un lien entre ces différentes luttes est également prégnante dans les discours
individuels des Anarchistes Contre le Mur. Yonatan Pollak explique ainsi son double engagement
dans la défense du droit des animaux et contre l’occupation israélienne des Territoires palestiniens
comme un choix rationnel inscrit dans un combat d’ensemble contre la souffrance :
« En fait, je ne vais pas te dire que mettre un terme à l’occupation est à mon sens plus
important que l’émancipation (liberation) des animaux. Je ne pense pas que ce soit plus
important, je pense qu’il s’agit de la même lutte. Je crois d’ailleurs que les animaux
souffrent plus, en terme d’échelle de souffrance » 109
.
De même, l’entretien mené avec Uri Ayalon révèle une volonté de penser l’opposition à l’occupation
des Territoires palestiniens, le végétalisme, la lutte contre les inégalités économique, contre les
discriminations touchant les Mizrahi et pour les droits des homosexuels comme des formes de micro-
militantisme inséparables d’une perspective globale : « cela a toujours été lié », explique t-il110.
108
Ibid.
109 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
110 Entretien avec Uri Ayalon, ancien militant des Anarchistes Contre le Mur. Les Mizrahi sont les descendants des
communautés juives du Moyen-Orient.
53
L’élaboration de ce discours suscite parfois des explications confuses de la part des militants,
ainsi qu’en témoigne cet extrait d’une interview avec l’une d’entre eux :
« Notre société produit de la violence et croit la régler en coupant une nouvelle forêt et
en construisant un nouveau centre commercial. Le découvert en banque continue de
croître parce que nous ne nous aimons pas et nous devons alors consommer toujours
plus de choses dont nous n’avons pas réellement besoin. Et cela nous est égal si le lait
que nous buvons provient d’une vache qui souffre l’enfer dans une ferme industrialisée.
Est-ce que nous nous inquiétons des personnes sans abris qui dorment dans nos rues ?
Nous avons créé une société aliénée. Je veux détruire cette aliénation, pour traverser les
barrières qui encerclent le cœur humain » 111
.
La production d’un discours émancipateur est au cœur du processus de frame bridging. La
particularité des revendications des Anarchistes Contre le Mur est diluée dans l’affirmation d’un
mouvement global ayant pour objet essentiel la lutte contre la domination, entendue par les acteurs
comme une domination tant coloniale que sociale, sexuelle ou humaine sur les autres espèces
vivantes. La construction d’une nouvelle idéologie repose sur un corpus de valeurs érigées en lignes
directrices du mouvement, telles que la justice, la liberté, la dignité et l’émancipation des êtres
vivants. « Pour moi, la liberté est une seule question. Que ce soit en Cisjordanie ou vis-à-vis de la
ségrégation des animaux, ou à l’égard des femmes », résume Yonatan Pollak112. Dès lors, la centralité
de ces valeurs confère aux Anarchistes Contre le Mur ce que Louis Pinto appelle une vocation à
l’universel, caractéristique souvent attribuée aux mouvements sociaux contemporains dont les
revendications particulières tendent à s’inscrire dans une perspective politique élargie113. Le parallèle
avec le processus de frame extension décrit par David Snow pourrait être établi, celui-ci
correspondant à l’agrégation de thématiques nouvelles sur les revendications initiales afin d’étendre
les soutiens potentiels du mouvement. Il semble néanmoins que cette perspective doive être
inversée dans le cas des Anarchistes Contre le Mur : les trajectoires individuelles ont en effet révélé
111
Leila Mosinzon, interview avec Asafa Peled, « Outside the Fence : Interview with three of the Anarchists Against the
Wall », Yediot Aharonot, 14/04/2006 .
112 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
113 Louis Pinto, « La vocation à l’universel. La formation de la représentation de l’intellectuel vers 1900 », Actes de la
recherche en sciences sociales, (55), novembre 1984, pp. 23-32.
54
une adhésion idéologique à ce socle commun antérieure à l’engagement militant dans les Territoires
palestiniens. C’est donc à partir d’un cadre d’interprétation partagé que s’est construite l’identité
particulière des Anarchistes Contre le Mur, à travers la contestation de la politique spécifique menée
par Israël dans le conflit israélo-palestinien.
B. La contestation de la politique israélienne
Loin de ce que pourrait indiquer la qualification anarchiste du groupe, son implication dans le
conflit israélo-palestinien tient davantage de la contestation de la politique menée par le
gouvernement israélien que d’une opposition à l’existence même d’une autorité étatique. Le travail
de décodage du réel qu’ils ont entrepris relève ainsi de deux ordres. Il s’agit d’une part d’identifier le
problème, de le qualifier en termes politiques et de désigner les acteurs responsables de son
apparition. D’autre part, l’élaboration de ce schéma interprétatif leur permet de proposer des
solutions au conflit cohérentes avec le socle de valeurs sur lequel ils s’appuient. L’ensemble de ces
éléments permettra alors de légitimer l’organisation de l’action collective qu’ils ont initiée et de
mobiliser de nouveaux soutiens, en Israël ou à l’étranger.
Le mur comme symbole d’une opposition
« Mas’ha fut ma première occasion de rencontrer des Palestiniens et leurs familles
comme des êtres humains […]. A Mas’ha, 92% des terres agricoles étaient annexées par
le Mur, et sur ces terres les Israéliens construisaient tout de suite des maisons. Après
avoir vu cela on se reposait la question de la sécurité : pourquoi déraciner des oliviers,
installer des checkpoints, développer les colonies ? En quoi est-ce que ces maisons et ce
Mur étaient construits pour la sécurité de Tel-Aviv ? » 114
.
Ce témoignage d’un militant des Anarchistes Contre le Mur illustre la centralité du mur dans
la mobilisation. Toutefois, si le mur fut souvent l’élément déclencheur du passage à l’acte, il est avant
tout le symbole d’une profonde remise en cause de la politique israélienne menée dans les
Territoires palestiniens depuis 1967. « Occupation », « colonisation » : le vocabulaire utilisé vise à
inscrire la mobilisation dans l’histoire des mouvements anticoloniaux de l’après-Seconde guerre 114
Matan Cohen dans une interview avec Robert Kissous, Pour la Palestine, (48), décembre 2005, pp. 42-43. Pour la
Palestine est la revue trimestrielle de l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS).
55
mondiale, tandis que l’emploi fréquent des expressions « apartheid israélien » ou « barrière de
ségrégation », notamment sur le site internet des Anarchistes Contre le Mur, résume l’identification
du problème opérée dans le processus de framing115. En effet, le discours des Anarchistes Contre le
Mur présente peu de similitudes avec celui des organisations non-gouvernementales actives dans les
Territoires palestiniens, en ce qu’il fait rarement référence aux indices de développement humain
que sont la santé, l’éducation ou le niveau de vie. Sans visée humanitaire, il s’inscrit en revanche
dans un mode discursif hautement politique, caractérisé par la dénonciation des opérations militaires
en Cisjordanie et à Gaza ainsi que des choix politiques ayant conduit à la construction du mur et au
maintien de la présence israélienne sur ces territoires. L’intervention de Yonatan Pollak au tribunal
de Tel Aviv, lors de la séance du 18 février 2007, permet de saisir cette particularité du discours
élaboré par les Anarchistes Contre le Mur :
« Ce procès, s’il n’avait pas eu lieu dans un tribunal de l’occupation, dans une
démocratie imposée à 3,5 millions de sujets palestiniens privés des libertés
démocratiques fondamentales, aurait été le procès du mur ; ce même mur qui a été
déclaré illégal par la plus haute autorité légale au monde ; ce même mur qui est utilisé
comme un instrument politique dans la campagne de nettoyage ethnique entreprise par
Israël dans les Territoires Occupés ; ce même mur qui dans son tracé précédent […] était
rejeté par les tribunaux israéliens ! Ce ne sont pas nous qui devrions être ici dans le box
des accusés, mais plutôt les architectes et ceux qui ont mis en œuvre l’Apartheid
israélien » 116
.
Cet extrait amène plusieurs observations. Tout d’abord, le problème identifié n’est pas seulement
celui posé par la construction d’une barrière de séparation, mais bien par ses implications locales au
sein des Territoires palestiniens. L’emploi du terme fort de « nettoyage ethnique », s’il est peu
fréquent chez les militants interrogés, correspond en revanche à la représentation partagée par une
majorité d’entre eux d’une politique de colonisation accrue de la part du gouvernement israélien,
susceptible de provoquer le départ de nombreuses populations palestiniennes vers les régions
éloignées du mur. Egalement, l’idée d’une privation des libertés fondamentales exprimée ici se réfère
davantage aux effets de la multiplication des checkpoints à l’intérieur de la Cisjordanie qu’à
l’existence même du mur. Une seconde remarque porte sur la référence faite au droit international
115
Voir également l’article d’un militant des Anarchistes Contre le Mur : Uri Gordon, « Right of Reply : Anarchy in the Holy
Land ! », The Jerusalem Post, 12/06/2007.
116 Yonatan Pollak, intervention du 18 février 2007, tribunal de Tel Aviv.
56
public comme instrument de légitimation de l’action collective. Si celle-ci semble pour le moins
surprenante de la part d’un militant anarchiste, elle n’en est pas moins une pratique courante au sein
du mouvement de la paix israélien. L’argumentaire fait ici référence à l’avis consultatif rendu par la
Cour Internationale de Justice de La Haye le 9 juillet 2004, déclarant l’édification du mur contraire au
droit international en vigueur117. Souvent cité par les opposants israéliens à la construction du mur,
cet avis contribue largement à l’effort de délégitimation de la politique israélienne auquel participent
les Anarchistes Contre le Mur. A la suite du procès, Yonatan Pollak qualifiera d’ailleurs l’Etat israélien
de « criminel récidiviste du droit international », en faisant notamment appel aux Conventions de
Genève118. Enfin, la dernière phrase de cet extrait met en évidence le processus d’identification des
responsabilités. Celles-ci sont avant tout attribuées au gouvernement israélien, auteur du projet de
construction du mur comme de sa mise en œuvre. De façon générale, ce sont bien les politiques
israéliennes successives qui sont visées par les revendications et l’action collective des Anarchistes
Contre le Mur. Lorsque sont évoquées les initiatives de rapprochement entre populations
israéliennes et palestiniennes opérées dans les années 1990, et connues sous le nom de « People-to-
People », la réponse des militants s’apparente bien souvent à celle de Kobi Snitz :
« […] le racisme n’existe pas parce que les gens ne se comprennent pas, ou sont
incapables de communiquer. Les vraies sources du racisme sont les positions politiques
israéliennes, selon lesquelles les Palestiniens n’ont pas les mêmes droits que les
Israéliens, et selon lesquelles chaque Palestinien est un suspect, chaque Palestinien est
dangereux. Je pense que le racisme est le produit d’une situation et de positions
politiques, et non l’inverse. Le racisme ne vient pas de nulle part, il sert un objectif
politique pour quelqu’un » 119
.
117
Cour Internationale de Justice, Avis consultatif du 9 juillet 2004, « Conséquences juridiques de l'édification d'un mur
dans le territoire palestinien occupé », in : C.I.J., Recueil 2004, pp. 136-203. 118
Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur. La référence faite aux Conventions de Genève
s’accompagne toutefois d’une méfiance générale à l’égard du droit international : « Le droit international est le droit fait
par les peuples, par les pays au pouvoir pour faciliter la façon dont ils occupent, et la façon dont ils traitent les perdants, le
côté des perdants. Et même à cela Israël ne se tient pas, Israël n’est pas en accord avec la Convention de Genève. La
Convention de Genève est une foutaise, elle donne beaucoup trop de force à l’occupant, et restreint [le droit des] oppressés
de beaucoup trop de façons. Et même à cela Israël ne se tient pas ».
119 Entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur. Sur les initiatives dites « People-to-People » (P2P), voir
notamment : Palestine-Israel Journal (Ed.), « Focus Section : The Future of People-to-People », Palestine-Israel Journal, 12
(4) & 13 (1), mai 2006, pp. 5-106.
57
L’explication proposée par les Anarchistes s’éloigne ainsi des thèses culturalistes mettant en
valeur l’incompréhension mutuelle entre populations, pour aborder le conflit israélo-palestinien sous
l’angle d’un différend territorial porteur d’enjeux politiques. Dès lors, l’élément essentiel que révèle
l’analyse du discours est la volonté des acteurs de délégitimer la politique menée par le
gouvernement israélien. Celle-ci procède de deux démonstrations concomitantes, la première
portant l’accent sur les conséquences humaines de l’occupation militaire dans les Territoires
palestiniens, tandis que la seconde s’emploie à démontrer son inefficacité à garantir la sécurité des
Israéliens, thème central dans l’élaboration de la politique extérieure. Le discours s’adresse alors à la
société israélienne dans son ensemble, pour remettre en cause le bien-fondé et l’efficacité de la
politique d’occupation militaire :
« A mon avis, quand des milliers de citoyens palestiniens meurent dans cette Intifada, on
ne peut pas s’imaginer que ça n’atteindra pas les bus de Tel Aviv. Seuls les Palestiniens
mourront, mais ils adhèreront entièrement aux principes de moralité et n’attaqueront
que des soldats ? Ça ne veut pas dire qu’il est moral de faire exploser des bus, mais il
faudrait être stupide et extrêmement partial pour ne pas voir cela » 120
.
Pointant l’incapacité structurelle des institutions politiques à garantir la sécurité des citoyens
israéliens, le discours tend à produire ce que Doug McAdam appelle une libération cognitive des
individus : il s’agit préalablement d’évaluer la capacité et l’efficacité d’action des acteurs
institutionnels en des termes défavorables, pour soumettre ensuite au récepteur du discours un
schéma d’interprétation alternatif121. Le groupe devient un acteur du conflit à part entière, et
acquiert de ce fait la légitimité de proposer des solutions au conflit. Nous verrons à présent comment
s’articulent les revendications des Anarchistes Contre le Mur au sein du conflit israélo-palestinien, de
la poursuite d’un idéal sociétal à l’élaboration d’un projet pragmatique.
120
Yonatan Pollak, interview avec Eyal Eithcowitch, Enraged, Israël, 2006, 58mn.
121 Doug McAdam, Political process and the development of black insurgency 1930-1970, Chicago, University of Chicago
Press, 1982.
58
De l’ambition au pragmatisme
Il s’agit ici d’étudier le projet politique proposé par les Anarchistes Contre le Mur dans la
perspective d’une résolution du conflit israélo-palestinien. De par le nombre restreint d’entretiens
réalisés et la durée nécessairement limitée de chacun d’entre eux, l’analyse du discours collectif
portant sur les solutions envisagées tend à privilégier les discours individuels produits par deux des
protagonistes déjà évoqués, Yonatan Pollak et Kobi Snitz. Ce qui pourrait apparaître comme le signe
d’une insuffisance dans la recherche effectuée amène toutefois deux remarques. Tout d’abord,
l’observation participante a révélé le rôle central joué par ces deux personnages au sein du groupe,
désormais porteur d’un schéma interprétatif cohérent élaboré au fil des interactions entre les
militants. S’ils ne s’expriment pas explicitement au nom du collectif auquel ils appartiennent lors de
la réalisation des entretiens, leurs discours individuels n’en sont pas moins représentatifs d’un style
de pensée partagé par le groupe. La seconde remarque est qu’il n’existe pas de matériel produit par
l’ensemble des Anarchistes Contre le Mur sur la question des objectifs à long terme de leur action.
Elle n’est en effet abordée ni par les communiqués de presse transmis à l’occasion des
manifestations, ni par le site internet qu’ils entretiennent, et n’est pas davantage évoquée lors des
réunions ponctuelles qu’ils organisent. Ce constat nous permet de comprendre la spécificité du
discours produit, axé sur la définition d’objectifs à court et moyen terme tout en demeurant évasif
sur l’idéal sociétal envisagé.
Les entretiens réalisés avec Yonatan Pollak et Kobi Snitz sont donc particulièrement
intéressants, car ils font apparaître l’uniformité manifeste du discours produit tout en nous
renseignant sur le projet de société qu’ils souhaitent promouvoir. Dans les deux cas, la référence
faite au kibboutz comme modèle de société témoigne de la spécificité locale, israélienne, des
Anarchistes Contre le Mur comme mouvement social. L’accent est porté sur l’organisation interne
des kibboutz et leur proximité avec les modèles anarchistes, selon les principes d’égalité des
individus, d’auto-gestion et d’entraide entre les membres. Une seule et même critique émerge
néanmoins de la part des deux militants, qu’ils définissent comme le caractère « raciste » de
l’application de ce modèle sur le territoire israélien :
« Je pense que le kibboutz serait une société assez idéale, si ce n’est qu’il est raciste. Il n’y
a pas d’Arabes dans un kibboutz. L’objectif de former un kibboutz et la raison pour
laquelle l’Etat les soutient sont les mêmes que lorsque l’Etat soutient les colonies. Parce
qu’ils sont précisément comme les colonies : ils sont situés stratégiquement, et on leur a
donné la terre volée… Mais en interne au moins, je pense qu’ils sont assez avancés. Et il
59
est dommage que ce résultat (achievement) ait été obtenu avec l’aide d’un mouvement
nationaliste raciste… Mais c’est tout de même un progrès, une société sans classes, et
sans autorité » 122
.
Ce propos tenu par Kobi Snitz est étonnamment similaire à celui de Yonatan Pollak, qui fait ainsi
référence au modèle précurseur des kibboutz, les kvoutza :
« Leur problème a toujours été d’être racistes. Ils faisaient partie d’un effort colonialiste.
Il s’agissait de judaïser la terre, d’instaurer un control juif, de créer une utopie socialiste
juive […]. Par rapport aux kvoutza, je pense qu’ils comportent fondamentalement de
mauvaises choses, mais en tant que modèle économique, communautaire, ça peut être
une très bonne base. En clair, si l’on supprime le racisme, ils sont plutôt un bon
modèle »123
.
Les entretiens réalisés ont toutefois mis en évidence le rôle secondaire octroyé à la
promotion de leur idéal sociétal dans l’élaboration du discours, au regard de la centralité des
revendications liées aux enjeux immédiats du conflit israélo-palestinien. L’attention des Anarchistes
Contre le Mur est en effet centrée sur les objectifs à court terme de leur action collective,
essentiellement l’arrêt de la construction du mur : « La barrière ne sera pas construite et si elle est
construite, elle tombera », affirmait Yonatan Pollak lors de l’ouverture de son procès en décembre
2004124. La volonté du groupe d’influer sur la prise de décision politique à l’échelle nationale est
manifeste, à l’image des luttes décrites par Alain Touraine, « conflits analysés comme mécanismes
de modification de décisions, donc comme facteurs de changement, forces politiques au sens le plus
large du terme »125. A l’instar des nouveaux mouvements sociaux, l’une des caractéristiques
principales des revendications énoncées est leur non-négociabilité. Il existe en effet différents types
d’opposition au sein du mouvement de la paix. Certains groupes, tels Shalom Arshav (La Paix
Maintenant), dénoncent le tracé géographique du mur en raison de ses écarts avec la Ligne Verte.
Dans le cas des Anarchistes Contre le Mur, il s’agit avant tout d’une opposition rigoureuse au principe
122
Entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur.
123 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
124 Etgar Lefkovits , « Anti-fence activists go on trial », Jerusalem Post, 17/12/2004.
125 Alain Touraine, Le Retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 107.
60
même de l’existence d’un mur, quel qu’en soit le tracé, tout en réclamant le retrait immédiat des
colonies et des forces armées israéliennes des Territoires palestiniens.
Cependant, l’ambition originelle du groupe fait place au pragmatisme lorsqu’il s’agit de
définir avec précision les objectifs poursuivis, notamment à l’égard des revendications nationales des
populations palestiniennes. Généralement partisans d’un modèle de société sans Etat, résumé dans
l’expression « no-state solution », les militants des Anarchistes Contre le Mur sont confrontés au
dilemme des attentes institutionnelles exprimées par leurs alliés palestiniens. Force est de constater
que s’il n’existe aucun positionnement collectif sur cette question, la plupart des militants interrogés
ne s’avouent pas défavorables à la création d’un Etat, perçue comme une étape dans le processus
d’émancipation qu’ils encouragent :
« Cela mène peut-être à un Etat, mais c’est mieux que l’occupation israélienne. Il vaut
mieux un Etat palestinien que de vivre dans un Etat et ne pas en être citoyen. Je serais
favorable à la Révolution française parce que c’est mieux que le féodalisme, ou la
monarchie » 126
.
Ce pragmatisme dénote l’impact du contexte particulier de leur action sur l’identification de leurs
objectifs. Néanmoins, des divergences apparaissent rapidement au sein des Anarchistes Contre le
Mur, certains privilégiant la formation d’un Etat palestinien, d’autres celle d’un Etat binational
incluant Palestiniens et Israéliens. C’est le cas de Yonatan Pollak :
« Je suis anarchiste, je préfèrerais l’absence d’Etat… Mais à plus court terme, je pense
qu’il n’y a pas d’autre solution que l’existence d’un seul Etat, avec des réformes très
radicales portant notamment sur la question de la terre, des réformes juridiques, des
réformes économiques au profit des Palestiniens […]. [La coexistence de deux Etats]
signifierait tout simplement l’esclavage colonialiste des Palestiniens, qui seraient
totalement dépendants de la bonne volonté de l’économie israélienne, de l’exploitation
de l’économie israélienne » 127
.
126
Entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur.
127 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
61
L’existence d’opinions divergentes sur la question étatique encourage alors les Anarchistes
Contre le Mur à proposer une interprétation du conflit satisfaisante pour l’ensemble des membres,
autour de l’idée d’auto-détermination du peuple palestinien. Elément central du discours collectif,
elle en assure la cohérence en minimisant les particularismes exprimés par les discours individuels.
« Il s’agit en premier lieu d’un choix palestinien », explique Yonatan Pollak. De même, pour Kobi Snitz,
« les principes fondamentaux des droits de l’Homme portés par la Révolution française suffisent pour
soutenir l’auto-détermination palestinienne » 128. On est ici en présence de ce que Luc Boltanski
appelle la cohésion par le flou, étape nécessaire à la permanence du groupe. Inspirée par les travaux
de Marcel Mauss, cette idée souligne le rôle des positions suscitant l’unanimité dans l’éviction des
divergences secondaires, afin d’empêcher qu’une différenciation trop forte n’entraine la formation
de sous-ensembles129. Le consensus obtenu sur la question de l’auto-détermination permet alors au
groupe d’éluder celle de l’Etat dans l’élaboration du schéma interprétatif.
Des interactions répétées entre les militants des Anarchistes Contre le Mur résulte
l’émergence d’une lecture commune du conflit, fondée sur un socle partagé de valeurs et de
revendications en même temps que sur des compromis parfois ambigus. L’identité collective ne
saurait toutefois prendre forme sans que ne soit organisée l’action collective, ciment de la
permanence du groupe dans le temps. Celle-ci sera donc l’objet de notre quatrième chapitre, dans
lequel nous examinerons son rôle en matière de cohésion interne et de légitimité externe du groupe
tout en abordant la question du répertoire d’action mobilisé.
128
Entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur.
129 Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Editions de Minuit, 1982, p. 474 ; Marcel Mauss, « La
cohésion sociale dans les sociétés polysegmentaires », (1932), in : Marcel Mauss, Œuvres, Tome 3, Paris, Éditions de Minuit,
1969, pp. 11-26.
62
Chapitre 4 : L’identité par l’action
********
Au-delà de l’élaboration d’un discours collectif, c’est par l’action que se forge
progressivement l’identité propre des Anarchistes Contre le Mur. Le choix initial de l’action directe
au sein des Territoires palestiniens sera ici détaillé, afin d’en comprendre le contenu et les
implications immédiates. Devenant acteur du conflit, le groupe s’inscrit dans un schéma complexe de
relations avec l’ensemble des autres acteurs, dont dépend sa légitimité à agir. L’action sera dès lors
analysée comme une ressource essentielle, garantie de l’existence même du groupe au sein du
conflit israélo-palestinien. Puis, en vue d’identifier le rôle joué par les Anarchistes Contre le Mur au
cours de ces quatre dernières années, nous reviendrons sur le répertoire d’action qui lui est
spécifique. Il conviendra de mettre en évidence des formes multiples d’institutionnalisation et
d’innovation dans le déroulement de l’action collective, dynamiques significatives de son inscription
dans la durée.
A. Les Anarchistes au cœur du conflit israélo-palestinien
Selon Sidney Tarrow et David Meyer, la prééminence relative des groupes de conflit tend à se
modifier au cours du cycle de protestation130. Dans le cas des Anarchistes Contre le Mur, l’emploi de
l’action directe le long du tracé du mur semble les avoir rapidement propulsés sur le devant de la
scène. Après seulement quatre années de participation au conflit, elle demeure leur principale
ressource tant comme facteur de cohésion interne que par la légitimité qu’elle leur confère.
Le choix de la confrontation
Afin d’éclaircir les contours de la notion d’action directe, il semble judicieux de s’appuyer sur
la définition proposée par Nonna Mayer et Pascal Perrineau. Ceux-ci la présentent comme un
ensemble d’actions contestataires « qui mettent face à face les citoyens et les détenteurs du pouvoir,
sans passer par la médiation des élites, les canaux habituels de la démocratie représentative. Ce sont
des actions autonomes et expressives qui échappent à la contrainte d’un cadre juridique et
institutionnel ». Il s’agit ainsi d’une confrontation directe initiée par des individus ou des groupes
130
Sidney Tarrow, David Meyer (Ed.), The Social Movement Society. Contentious Politics for a New Century, Lanham,
Rowman & Littlefield Publishers, 1998, p. 19.
63
d’individus à l’encontre des symboles ou des représentants de l’autorité, « qui remettent en cause
l’ordre établi, les institutions existantes, le cours normal des choses» 131 . Ajoutons que ce type
d’intervention collective, loin d’être spontanée, nécessite au contraire un niveau minimum
d’organisation interne et de préparation de la part de ses protagonistes. Elle se concrétise sous des
formes diverses, ainsi que les énumère Alberto Melucci, notamment : manifestations, pétitions, sit-
ins, grèves sauvages, boycotts, refus de payer des taxes ou encore désertion (draft evasion) 132.
L’emploi de ces différents modes d’action par les Anarchistes Contre le Mur ne permettrait sans
doute pas de les différencier des autres groupes du mouvement de la paix si celui-ci se limitait au
seul territoire israélien. En revanche, l’usage de l’action directe au sein des Territoires palestiniens ne
peut être attribué qu’à ces trois groupes : l’International Solidarity Movement (ISM) du côté
palestinien, ainsi que Ta’ayush et les Anarchistes Contre le Mur. Entre les deux groupes israéliens, la
singularité des Anarchistes Contre le Mur tient principalement de la cible visée, du degré de
confrontation éprouvé et de la fréquence des actions. En effet, les actions directes menées dans les
Territoires palestiniens au cours de ces quatre dernières années ont majoritairement eu lieu sur les
sites de construction du mur, avec pour objectif avoué d’en interrompre les travaux ou d’en ouvrir
des brèches. Il s’agit de ce que l’on peut qualifier d’ « actions de blocage » et d’ « actions de
destruction » du mur, généralement suivies d’une confrontation violente entre militants et forces
militaires israéliennes. Leur rythme hebdomadaire, avec parfois plusieurs interventions simultanées
au sein de plusieurs villages, assure de fait la prééminence du groupe dans le paysage contestataire
israélien.
Le choix de l’action directe dans les Territoires palestiniens provient d’une volonté de
dépasser le mode manifestant initié par les membres du Matzpen à Tel Aviv et à Jérusalem, en vue
d’obtenir des résultats immédiats et quantifiables sur l’évolution du conflit :
« Nous pensons qu’il est possible de faire plus que de manifester à l’intérieur d’Israël ou
de participer à des actions d’aide humanitaire. L’occupation et l’apartheid israélien ne se
termineront pas d’eux-mêmes – ils se termineront quand ils seront devenus
ingouvernables et ingérables. Il est temps de s’opposer physiquement aux bulldozers, à
l’armée et à l’occupation »133
.
131
Nonna Mayer, Pascal Perrineau (Éds.), Les Comportements politiques, Paris, Armand Colin, 1992, p. 112.
132 Alberto Melucci, Challenging Codes… op. cit., p. 378.
133 Site internet des Anarchistes Contre le Mur, consulté le 05/07/2007.
64
Dans cet extrait du site internet des Anarchistes Contre le Mur, l’action directe semble être perçue
comme le seul mode d’action efficace, à même de satisfaire leurs revendications. Son usage, qui
dépasse le plus souvent les frontières légales de l’action collective, suscite par ailleurs un second type
de justification. En effet, les lieux d’action dans lesquels évoluent les militants relèvent généralement
d’un statut particulier, dit « zone militaire fermée » (closed military zone). Décrété par les autorités
militaires israéliennes à l’approche d’une manifestation, ce statut plonge l’action directe dans
l’illégalité et expose ses protagonistes à des sanctions judiciaires postérieures. Il est alors courant de
voir les militants des Anarchistes Contre le Mur s’appuyer sur le droit international public, en vue de
justifier ce qui s’apparente de fait à des actes de désobéissance civile. Il ne s’agit plus ici de
dénoncer l’illégalité du mur, comme nous l’avons précédemment observé dans l’étude du discours,
mais de soutenir par le droit international l’accomplissement d’actes déclarés illégaux par les
juridictions nationales. Voici comment l’exprime Yonatan Pollak suite à sa condamnation en février
2007 :
« Selon le Tribunal de Nuremberg, nous avons le droit d’enfreindre la loi, la loi locale,
pour défendre le droit international. Et selon le Tribunal de Tokyo, nous avons
l’obligation d’enfreindre la loi pour faire en sorte que le droit international soit appliqué.
De plus, selon le droit israélien, on a le devoir d’empêcher un crime si on a l’opportunité
de le faire. Dans presque chaque législation pénale, il y a cette obligation. Et ce que nous
avons dit, c’est que nous avons enfreint la loi afin de mettre en lumière le fait qu’Israël
commet des crimes, et qu’en ce sens nous essayions d’empêcher Israël de commettre des
crimes » 134
.
L’idée d’un devoir moral à agir, souvent cité par les militants eux-mêmes pour expliquer leur passage
à l’acte, est donc aussi un élément essentiel du discours collectif légitimant a posteriori l’usage de
l’action directe.
Au consensus acquis autour de l’action directe comme mode d’intervention privilégié
s’ajoute celui du principe de non-violence. Selon Judith Stiehm, l’étude des origines de la non-
violence permet d’en isoler deux formes distinctes : la non-violence par conscience, issue d’une
croyance religieuse ou morale qui interdit de porter atteinte à l’intégrité physique d’un autre
134
Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
65
individu, et la non-violence pragmatique, en tant que méthode politique visant à atteindre un
objectif135. Celle des Anarchistes Contre le Mur semble relever d’une fusion de ces deux formes, et
tenter de définir la primauté de l’une ou l’autre dans le choix de leur mode d’action serait
certainement hasardeux. Il convient néanmoins de préciser les modalités d’application de la non-
violence par le groupe dans le contexte spécifique du conflit israélo-palestinien. Celle-ci est en effet
entendue comme un principe s’appliquant aux individus, et non aux symboles matériels de l’autorité
politique israélienne. Les actions visant à « couper le mur » (cut the fence) ne sont dès lors pas
comprises par les Anarchistes dans la catégorie des actions violentes, malgré le malaise qu’elles
pourraient susciter chez un observateur extérieur au groupe. La question de la perception de la
violence est ici centrale, qui fait émerger des comportements multiples parmi les acteurs associés à
une même action collective. A titre d’exemple, l’action de jeunes Palestiniens lanceurs de pierres au
sein d’une manifestation conjointe mêlant Israéliens, Palestiniens et militants étrangers est
susceptible d’attirer la désapprobation d’une partie de ces militants. La réponse des Anarchistes
Contre le Mur à cette question peut être résumée par cette phrase de Kobi Snitz : « Ce n’est pas du
ressort des Israéliens de donner des leçons aux Palestiniens sur la façon de mener leur lutte » 136. Au
principe de non-violence adopté par le groupe s’ajoute donc celui de non-intervention, issu d’une
volonté souvent exprimée par le mouvement de la paix israélien de ne pas intervenir sur le répertoire
d’action de leurs alliés palestiniens.
La centralité de l’action directe dans la formation de l’identité collective du groupe n’est pas
sans être accompagnée d’une cohésion accrue entre ses membres. En effet, la diversité des niveaux
d’engagement et le particularisme des discours individuels que nous avons observés évoquent
l’existence de degrés d’appartenance au groupe aussi nombreux qu’il y a de militants. L’adhésion au
mode d’action directe et la participation régulière qui caractérise précisément ces individus tend
donc à supplanter l’antinomie de l’authenticité face à l’inauthenticité, signalée par Luc Boltanski137.
Réunies dans l’action collective, les divergences individuelles s’estompent au profit d’une entité
d’apparence uniforme lors du moment manifestant.
135
Judith Stiehm, « Nonviolence is two », Sociological Inquiry, (38), hiver 1968, pp. 23-30. Voir également: Paul Hare,
Herbert Blumberg (Ed.), Nonviolent direct action. American Cases : Social Psychological Analyses, Washington, D.C., Corpus
Books, 1968, p. 447.
136 Kobi Snitz, interview pour Just Vision, op.cit.
137 Luc Boltanski, Les Cadres… op.cit., p. 477.
66
Agir pour exister
L’identité des Anarchistes Contre le Mur, comme toute identité collective, n’existe pas
isolément des autres groupes de conflit. Elle se construit dans un schéma relationnel complexe
impliquant une variété d’autres acteurs, dont les perceptions et les réactions déterminent la
légitimité à agir du groupe en tant que tel. Davantage que dans le discours, c’est à travers l’action
collective que se produisent les interactions susceptibles de leur attirer la reconnaissance de ces
acteurs. Trois d’entre eux peuvent être facilement identifiés, suivant l’ordre chronologique des
interactions caractérisant l’émergence du groupe en 2003, de même que le déroulement habituel
d’une manifestation menée dans les Territoires palestiniens : les populations palestiniennes, les
représentants de l’Etat israélien et les media.
Les populations palestiniennes jouent un rôle essentiel dans l’existence des Anarchistes
Contre le Mur138. En premier lieu, il leur revient l’initiative des manifestations d’opposition au mur,
organisées au sein des villages palestiniens situés sur son tracé. Libres d’inviter ou non les militants
israéliens à y participer, elles déterminent dès lors la capacité d’action du groupe au sein des
Territoires palestiniens. Se pose ainsi la question des perceptions portées sur lui par les habitants de
l’ouest de la Cisjordanie. Prompts à décrire les liens d’amitié qu’ils entretiennent avec les militants
israéliens, les Palestiniens hésitent souvent à évoquer les difficultés rencontrées lors de leurs actions
communes. Interrogé sur cette question, le représentant du Fatah Mohammed al-Mansour, dit Abu
Alaa, n’envisage guère de qualifier leur relation autrement que par les termes de « confiance » et de
« grande aide » de la part des Israéliens, eux-mêmes décrits comme des « amis » voire comme de
« bons combattants »139. L’emploi d’un vocabulaire largement favorable à leur égard masque
vraisemblablement la complexité de ces rapports. Dans le cas précis des Anarchistes Contre le Mur,
les problématiques soulevées par les Palestiniens ne sont pas toujours celles auxquelles l’on pourrait
s’attendre. Insistant fréquemment sur le végétalisme d’un grand nombre d’entre eux comme source
de difficulté dans la préparation des repas, ils évoquent aussi le scepticisme parfois suscité par le
mode vestimentaire des jeunes militants arborant tatouages, piercings et vêtements sombres ou
dépareillés. C’est toutefois la question des mœurs attribuées aux militants des Anarchistes Contre le
138
Il existe bien entendu un grand nombre d’acteurs distincts parmi les Palestiniens. En évoquant les « populations
palestiniennes », il ne s’agit pas d’en nier la diversité mais de rendre compte des traits généraux de la relation entre les
acteurs palestiniens, quels qu’ils soient, et les Anarchistes Contre le Mur.
139 Entretien avec Mohammed al-Mansour « Abu Alaa », représentant du Fatah dans la région de Ramallah.
67
Mur qui semble être l’objet principal des inquiétudes partagées par certains villageois, ainsi que le
suggère ce Palestinien du village de Bil’in :
« Parce que nous avons des personnes religieuses dans le village, nous vivons dans un
village, pas à la ville. Lorsqu’ils entendirent parler de sexe et de drogues, ils
dirent : « nous ne voulons pas de cela, et nous voulons que tous les internationaux et les
Israéliens quittent notre village ». Mais nous avons parlé aux gens, nous avons organisé
beaucoup de réunions, nous leur avons dit que ce n’était pas vrai. Et nous avons
demandé si quelqu’un avait quoi que ce soit à nous dire sur une situation, une mauvaise
situation qui se serait produite avec des internationaux ou avec des Israéliens, et nous
avons réussi. Le Shabak a parlé de beaucoup de choses mais nous avons réussi à stopper
les rumeurs, les mensonges. Nous avons réussi à stopper toutes ces choses. Si quelque
chose de mal était arrivé dès le début, nous n’aurions pas continué pendant deux ans, et
peut-être plus, deux ou trois ans » 140
.
Le rôle de médiation décrit ici est celui effectué par les Comités populaires contre le mur instaurés au
sein des villages qu’il traverse. Ses membres, généralement des pères de famille, sont en contact
permanent avec les militants israéliens les plus actifs dans leurs régions respectives, et assurent
l’organisation de l’action collective autant que la coordination des différents groupes qui y
participent. Abdallah Abu Rahma, coordinateur du Comité de Bil’in, ne nie pas les difficultés
éprouvées deux années auparavant, lors des premières manifestations conjointes organisées avec les
militants des Anarchistes Contre le Mur. De son propos, il ressort que la participation aux actions
palestiniennes et l’exposition au danger des militants israéliens ait été le facteur déterminant dans la
légitimité à agir qu’ils y ont acquise :
« Au début, pour les Palestiniens, il était difficile d’être sereins envers des personnes
juives ou israéliennes à Bil’in. Mais nous leur avons parlé, et nous avons vu un grand
nombre d’entre eux participer aux actions. Nous les avons vus être frappés par les coups
de matraque, se faire tirer dessus, beaucoup d’entre eux étaient blessés et arrêtés. Au
début, les soldats israéliens les traitaient vraiment très mal, davantage que les
Palestiniens dans les deux premiers mois. Quand nous avons vu cela, les Palestiniens ont
140
Entretien avec Abdallah Abu Rahma, coordinateur du Comité Populaire contre le mur de Bil’in. Cet extrait fait référence
à des rumeurs portant sur les militants des Anarchistes Contre le Mur, diffusées selon ce Palestinien par le Shabak, service
de la sécurité intérieure israélien (renseignement et contre-espionnage, connu aussi sous le nom de Shin Bet).
68
été rassurés sur la question de savoir qui venait soutenir les habitants de Bil’in, et qui
venait prendre la terre et détruire les oliviers. Nous avons fait la différence entre les
soldats et entre les volontaires qui venaient nous soutenir »141
.
Dans le cas précis du village de Bil’in, c’est avant tout la régularité de la présence des Anarchistes
Contre le Mur, lors des manifestations hebdomadaires organisées chaque vendredi ainsi que lors
d’événements ou d’actions ponctuelles, qui leur a conféré un statut d’acteur privilégié au sein du
mouvement de la paix israélien. « Ce dont nous avons besoin, c’est de ce triangle : les Palestiniens, les
Anarchistes, et l’ISM », conclut Abdallah Abu Rahma.
Ainsi instituée par les Comités populaires de Cisjordanie, la légitimité à agir des Anarchistes
Contre le Mur se double d’une reconnaissance de facto de la part des représentants de l’Etat
israélien. C’est encore par l’action directe qu’est validée l’identité propre du groupe, en tant
qu’acteur du conflit et mouvement d’opposition politique à l’autorité étatique israélienne. Décrit par
Craig Calhoun comme la principale agence symbolique de reconnaissance, l’Etat se matérialise ici par
l’action de l’armée israélienne et de la police des frontières lors du moment manifestant, puis par les
procédures judiciaires intentées à l’encontre des militants les plus actifs. Il est difficile de connaître
les modalités exactes du contrôle social opéré par les diverses autorités israéliennes sur les
Anarchistes Contre le Mur. La fréquence des arrestations, et l’abandon des poursuites offert aux
militants en échange de leur engagement à ne plus pénétrer en territoire palestinien, révèlent
toutefois la volonté de ces autorités de restreindre la capacité d’action du groupe. Reconnus par
l’Etat, les Anarchistes Contre le Mur le sont aussi par les media israéliens, palestiniens et étrangers.
La médiatisation suscitée par la blessure de Gil Na’amati le 26 décembre 2003 s’est en effet étayée
au cours des années suivantes, avec la publication d’un grand nombre d’articles de presse relatant
les actions directes menées en Israël et dans les Territoires palestiniens ainsi que le déroulement des
procès qui leur ont succédé. Contactée non pas par les militants israéliens, mais par les Palestiniens
des Comités populaires contre le mur, la presse écrite et audiovisuelle assure une couverture
régulière des manifestations auxquelles participent les Anarchistes Contre le Mur. A titre d’exemple,
la manifestation organisée à Bil’in le 23 février 2007 a fait l’objet de plusieurs articles de presse
publiés par Ha’aretz, The Guardian, BBC World Service, ainsi que de reportages par les chaînes Al-
Jazeera et CNN.
141
Ibid.
69
La participation des Anarchistes Contre le Mur aux actions initiées par les Comités populaires
palestiniens leur confère ainsi visibilité, reconnaissance et légitimité. Afin d’expliciter l’identité
collective qui en résulte, il s’agit à présent de détailler les types d’action directe choisis au sein du
répertoire sur lequel ils s’appuient.
B. Vers une diversification des modes d’action
La notion de répertoire d’action sera étudiée selon la définition proposée par Charles Tilly,
c’est-à-dire comme un « modèle où l’expérience accumulée d’acteurs s’entrecroise avec les
stratégies d’autorité, en rendant un ensemble de moyens d’action limités plus pratique, plus attractif
et plus fréquent que beaucoup d’autres moyens qui pourraient, en principe, servir les mêmes
intérêts » 142. Cette définition nous encourage à ne pas considérer le répertoire comme les seuls
moyens d’action mis en œuvre par le groupe, mais davantage comme l’ensemble des moyens
d’action historiquement disponibles, parmi lesquels le groupe ne retiendra que les plus performants
en fonction du contexte donné.
La manifestation comme rituel indispensable à la pérennité du mouvement
Le répertoire d’action sur lequel s’appuient les Anarchistes Contre le Mur se situe à la
rencontre d’expériences contestataires multiples. Il s’agit d’une part des formes d’action directe
initiées par les nouveaux mouvements sociaux à partir des années 1960, large éventail constitué
notamment de sit-ins, de boycotts, de pétitions, de manifestations, de désobéissance civile ou de
grèves sauvages, ainsi que le signale Alberto Melucci143. D’autre part, les activités antérieures
menées en Israël et, dans une moindre mesure, au sein des Territoires palestiniens par des
organisations telles que le Matzpen, Shalom Arshav, Gush Shalom et Ta’ayush ont largement
contribué à la prééminence des manifestations, des tentes protestataires et des actions de « bouclier
humain » dans le contexte particulier du conflit israélo-palestinien depuis 1967. Le répertoire
disponible des Anarchistes Contre le Mur est ainsi constitué d’une vaste gamme de modes d’action
collective lors de son apparition en 2003.
142
Charles Tilly, « Les origines du répertoire de l’action contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième
siècle. Revue d’histoire, (4), octobre 1984, pp.89-108, p. 99.
143 Alberto Melucci, Challenging Codes… op. cit., p. 378.
70
De ces précisions liminaires découlent deux remarques importantes. En premier lieu,
l’ensemble de ces modes d’action expérimentés par des mouvements antérieurs répond au principe
de non-violence. Ce constat porte un éclairage nouveau sur la question abordée par Judith Stiehm en
termes de non-violence par conscience ou pragmatique, en ce qu’elle apparait également comme le
résultat d’un répertoire d’action limité aux pratiques contestataires des pays du Nord. Notons que les
modes d’action perçus comme violents sont d’emblée écartés du choix effectué par le groupe. En
second lieu, la volonté d’intervenir sur le déroulement des travaux de construction du mur situe les
lieux d’action à l’intérieur même des Territoires palestiniens. Pour le groupe, il ne s’agit alors pas de
mener ses activités indépendamment des actions organisées par les Palestiniens, mais au contraire
d’y participer en y apportant une ressource supplémentaire, celle de leur citoyenneté israélienne :
« Je crois que les choses que nous faisons à Tel Aviv sont principalement… Elles sont
immédiatement stoppées. Elles sont un moyen d’attirer l’attention, mais elles ne vont
pas changer la situation. Je pense que la lutte pour la libération doit essentiellement être
menée par les oppressés eux-mêmes, dans ce cas les Palestiniens. Il est donc très
important pour nous de coopérer, de participer à la lutte palestinienne elle-même, à leur
mouvement de résistance populaire. Il est important pour nous d’être là-bas en tant que
personnes détenant la citoyenneté israélienne » 144
.
Cette idée d’un soutien apporté à la lutte palestinienne est déterminante dans l’utilisation du
répertoire d’action disponible. En Cisjordanie, le choix du mode d’action est ainsi opéré par les
Palestiniens des Comités populaires contre le mur, et se porte principalement sur la manifestation
non-violente. Celle-ci se déroule de façon régulière, au départ d’un village palestinien puis sur la
route menant aux champs traversés par le mur en construction.
La marge de manœuvre des Anarchistes Contre le Mur y est nécessairement limitée. Il s’agit
avant tout pour les militants israéliens de participer à la manifestation conjointe, puis, à l’approche
du barrage mis en place par l’armée israélienne, de se placer en première ligne du cortège afin de
signaler leur présence. C’est à ce moment seulement que peuvent intervenir des pratiques
contestataires nouvelles, néanmoins étroitement dépendantes de la réponse apportée par les
agences de contrôle social, ici l’armée et la police des frontières israéliennes.
144
Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
71
Manifestation du 3 mars 2007 dans le village de Bil’in (Cisjordanie)
Doug McAdam, Sidney Tarrow et Charles Tilly soulignent à juste titre que les actions puisées dans le
répertoire et mises en œuvre dans le conflit ne sont pas le fait des seuls acteurs du mouvement
social, mais sont plutôt le produit des interactions des protagonistes du mouvement avec leurs
opposants145. Deux éléments déterminent à ce stade l’action des Anarchistes Contre le Mur :
l’emplacement du barrage, selon qu’il se situe au niveau du mur ou plus avant sur la route
empruntée, et le degré de violence caractérisant la riposte militaire israélienne. Si le contexte y est
favorable et si la forme spécifique du mur le permet, les militants entreprennent alors des actions de
destruction du mur en marge de la manifestation146. Celles-ci consistent le plus souvent à cisailler les
barbelés formant la barrière de séparation, voire à forcer l’ouverture des portes qui permettent de le
traverser, à l’instar de l’action menée le 26 décembre 2003 à proximité du village de Mas’ha. En
Cisjordanie, les modes d’action employés par les militants des Anarchistes Contre le Mur répondent
donc à une double contrainte : celle de la primauté des choix effectués par les manifestants
palestiniens, et celle de la réaction aléatoire de l’armée israélienne, généralement fonction du
commandement spécifique à chaque manifestation.
145
Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix, 41, 1998,
pp.6-32, p. 15.
146 Le « mur » est en fait constitué de multiples tronçons, dont les matériaux varient selon les villages et selon l’avancée des
travaux de construction. Il s’agit alternativement d’un mur en béton d’une hauteur de six à huit mètres ou d’une barrière
constituée de fils barbelés et de fossés, que surplombent de nombreux miradors.
72
Une action contre le mur dans le village de Bil’in
Avec la répétition régulière d’une même pratique manifestante émerge alors une forme
d’institutionnalisation du protocole d’action. L’exemple du village de Bil’in en fournit un exemple
probant, également caractéristique des manifestations initiées en d’autres endroits sur le tracé du
mur. Organisées depuis le 20 février 2005, elles s’y sont déroulées chaque jour au cours des deux
premiers mois, puis deux fois par semaine, avant d’adopter un rythme hebdomadaire à raison d’une
manifestation chaque vendredi. Il s’agit pour les Anarchistes Contre le Mur d’organiser le transport
des manifestants israéliens vers le centre du village de Bil’in, de prendre connaissance des modalités
de l’action auprès du Comité populaire palestinien, de participer à la manifestation puis d’organiser
le retour des militants en Israël. L’innovation y est marginale, et le déroulement caractérisé par la
répétition systématique d’un même protocole d’action. Devenue routinière, la manifestation relève
ainsi de ce qu’avec Hank Johnston nous appellerons une manifestation symbolique, « clairement
publique et transgressive »147. Elle peut être considérée comme une fin en soi, en tant que moment
privilégié pour la reconnaissance de l’identité du groupe et occasion d’interagir avec l’ensemble des
acteurs du conflit. Elle permet également la prise de conscience par le groupe du rapport de force
créé face à l’adversaire, dans la perspective d’un effet quantitatif pouvant être converti en une
ressource symbolique par l’intermédiaire des media présents. Patrice Mann souligne à ce propos
l’existence d’effets de seuil, impulsés par l’image d’un flot grossissant de participants et pouvant
147
Hank Johnston, « Let’s Get Small : The Dynamics of (Small) Contention in Repressive States », Mobilization: An
International Journal, 11 (2), juin 2006, pp. 195-212, p. 195.
73
encourager le passage à l’acte de sympathisants148. Ressource nombre et représentation de soi sont
ainsi les caractéristiques essentielles des actions collectives inscrites dans la durée, telles que celles
de Bil’in.
Avec l’apparition d’une logique itérative émergent donc différents types de manifestations.
Les plus récentes relèvent vraisemblablement du « premier degré » de l’action collective identifié par
Patrick Champagne, qui se soucient peu de l’image et visent avant tout la satisfaction immédiate des
revendications. En 2007, elles se produisent pour la plupart dans le sud de la Cisjordanie, aux
environs des villes de Bethléem et Hébron, notamment dans les villages de Beit Ummar, Umm
Salamuna et Wadi Nis. Celles dites de « second degré » s’apparentent alors à des manifestations plus
anciennes et ritualisées, parfois proches d’une forme de pèlerinage, la construction du mur de
séparation y étant achevée et l’effet de démonstration privilégié149.
Un militantisme en quête d’innovation
Mode d’action privilégié, la manifestation conjointe israélo-palestinienne en Territoire
palestinien n’offre qu’une marge de manœuvre limitée aux participants des Anarchistes Contre le
Mur, l’initiative des variations symboliques sous la forme d’objets, photos ou peintures portés par le
cortège relevant essentiellement des Comités populaires mis en place dans les villages. A l’inverse,
l’organisation d’activités militantes sur le territoire israélien semble plus propice à l’apparition
progressive d’innovations impulsées par les jeunes militants israéliens, qui y bénéficient en outre
d’un terrain d’action moins répressif ainsi que d’un accès accru aux symboles matériels de l’autorité
étatique israélienne à laquelle ils s’opposent150. D’une fréquence moins élevée que celle des
manifestations étudiées précédemment, ces actions n’en jouent pas moins un rôle de représentation
du groupe essentiel à son existence comme à la diffusion de ses revendications parmi la société
israélienne. En effet, principalement situées à Tel Aviv, elles consistent avant tout en des actions
symboliques de rue sollicitant directement le public israélien, hors des canaux habituels constitués
par la presse écrite et audiovisuelle. Patrice Mann nous rappelle le rôle central du public dans la
pérennité d’une mobilisation de mouvement social, en tant que témoin et réserve mobilisable dont il 148
Patrice Mann, « Les manifestations dans la dynamique des conflits », in : Pierre Favre (Éd.), La Manifestation, Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, pp. 271-303, p. 278.
149 Patrick Champagne, « La manifestation : la production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 52-53, juin 1984, pp. 18-41, p. 23.
150 Notamment les locaux du Ministère de la Défense israélien à Tel Aviv, devant lesquels se sont déroulées plusieurs
manifestations au cours de ces dernières années.
74
convient préalablement pour les groupes de conflit de capter l’attention, en vue de gagner son
adhésion à la cause défendue151. Dans ce type d’action, la concentration des groupes du mouvement
de la paix à Tel Aviv et Jérusalem et la plus grande propension des sympathisants et militants
ponctuels à participer aux activités militantes à faible risque suscitent des conditions favorables à la
production d’un effet quantitatif, source d’une visibilité accrue pour les groupes mobilisés. De plus, la
nationalité israélienne et l’usage de la langue hébraïque par les participants facilitent, davantage que
lors des manifestations palestiniennes, la transmission d’informations de nature à modifier le
contenu des représentations entretenues par le public à l’égard du groupe et de ses revendications.
A partir du répertoire d’action qui leur est disponible, le choix des Anarchistes Contre le Mur
tend ainsi à se porter vers un panel plus diversifié d’activités militantes, selon une perspective
essentiellement symbolique visant à solliciter l’attention des passants avant que ne soit dispersée la
manifestation ou que ne disparaissent les signes d’une action passée. Il s’agit bien ici de ce que Hank
Johnston nomme les « hit-and-run protests », actions dans lesquelles l’image d’un cortège nombreux
ou la force des symboles employés compensent la fugacité de leur exposition au regard du public152.
Les signaux qu’elles envoient désignent l’existence de brèches dans la légitimité de la politique
contestée, participant ainsi au processus de constitution de l’acteur tout en favorisant le
recrutement de soutiens supplémentaires. Pour ce faire, les Anarchistes Contre le Mur s’appuient sur
des formes innovantes d’action, puisées dans le répertoire des nouveaux mouvements sociaux et
rompant avec les traditions manifestantes de leurs prédécesseurs du mouvement de la paix israélien.
Il convient d’en isoler deux types distincts, selon qu’elles reposent sur la forme classique de la
manifestation ou qu’elles s’en éloignent de par leur protocole d’action.
Dans le premier cas, l’innovation relève du « travail d’invention permanente des groupes
dans l’art de manifester » décrit par Patrick Champagne, et consiste à habiller la forme usuelle de la
manifestation de pratiques originales, porteuses d’un message supplémentaire ou aptes à gagner
l’attention de ses témoins. Un exemple probant en est la manifestation organisée à Tel Aviv le 5 juin
2007, en vue d’inaugurer la campagne militante d’une semaine devant marquer l’anniversaire de
l’occupation israélienne en Cisjordanie et à Gaza. Inspirée des pratiques des mouvements écologistes
nord-américains et européens, la manifestation a pris la forme d’un cortège de militants à vélo selon
l’idée de « masse critique », procédé non-polluant garantissant la visibilité de la manifestation tout
151
Patrice Mann, « Les manifestations dans la dynamique des conflits », op. cit.
152 Hank Johnston, « Let’s get small… », op. cit., p. 205.
75
en réduisant les risques d’arrestation habituellement suscités par un rassemblement non-autorisé
dans les rues de Tel Aviv : « Nous ne gênons pas la circulation, nous sommes la circulation ! »,
rappelait un document préparatoire communiqué sur la liste de diffusion des Anarchistes Contre le
Mur. Organisée au départ de la Cinémathèque de Tel Aviv où se tenait un événement organisé par le
groupe de surveillance des checkpoints Machsom Watch, la manifestation s’est ensuite dirigée vers
les bâtiments du Ministère de la Défense, avant d’emprunter les principales avenues de Tel Aviv.
Masse critique dans les rues de Tel Aviv, 05/06/2007
En marge du modèle de la manifestation, divers autres modes d’action ont été
progressivement développés par les membres des Anarchistes Contre le Mur sur le territoire
israélien. Non orientés vers la création d’effets de seuil, leur caractéristique commune est au
contraire l’effacement de leurs auteurs derrière la disposition de symboles forts, visant à imprégner
les lieux de vie israéliens d’images représentant l’occupation des Territoires palestiniens. Trois
exemples issus des actions effectuées entre le 5 et le 11 juin 2007 nous permettront de les
appréhender. Il s’agit tout d’abord des opérations de blocage des rues, pratiques déjà expérimentées
à plusieurs reprises par les Anarchistes Contre le Mur depuis leur formation en 2003. Elles consistent
à interrompre la circulation par la mise en place de fils barbelés au travers des rues, semblables à
ceux utilisés sur certains tronçons du mur de séparation, et accompagnés de pancartes et de textes
explicatifs rédigés à l’intention des automobilistes. L’objectif, tel que décrit par les Anarchistes
76
Contre le Mur, consiste à faire éprouver aux habitants de Tel Aviv les difficultés rencontrées par les
Palestiniens de Cisjordanie lors de leurs déplacements quotidiens, entravés par la présence de
nombreux checkpoints : « L’interruption qu’a créé notre barrage n’est rien comparée aux
interruptions causées par les checkpoints de l’armée, les routes de l’apartheid, les colonies et le mur
de séparation », affirmait l’un d’entre eux, cité par le quotidien Ha’aretz153.
Action de blocage à Tel Aviv, Rothschild Street,03/02/2007
Un second mode d’action abondamment employé lors des « Six jours contre l’occupation »
du mois de juin 2007 consiste en l’affichage sauvage de pancartes, banderoles, graffitis ou
photographies en de multiples lieux de la ville de Tel Aviv, offrant à la vue des passants des slogans
anonymes d’opposition dénonçant les conditions de l’occupation militaire israélienne. C’est dans
cette même perspective qu’a été exposée, avec l’aide des Anarchistes Contre le Mur, la série de
photographies « 40 ans depuis la victoire » réalisée par les jeunes photographes du collectif israélien
Activestills. Répondant à un protocole opératoire anonyme et nocturne, l’affichage sauvage de ces
clichés effectués en Cisjordanie et à Gaza s’assimile fortement à un acte politique proche des
manifestations de type hit-and-run, en ce qu’il repose également sur la brièveté d’une image forte
destinée à interpeller le passant sur l’objet de la contestation.
153
Ha’aretz, « Activists block T.A. road with material from W. Bank separation fence », 03/02/2007.
77
Poster accompagné d’un graffiti à tel Aviv, janvier 2007 : « Abir Aramin, 1995-2007, tuée par la police
des frontières israélienne »
Cette pratique est encore celle ayant caractérisé un troisième mode d’action employé dans la nuit du
10 au 11 juin 2007 par les Anarchistes Contre le Mur , lors de laquelle des bombes de peinture rouge,
symbolisant le sang des populations palestiniennes, ont alternativement été projetées contre les
bâtiments des Forces de Défense Israéliennes (IDF) puis vers les fontaines ornant la ville, rapidement
teintées d’une coloration rouge.
Tel Aviv, 11/06/2007
78
L’identité collective développée par les Anarchistes Contre le Mur au fil des interactions
individuelles entre militants se matérialise ainsi par la production d’un discours et de modes d’action
dont l’attache semble à la fois locale, nationale et régionale, leurs auteurs comme le public visé étant
essentiellement israéliens, tandis que le terrain d’action qu’ils occupent se situe alternativement à
Tel Aviv et dans les Territoires palestiniens. L’étude micro-sociologique que nous avons jusqu’alors
privilégiée nous a permis d’inscrire le groupe dans son environnement immédiat, en nous
interrogeant sur les modalités d’une mobilisation spécifique grâce aux outils d’analyse développés
par la recherche sociologique portant sur les mouvements sociaux. Cette étape était à l’évidence
indispensable pour pouvoir envisager ensuite l’étude du groupe dans la perspective de relations
internationales que nous suggère son intervention dans le conflit israélo-palestinien. Le prochain
chapitre y sera donc consacré, dans lequel nous nous pencherons sur les dimensions transnationales
ayant caractérisé l’évolution récente des Anarchistes Contre le Mur.
79
Partie 3
********
D’un territoire à l’autre,
des anarchistes dans l’espace mondial
80
L’accroissement des flux de personnes, de capitaux, d’idées ou de connaissance à l’échelle
mondiale est à l’origine d’une analyse des relations internationales en termes de réseaux
transnationaux d’individus et de groupes. La notion de réseau, que nous avons eu l’occasion
d’exploiter en amont de ce travail lors de l’étude micro-sociologique du groupe, semble à nouveau
pertinente dans la perspective d’une analyse macro s’intéressant à son inscription au sein de la
société mondiale. Selon Bertrand Badie, « réelle par les sociabilités nouvelles qu’elle entretient et par
les conflits […] qu’elle génère, la société mondiale tire son sens de cette nouvelle lecture du social à
laquelle nous conduit l’hypothèse des réseaux transnationaux » 154. La formation puis l’évolution des
Anarchistes Contre le Mur ne pourrait être pleinement saisie en dehors d’une perspective
transnationale la confrontant aux développements de l’espace mondial. Il ne s’agit pas seulement,
dans le cas qui nous intéresse, de considérer les réseaux de personnes auxquels tendent à s’intégrer
les militants. La spécificité de la mobilisation, dans ses pratiques internes, ses modes d’action et ses
revendications, nous amènera ici à considérer la proximité constatée avec d’autres types de
mobilisations sociales en termes de territorialisation de la contestation. C’est en effet sur un
ensemble idéologique vaste, à la croisée de l’anarchisme et des nouveaux mouvements sociaux,
qu’émerge en Israël la contestation des Anarchistes Contre le Mur. Nous nous intéresserons donc
dans cette partie à la spécificité de l’anarchisme développé par le groupe dans le cadre particulier du
conflit israélo-palestinien, que nous contextualiserons par ailleurs en nous appuyant sur l’idée d’une
diffusion des pratiques des nouveaux mouvements sociaux ainsi que des mouvements dits
« alternatifs » (Chapitre 5). Nous envisagerons ensuite l’insertion des Anarchistes Contre le Mur dans
un mouvement transnational de type altruiste, en nous attachant à préciser les conditions d’une
mise en réseau récente et active de la part du groupe (Chapitre 6).
L’exemple des Anarchistes Contre le Mur, inscrits dans la transnationalité en de multiples
facettes, nous permettra de donner du sens à l’idée d’un espace mondial au sein duquel
interagissent les acteurs non-étatiques. L’émergence récente du groupe constituera ici un éclairage
précieux, en ce qu’elle nous renseignera sur les processus d’insertion intervenant au sein des réseaux
transnationaux lors de l’apparition d’une mobilisation nouvelle. Elle nous conduira enfin à
comprendre les dynamiques concomitantes de réception (Chapitre 5) et de production (Chapitre 6)
des flux transnationaux par un acteur intervenant directement face à l’Etat dans un conflit
international tel que le conflit israélo-palestinien.
154
Bertrand Badie, Préface, in : Ariel Colonomos (Éd.), Sociologie des réseaux transnationaux, Paris, L’Harmattan, 1995,
p.16.
81
Chapitre 5 :
La territorialisation d’une contestation
********
Il s’agira dans ce chapitre d’examiner l’hypothèse de la territorialisation d’une contestation
observée en de multiples lieux de la scène mondiale, principalement dans les pays développés de
l’Europe occidentale et du continent américain. Nous nous intéresserons tout d’abord aux
spécificités de l’anarchisme israélien développé par le groupe, en tant qu’appropriation locale d’une
idéologie à visée universaliste, que nous nous attacherons ensuite à inscrire dans la dynamique plus
générale des mouvements sociaux et alternatifs ayant émergé depuis les années 1970.
A. Vers l’élaboration d’un anarchisme israélien
Il est peu aisé de définir avec précision la nature idéologique des revendications sociétales
portées par les Anarchistes Contre le Mur. Le soutien apporté par le groupe aux mouvements
palestiniens dits « de résistance populaire », souvent porteurs de revendications nationales
encourageant la formation d’un Etat palestinien, est source d’interrogations légitimes sur le
caractère anarchiste pourtant sous-entendu par son appellation.
L’anarchisme comme culture politique
Malgré la complexité et la diversité des théories anarchistes développées en Russie, en
Europe puis aux Etats-Unis depuis la seconde moitié du XIXe siècle, il apparait ici nécessaire d’en
rappeler quelques traits fondamentaux. Le socle idéologique commun aux différents courants
anarchistes semble bien se trouver dans la critique de l’autorité, quelle qu’en soit la forme
empruntée. « Les Anarchistes partagent le désir d’une société libre de toute institution coercitive
politique et sociale qui ferait obstacle au développement d’une humanité libre », écrivait Rudolf
Rocker en 1937155. Plus précisément, l’objet de la contestation exprimée à l’égard des institutions
réside dans leur structure organisationnelle pyramidale, perçue comme une hiérarchie contraignante
et contraire aux valeurs de liberté et d’égalité défendues. L’idéologie anarchiste se veut alors une
proposition alternative orientée vers la mise en place d’une structure organisationnelle nouvelle,
155
Rudolf Rocker, Anarcho-Syndicalism. Theory and Practice, Edinburg, AK Press, 2004, p.9.
82
ainsi que le résume L. Susan Brown : « les Anarchistes s’opposent à l’idée que le pouvoir et la
domination sont nécessaires pour la société, et prônent au contraire des formes plus coopératives,
anti-hiérarchiques d’organisation sociale, politique et économique »156. Face à l’idée d’un
gouvernement « non seulement inutile, mais aussi extrêmement pernicieux », l’anarchie, entendue
comme absence d’autorité, fait figure de modèle émancipateur susceptible de porter « ordre
naturel, unité des besoin humains et des intérêts de tous, liberté totale dans une solidarité totale »,
selon les termes d’Errico Malatesta157. Les entretiens réalisés avec certains membres des Anarchistes
Contre le Mur ont mis en évidence la prégnance de cette pensée anti-autoritaire dans le discours
énoncé. Kobi Snitz s’appuie notamment sur l’exemple d’un kibboutz dénué de force policière, et dans
lequel ne se serait produit qu’un seul meurtre depuis sa création, pour illustrer son propos :
« S’il n’y a pas d’autorité, cela fait vraiment la différence. Personne ne vit dans un stress
et une pression constants. Sais-tu qu’à Trieste, ils ont aboli le confinement non-volontaire
dans les institutions de santé mentale, il y a de cela une trentaine d’années ? On ne peut
pas placer quelqu’un dans une institution de santé mentale contre sa volonté. Il y a des
personnes qui te diront que c’est impossible, que c’est trop dangereux, qu’il y a des gens
fous… Mais apparemment, les dégâts causés par les institutions de santé mentale sont
sans doute plus importants que le risque engendré par ces quelques fous. De même pour
la police et les prisons, il se peut que les dégâts qu’elles occasionnent soient plus
importants que les dégâts potentiellement causés par ces personnes antisociales, [aux
symptômes] pathologiques… Il est difficile d’imaginer ce type de personne, qui serait
antisociale sans raison. S’il n’y a pas de manque (scarcity) »158
La vision du monde développée par ce militant rejoint alors une critique profonde de l’organisation
économique de la société, désignée comme le « système capitaliste », dont est mise en question la
structuration en « classes » sociales hiérarchisées : « Le capitalisme ne se résout pas lui-même, il a
tendance à s’étendre. La seule chose qu’il fasse par lui-même est d’étendre et d’accroître l’inégalité et
l’oppression », affirme Yonatan Pollak159. De même, pour Kobi Snitz, « il ne peut pas y avoir de société
de classes sans répression. Les gens ne sont pas volontairement pauvres. Si l’on élimine la structure de
156
L. Susan Brown, The Politics of Individualism: Liberalism, Liberal Feminism and Anarchism, London, Black Rose Press,
1993, p. 106.
157 Errico Malatesta, Anarchy, London, Freedom Press, 1974 (première publication 1891), p. 16.
158 Entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur.
159 Entretien avec Yonatan Pollak, militant des Anarchistes Contre le Mur.
83
classes, je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit d’inhérent à la société qui nécessite la
répression »160.
La terminologie employée, à travers les concepts d’autorité, de domination et de classes
sociales, permet de mesurer le poids de l’ascendance anarchiste sur le discours de certains militants
parmi les plus actifs. Il est d’ailleurs fréquent de les voir arborer les symboles de l’anarchisme,
notamment le drapeau noir, lors des manifestations contre l’occupation des Territoires palestiniens
organisées à Tel Aviv. Ces signes se font toutefois plus discrets dans le cas des actions conjointes
menées en Cisjordanie au cours desquelles l’identité israélienne du groupe semble primer sur son
identité anarchiste, les militants n’y évoquant qu’en de rares occasions les problématiques sociales
dénuées de lien direct avec le contexte immédiat du conflit israélo-palestinien. De fait, au sein même
du groupe, l’attachement aux idées et aux revendications portées par l’anarchisme semble se
matérialiser en des formes disparates d’auto-identification par les militants. A la lumière des
résultats obtenus dans l’enquête de terrain et de l’ensemble des documents produits par le groupe
(articles, interviews), deux catégories d’individus peuvent être relevées. La première est constituée
de militants ayant identifié en tant que telle leur appartenance idéologique au mouvement
anarchiste, qu’ils entretiennent principalement par la lecture de revues, d’ouvrages et de sites
internet dédiés aux théories et à l’histoire de l’anarchisme. Yonatan Pollak se définira ainsi comme
un « anarchiste classique, anarcho-communiste », tandis que Kobi Snitz se souvient l’avoir découvert
lors de ses études à l’Université de Toronto, à la lecture de textes de Noam Chomsky161. Deux
militants du groupe sont également auteurs d’articles portant tant sur les caractéristiques de leur
lutte entreprise dans les Territoires palestiniens que sur ses liens avec la défense plus générale des
idées anarchistes : Uri Gordon, 30 ans, dont plusieurs textes ont été publiés par la revue britannique
Anarchist Studies, et Ilan Shalif, 71 ans, ancien membre de Matzpen et auteur de contributions
régulières au site d’information anarchiste A-Infos. La seconde catégorie de militants se révèle plus
problématique. A la question « vous considérez-vous comme anarchiste ? », leur réponse est souvent
semblable à celle du héros de Nabokov, Timofeï Pnine : « Et d’abord, que comprenons-nous par le
terme : Anarchisme ? »162. La prudence qu’ils affichent quant à la définition de leur ascendance
idéologique se voit généralement justifiée par une connaissance incomplète des théories de
l’anarchisme, qu’ils semblent toutefois inscrire dans un processus long d’apprentissage politique
160
Entretien avec Kobi Snitz.
161 Entretiens avec Yonatan Pollak et Kobi Snitz.
162 Timofeï Pnine relate alors, devant ses étudiants, son arrivée aux Etats-Unis et les questions politiques auxquelles il a
du répondre. Il ajoute : « Anarchisme pratique, métaphysique, théorique, mystique, abstrait, individuel,
social ? ». Vladimir Nabokov, Pnine, Paris, Gallimard, 2006, p. 17.
84
favorisé par la proximité de militants convaincus163. L’environnement dans lequel ils sont mobilisés,
défini comme la « gauche radicale » non communiste, les encourage de fait, par le biais
d’interactions prolongées, à développer des représentations du monde semblables au système
d’interprétation anarchiste. L’identification du groupe opérée par le processus de nomination semble
donc se doubler de la mise en place progressive d’une « structure mentale spécifique », ainsi que la
désigne Alain Pessin, caractérisée par l’adhésion commune, bien qu’à des degrés variés, de ses
militants aux modes de pensée anarchistes. C’est bien en ce sens que peut être définie l’existence
d’une culture politique partagée par les membres des Anarchistes Contre le Mur, en tant que
« réservoir de symboles dans lequel peuvent choisir les futurs entrepreneurs du mouvement »164.
L’empreinte locale d’une aspiration universaliste
L’idéologie revendiquée par les Anarchistes Contre le Mur soulève naturellement la question
de leur rapport au nationalisme palestinien, vigoureux dans l’ensemble des lieux qu’ils fréquentent
au cours de leurs actions. Il n’est pas exclu de voir, occasionnellement, les militants du groupe
manifester aux côtés de membres du Fatah, à l’instar de la manifestation de Bil’in du 5 janvier 2007,
ou encore du Front Démocratique pour la Libération de la Palestine (FDLP) comme lors de celle
organisée le 2 mars 2007 dans le même village. Interrogés sur ces deux exemples, certains militants
expliquent avoir rapidement surmonté leurs hésitations initiales pour rejoindre des manifestations
« palestiniennes, [qui] sont contre l’occupation »165. La question des liens entre l’anarchisme, qui
constitue par définition un anti-colonialisme, et les mouvements locaux appelés « luttes de libération
nationale » - ou souvent dans les Territoires palestiniens « de résistance populaire » - n’est pas
nouvelle. Elle a d’ores et déjà fait l’objet de plusieurs publications, dont le livret Des luttes de
libération nationale… à l’anarchisme rédigé par les groupes Louise Michel et Pierre Besnard en
1985166. « Disons-le tout net, aujourd’hui comme hier, le mouvement libertaire est largement divisé
quant à l’attitude à adopter par rapport aux luttes de libération nationale », commence le texte, qui
décrit ensuite l’existence de deux positions antinomiques, l’une soucieuse de la dérive nationaliste
163
Entretien avec Yoav et Sarah, militants des Anarchistes Contre le Mur.
164 Sidney Tarrow, “Mentalities, Political Cultures, and Collective Action Frames: Constructing Meaning through Action”, in:
Aldon D. Morris, Mueller Carol McClurg (Eds.), Frontiers in Social Movement Theory, New Haven, Yale University Press,
1992, p. 197.
165 Voir notamment l’entretien avec Kobi Snitz, militant des Anarchistes Contre le Mur.
166 Groupe Libertaire Louise Michel, Groupe Pierre Besnard (Éds.), Des luttes de libération nationale… à l’anarchisme, Paris,
Editions La Rue, 1985. Les groupes Louise Michel et Pierre Besnard, tous deux situés à Paris, font partie de la Fédération
Anarchiste française.
85
portée par de tels mouvements et favorable au processus préalable de révolution sociale, l’autre
privilégiant l’apport d’une réponse immédiate à « l’oppression colonialiste »167. Dans le cas du conflit
israélo-palestinien, la première perspective envisagée est notamment celle des syndicalistes
britanniques de la Solidarity Federation qui la décrivent en ces termes : « Nous soutenons le combat
du peuple palestinien… [et nous] sommes aux côtés de ces Israéliens qui protestent contre le
gouvernement raciste… Ce que nous ne pouvons pas faire, c’est soutenir la création d’un nouvel Etat
au nom de la ‘libération nationale’ »168. A l’inverse, c’est essentiellement dans la seconde approche
que s’inscrit l’analyse portée par les Anarchistes Contre le Mur sur leurs propres actions, par ailleurs
signal de la capacité introspective (self-reflexive) décrite par Alberto Melucci. Afin d’étudier les
caractéristiques de l’anarchisme développé par le groupe, nous nous appuierons sur les travaux de
l’Israélien Uri Gordon, membre des Anarchistes Contre le Mur et dont la thèse de doctorat
« Anarchisme et Théorie Politique : Problèmes Contemporains » s’applique en son chapitre 8 à
justifier l’intervention des anarchistes israéliens dans le conflit169.
Significatif des positions défendues par les militants du groupe interrogés au cours de
l’enquête de terrain, l’argumentaire repose sur quatre propositions principales. La première est
énoncée en ces termes : « dans une situation imparfaite […], la solidarité en vaut toujours la peine,
quand bien même elle s’exprimerait au prix de l’incohérence »170. Confronté au dilemme de
l’anarchisme face au nationalisme palestinien, Uri Gordon avance ici une proposition pragmatique
fondée sur un engagement avant tout anti-impérialiste et humanitaire. L’exercice de la solidarité est
alors entendu comme une fin en soi dans le cadre général d’une « lutte contre l’injustice »,
considérée indépendamment des objectifs supposés des Palestiniens initiateurs du mouvement. Il
s’agit bien ici d’affirmer la primauté du principe de l’anti-impérialisme sur celui de l’anti-étatisme,
dans une perspective de compromis menant à considérer l’Etat palestinien comme « la seule solution
à court terme, quoiqu’imparfaite, face à leur oppression actuelle ». La seconde idée développée par
Uri Gordon apparait plus audacieuse à l’égard de l’anarchisme traditionnel, en ce qu’elle vise cette
fois à démontrer l’absence de contradiction réelle opposant la création probable d’un Etat
palestinien aux idéaux anarchistes. « Les Palestiniens vivent déjà sous un Etat – Israël », rappelle t-il,
167
Ibid.
168 Solidarity Federation, « Human Rights : Yes – State of Palestine : No », Direct Action, (23), été 2002. Solidarity Federation
est la section britannique de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT).
169 Uri Gordon, « Anarchim and Political Theory : Contemporary Problems », Thèse de doctorat en Philosophie, Department
of Politics & International Relations, Mansfield College, University of Oxford, 2005, 353 pages.
170 Ibid., pp. 303-304.
86
arguant dès lors que la formation d’un nouvel Etat n’apporterait qu’un changement d’ordre
quantitatif peu signifiant dans le processus visant à établir une organisation sociale nouvelle à
l’échelle mondiale. Loin du compromis perçu comme imparfait dans la première proposition, Uri
Gordon envisage ici la possibilité d’un développement véritablement positif à travers la formation
d’un Etat palestinien, qui remplacerait en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza un Etat israélien
qualifié de « brutal » : « le control par une autorité civile, bien qu’elle soit largement pire que
l’anarchie, demeure bien meilleure que l’autorité militaire d’Israël, avec son lot d’humiliation
implacable et de control sur la quasi-totalité du quotidien des Palestiniens »171. Une optique
qualitative est ici privilégiée, reléguant au second plan les préoccupations anti-étatistes d’un
anarchisme intransigeant. Le troisième argument, loin des développements théoriques précédents,
s’appuie davantage sur des considérations stratégiques envisageant la promotion de conditions
favorables à la diffusion des idées anarchistes. L’établissement d’un Etat palestinien doublé de la
mise en œuvre d’un processus de paix israélo-palestinien à long terme apporterait alors un élément
nouveau au système des opportunités politiques régional, susceptible d’offrir un espace politique
élargi aux luttes anarchistes. « Dans la région telle qu’elle est aujourd’hui, tous les autres agendas
anarchistes (anti-capitalisme, féminisme, écologie, etc.) sont submergés par la conflit actuel »172.
Apaiser les tensions entre Palestiniens et Israël constituerait dès lors une étape indispensable
permettant d’encourager, par la formation d’un Etat palestinien, l’émergence de nouveaux
mouvements sociaux favorables aux principes anarchistes. Enfin, la quatrième proposition
développée par Uri Gordon tend à relativiser l’importance du débat sur l’Etat formulé
précédemment, considérant sa création, ou non, comme un processus échappant inévitablement aux
partisans de l’anarchisme. La participation des Anarchistes Contre le Mur pourrait ainsi être
considérée en dehors de tout questionnement sur l’évolution du conflit ou sur les intentions
nationales des Palestiniens rejoints, ces problématiques apparaissant, selon l’auteur, peu pertinentes
dans le contexte des actions quasi-quotidiennes entreprises par les militants sur le terrain.
La rencontre entre anarchisme et lutte de libération nationale trouve donc une application
particulière dans le cadre du conflit israélo-palestinien, ainsi qu’en témoigne l’approche développée
par certains membres des Anarchistes Contre le Mur, synthétisée ici par Uri Gordon. La
réorganisation théorique de certains principes fondamentaux, dont ceux d’anti-impérialisme et
d’anti-étatisme, marque déjà la territorialisation de l’idéologie effectuée par des militants devenant à
leur tour producteurs de norme, dans le cadre d’une contestation d’un type nouveau.
171
Ibid., p. 305. 172
Ibid., p. 306.
87
B. La formulation d’une alternative face aux Etats
Au-delà de l’anarchisme, la contestation de la politique menée par l’Etat israélien qui est
celle des Anarchistes Contre le Mur semble s’inscrire dans un ensemble plus vaste de mouvements
sociaux. Leur évolution contemporaine, marquée par une capacité accrue à s’étendre dans l’espace
mondial, est à l’origine de la formulation d’une alternative aux Etats à laquelle participe l’action des
anarchistes israéliens.
Un nouveau mouvement social dans l’espace mondial
A ce stade de l’analyse, il s’avère assez aisé d’identifier dans le groupe étudié les traits
distinctifs de ce que l’on appelle les « nouveaux mouvements sociaux », au regard tant du discours
que des pratiques développés lors de ces quatre années de mobilisation. L’objet même de leur
action, qui prend forme autour de la contestation d’une politique spécifique menée par l’Etat
israélien depuis 1967, nous permet d’établir un premier parallèle avec l’ensemble des mouvements
issus des années 1960 et dont l’essor est caractéristique de la décennie 1970. Féminisme,
écologisme, pacifisme : la contestation nouvelle qui apparait alors se distingue rapidement de ce que
l’on considère aujourd’hui comme les « anciens mouvements sociaux » par la pratique plus
directement participationniste sur laquelle elle repose. L’engagement des militants dans des activités
de « concurrence des élites », ainsi que les qualifie Ronald Inglehart, rompt avec l’orientation de
« direction des élites » auparavant dominante173. La volonté d’agir sur une politique donnée
indépendamment des partis politiques n’est pas indissociable de la critique de l’expert formulée par
Kobi Snitz :
« Il n’y a pas besoin d’être un si grand expert pour décider de l’action politique, des
priorités ou de comment interagir avec les gens. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit
qui nous force à laisser les gens intelligents ou les experts prendre les décisions pour les
autres. C’est un mythe bourgeois très populaire que [de penser que] les gens au pouvoir
sont des experts »174
.
173
Ronald Inglehart, The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton,
Princeton University Press, 1977.
174 Entretien avec Kobi Snitz.
88
La perte de confiance dans les organisations traditionnelles de représentation, essentiellement les
partis politiques dans le cas des Anarchistes Contre le Mur, prend forme dans un discours critique
décrivant l’inaction de partis « en compétition » peu à même de prendre en compte les
préoccupations sociales portées par le groupe175. Celles-ci interviennent par ailleurs le plus souvent
dans ce qu’Alain Touraine nomme « le temps des émotions », avec pour objet principal la défense
des droits de l’être vivant, qu’il soit humain, animal ou végétal176 : « Les actes quotidiens de
résistance auxquels participent […] les anarchistes en Palestine et Israël sont des mesures
immédiates qui aident à préserver les moyens d’existence et la dignité des gens […] », explique Uri
Gordon177.
La proximité ainsi constatée entre le groupe et l’ensemble plus vaste des nouveaux
mouvements sociaux paraît enfin évidente à la lecture des quatre caractéristiques idéales-typiques
établies par Claus Offe178. La première s’intéresse aux acteurs, qu’il décrit comme n’étant plus issus
d’un groupe socio-économique impliqué dans un conflit de redistribution des ressources. S’ils
appartiennent souvent à une catégorie sociale identifiable, ils n’agissent toutefois pas en tant que tel
mais au profit d’un ensemble diffus de bénéficiaires. La seconde met en avant la nouveauté des
revendications, non plus portées sur la croissance économique, la redistribution, la sécurité sociale
ou militaire, mais davantage sur le terrain des luttes de préservation de l’environnement, des droits
ou de la paix. Les valeurs sur lesquelles elles reposent, troisième caractéristique envisagée,
s’attachent alors à promouvoir l’autonomie de la personne face au contrôle centralisé d’une forme
institutionnalisée d’autorité. Dignité, intégrité des conditions de vie physiques, participation
égalitaire, formes pacifiques et solidaires d’organisation sociale : l’ensemble de ces idéaux
universalistes et émancipateurs tendent à orienter l’action des nouveaux mouvements sociaux, loin
des principes de liberté et d’égalité de la consommation privée ou de progrès matériel privilégiés par
l’ancien paradigme. L’analyse de Claus Offe se porte enfin les structures organisationnelles et les
modes d’action mis en œuvre. Il y voit une évolution majeure, menant les mouvements sociaux à
délaisser les formes d’organisation interne formelles qui accompagnaient auparavant les associations
représentatives de grande taille, au profit de structures informelles d’apparence spontanée
marquées par un faible degré de différenciation verticale.
175
Ibid.
176 Alain Touraine, Le Retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 43.
177 Uri Gordon, « Anarchim and Political Theory : Contemporary Problems », op. cit., p. 307.
178 Claus Offe, Disorganized Capitalism. Contemporary Transformations of Work and Politics, Cambridge, Polity, 1985.
89
L’existence de mouvements sociaux toujours plus nombreux et similaires en de nombreux
points de vue s’accompagne, dans la période contemporaine, d’une reconnaissance mutuelle faisant
émerger l’idée d’un « mouvement des mouvements », également évoquée par les militants dans la
perspective d’une « convergence des luttes ». Celle-ci peut être analysée comme le résultat d’un
phénomène de diffusion de la contestation, dont l’exemple des anarchistes israéliens permet
d’identifier deux formes concomitantes. Il s’agit tout d’abord d’une diffusion spatiale, exercée d’un
pays ou d’un continent à un autre, et par laquelle sont transférées en de nouveaux lieux de conflit les
représentations et modes d’action déjà éprouvés. Si les nouvelles technologies de l’information et de
la communication sont le plus souvent citées pour expliquer ce phénomène, les trajectoires
militantes des membres les plus actifs du groupe semblent également y participer. Rappelons que
Kobi Snitz et Yonatan Pollak ont tous deux fait l’expérience de l’action militante à l’étranger,
respectivement en Amérique du Nord et aux Pays-Bas, le premier y ayant essentiellement côtoyé les
mouvements pacifistes et syndicalistes étudiants, tandis que le second s’y engageait dans
l’anarchisme, la défense du droit des animaux et les mouvements punks. A l’instar d’Uri Gordon,
plusieurs militants ont en outre participé aux grandes manifestations de l’altermondialisme, telles
que celles de Washington en avril 2000, de Gênes en juillet 2001 ou plus récemment de Rostock en
juin 2007. Il n’est alors pas surprenant de les voir reproduire certaines pratiques militantes,
observables notamment dans les modes d’action et d’organisation interne, au sein des mouvements
sociaux qu’ils initient en Israël. Le second type de diffusion est relatif à la transmission de la
contestation d’un secteur du mouvement social à un autre. Il s’agirait, selon Sidney Tarrow et David
Meyer, d’une institutionnalisation accrue de la protestation sociale faisant intervenir une multiplicité
d’acteurs et de revendications, doublée en Israël d’une forme de professionnalisation de militants
transversaux intervenant dans différents mouvements179. Nous l’avons vu, l’engagement militant des
membres des Anarchistes Contre le Mur se réduit rarement à la seule question palestinienne, la
représentation collective développée au cours de ces dernières années ayant fait émerger l’idée
d’une lutte plus générale contre toute forme de domination. La création du Salon Mazal en 2001 en
est un signe probant, qui matérialise sur le plan local la convergence des luttes souhaitée par les
militants. L’inflation du nombre des mouvements observée à Tel Aviv depuis la fin des années 1990
témoigne également de la familiarité et de la légitimité acquises par la manifestation, ainsi que le
souligne Charles Tilly : familiarité, dès lors que des acteurs non ou peu expérimentés deviennent
susceptibles de la reproduire en d’autres formes de contestation, et légitimité, le recours à la
manifestation étant de fait synonyme de « normalité », voire d’ « honorabilité » dans la perception
179
Sidney Tarrow, David Meyer (Ed.), The Social Movement Society. Contentious Politics for a New Century, Lanham,
Rowman & Littlefield Publishers, 1998, p.4.
90
des militants180. La transmission des répertoires d’action s’effectue donc d’un lieu à l’autre comme
d’un secteur thématique à l’autre, les Anarchistes Contre le Mur apparaissant à cet égard
doublement impliqués, en tant que récepteurs de pratiques observées à l’étranger ou dans d’autres
types de mouvements sociaux antérieurs, puis producteurs d’innovations susceptibles d’être
reproduites au sein du mouvement des mouvements.
L’horizon du quotidien dans la réinvention de l’anarchisme
Les similarités observées entre les mouvements impulsés par les anarchistes israéliens et
ceux appartenant à la catégorie des « nouveaux mouvements sociaux » traduisent une évolution plus
profonde de l’anarchisme contemporain. Celui-ci semble en effet marqué par une différenciation
nouvelle opposant aux formes traditionnelles des groupes anarchistes, souvent réunis au sein de
fédérations nationales, une frange « mouvementiste » issue des mouvements sociaux des années
1970 et des mouvements antiglobalisation du début des années 2000181. Selon David Graeber dans
un article intitulé « Les Nouveaux Anarchistes », « il est difficile de penser à une autre époque qui
aurait été marquée par un tel fossé entre intellectuels et activistes ; entre théoriciens de la
révolution et ceux qui la mettent en pratique »182. L’idée de l’apparition d’une forme nouvelle
d’anarchisme commence à se faire jour parmi ses militants, dont certains évoquent une mutation
engagée au cours du XXe siècle. C’est le cas de Ronald Creagh qui en distingue deux grandes
époques, l’ « âge classique », caractérisé par les groupes traditionnels, et l’ « âge des alternatives »,
auquel appartiendraient alors les jeunes militants des Anarchistes Contre le Mur : « c’est tout
l’imaginaire collectif qui se repense au sein du mouvement social », ajoute t-il183. Parfois qualifiées de
mouvements « a minuscule », par opposition au « A majuscule » des groupes organisés, ces formes
nouvelles semblent pouvoir se définir par deux caractéristiques majeures : une pratique accrue de
l’action protestataire, et une primauté accordée à la culture libertaire sur l’anarchisme politique.
L’exemple des Anarchistes Contre le Mur permet de rendre compte de ces deux éléments. En effet,
alors que l’action des anarchistes patentés consiste essentiellement en la publication de revues,
ouvrages et prospectus ainsi qu’en l’organisation de réunions de réflexion, celles des Anarchistes
180
Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley, 1978, chap. 5.
181 Isabelle Sommier emploie le terme « antiglobalisation » pour qualifier « l’opposition à la mondialisation économico-
financière d’inspiration néolibérale » de ces mouvements. Isabelle Sommier, Le Renouveau des mouvements contestataires
à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003, p. 30.
182 David Graeber, « For a new anarchism », New Left Review, (13), janvier-février 2002, pp. 61-73, p. 61.
183 Ronald Creagh, « L’anarchisme en mutation », in : Alain Pessin, Mimmo Pucciarelli (Éds.), La Culture libertaire, Actes du
colloque international de Grenoble, mars 1996, Lyon, Atelier de création libertaire, 1997, pp. 25-39.
91
Contre le Mur s’inscrit plus volontiers dans le domaine de l’action directe, dans une confrontation
régulière avec les autorités représentantes de l’Etat. De ce premier aspect en découle le second, le
rythme hebdomadaire de l’action déployée dans les Territoires palestiniens et en Israël ayant
rapidement fait émerger la nécessité d’une organisation interne performante. On assiste alors, au
sein du groupe, au développement de ce que l’on appelle les « prefigurative politics », également
observables en de nombreux mouvements antiglobalisation d’inspiration libertaire. Le choix ici du
terme « libertaire » n’est pas anodin. Souvent assimilé à l’adjectif « anarchiste », il permet toutefois
de rendre compte de la différenciation que nous décrivons, entre l’idéologie politique anarchiste au
sens classique du terme, anti-autoritaire, et la mise en pratique des principes dits « libertaires » dans
les modes de vie et d’organisation interne. L’ « horizon du quotidien » décrit par Ronald Creagh y est
prépondérant, et les pratiques journalières constituent dès lors un domaine d’action relativement
autonome des idées politiques s’intéressant aux transformations à plus grande échelle de la société.
Cette caractéristique, observée chez les Anarchistes Contre le Mur, explique certainement les
réticences de certains militants à se dire véritablement « anarchistes », de même qu’elle permet de
mieux saisir, a posteriori, l’origine des premières difficultés rencontrées lors de l’enquête de terrain.
Intéressée par l’idéologie des militants, je tentais alors de les interroger sur leurs perceptions des
théories développées au XIX et XXe siècle par les principaux auteurs de l’anarchisme. Il est
rapidement apparu que l’intérêt des enquêtés se portait davantage sur les questions liées aux
dynamiques internes d’organisation du groupe et de vie en communauté réduite, que sur celles
ayant trait à l’organisation du travail, de la propriété ou de la société en général. Leur conception de
l’ « anarchisme » se révélait alors assez différente de celle que m’inspirait l’anarchisme traditionnel
des pays européens. La nouveauté se situe bel et bien sur le terrain de la pratique quotidienne,
comme l’indiquent ces propos d’Uri Ayalon :
« Il y a un an, j’ai commencé à penser à ce que je pouvais faire dans mon activisme, qui
apporterait un modèle plutôt que de simplement lutter contre l’ennemi. Pour ne pas
simplement résister aux soldats, aux tribunaux, à l’Etat, ce que j’ai déjà beaucoup fait
dans ma vie. Qu’est-ce que je pouvais faire qui signifierait : « regardez, c’est comme ça
que je veux vivre » ? Pour moi c’est ça l’anarchisme, ne pas attendre la révolution –
comme dans le communisme – qui va venir et nous sauver, mais changer la réalité dès
maintenant. Ce mode de vie, qui est déconnecté de l’Etat et qui repose sur la
communauté, c’est ça pour moi l’anarchisme »184
.
184
Entretien avec Uri Ayalon, ancien militant des Anarchistes Contre le Mur.
92
La pratique développée par Uri Ayalon dans la région de Netivot est issue d’un imaginaire écologique
libérateur, à la fois proche de la culture libertaire et de l’altermondialisme dans sa double critique de
la société de consommation et de la dépendance des individus à l’Etat. La vie en communauté
instituée dans ce qu’il nomme sa « commune anarchiste » repose sur une autonomie quasi-complète
des services de l’Etat, dans une optique non-polluante impliquant notamment l’auto-production des
aliments et l’organisation du recyclage par compostage. Proche de l’ « écologie profonde » qui
envisage l’humanité comme l’une des parties de l’écosystème, l’environnementalisme d’Uri Ayalon
trouve un répondant chez un certain nombre de jeunes militants anarchistes de Tel Aviv, notamment
chez ceux ayant opté pour le végétalisme. Cette pratique systématique d’une forme de « révolution
silencieuse » n’est toutefois pas sans susciter des réactions prudentes de la part des militants les plus
actifs des Anarchistes Contre le Mur, qui y voient parfois le risque d’une dépolitisation de l’activisme
anarchiste contraire aux objectifs du groupe :
« Je crois qu’il y a une tendance très dangereuse de l’anarchisme actuel à être dépolitisé,
à oublier complètement la société et à se concentrer seulement sur le mode de vie. Je
pense que le mode de vie est important, mais si on ne se préoccupe que du mode de vie,
si tout ce que l’on veut est vivre sa vie tranquillement… Mais je pense que c’est
important, comme la liberté personnelle, la passion, les désirs, parce que ce sont des
éléments que la société oppresse en vue de contrôler les gens. Il y a différents niveaux de
control : il y a le niveau de la police et de l’armée qui sont assez évidents, mais il y a aussi
les niveaux sociaux qui sont plus difficiles à remarquer, qui sont plus difficiles à identifier,
mais qui sont importants »185
.
Pour les Anarchistes Contre le Mur, la pratique quotidienne majeure se situe donc sur le terrain de
l’organisation interne. Impulsée par la fréquence des actions et par le nombre croissant de
participants, la réflexion portant sur les dynamiques internes au groupe semble aujourd’hui susciter
une attention particulière. L’entretien réalisé avec Kobi Snitz est à cet égard significatif des
discussions engagées entre les militants :
« Il y a un petit groupe de personnes qui détient toute l’information. La question n’est
pas que certaines personnes soient accusées de prendre des décisions qu’elles n’auraient
185
Entretien avec Yonatan Pollak.
93
pas l’autorité de prendre : dépenser de l’argent, organiser une action ou pas… Personne
n’a l’autorité de prendre une telle décision par soi-même. C’est à propos de petites
choses, comme… combien de personnes prennent la parole en réunion. Cela semble
insignifiant mais ça contribue aux dynamiques de groupe, si ce sont les mêmes personnes
qui parlent pendant les réunions et que les autres ne parlent pas, ça crée une certaine
hiérarchie entre les personnes qui parlent et les autres. Ceux qui parlent ont plus
d’influence. S’il y a des personnes qui prennent les décisions, pas des décisions
importantes, mais… Dans les manifestations par exemple, si nous devons aller à gauche
ou à droite : ce n’est pas une décision importante, mais si ce sont toujours les mêmes qui
prennent la décision, même si elle n’est pas majeure, ça crée une certaine hiérarchie. De
l’extérieur cela semble bête et insignifiant, mais ce sont les vrais questions auxquelles
nous réfléchissons »186
.
La création de « comités » ad hoc et la désignation de coordinateurs auxquels sont attribués des
responsabilités ponctuelles constituent ainsi l’objet principal des réunions organisées à l’approche
des manifestations. L’enjeu, pour les militants, est bien de parvenir à une structure organisationnelle
égalitaire et non-discriminatoire laissant à chacun des participants la possibilité d’intervenir selon ses
moyens, tant dans le temps de l’action que lors de sa préparation en amont. D’application
immédiate, les efforts fournis dans le domaine des dynamiques internes n’en représentent pas moins
les prémices d’un modèle de relations interpersonnelles conforme aux principes anarchistes, dont les
résultats obtenus seraient alors susceptibles d’être étendus à d’autres types de groupement,
anarchistes ou non. C’est en cela que les Anarchistes Contre le Mur s’apparentent à un mouvement
social de type « alternatif », appellation vide de contenu dans son acception théorique, mais qui
prend corps ici avec la formulation d’une alternative aux modes d’interaction modernes fondée sur
les valeurs et les principes organisationnels de la culture libertaire.
186
Entretien avec Kobi Snitz.
94
Chapitre 6 :
Des militants en réseau
********
En s’inscrivant dans la durée, l’action développée par le groupe tend à le plonger dans un
second type de transnationalité. De la participation active des Anarchistes Contre le Mur au conflit
israélo-palestinien résulte en effet leur insertion progressive au sein de réseaux militants favorables
aux revendications qu’ils portent, non plus seulement israéliens mais véritablement transnationaux.
Il s’agit en premier lieu de ce que nous qualifieront de « réseau de solidarité avec la Palestine », dont
la mobilisation intervient spécifiquement autour des questions posées par le conflit israélo-
palestinien et dans lequel l’inscription du groupe semblait quasi-naturelle. Il conviendra ensuite de
s’intéresser à la visibilité croissante des Anarchistes Contre le Mur dans l’espace mondial : ses
dynamiques récentes, signes d’une évolution nouvelle engagée par le groupe, nous renseigneront
simultanément sur les difficultés qu’il rencontre au sein de l’espace national israélien.
A. Un acteur nouveau du conflit israélo-palestinien
L’apparition récente des Anarchistes Contre le Mur limite nécessairement le nombre
d’indices susceptibles de nous renseigner sur leur participation au réseau transnational que nous
allons décrire. Les données recueillies nous permettent toutefois d’y voir les premiers signes du
processus de mise en réseau dans lequel ils s’engagent, et dont découle une reconnaissance plus
large, hors des frontières nationales, du groupe en tant qu’acteur du conflit.
Les Anarchistes Contre le Mur dans le réseau de solidarité avec la Palestine
Qu’il s’agisse de répressions à l’encontre d’une population donnée, de guerres de
décolonisation ou de conflits internationaux, les politiques intérieures et extérieures menées par les
Etats ont régulièrement suscité, depuis la Seconde guerre mondiale, l’émergence de coalitions
protestataires dépassant le cadre des frontières nationales. Encouragées par le développement des
nouvelles technologies de l’information et des communications, elles prennent la forme de
combinaisons ad hoc, provisoires et informelles, que Frédéric Charillon décrit comme des « réseaux
de facto à logiques multiples » entre des acteurs répondant à des motivations distinctes, mais réunis
95
« par connivence, par convergence d’intérêt »187. Le flou résultant de cette multiplicité d’acteurs
rend difficile la compréhension précise du phénomène observé, et ce plus particulièrement dans le
cas de ce que nous appelons ici le « réseau de solidarité avec la Palestine ». Dissimulant une grande
diversité d’appellations dans ses formes locales et nationales, avec des variantes allant de la défense
d’une « Palestine libre » à celle d’ « une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens », il
repose essentiellement sur la critique de la politique israélienne menée dans les Territoires
palestiniens depuis 1967 et revendique l’exercice de la souveraineté et de l’auto-détermination
palestiniennes en Cisjordanie et à Gaza. La diversité des positions pouvant être défendues hors de
ces grandes lignes nécessite toutefois, davantage que pour les mouvements sociaux nationaux,
l’existence de rendez-vous symboliques ponctuels lors desquels semble converger l’ensemble des
militants mobilisés. La Journée de la Terre, célébrée le 30 mars de chaque année, ainsi que le 40ème
anniversaire de la guerre des Six Jours célébré les 9 et 10 juin 2007, en sont des exemples manifestes.
Commémorant la mort de six Palestiniens lors d’une manifestation contre les expropriations de terre
organisée en Israël en 1976, la première est aujourd’hui perçue comme le « symbole de la résistance
palestinienne » par l’ensemble des groupes et individus formant le réseau de solidarité, tandis que la
seconde visait plus explicitement à influer sur la nature des politiques nationales à l’égard du Proche-
Orient dans la logique quantitative des grands rassemblements. Ce type de manifestation présente
parfois l’occasion d’y associer les Anarchistes Contre le Mur, par le biais de ses militants séjournant à
l’étranger. Ce fut le cas le 21 novembre 2005 lors d’un meeting organisé dans le Gymnase Japy de
Paris par le Collectif National pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens : « A la
tribune, outre Christian Picquet, secrétaire du Collectif, se tenaient Pierre Vidal-Naquet, Monique
Chemillier-Gendreau, le palestinien Mohamed Khatib, membre du comité du village de Bil’in,
l’israélienne Mikhal Raz de l’association israélienne « Anarchistes contre le Mur », Majed Bamya et
Leïla Shahid dont c’était le dernier meeting à Paris en tant que Déléguée Générale de la Palestine en
France », rapporte Brahim Senouci sur le site internet de l’Association France Palestine Solidarité
(AFPS), en ajoutant par ailleurs : « L’image forte de ce meeting, c’est celle de Leïla Shahid, levant les
bras de Mikhal et Mohammed sous un tonnerre d’applaudissements »188.
187
A propos notamment des groupes réclamant l’arrêt des sanctions économiques contre l’Irak dans les années 1990.
Frédéric Charillon, « La connivence des acteurs non étatiques dans la guerre du Golfe : les réseaux de contestation de la
logique d’Etat », in : Ariel Colonomos (Éd.), Sociologie des réseaux transnationaux, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 73-109, p.
84.
188 Brahim Senouci, « Le 21 novembre à Paris : un succès de la mobilisation unitaire », site internet de l’AFPS, 27/11/2005.
96
Plus encore que les meetings ne réunissant essentiellement que les acteurs locaux du réseau
de solidarité, les rencontres effectuées par les militants des Anarchistes Contre le Mur sur le lieu
même de leurs actions, principalement en Cisjordanie, sont à l’origine de relations durables dont
découle une interconnaissance accrue entre les groupes, ainsi qu’une visibilité à plus long terme pour
les militants israéliens. Les deux Conférences internationales de Bil’in ont en ce sens joué un rôle
intéressant au cours de ces deux dernières années. Tenues en février 2006 puis en avril 2007 dans
l’un des villages les plus médiatisés de Cisjordanie, elles visaient à réunir quelques centaines de
militants et sympathisants à la fois Palestiniens, Israéliens et étrangers – dont une cinquantaine de
militants français - autour de discussions portant sur les stratégies non-violentes mises en œuvre par
les différents mouvements. Action directe, désinvestissement, médiatisation : ce large panel de
thématiques abordées a également suscité l’intervention de plusieurs personnalités proches du
réseau de solidarité, dont Ilan Pappé, historien israélien, Amira Haas, journaliste pour le quotidien
Ha’aretz, Azmi Bishara, député arabe israélien, Jean-Claude Lefort, député communiste français,
Luisa Morgantini, députée européenne et Stéphane Hessel, diplomate et ambassadeur français. Ce
type d’épisode transnational, ponctuel mais répété, constitue bien le lieu et le moment d’une
articulation entre mouvements nationaux et mobilisations contestataires thématiques. Avec Isabelle
Sommier, nous pouvons en définir différents types de ressources pour le réseau de solidarité189. La
plus évidente d’entre elles est certainement le processus de mise en relation entre des acteurs
mobilisés sur un même type de revendication, ce que Sidney Tarrow appelle le « courtage », qui
demeure toutefois fragile en l’absence d’interaction régulière et prolongée190. Si ses implications sur
l’évolution du mouvement demeurent souvent difficiles à discerner, il arrive qu’elles se concrétisent
par des initiatives militantes communes, définies par Isabelle Sommier comme un second type de
ressource. La campagne internationale conjointe pour le boycott des entreprises participant à la
construction du mur ou des colonies israéliennes en Territoires palestiniens en est le signe, avec
notamment la multiplication des actions militantes contre le groupe Caterpillar en Israël, en Europe
ainsi qu’aux Etats-Unis191. Se produit alors un échange d’expériences militantes entre des
mouvements sociaux avant tout nationaux, mais entre lesquels la circulation de mots d’ordre ou de
189
Isabelle Sommier, Le Renouveau des mouvements contestataires… op. cit., pp. 214-216.
190 Sidney Tarrow, « La contestation transnationale », Cultures et Conflits, (38-39), été-automne 2000, pp. 187-223.
191 Caterpillar est en effet l’une des cibles privilégiées de ce boycott, en particulier depuis la mort de l’américaine Rachel
Corrie, militante de l’International Solidarity Movement écrasée par un bulldozer de cette marque le 16 mars 2003. De
nombreuses manifestations et distributions de tracts ont été menées devant les usines de construction Caterpillar depuis
cette date, notamment à Genève (mai 2004), Peoria (Etats-Unis, décembre 2004), Grenoble (février 2005). Cette campagne
est également menée dans le cadre du mouvement antiglobalisation prônant la responsabilité sociale des entreprises, ainsi
que le signale l’action du mouvement War on Want.
97
répertoires d’action est au fondement d’une dynamique transnationale nouvelle. La rencontre ainsi
opérée entre différents types d’acteurs se situe bien dans ce qu’Ariel Colonomos qualifie de
« relations par le bas », hors du schéma des relations interétatiques habituellement indiqué par
l’idée de « conférence internationale »192. Isabelle Sommier souligne enfin l’impact de ces rendez-
vous sur l’émergence progressive d’une forme d’identité collective élargie, fondée sur l’élaboration
de thématiques et d’alternatives communes, dont il semble qu’elle soit tant le résultat que
l’antichambre d’un militantisme local de groupes appartenant désormais à un même réseau
thématique et transnational. Plus diffuse que l’identité propre d’un mouvement national tel que les
Anarchistes Contre le Mur, celle suscitée par la constitution d’un réseau repose toutefois davantage
sur l’idée d’une communauté d’intérêts ou de valeurs qui n’est pas sans laisser apparaître une
véritable pluralité des modes d’action et des profils militants. Il semble ainsi que la participation
croissante des Anarchistes Contre le Mur à ce réseau, essentiellement produite par leur présence lors
des Conférences internationales de Bil’in et des manifestations organisées en Europe ou aux Etats-
Unis, ajoute à leur implantation israélienne une perspective d’action transnationale nouvelle sans en
affecter pour autant la mobilisation spécifique décrite précédemment, tant dans ses pratiques
militantes que dans ses objectifs politiques.
Un investissement prudent dans le militantisme transnational
Le concept de réseau transnational de défense d’une cause (transnational advocacy network)
développé par Margaret Keck et Kathryn Sikkink, qui s’applique indéniablement au réseau de
solidarité évoqué jusqu’alors, nous permet de mieux comprendre l’insertion des Anarchistes Contre
le Mur sur la scène transnationale193. Les deux auteurs décrivent ce type de réseau comme un
regroupement d’acteurs cherchant à « faire gagner les demandes, les revendications et les droits des
moins puissants sur les intérêts supposés des plus puissants »194. L’apport de ce concept réside
principalement dans la distinction opérée entre les idées de « réseau transnational » et de
« mouvement social transnational », à partir de l’étude des modes d’action retenus. En effet, s’ils
s’appuient sur l’existence de mouvements sociaux nationaux, les réseaux décrits par Keck et Sikkink
reposent essentiellement sur l’idée d’ « information », qu’elle soit échangée entre les différents
acteurs du réseau ou présentée à une audience plus large de récepteurs. « Alternatives à l’action de
192
Ariel Colonomos, Sociologie des réseaux transnationaux, op. cit., p. 48.
193 Margaret Keck, Kathryn Sikkink (Eds.), Activists beyond Borders, Advocacy Networks in International Politics, New York,
Cornell University Press, 1998.
194 Ibid., p. 217.
98
masse » mise en œuvre par les mouvements sociaux, les stratégies développées par le réseau
consistent davantage à « collecter de l’information crédible et la déployer stratégiquement dans des
endroits déterminés »195. Conversation téléphoniques, emails, bulletins d’information, tracts :
l’activité du réseau vise alors à promouvoir le changement par le biais de l’information plutôt que par
l’action collective contestataire engageant la présence physique des militants. Deux formes de
militantisme émergent ainsi, distinctes mais non-exclusives, entre celle habituellement déployée par
un groupe d’action directe tel que les Anarchistes Contre le Mur et celle des réseaux transnationaux
de défense d’une cause, fondée sur ce que Keck et Sikkink appellent une « politique d’information ».
Certaines pratiques observées chez les militants du groupe nous permettent de déceler les
signes d’une participation volontaire à ce réseau. Il s’agit tout d’abord de l’entretien régulier de leur
site internet, alimenté des comptes-rendus de leurs actions en même temps que des articles de
presse y étant consacrés. Les détails fournis sur le déroulement des manifestations ainsi que sur
l’évolution des travaux de construction du mur de séparation jouent indéniablement un rôle
d’information à l’intention du public comme de l’ensemble du réseau de solidarité. Chiffres, dates,
identité des personnes blessées : l’ensemble de ces renseignements est ensuite appuyé par les
photographies nombreuses du groupe Activestills, ainsi que par les vidéos amateurs souvent filmées
lors de leurs actions. Le site internet des Anarchistes Contre le Mur participe en outre d’un effort de
témoignage ne visant pas uniquement le public israélien, sa rédaction en langue anglaise plutôt
qu’en hébreu indiquant sa portée internationale tant dans l’intention de ses concepteurs que dans le
résultat obtenu. Un second exemple du travail d’information produit se trouve dans la réalisation du
film Bil’in Habibti par Shai Carmeli-Pollak, frère de Yonatan Pollak et également militant des
Anarchistes Contre le Mur. Financé par la chaîne de télévision israélienne Channel 8, le film produit
en 2006 rend compte des manifestations organisées en Cisjordanie à travers les témoignages de trois
Palestiniens du village de Bil’in. La dimension transnationale de ce film est identifiable selon deux
perspectives. La première s’attache à souligner le rôle joué par son auteur dans la diffusion du film
hors de ses lieux de production – Israël et la Cisjordanie : sous-titré en hébreu, arabe, anglais et
français, le film a ainsi été présenté en de multiples festivals étrangers, dont le Film Festival de
Rotterdam où il a obtenu en 2006 la mention spéciale pour la catégorie « Movies that matter »196.
195
Ibid., p. 226.
196 Film Festival de Rotterdam, 2006. La catégorie « Movies that matter » a été instaurée en 2003 par Amnesty International
pour promouvoir les films portant sur « les droits de l’homme et/ou la dignité humaine »
(http://www.filmfestivalrotterdam.com). Les films sélectionnés dans cette catégorie sont ensuite diffusés dans le cadre du
Festival du Film d’Amnesty International. Bil’in Habibti a également remporté le premier prix du film documentaire au
Festival du Film de Jérusalem en 2006.
99
Une tournée de projections en France a alors été organisée par Shai Carmeli-Pollak au début de
l’année 2007, en région parisienne mais également en Normandie et en Bretagne, donnant lieu à une
couverture médiatique importante au sein de la presse régionale française. « Non à la construction
du mur par Israël », titrait Ouest-France en février 2007, avant d’évoquer un village « transpercé par
le mur de la colère » ainsi que l’action non-violente des militants palestiniens et israéliens197.
L’impact de Bil’in Habibti en Europe n’est ici pas indifférent de la volonté d’informer un large public,
hors d’Israël, exprimée par son auteur :
« Mon espoir était d’apporter une information différente, rarement évoquée, sur le
thème d’Israël et de la Palestine. Une façon de dire : regardez, il existe un mouvement
non-violent contre l’existence de ce mur, avec des Palestiniens et des Israéliens unis
contre la même absurdité. Et avec une forte répression en face. Le film est diffusé en
Europe et au Canada, et je suis là pour en parler, avec mes amis Wagee et Rani, pendant
une grosse semaine, entre ici, Paris et Rotterdam : j’espère ainsi interpeller le maximum
de monde »198
.
Ces propos tenus par Shai Carmeli-Pollak laissent apparaître une volonté nouvelle de témoignage par
certains militants des Anarchistes Contre le Mur, à travers l’utilisation de l’image comme outil
d’information et de mobilisation en dehors des frontières israéliennes. Le second élément révélé par
la diffusion du film a trait à la mobilisation des réseaux transnationaux effectuée par le groupe,
préalablement à son exportation. C’est en effet à l’initiative de deux mouvements français qu’a été
organisée la majorité des projections réalisées en France, l’Association France Palestine Solidarité et
le Mouvement de la Paix.
« Après Rotterdam nous sommes allés en France, nous étions invités par des groupes
d’activistes, ils ont cette sorte de réseau… Ils ont donc organisé cette tournée à Paris et
autour de Paris, aussi à Rouen […]. Je connaissais certaines personnes auparavant, de
Bil’in. Donc je connaissais les gens, nous avions ce lien avant, ils savaient que nous
197
Serge Concarneau, « Non à la construction du mur par Israël », Ouest-France, 12/02/2007. Voir aussi : « Bil’in mon
amour », Le Progrès de Cornouaille, 02/02/2007 ; « Film et débat sur la lutte non-violente en Palestine », Ouest-France,
Page Concarneau, 06/02/2007 ; « Un documentaire sur la lutte non-violente en Cisjordanie », Le Télégramme, Page
Cornouaille, 06/02/2007 ; « Aujourd’hui à Kerfeunteun – Film-conférence sur la Palestine », Le Télégramme, 10/02/2007 ;
« Un documentariste israélien et deux villageois palestiniens à la MPT », Ouest-France, Page Quimper, 10-11/02/2007 ;
« Shai Carmeli Pollak : « Plus un militant qu’un réalisateur » », Le Télégramme, Page Cornouaille, 12/02/2007.
198 Shai Carmeli-Pollak, interview pour Le Télégramme, « Shai Carmeli Pollak : « Plus un militant qu’un réalisateur » »,
12/02/2007.
100
venions à Rotterdam et ils ont pensé que c’était une bonne occasion pour nous de venir
aussi en France »199
.
L’insertion des Anarchistes Contre le Mur dans le réseau transnational de solidarité avec la
Palestine est ici révélée par l’organisation d’un événement précis, la projection en France du film
Bil’in Habibti. Toutefois, si les contacts établis lors des actions de Cisjordanie sont sources de
relations prolongées dépassant le cadre du territoire palestinien, peu d’exemples nous permettent
de constater une participation véritablement volontaire du groupe aux activités traditionnelles
d’information et de lobbying propres au réseau. Initiative individuelle plus que collective, le film de
Shai Carmeli-Pollak relève avant tout d’une volonté de faire connaître l’existence de la lutte conjointe
israélo-palestinienne, sans qu’aucun indice ne nous permette d’y percevoir le signe d’une action
politique visant à influer sur les décisions des acteurs institutionnels, israéliens ou étrangers. La
projection du film dans l’enceinte du Sénat le 7 avril 2007 résulterait en effet d’une initiative des
militants français du réseau de solidarité soutenus par la sénatrice communiste Nicole Borvo,
davantage que d’une demande de son réalisateur200. La méfiance exprimée par un grand nombre de
militants du groupe à l’égard des activités de médiatisation explique certainement le faible nombre
d’actions menées dans cette direction. Kobi Snitz la résume ainsi, en référence au travail
d’information produit notamment par le film Bil’in Habibti :
« Ce ne doit pas être confondu avec une réussite (achievement). Ce n’est pas la même
chose. Même s’il y a beaucoup de personnes qui savent ce que nous faisons, et pensent
que c’est bien… Je veux dire que cela a un certain objectif, ce n’est pas mal, mais nous
devons prendre garde à ne pas penser que nous avons obtenu quelque chose parce que
les gens savent ce que nous faisons. Cela ne signifie pas tant que ça »201
.
Emerge ici la spécificité des Anarchistes Contre le Mur au sein du réseau de solidarité. Peu enclin à
recourir aux modes d’action induits par le militantisme transnational, le groupe se distingue des
autres membres du réseau par son implantation géographique propice au développement de l’action
directe. « Si plus de personnes venaient, cela aurait une signification plus importante, plutôt que les
gens soient informés, et soient seulement informés. C’est la seule force que nous avons. Si nous étions
199
Entretien avec Shai Carmeli-Pollak.
200 Entretien avec Jacques Richard, membre du comité La Courneuve-Palestine.
201 Entretien avec Kobi Snitz.
101
plus nombreux… »202. La question du résultat attendu est ainsi primordiale dans le choix des modes
d’action du groupe, la perception du degré d’efficacité en fonction du temps investi le menant à
privilégier l’action de terrain sur la politique d’information plus souvent déployée par les groupes
non-israéliens.
B. L’exportation d’une lutte dans les circuits transnationaux de protestation
La participation encore ténue des Anarchistes Contre le Mur aux activités de médiatisation et
de lobbying du réseau de solidarité avec la Palestine n’exclut pas l’entrée progressive du groupe dans
un second type de transnationalité. Mouvement pour le moins original au sein du conflit israélo-
palestinien, l’évolution qui le caractérise aujourd’hui tend à inscrire son identité dans un
environnement élargi à l’espace mondial, selon des réseaux transnationaux de protestation peu
explorés par les autres acteurs du mouvement de la paix israélien.
Vers une capitalisation de la ressource transnationale
L’étude des réseaux transnationaux de défense d’une cause effectuée par Keck et Sikkink
nous encourage à nous intéresser au rôle joué par la structure d’opportunité politique nationale sur
l’évolution du mouvement. « Les réseaux de défense d’une cause sont les plus visibles en des
situations dans lesquelles l’accès interne des revendiquants est bloqué ou quand ceux qui produisent
les demandes sont trop faibles politiquement pour se faire entendre », analysent-elles203. Le réseau
est ainsi examiné dans la perspective d’une contrainte institutionnelle pesant sur un mouvement
local ou national, empêchant la formulation ou la satisfaction de ses revendications. Nous avons
précédemment insisté sur la perception qu’ont les acteurs de leur environnement social et politique :
dans le cas des Anarchistes Contre le Mur, le sentiment d’isolement voire de marginalisation est en
effet apparu dominant dans la qualification de leur action politique au sein de la société
israélienne204. Cette caractéristique nous amène à envisager le processus de transnationalisation
opéré actuellement par le groupe comme le résultat de difficultés réelles et/ou perçues éprouvées
lors de son insertion sur l’échiquier politique interne. En résulte une démarche que nous qualifierons
202
Ibid.
203 Margaret Keck, Kathryn Sikkink, « Transnational Advocacy Networks in the Movement Society », in: Sidney Tarrow, David
Meyer (Ed.), The Social Movement Society. Contentious Politics for a New Century, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers,
1998, pp. 217-238, p. 221.
204 Voir Partie 2 – Chapitre 3 : « Vers une lecture commune du conflit ».
102
d’ « exportation de la lutte » du territoire israélien vers l’étranger, semblable à un processus de
diffusion menant les militants des Anarchistes Contre le Mur à interagir avec un ensemble d’acteurs
non-israéliens. La mise en réseau effectuée par le groupe s’apparente alors à une quête active de
soutiens extérieurs, susceptibles d’accroître ensuite sa légitimité et/ou son efficacité à l’intérieur
même du territoire national. Il s’agit ici de ce que Keck et Sikkink appellent « l’effet boomerang »,
dans la qualification d’un processus menant les ONG à s’attirer les faveurs d’une autorité extérieure
– étatique ou non-étatique – susceptible d’exercer à son tour des pressions sur l’Etat d’origine.
L’objectif, pour les Anarchistes Contre le Mur, semble bien être une modification de la structure des
opportunités politiques israélienne en leur avantage, bien que celle-ci soit attendue d’un soutien
direct apporté au groupe plutôt que de pressions exercées sur l’Etat. La sphère transnationale
apparait dès lors comme un terrain d’action nouveau, propice à la captation de ressources externes
pouvant être retranscrites au sein de l’espace interne par le groupe de conflit.
Outre l’isolement du groupe sur la scène politique israélienne, les difficultés financières qui
en résultent semblent constituer le point de départ essentiel de son entrée dans la transnationalité.
L’illégalité manifeste des actions protestataires menées par les Anarchistes Contre le Mur en Israël et
dans les Territoires palestiniens est à l’origine d’une multiplication des procédures judiciaires à
l’encontre de ses militants. Rassemblement illégal, émeute, atteinte à la propriété publique : si les
peines prononcées pour ces chefs d’inculpation se limitent le plus souvent à la réalisation de travaux
d’intérêt général, l’ampleur des frais engagés a rapidement encouragé le groupe à rechercher de
nouvelles sources de financement205. Aux ressources personnelles des militants initialement
privilégiées va s’ajouter, progressivement, une multitude de pratiques facilitant la collecte de fonds,
de la vente de produits annexes à la demande de dons effectuée notamment par le biais de leur site
internet. Bien que déployées en Israël à travers la mobilisation des réseaux de sympathisants dans
lesquels le groupe est inscrit, l’évolution récente observée au cours de ces deux dernières années
semble marquée par la sollicitation croissante de soutiens à l’étranger. L’originalité du groupe à cet
égard est de ne pas s’adresser seulement aux mouvements issus du réseau de solidarité évoqué
précédemment. On constate en effet, de la part des Anarchistes Contre le Mur, un effort croissant
visant à la mobilisation de soutiens nouveaux hors des circuits traditionnels, en direction
principalement des groupes anarchistes européens et américains. Nous relèverons deux types
d’actions employées dans cette perspective. Il s’agit en premier lieu de contacts établis en l’absence
de rencontre directe entre militants anarchistes israéliens et étrangers. L’initiative en revient
205
Essentiellement lié au remboursement des frais avancés par leur avocate Gaby Lasky, le niveau de la dette contractée
par les militants s’élèverait, selon eux, à une somme d’environ 25 000 euros.
103
essentiellement aux premiers, qui sollicitent le soutien des seconds, groupes informels ou
fédérations patentées appartenant à l’Internationale des Fédérations Anarchistes, par la publication
d’articles au sein de leurs revues. De cette mise en réseau initiale peut ensuite résulter un soutien
accru et explicite de la part de militants anarchistes qui participeront dès lors au financement des
activités du groupe en Israël et dans les Territoires palestiniens. Les relations établies avec la
Fédération Anarchiste française en fournissent une illustration significative. Déjà intéressée au conflit
israélo-palestinien et à l’action des Anarchistes Contre le Mur, elle avait publié le 2 novembre 2006
un communiqué faisant état d’ « un jour sombre de plus pour les antimilitaristes et antiautoritaires
en Israël et en Palestine », à propos du 15 octobre 2006 : « ce même jour a vu partir en prison une
militante palestinienne active au sein du collectif des Anarchists Against The Wall et un jeune
objecteur de conscience qui a refusé de porter l’uniforme de l’armée israélienne », expliquait l’article
publié sur le site internet du Secrétariat aux Relations Internationales de la Fédération Anarchiste206.
Le 30 janvier 2007 est alors publié, sur ce même site internet ainsi que dans Le Monde Libertaire, un
premier article rédigé par Yonatan Pollak. « Sur l’Apartheid et des petites victoires en Palestine »
relate le choix de la désobéissance civile des Anarchistes Contre le Mur à l’encontre du décret
israélien du 19 novembre 2006 interdisant la conduite de Palestiniens par des citoyens israéliens en
Cisjordanie207. C’est à cette même période, en janvier 2007, que Shai Carmeli-Pollak et Sarah, tous
deux militants du groupe, organisent au sein de la Librairie du Monde Libertaire de Paris une
projection du film Bil’in Habibti suivie d’une réunion-débat portant sur les conditions de leur action
au Proche-Orient. Enfin, dans le numéro du 15 mars 2007 du Monde Libertaire, la publication d’un
article de Kobi Snitz simplement intitulé « Anarchistes contre le mur » est l’occasion d’un appel aux
dons au bénéfice du groupe et de ses activités. L’introduction rédigée par la fédération anarchiste se
présente comme suit :
« Il y a quelques mois les Relations internationales de la Fédération anarchiste sont entrées en
contact avec des membres d’Anarchistes contre le mur. A travers divers échanges, des articles écrits
pour le monde libertaire, et lors de rencontres en France avec des membres du collectif, il est devenu
évident que ce groupe mène une lutte permanente contre l’Etat d’Israël et pour l’abolition de
l’apartheid au Proche-Orient. Confrontés aux réalités de l’action directe, les Anarchistes contre le mur
ont de gros problèmes financiers pour combler les amendes encourues, les frais d’avocats et les coûts
206
Secrétariat aux Relations Internationales de la Fédération Anarchiste, « Israël-Palestine. Un jour sombre de plus », 2
novembre 2006 : http://international.federation-anarchiste.org.
207 Yonatan Pollak, « Sur l’Apartheid et des petites victoires en Palestine », Site internet de la Fédération anarchiste, 30
janvier 2007 (http://international.federation-anarchiste.org).
104
d’actions régulières. C’est pourquoi la Fédération anarchiste lance aujourd’hui un appel à soutien
pour aider nos camarades des Anarchistes contre le mur. L’argent récolté ira en partie pour payer les
frais du collectif et en partie pour développer et pérenniser le mouvement et la pensée libertaires en
Israël et en Palestine (affiches, tracts, publications, info-kiosk, etc.) »208.
S’ils se présentent initialement sous la forme de « liens faibles », ainsi que les définit Mark
Gravonetter, les contacts d’abord indirects initiés par les Anarchistes Contre le Mur avec un
ensemble de mouvements anarchistes étrangers aboutissent à la formation d’un réseau de soutien
durable et signifiant susceptible de contribuer au renforcement du groupe dans l’espace politique
interne209. Témoin de son évolution transnationale, cette démarche se trouve encore complétée par
un second type d’action impliquant un contact direct avec une multitude d’acteurs, anarchistes ou
non : les tournées de récolte de fonds. Initiées par Yonatan Pollak aux Etats-Unis en 2005, elles
consistent en l’organisation de conférences sur le thème de la « résistance non-violente israélo-
palestinienne » et sont l’occasion d’appels aux dons par les militants210. La multiplication de ces
épisodes transnationaux au cours de ces derniers mois semble être le signe d’une volonté croissante
du groupe à recourir aux ressources produites par la mise en réseau. Deux tournées européennes
ont ainsi été effectuées par Matan Cohen et Sarah, respectivement en 2005 et 2006, la seconde
ayant amené la militante francophone à parcourir entre les 15 et 31 septembre 2006 une totalité de
douze villes réparties sur trois pays, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni211. Les acteurs
rencontrés à ces occasions apparaissent pour le moins diversifiés. S’il s’agit le plus souvent des
militants européens du mouvement de solidarité ou de groupes anarchistes, quelques invitations ont
parfois amené les jeunes Israéliens à intervenir devant un public plus hétéroclite de sympathisants de
gauche. Ainsi de Sarah lors de son passage en France en septembre 2006. Par l’intermédiaire de Lisa
Braff, associée de Juliano Mer Khamis dans la réalisation et la diffusion du film Les Enfants d’Arna,
cette militante des Anarchistes Contre le Mur est mise en relation avec le comité La Courneuve-
208
Introduction de la Fédération Anarchiste et article de Kobi Snitz, « Anarchistes contre le mur », Le Monde Libertaire, 15-
21/03/2007, pp. 11-12.
209 Mark Gravonetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, 78 (6), mai 1973, pp. 1360-1380.
210 Sur la tournée de récolte de fonds effectuée par Yonatan Pollak aux Etats-Unis, voir notamment : Corcoran Katherine,
« Two sides, one goal », The Mercury News, 01/11/2005. Uri Ayalon a également donné 11 conférences décrivant l’action
des Anarchistes Contre le Mur lors de ses vacances au Royaume-Uni en 2005, en vue de récolter des fonds (entretien avec
Uri Ayalon).
211 Voir l’affiche réalisée par le groupe Proudhon de la Fédération anarchiste lors de la tournée de Matan Cohen en octobre
2005, Annexe 7, p. 130.
105
Palestine dès avant son arrivée212. Ces derniers organisent alors, à sa demande, la tenue d’un stand
d’information et de collecte de dons lors de la Fête de l’Humanité 2006, à laquelle s’ajoute une série
de rencontres avec notamment les militants du MRAP, les représentants de l’Association Nationale
des Elus Communistes et Républicains et certains élus locaux de La Courneuve.
A gauche et au centre, deux militants des Anarchistes Contre le Mur
A droite, Jacques Richard, du comité La Courneuve-Palestine
Stand du MRAP, Fête de l’Humanité, septembre 2006
« Entre temps, ils avaient donc rencontré la nouvelle déléguée générale de la Palestine, Hind Khouri.
Ce n’est pas elle, je pense que c’est quelqu’un de l’organisation de la Fête de l’Huma qui a voulu que,
au moment où Hind Khouri pour le final de la Fête de l’Huma… Quand Marie-George Buffet vient
prendre la parole, il y a donc un certain nombre de prises de parole qui précèdent. Hind Khouri était
invitée à parler pendant deux minutes, comme l’année précédente Leila Shahid, mais tout d’un coup
ils ont voulu que Sarah soit là. Il y a donc eu deux mots, deux phrases sur les Anarchists Against The
Wall », se souvient Jacques Richard du comité La Courneuve-Palestine213.
212
Juliano Mer Khamis est le fils d’Arna Mer Khamis et le réalisateur du film documentaire Les Enfants d’Arna (Israël, 2004,
84’).
213 Entretien avec Jacques Richard, membre du comité La Courneuve-Palestine.
106
Une visibilité croissante en dehors des frontières israéliennes
La succession rapide des actes de transnationalisation opérée par les Anarchistes Contre le
Mur depuis 2005 doit toutefois faire l’objet d’un examen prudent. S’il s’agit d’une évolution
indéniable, l’évaluation de ses résultats sur la légitimité, l’efficacité et la pérennisation des activités
du groupe n’en demeure pas moins incertaine. A propos de l’impact attendu des mouvements
sociaux transnationaux, Smith, Pagnucco et Chatfield notent à juste titre que « peu d’entre eux sont
couronnés de succès, si par succès l’on entend qu’ils ont engendré des changements politiques
spécifiques »214. Cette remarque peut être transposée dans l’étude de la mise en réseau
transnationale observée ici : en termes de capitalisation des ressources au sein de l’espace interne,
l’exploitation du ticket transnational par les Anarchistes Contre le Mur n’apparait pas nécessairement
rentabilisée. De l’aveu même de ses militants, les fonds jusqu’alors récoltés par le biais des tournées
européennes et américaines n’auraient que peu contribué au remboursement des frais de justice
engagés, en raison du coût déjà élevé lié à l’organisation de ces voyages. Il serait de même hasardeux
de se prononcer sur les gains de légitimité pouvant être traduits au sein de la société israélienne.
Tant la nature des soutiens recueillis, essentiellement anarchistes ou issus du réseau de solidarité
préexistant, que l’absence de lobbying direct en direction des instances décisionnelles israéliennes
semblent en compromettre l’efficacité. Il résulte de ces éléments que ni la satisfaction des
revendications portées, ni la pérennisation des activités du groupe ne puissent être envisagées
comme les résultats potentiels du processus d’exportation de la lutte mis en œuvre. L’élaboration
d’un schéma de cause à effet entre la transnationalité nouvelle du groupe d’une part et son
évolution locale d’autre part demeure donc fortement hypothétique, aucune donnée ne permettant
à l’heure actuelle d’en mesurer les conditions précises.
L’impact des actions transnationales développées par les Anarchistes Contre le Mur semble
donc se situer à l’extérieur des territoires israélien et palestinien. Il se caractérise par une visibilité
croissante du groupe et de ses activités à l’échelle mondiale, dont nous définirons deux processus
concomitants. Le premier prend la forme d’une visibilité virtuelle, issue d’une exploitation intensive
de l’outil internet tant par les militants israéliens eux-mêmes que par le réseau de mouvements et
d’individus y faisant référence. A titre indicatif, le moteur de recherche Google affichait en
septembre 2007 1 080 000 entrées pour les mots « Anarchists Against the Wall », ainsi que 282 000
214
Jackie Smith, Charles Chatfield, Ronald Pagnucco (Eds.), Transnational Social Movements And Global Politics: Solidarity
Beyond The State, Syracuse, Syracuse University Press, 1997, p. 73.
107
pour la traduction française « Anarchistes Contre le Mur »215. Trois sources principales peuvent être
identifiées. Il s’agit en premier lieu des sites internet spécialement dédiés à la pensée et aux activités
anarchistes, sur lesquels figurent essentiellement des articles descriptifs rendant compte des
revendications et des actions du groupe, ainsi que des événements de soutien prévus en Europe et
en Amérique du Nord216. Les sites internet des mouvements appartenant au réseau de solidarité avec
la Palestine se concentrent pour leur part davantage sur les comptes-rendus des manifestations
organisées au sein des Territoires palestiniens, qui sont parfois l’occasion de descriptions et
interviews plus détaillées des militants anarchistes israéliens217. Il s’agit enfin des sites d’orientation
anticapitaliste et altermondialiste parmi lesquels les antennes française, britannique, irlandaise,
espagnole et américaine de l’Independent Media Center (Indymedia) occupent une place de choix. La
mobilisation de l’ensemble de ce réseau virtuel par les Anarchistes Contre le Mur est
significativement illustrée par la publication, sur la quasi-totalité des sites évoqués, de l’appel aux
dons diffusé en juillet 2007 : « Chers amis, l’augmentation des frais judiciaires liés à la lutte conjointe
israélo-palestinienne contre l’occupation nous oblige à vous envoyer cet appel aux dons de toute
urgence. Nous vous demandons votre soutien afin de poursuivre le travail du groupe israélien
Anarchistes Contre le Mur », commence le communiqué218. De cette démarche d’appel aux
financements découle un second processus, par lequel la visibilité du groupe s’étend à un public plus
large que celui des internautes consultant les sites précédemment cités. Notons par exemple l’envoi,
en juillet 2007, du document d’appel aux dons traduit en français à certains députés de l’Assemblée
nationale219. Les actions de sensibilisation et de collecte de fonds organisées par certains groupes
anarchistes au bénéfice des militants israéliens participent également du processus d’exposition
transnationale caractérisant le mouvement. Si les événements de soutien tels que celui organisé le 7
septembre 2007 par les anarchistes irlandais du Workers Solidarity Movement sont
vraisemblablement peu propices à la visibilité du groupe hors des réseaux anarchistes, il en va
215
Consultation du 10 septembre 2007. Les « Anarchists Against the Wall » et Yonatan Pollak sont également répertoriés
sur Wikipedia.
216 Notamment les sites suivants : Anarkismo (http://www.anarkismo.net, information anarchiste), A-Infos
(http://www.ainfos.ca, information anarchiste), R.A. Forum (http://raforum.info, recherches sur l’anarchisme),
Confédération Nationale du Travail et Association Internationale des Travailleurs (http://cnt-ait.info, actualité de l’anarcho-
syndicalisme).
217 Voir par exemple : Robert Kissous, « Anarchists against the wall », site internet de l’Association France Palestine
Solidarité, 26/01/2006 ; International Solidarity Movement (ISM), « Anarchists Against the Wall block Central Tel Aviv », site
internet de l’ISM, 28/12/2006 ; ISM, « 3 mois de prison avec sursis pour le militant anarchiste israélien Jonathan Pollak »,
site internet de l’ISM, 20/02/2007.
218 Annexe 6, p. 129.
219 Document reçu notamment par la députée Odile Saugues, le 28 juillet 2007. Il est toutefois difficile de connaître la liste
exacte des destinataires institutionnels de cet appel.
108
différemment des actions de rue menées par exemple lors de la « Journée internationale de
solidarité anarchiste contre le mur et l’occupation en Israël-Palestine » du 22 octobre 2004220. De
multiples tracts avaient alors été diffusés par la Fédération des Anarchistes Communistes italienne à
Gênes, Florence, Palerme, Crémone et Fano, dont le document de soutien intitulé « Nous sommes
tous des Anarchistes Contre le Mur »221.
L’entrée dans la transnationalité des Anarchistes Contre le Mur apparait donc comme un
processus volontaire engagé par les militants eux-mêmes. Des difficultés rencontrées en Israël
résulte ainsi leur insertion au sein de réseaux multiples, transnationaux, régulièrement mobilisés en
vue de soutenir les activités menées localement à l’intérieur des Territoires palestiniens. Si la
transposition de la ressource transnationale au sein de l’espace interne semble encore peu effective,
il n’en résulte pas moins l’acquisition par le groupe d’une visibilité accrue hors des frontières
israéliennes. La multiplication des rencontres de type transnational constatée au fil de
l’institutionnalisation des activités du groupe en Cisjordanie témoigne donc d’un processus
significatif de diffusion, celle d’une perspective originale sur le conflit israélo-palestinien, opéré à
l’initiative du groupe et par le biais des réseaux transnationaux mobilisés.
220
Sur la soirée de soutien organisée le 7 septembre 2007 par le Workers Solidarity Movement irlandais, voir l’affiche en
Annexe 8, p. 131.
221 Federazione dei Comunisti Anarchici (fdca), « We are all Anarchists Against the Wall », 14/10/2004.
109
Conclusion
Le sujet de cette recherche, de par sa double inscription dans les champs théoriques de la
sociologie de la mobilisation et des relations internationales, nous a conduits à nous interroger sur
un grand nombre de thématiques : des engagements individuels dont a résulté l’émergence des
Anarchistes Contre le Mur à leur entrée récente et progressive dans une forme d’action
transnationale, le panorama ainsi présenté a permis d’apporter de nombreux éléments de réponse à
la problématique énoncée. Rappelons qu’il s’agissait de comprendre l’articulation entre les échelles
locale, nationale et mondiale, spécifique à un mouvement contestataire israélien engagé dans le
conflit israélo-palestinien, en précisant les caractéristiques de sa mobilisation telle qu’elle a pu être
observée depuis la formation du groupe en 2003.
L’élaboration d’une identité originale
La pluralité identitaire constatée parmi les membres du groupe a révélé tout l’intérêt d’une
étude approfondie mettant en évidence le processus de formation d’une entité cohérente, dissimulé
derrière l’appellation commune des « Anarchistes Contre le Mur ». Les profils militants ont en effet
fait apparaitre des formes différenciées d’engagement, en fonction tant des intensités de
participation à l’action collective que des antécédents militants et des attaches idéologiques propres
à chaque individu mobilisé. L’analyse du processus d’élaboration de l’identité collective a dès lors
permis de définir le cadre de représentation commun à l’ensemble des membres, établi selon deux
lignes directrices : le choix des modes d’action et la perception des enjeux du conflit. Puisée dans le
répertoire d’action issu des nouveaux mouvements sociaux des années 1970 comme de
l’anticapitalisme libertaire des années 2000, l’action collective développée par les Anarchistes Contre
le Mur s’inscrit dans le cadre de l’action directe, définie comme non-violente et dirigée contre le
symbole de la politique contestée : le mur de séparation entre Israël et les Territoires palestiniens.
Socle commun et fondement de la légitimité du groupe parmi la multitude d’acteurs de conflit,
l’action collective s’accompagne aujourd’hui d’une redéfinition du cadre idéologique sous-tendant la
mobilisation. La représentation du conflit en termes de rapports dominants/dominés est intimement
liée aux trajectoires militantes de ses membres les plus actifs, préalablement impliqués dans une
pluralité de luttes émancipatrices, et coïncide significativement avec le modèle d’organisation
interne souhaité par les militants interrogés. L’intérêt croissant manifesté à l’égard des dynamiques
de groupe repose en effet sur l’idée d’une application « ici et maintenant » des principes libertaires
110
anti-hiérarchiques et anti-autoritaires. S’ils ne semblent pas effectifs au sein même du groupe, ainsi
que le démontre l’existence de leaders de facto de la contestation, ils n’en signalent pas moins la
prégnance d’une forme nouvelle d’anarchisme. Nous la qualifierons de contemporaine, de par
l’accent qu’elle porte sur le domaine du quotidien plutôt que sur ses objectifs à long terme, mais
également de locale, en raison de l’adaptation originale du principe d’anti-étatisme réalisée par les
militants anarchistes dans le cadre du conflit israélo-palestinien. L’identité collective ainsi
développée par le groupe se présente donc comme une synthèse d’agrégats idéologiques divers,
élaborée au fil des interactions successives et cimentée par une forme de contestation partagée,
l’action directe contre le mur.
Une articulation locale unique pour un mouvement contestataire israélien
L’implication des Anarchistes Contre le Mur dans une pluralité de dynamiques réticulaires se
manifeste tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle mondiale. La circulation des idées, des
revendications et des modes d’action que nous avons constatée au long de ce travail est source
d’une interrogation légitime sur la structure contemporaine des relations internationales, au sein
desquelles le poids croissant des flux transnationaux semble concurrencer le cadre de référence
habituellement constitué par l’Etat-nation. Mise en évidence par l’orientation idéologique ainsi que
par l’évolution récente des Anarchistes Contre le Mur, l’existence de réseaux transnationaux
d’acteurs non-étatiques semblerait confirmer l’hypothèse d’une globalisation du politique, marquée
par des processus de diffusion échappant aux frontières nationales. L’étude de la transnationalité
spécifique au groupe et à ses militants a toutefois permis de définir un cadre d’analyse en terme de
territorialisation, avant tout celle des idées et des pratiques recueillies au sein de l’espace mondial
puis transposées, non sans être préalablement reformulées, dans l’environnement politique
immédiat des militants. La mise en réseau constatée dans la période récente semble répondre d’un
processus similaire, la ressource transnationale n’étant en effet capitalisée que par son insertion
potentielle dans l’espace et le conflit internes, en fonction de sa contribution directe ou indirecte en
termes de légitimité et de pérennité du mouvement. La structure d’opportunité nationale apparait
dès lors déterminante dans l’évolution de l’action comme des représentations collectives sur
lesquelles repose l’existence même des Anarchistes Contre le Mur. La formation réactive du groupe,
inextricablement liée à la politique régionale définie par les décideurs institutionnels israéliens,
souligne la centralité du rôle joué par l’Etat non seulement sur l’évolution géopolitique du conflit
israélo-palestinien mais également sur l’état de la mobilisation qui est celle du mouvement
contestataire israélien. L’ensemble des données recueillies nous conduit donc à constater la
111
primauté de l’échelle nationale sur l’échelle mondiale dans l’élaboration de l’identité collective
nécessaire à l’inscription dans la durée des Anarchistes Contre le Mur, confirmant le sentiment
partagé par Charles Tilly, Sidney Tarrow et Doug McAdam : « Nous suspectons que la politique
institutionnelle, les interactions politiques régulières et les réseaux sociaux autochtones
continueront à structurer la dynamique de la politique contestataire »222.
Perspectives de recherche
L’enquête de terrain effectuée en février 2007 n’a pas permis d’aborder dans ce travail
l’ensemble des questions posées par la contestation des Anarchistes Contre le Mur. L’une d’entre
elles, sur laquelle il convient de revenir, est celle de l’impact du mouvement au sein de l’espace
interne israélien. Nous en définirons deux aspects. Il s’agit en premier lieu des perceptions
développées dans la société israélienne à l’égard des militants du groupe, qu’il s’agisse de leurs
revendications ou de leurs modes d’action. La technique de l’enquête par questionnaire, de par le
nombre élevé d’individus qu’elle permet d’interroger, serait vraisemblablement à même de nous
informer sur la visibilité des Anarchistes Contre le Mur à l’intérieur de leur société d’appartenance,
tout en nous éclairant sur la portée du discours et de l’action collective qu’ils mettent en œuvre. La
seconde question laissée en suspens au cours de ce travail est celle, essentielle, de l’impact du
mouvement sur la politique étatique israélienne, à l’égard notamment de l’objet principal de sa
contestation : le mur de séparation. Davantage que le caractère récent de leurs activités, la
multiplicité des acteurs intervenant dans le conflit et les spécificités locales propres à chaque tronçon
du mur contesté rendent particulièrement hasardeuse l’évaluation des résultats de leur action
collective. L’exemple de Bil’in, souvent dépeint comme le symbole de la « résistance non-violente » à
laquelle ils participent, est représentatif de cette difficulté. L’arrêt de la Cour Suprême israélienne du
4 septembre 2007, par lequel était ordonnée une modification du tracé du mur autour de ce village,
peut à bien des égards être envisagé comme une victoire des Anarchistes Contre le Mur. C’est
d’ailleurs ce que titrait la tribune de Meron Rapoport dans le quotidien Ha’aretz, « Une victoire pour
les anarchistes », décrivant des manifestations hebdomadaires soutenues par certaines organisations
de la gauche non-sioniste, mais initiées par les jeunes militants du groupe223. Malgré l’investissement
régulier des Anarchistes Contre le Mur aux côtés des Palestiniens de Bil’in, la participation de
nombreux Israéliens ne s’identifiant pas comme tel et le rôle joué par le Comité populaire
222
Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix, 41, 1998,
pp.6-32, p. 28.
223 Meron Rapoport, « A victory for the anarchists », Ha’aretz, 07/09/2007.
112
palestinien, à l’origine de la procédure judiciaire engagée, signalent néanmoins la prudence
nécessaire à l’évaluation de l’impact produit par l’un de ces acteurs. Outre qu’elle se situe en dehors
de notre recherche sur la mobilisation et la transnationalité du groupe, la question ainsi posée ne
semble pas pouvoir faire l’objet d’une analyse pertinente : il reviendra donc à chacun d’en formuler
la réponse, nécessairement subjective, en fonction des développements ultérieurs qui ne
manqueront pas de marquer la contestation des Anarchistes Contre le Mur.
113
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120
Annexes
1 - Liste des entretiens réalisés
2 - Carte de Cisjordanie : village de Bil’in
3 - Extraits d’un entretien avec Yonatan Pollak
4 - Extraits d’un entretien avec Kobi Snitz
5 - Extraits d’un entretien avec Uri Ayalon
6 - Appel aux dons des Anarchistes Contre le Mur
7 - Affiche « Rencontre avec Matan Cohen »
8 - Affiche « Anarchists Against the Wall – A fundraiser in support of AATW »
121
1. Liste des entretiens réalisés
Anarchistes Contre le Mur
Sarah et Yoav - Paris, 19/01/2007.
Yonatan Pollak - Tel Aviv, 18/02/2007.
Kobi Snitz - Tel Aviv, 19/02/2007.
Uri Ayalon - Netivot, 27/02/2007.
Shai Carmeli-Pollak - Tel Aviv, 28/02/2007.
Mikhal Raz - Paris, 07/06/2007.
Acteurs palestiniens
Mohammed al-Mansour « Abu Alaa », représentant du Fatah - Bil’in, 16/02/2007.
Abdallah Abu Rahma, coordinateur du Comité populaire de Bil’in - Bil’in, 21/02/2007.
Raad Amer, participant au camp de Mas’ha - Ramallah, 22/02/2007.
Réseau de solidarité avec la Palestine
Jacques Richard, membre du comité La Courneuve-Palestine - La Courneuve, 24/05/2007.
122
2. Carte de Cisjordanie : village de Bil’in
123
3. Extraits d’un entretien avec Yonatan Pollak
If you do direct actions in Tel Aviv, maybe you can just raise awareness, and bring more people to the
demos?
We do it, it is important, but I think it can no way be the main emphasize of resisting the occupation.
How many of you have been to the demonstrations?
It varies. But over a year, I would say thousands.
It is a lot.
Well, it is not that much considering there are six million people in Israel. And it is not in one time, it
is over the year. It’s not much. If you think of the situation here, if you take into consideration the
situation here, how great it is, and you think of European activism, there are much larger segments of
the society that are politically active. Here everyone is politically minded, politics is part of
everyone’s everyday life, everyone has a political opinion and most people are one way or another
involved in politics and have a political opinion. But a very small number of people would take an
active role and are actually doing something. And a very small minority of people is opposed to the
state of things that we are in. I think what is happening here is a general mechanism of oppressing
society, that people have the ability to not notice what their society is doing. There are all sorts of
defense mechanisms… It is much easier to live your life if you don’t notice what your country is
doing, what is happening in your name, what your sons and daughters are doing… When the
Apartheid ended in South Africa, people said “we did not know it was that worse”. Of course they
knew, but it is this mechanism of… After the Holocaust in Germany, the vast majority of Germans
said “we did not know”. Ok, so they were not… And it is true, they did not know, they were able to
create this psychological barrier of not knowing. They were not told exactly where the Jews were
coming from, but you had to be blind to not see the ghettos, the blowing up of the Jews, of the
communists, of the gays… And I think it is a general mechanism of oppressing societies; people, in
order to continue living in that society, continue living a normal life, are able to develop mechanisms
of not knowing.
Who is there in Israel, people like you who have dissent voices?
In every society there is a small minority of dissidents. You had the Communist Party in South Africa,
you had them in Germany and occupied Europe, you had the White Rose, you had the resistants in
France… So there are always dissidents, and we are dissidents. It is a minority, an insignificant
portion of society. […]
Who brought you there?
I don’t even remember.
Did you know other people who were to go there?
124
I think I was alone there, the only Israeli. I think somehow through the ISM [International Solidarity
Movement] or something like that, I’m not sure.
But you were aware of that and decided to go.
Yes. I heard somewhere that there was a demonstration. It was the first time I found out that the
Wall is not on the Green Line. It was about six kilometers inside the Green Line, and the people in
Jayyus were talking about ethnic cleansing, about transfer, about having to leave their lands because
they had no way to provide food for the children. About 75% of their land, all irrigated, was to be left
on the other side of the Wall, and they were saying “in two years, six years, ten years, we will not be
able to stay here, we will have to move deeper into the West bank because there is no way to
provide for us all”. And that was a shock because we did not know that this is what the Wall is about.
It was a non-issue. And I think through the struggle, the Wall became an issue. And now everyone in
Israel and anyone in the world that somehow had anything to do with Israel-Palestine issues, they
can agree with the Wall, they can condemn it, but everyone knows that it is an issue. It is not
something insignificant; it is one of the main issues of the occupation. And I think that is a big success
for our struggle. Because even the PA, the Palestinian Authority, did not understand first that it is a
big issue.
And another thing is that we were able to create a truly joint struggle between Israelis and
Palestinians. It is Palestinian-led and all the decisions are made by Palestinians, but it is the first time
I am aware of Israelis crossing the Line in such a manner, and taking part in the Palestinian struggle in
such ways. Ta’ayush was doing some things that are somewhat similar, but they were… Once every
few months they would do a demonstration, and would also have humanitarian pretexts to it with
Palestinians. And in 2004 was the first time that Israelis massively and so intensively joined the
Palestinian struggle, took part in it. We would go there everyday in 2004, there were demonstrations
every day, sometimes a few demonstration every day.
Was it around Mas’ha?
No, it was more around Budrus, after Mas’ha. It was half a year after the [Mas’ha] camp ended, and a
few days after they shot… after we opened the gate in Mas’ha. It was around Budrus, Biddu, and
then Deir Qaddis and Kharbata near Bil’in, then back to the area of Mas’ha and Az-Zawiya. And also
in the Hebron area, Beit Awwa, Beit Ula… So it was very intensive, and it was the first time Israelis
were taking that step, joining Palestinian resistance as a mean to take a part of that resistance. We
would go to the village and just go with the villagers stop the bulldozers. And there was also an
element… It was not protest, it was resistance. We would come and we would go not to protest
anything but to stop the bulldozers. There was a revolutionary sense to it. It was an uprising. It was
not quite the same now in Bil’in as it used to be, today it has more elements of protest. But then it
was really a popular uprising aimed at stopping the Wall. Just stopping it, not letting it pass, if it
passes it passes on us. And we failed. We failed for many reasons. One of them is the extreme
violence that the Israeli army used. All these demonstrations were unarmed, completely unarmed.
Never was there any use of arms, of weapons. And ten people died, ten people were shot death
during the demonstrations, ten Palestinians. And thousands were injured seriously. […]
125
Would you prefer a one-state solution?
I think it is the only solution. Well I’m an anarchist, I would prefer a no-state solution… But in the
shorter term, I think that there is no solution but a one-state solution with very, very radical reform,
like very radical land reform, legal reforms, and economic reforms on behalf of Palestinians. Every
occupation also has an economic side, especially in the light of recent globalization and these kinds
of things. The World Bank and the IMF have a very strong impact on what is going on here. They
were one of the main marketers of the disengagement from Gaza, and they had very complete plans
for paving an export economy out of the besieged West Bank and Gaza, with the Wall and without
the Wall. If you look at World Bank reports for Gaza: Gazan economy traditionally is completely
based on work in Israel, and on agriculture, agriculture is one of the main sectors; if you look at the
World Bank reports on Gaza, the only mention of agriculture is for export. There is no sustainable
agriculture mentioned. The green houses projects that Wolfensohn so favoritely supported:
Palestinians are not able to buy the products of these green houses, they are too expensive!
Palestinians need to buy this water to Israel, and Palestinians are not able to afford the strawberries
that they grow in the green houses, it is only for export. And that is the way the World Bank exploits
many weak economies, to provide cheap products for the rich West, or to provide cheap labor for
the rich West. What we have here is something very similar to what we have between the US and
Central America, Mexico essentially, where you have a very strong economy and a very weak
economy right by each other. A two-state solution would mean even more than in the case of Mexico
and the States, it would mean mere colonialistic slavery for the Palestinians because they will be
completely dependent on the good will of Israeli economy and on the exploitation of Israeli
economy. There are huge plans for massive industrial parts on the buffer zones between the Wall
and Israel, so these Palestinians could work there and have no legal rights that they would have in
Israel. And they would be exploited by foreigners and Israelis.
So you think that if there was just one state, or rather no state, there would have to be social and
economic equality among Palestinians and Israelis?
All these issues have to be addressed, as nothing solves itself. Capitalism does not resolve itself, it
has a tendency to expand. The only thing it does on itself is to expand and deepen inequality and
oppression. But I think that we will not be able to address these issues with a two-state solution,
without addressing the issue of Israel as a Jewish oligarchy, without addressing the dissonance
between a Jewish state and a democratic state, without resolving the problem of the refugees. I
don’t think it is reasonable that the refugees will only be able to go back to the West Bank or be
naturalized in the country they are in now. I think Israel has no right to take away the right of these
refugees to return to their land. There is no simple solution, you don’t do 1,2,3 and everything is
solved. There are lots of issues that need to be addressed in a long period of time, maybe in stages,
but it is not as simple as “oh, we have a two-state solution, the Palestinians are free, the occupation
is over”. There is over a hundred years of Zionist colonial efforts in this region, and there are 40 years
of very destructive and repressive... to the economy and all aspects of the civil society of the West
Bank and Gaza. And they are not just resolved by Israel saying “ok we are sick of the occupation, we
are going away now”.
126
4. Extraits d’un entretien avec Kobi Snitz
So the people-to-people initiatives, they can still contribute to build real relationships.
Yes, they can break down racism, that is true. But again, racism does not exist because people don’t
understand each other, or are unable to relate. The real source of racism is Israeli political positions
that Palestinians don’t have the same rights as Israelis, and that every Palestinian is a suspect, every
Palestinian is dangerous. I think racism is a product of political positions and situation, not the other
way around. Racism never develops out of nowhere, it serves a political purpose for someone.
Do you think that if the occupation ends, that would stop much of the hatred, or misunderstanding?
Well… Are there bad relations between the French and Germany, except when the football players
do play each other? A million times more people died in those wars than died here. And within half a
generation there is no problem. I think that in general, cultural differences are greatly exaggerated,
and they are a way to not talk about real issues. […]
You talked about the binational state. What do you think about it?
I think it is for the Palestinians to decide, because they are the ones most influenced by it. As far as I
see it right now, the majority of the Palestinians do not want it, because it probably means waiting a
much longer time. The resistance to binational state in Israel is nearly 100%. If Palestinians insisted
for a binational state, it could mean that they would stay under the occupation for a hundred years,
or forever. There is no guarantee that they are ever going to win, not at all. All this stuff about it
being impossible to suppress a popular movement is just not true. Movements are destroyed all the
time, and Israel is doing a very good job of it. So the reason to support a two-state solution is not
because it is just fair, it is more pragmatic, it is because it is more likely to be a reality, sooner. But
even that is pretty distant right now. It is just that a binational state would be more distant. […]
It is something that you wish would happen, more people coming to join…
Yes, that is the only strength that we have. If we have more people… That is actually something we
have also been thinking about for a couple of years, trying to find the right political action… The
typical answer to this is: to do something is to direct yourself based on public relations, the measure
of action based on how much attention it gets in the newspapers, on television or on the radio. It has
meaning, but if this is the primary way that you measure the value of what you do, then you are
managed by the editors of the television stations. That is again another typical trap that people fall
into. In that sense, we have advantage… If your action doesn’t depend on having good image, you are
more free to act. If you don’t have to worry about what people will say about you, you are more free
to act. I have known some groups who for every action, they would have a public relations
consultant, they would have to ask him: “what do you think of this?”. When you work that way, you
don’t… We also have to make a lot of compromises in every action that we make. We canceled a lot
of things, and it was on our agenda. We should at least be conscious of trying to direct ourselves, and
not have the agenda dictated by newspapers’ editors or television editors. That is one meaning for
action… That something actually happens, not just people say that something happened. That you
127
move something, you break something, or you build something, not just the people say what you
say, or what someone else said. To have something that actually happened.
What would be the effects of your actions?
I think that we have made it possible… We have made it a lot harder to violently repress Palestinian
popular demonstrations. By being there. I think that it is maybe our main achievement. And it is
something that actually happened, it is not just that someone said that we wish it would happen, or
that we think it should happen… It is something that was achieved. […]
What if self-determination will lead to a state?
I know that Palestinian self-determination would lead to a state, sure. It is not hard for me to decide,
because I only need to believe that that state is going to be better than the Israeli occupation. It does
not need to be a utopia for ma to support it. If I only supported things that I thought are going to be
utopian, I wouldn’t do very much… I couldn’t go to the demonstrations because of the contribution
to air pollution; I couldn’t buy a bus ticket or a sign to take to demonstration because the taxes
would go to the army; when I get a job, I would pay taxes that would go to the army. If I wasn’t able
to make such comprises, to set up a priority, that I would be completely paralyzed… It possibly leads
to a state, but it is better than the Israeli occupation. Better a Palestinian state, than leaving in a
state and not be a citizen. I would be in favor of the French Revolution because it is better than
feudalism, or monarchy. And you know that the bourgeoisie capitalists have made a lot of
improvements over monarchy and feudalism. […]
So the struggle against the occupation, for you, is more important than your own political ideas about
what a society should be?
Yes… Of course, up to a limit. There are certain things I wouldn’t do, even for Palestinian liberation: I
wouldn’t support violent, even if it did serve some purpose for Palestinian liberation, I wouldn’t do it.
That was a big compromise just to march together with the Fatah.
On Friday, there were people from the Fatah.
Yes, but that particularly was a demonstration to mark the anniversary of the foundering of Fatah, so
it was particularly a Fatah demonstration, more than another day.
So because of this priority of self-determination, you are not against the creation of a state.
I would prefer it if they had an anarchist revolution in the West Bank, and would organize a society
on anarchist principles, but… The fact that they are not going to does not stop me from supporting
Palestinian self-determination. Yes, it is a choice. I would be surprised if there are many people who
honestly wouldn’t support Palestinian self-determination because they don’t like the Palestinian
society that is going to emerge. […]
128
5. Extraits d’un entretien avec Uri Ayalon
Do you make a link between these different aspects of anarchism?
I think this is the modern anarchism. Not to talk only about the workers, or only about borders, but
to understand the link. The state is no longer the only enemy, the capitalist system is not a state. So
our way of thinking should be different, our struggle should be different. […]
Maybe the big change for me was four years ago, when Rachel Corrie was murdered in Gaza Strip,
she was an activist in my age, she was 23 years old, and I understood that people in my age are giving
their lives for my sake, to end the occupation which is also my concern. And then, me and another
group decided to create an Israeli ISM, an Israeli International Solidarity Movement, which is
Anarchists Against the Wall. So it’s an Israeli group bringing direct action in the Occupied territories.
For me, the death of Rachel Corrie made me understand my responsibility, to the occupation and to
put an end to the occupation. Until then I was an activist in animal rights movements, in
environmental movements, in gay and lesbian…
Before your activism in Palestine?
Yes. It was all connected all the time. But then I decided to put all of my efforts in Palestine, and in
the last few years I had a sense that it was not sustainable, to be in Palestine all the time, to expose
yourself to the violence of the army in demonstrations. You can’t do it for long. […]
What about a shot-term solution, about the Israeli-Palestinian issue?
I always say that as an anarchist, my dream, my vision is no state at all, so this is my solution to the
conflict. I can put it on side and compromise, and say “ok, one state solution”. This is the only fair
solution right now, to have one state for the Palestinians and for the Israelis, and to try to learn to
live together. In the meantime, I can also put this vision aside, and compromise about a two-states
solution. The Israelis would live in the 67 borders and the Palestinians would live in Gaza and the
West Bank.
A two-state solution. Why? Is it because it is easier to achieve?
Also, but also because the hate is so high that you need to separate before you collaborate. So you
need to give one generation to recover from the hate, and to live in a separate way. Not by a wall,
but to live in two states and then to try to build commune life. After you get to know each other,
after you forgive each other. […]
All of us agreed on anarchist way of acting, to do our meetings in a consensus way, to change the
facilitators, to empower other people. This is an anarchist thing, to change roles, not to have one
manager.
129
6. Appel aux dons des Anarchistes Contre le Mur (juillet 2007)
*** PLEASE DISSEMINATE WIDELY ***
Dear friend,
The mounting legal cost of the joint Palestinian-Israeli struggle against the occupation is forcing us to
send this urgent appeal for funds. We are asking for your support to continue the work of the Israeli
group Anarchists Against the Wall (AATW).
For the past four years, the group has supported the Palestinian struggle against Israeli occupation
and specifically against Israel's segregation wall. Week after week, AATW joins the Palestinian
popular resistance against the wall, in diverse areas of the West Bank, including the villages of Bil'in
west of Ramallah, al-Ma’asara, and Ertas, south of Bethlehem, and Beit Ummar, north of Hebron.
Activists have often been arrested and indicted for their participation in the struggle. Fortunately,
the group is represented by a dedicated lawyer, Adv. Gaby Lasky. Adv. Lasky has tirelessly worked to
defend activists arrested at demonstrations or direct actions in the West Bank and in Israel. Though
the legal defense she provides AATW is almost a full-time job, she has agreed to be paid only a token
fee. However, the group has not managed to cover even this sum, and now owes approximately
$40,000 in legal expenses for over 60 indictments. In addition to this enormous legal debt, AATW
activists are forced to spend large sums on transportation and phone bills.
Please make a donation that will enable us to continue this struggle.
Thank you for your solidarity.
Anarchists Against the Wall
For more information about AATW, our actions and how to make a donation, visit our website:
www.awalls.org or contact us at donate@awalls.org.
130
7. Affiche du groupe Proudhon de la Fédération Anarchiste
(Besançon, octobre 2005)
131
8. Affiche du groupe anarchiste irlandais Workers Solidarity
Movement (Dublin, septembre 2007)
132
Table
Introduction ……………………………………………………………………………………………………………………………… 1
Chapitre introductif …………………………………………………………………………………………………………………… 5
Partie 1 : Une jeunesse israélienne face au mur…………………………………….. 12
Chapitre 1 : Du mur à l’émergence d’une contestation…………………………………………………………… 14
A. Une dynamique nouvelle dans le mouvement de la paix israélien…………………………………………. 14
Une mobilisation israélienne ancienne et diversifiée………………………………………………………………….. 15
L’opportunité à agir des Anarchistes Contre le Mur……………………………………………………………………. 17
B. Du camp de Mas’ha à la formation d’un groupe………………………………………………………………….. 20
Mas’ha ou l’émergence d’une coopération durable……………………………………………………………………. 21
Le 26 décembre 2003 comme événement………………………………………………………………………………….. 24
Chapitre 2 : Vers un renouveau du paysage contestataire israélien………………………………………… 28
A. Traverser le mur : le choix difficile de l’engagement ……………………………………………………………… 28
Des contextes individuels propices à l’engagement …………………………………………………………………… 29
Le passage à l’acte, une nécessité ……………………………………………………………………………………………… 32
B. Les Anarchistes dans un réseau élargi …………………………………………………………………………………… 38
Des sympathisants aux activistes, un engagement différencié ………………………………………………… 38
La mobilisation d’un réseau ………………………………………………………………………………………………………. 41
133
Partie 2 : La construction du « nous » dans la diversité…..…………………….. 46
Chapitre 3 : Vers une lecture commune du conflit .………………………………………………………………… 48
A. L’élaboration d’un discours émancipateur …………….……………………………………………………………… 48
De l’interaction à la production d’une idéologie ………………………………………………………………………… 49
La société israélienne en ligne de mire …………..……………..…………………………………………………………… 51
B. La contestation de la politique israélienne ……………….…………………………………………………………… 54
Le mur comme symbole d’une opposition ………………………………………………………………………………… 54
De l’ambition au pragmatisme ……………………………………..…………………………………………………………… 58
Chapitre 4 : L’identité par l’action...…………………………………………………………………………….………… 62
A. Les Anarchistes au cœur du conflit ………………………….…………………………………………………………… 62
Le choix de la confrontation……………………………………………………………………………………………………….. 62
Agir pour exister………………………………………………………………………………………………………………………… 66
B. Vers une diversification des modes d’action………………………………………………………………………….. 69
La manifestation comme rituel indispensable à la pérennité du mouvement……………………………… 69
Un militantisme en quête d’innovation…………………………………………………………………………………….… 73
Partie 3 : D’un territoire à l’autre, des anarchistes dans l’espace mondial 79
Chapitre 5 : La territorialisation d’une contestation…………………………………………………………….… 81
A. Vers l’élaboration d’un anarchisme israélien…………………………………………………………………………. 81
L’anarchisme comme culture politique…………………………………………………………………………………….… 81
L’empreinte locale d’une aspiration universaliste………………………………………………………………………. 84
B. La formulation d’une alternative face aux Etats…………………………………………………………………….. 87
Un nouveau mouvement social dans l’espace mondial……………………………………………………….……… 87
L’horizon du quotidien dans la réinvention de l’anarchisme……………………………………………………… 90
134
Chapitre 6 : Des militants en réseau………………………………………………………………………………………. 94
A. Un acteur nouveau du conflit israélo-palestinien………………………………………………………………….. 94
Les Anarchistes Contre le Mur dans le réseau de solidarité avec la Palestine……………………………. 94
Un investissement prudent dans le militantisme transnational………………………………………………….. 97
B. L’exportation d’une lutte dans les circuits transnationaux de protestation……………………………. 101
Vers une capitalisation de la ressource transnationale………………………………………………………………. 101
Une visibilité croissante en dehors des frontières israéliennes…………………………………………………… 105
Conclusion…………………………………………………………………………………………………………………………………. 109
Bibliographie……………………………………………………………………………………………………………………………… 113
Annexes…………………………………………………………………………………………………………………………………….. 120